Essais littéraire |
« C'est au réveil, écrit Jouve, que la misère est la plus grande, que la crainte de l'avenir est la plus perçante, et, plus vide, le vide épouvantable de Dieu. » Cet instant jouvien du réveil, si misérable, si tragiquement dérisoire, il n'y en a pas qui contraste plus cruellement avec le moment du réveil chez un autre poète, Paul Valéry. Chez ce dernier l'aube sur laquelle s'ouvre au matin la vision du poète, ne peut être que joyeuse, libre et pleine de promesse. Chez Jouve, au contraire, ce qui surgit dans la conscience de l'être qui ouvre les yeux au jour, c'est une réalité où régnent la honte et l'horreur d'une nuit antérieure, longue, profonde et encore loin d'être terminée. Il n'est point de poésie dont l'accès se révèle aussi sombre. Que ne doit pas penser celui qui se résout à s'aventurer dans ses profondeurs ! C'est comme si sa conscience de soi devenait lentement plus désolée, plus vide de lumière et d'espérance. On ne peut comparer ce sentiment qu'à l'état d'âme de celui qui, aux premières lignes du poème de Dante, se découvre au seuil des lieux dont il ne sait pas s'il pourra jamais plus tard détourner ses pas; ou encore à l'éveil redoutable de celui qui, en pleine nuit, au début du roman proustien, prend conscience de lui-même dans le sentiment d'une insupportable privation : « Et quand je m'éveillais au milieu de la nuit, comme j'ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j'étais... J'étais plus dénué que l'homme des cavernes... » Néanmoins, chez Jouve, en dépit de ce vide angoissant que comme un Dante ou un Proust il découvre à la fois en lui et hors de lui-même, l'expérience tragique dont il s'agit ici, ne se ramène pas à une simple, encore qu'affreuse, absence d'être. Ici le temps passé n'est pas, comme il menace de l'être chez Proust, entièrement perdu. L'enfer jouvien n'est pas, comme l'enfer dantesque, un lieu de privation totale. Le temps passé subsiste, refoulé sans doute au fond de la conscience, mais obscurément présent, même dans l'évanouissement apparent de toute vie positive. Entrer dans l'univers jouvien, c'est donc, quelle que soit la répugnance ou l'horreur qu'on éprouve à y pénétrer, se retrouver dans un monde reconnaissable, tragiquement enlaidi sans doute, mais dont on sait à l'avance qu'il n'est pas vide, qu'il est même, depuis toujours, le dépositaire privilégié et même essentiel de toute existence. La mémoire y joue un grand rôle. Mais ce rôle, il est vrai, est le contraire d'une base, d'une assise. Il s'agirait plutôt d'une profondeur intérieure dont nous n'aurions eu aucune idée préalable et dont nous n'aurions pu nous faire aucune idée déterminée. Loin de reprendre possession d'une richesse acquise, conservée depuis longtemps pour être thésaurisée, le poète se trouve ici, au centre même de ce qui fait son existence, face à une profondeur trouble, indéfinissable, semblable à une substance obscure ou à un gouffre : O chemin de la profondeur, oui, révélé par la noirceur... Noir. Noir. Sentiment noir. Frappe image noire un coup retentissant sur le gong du [lointain Pour l'entrée à l'épaisseur bien obscure de ce cour L'épaisse cé^monie à la longue plaine noire De l'intérieur et de l'adieu, de minuit et du départ. Rien donc ne se révèle ici, dans ce monde familier redevenu inconnu, qu'une masse obscure se confondant avec la nuit. A l'inverse exact du mouvement lumineux qui, chez un Valéry, par exemple, semblait faire du réveil un heu de pure clarté, rendu glorieux et merveilleusement diaphane par la dissipation de toutes fumées accumulées, le monde ici perçu semble avoir acquis plus d'épaisseur et de noirceur dans la pensée de celui qui s'y découvre en train de vivre, dès l'instant où, subissant une sorte d'éclipsé peut-être permanente, ce monde force celui qui s'y est aventuré à rebrousser chemin, à renoncer à la lumière matinale et à se réenfoncer dans une espèce de nuit. La réalité actuelle fait place à une réalité plus ancienne, si ancienne même que celui qui y pénètre, n'y distingue plus que les traces d'un monde éteint, informe, mais qui aurait envahi et annexé le présent lui-même. Impossible de se soustraire à cette substitution, où les horizons se confondent, où le passé et le présent se mêlent, où tout ne forme plus pour le dormeur réveillé qu'une seule surface, sorte de mer grise, démesurément étendue, cachant ses monstres et privée de toute lumière. Alors dans ce monde unifié que peut-on distinguer [encore ? On écoute au profond du monde intérieur Se produire les étendues, plaines, montagnes Lacs et mers, bleuîtes somptueuses, couleurs Chaque lieu chassant l'autre au gouffre de notre âme... Un gouffre, mais un gouffre traversé par des formes, il est vrai douteuses, peut-être même moins des formes que des présences non identifiables, monde creux, sans nom et sans caractéristiques, qui, comme celui d'où émergea la création, flotterait vaguement dans la noirceur de l'indifférenciation originelle, avec quelques débris à la surface : tel est, dans son aspect premier, l'univers jouvien. Toutefois l'indétermination fondamentale de cet univers, plus imaginaire d'ailleurs que réel, n'a rien de comparable à celle de la matière proprement primitive, principe de tout, où tout n'attendrait que le moment de germer. Ici, au contraire, tout se passe comme si, pour le poète, la première perception de la réalité devait être celle d'un monde réduit à une sorte de simplification ou d'unification forcée, qui, en raison de cette immense élimination du détail, serait ramené à une apparence sommaire, où surnageraient à peine quelques traces d'ailleurs tragiquement fragmentaires, d'un ensemble définitivement disparu. Alors, finalement, quels soutiens, ici, sont-ils encore prêtés à la pensée ? Comment espérer retrouver, reconstituer un monde homogène, enfoui, comme il est sous les voiles qui le couvrent ? Et si c'était possible, serait-il sage de risquer de s'égarer parmi ces vides tragiques et ces formes devenues difformes ? Ne vaudrait-il pas mieux se résigner à rester dans des régions encore assez suffisamment éclairées pour qu'on pût n'y pas faire de mauvaises rencontres ? Et ne serait-ce pas souhaitable même, comme le poète parfois semble tenté de le faire, d'étendre et de renforcer ce voilage universel, cette barrière d'oubli, grâce auquel rien de particulier, rien peut-être de honteusement personnel, ne pourrait remonter au jour ? Mais aux yeux du poète, l'hésitation n'est pas permise. La poésie de Jouve n'est pas celle d'Ossian. Le choix est fait. Il se fait même incessamment. Or, ce choix, quel est-il ? Quelles démarches impose-t-il ? Quelles découvertes permet-il de faire ? Telles sont les questions que se posait un jour l'auteur de ces lignes en écrivant au poète dont nous nous occupons ici : Monsieur, Comment acquérir le sens et trouver la direction des chemins par lesquels votre ouvre peut nous faire accéder à ce qu'il y a de meilleur ou de plus haut en elle ? Chose qui est de grande importance, puisqu'elle est la condition indispensable à la connaissance de votre spiritualité proprement sdite. Vous commencez par nous situer aussi bas que possible. Mais ce n'est pas pour y rester. Comment faire ? Jf a-t-il moyen d'accéder, en vous et par vous, à ce que vous possédez de plus élevé sans partir du point extrême opposé, c'est-à-dire le contraire même de toute hauteur ? Chez vous, un univers qui, bien plus encore que chez Baudelaire, se présente comme l'envers même de l'idéalité, de la beauté, de la spiritualité, se révèle. Il est celui qu'il faut à la fois consumer et assumer. Bon gré mal gré, il faut l'assumer d'abord, mais pour le consumer ensuite. Telle est, en somme, votre voie, que j'appellerais une voie négative. Votre poésie cherche à la fois l'expression d'un aveu et celle d'une transcendance. Elle est, ou s'efforce d'être, conscience de la faute et conscience d'une libération qui se situe par-delà la faute. La poésie serait l'acte à deux faces, par lequel l'esprit pourrait réaliser son propre rachat. Or, dans votre pensée, cela, scmble-t-il, ne pourrait se faire que si l'esprit, d'abord, se situait dans les zones les plus basses, les plus redoutables et les plus inexplorées de son habitat. Opération première inévitable qui ne peut être accomplie que dans la honte, l'horreur d'être et une sorte d'adhérence, presque de soumission, relativement à l'état où l'on accepte de se sentir ainsi placé. Pas d'autre issue possible. C'est à partir de ce premier état, ou, du moins, à partir de la prise de connaissance interne, intime, de celui-ci, que se découvre le chemin dont, mieux qu'un autre, vous semblez connaître les coudes et les sautes, et qui aboutit en pleine poésie. Il n'y aurait donc pas de poésie sans la honte et l'horreur qui, inévitablement, la précèdent, et donc étrangement elle s'aide pour remporter enfin une victoire inespérée sur ces deux ennemis mortels : victoire qui dépend d'une défaite, innocence triomphante qui a pour principe une faute première indubitable, déterminée. Ainsi votre poésie est prête à renverser dramatiquement son cours. Elle cherche à embrasser les deux faces de l'expérience humaine, elle les étreint dans un mouvement dialectique extrêmement hardi. Par lui, faute et rédemption. négation et affirmation, impureté et pureté, échec et triomphe se lient, s'enchaînent et se succèdent. Cette succession est sa foi. L'on ne peut ainsi entrer dans votre poésie, comme on peut le faire dans certaines autres, par la grande voie royale. Il faut traverser, coûte que coûte, votre enfer pour arriver là où vous arrivez, c'est-à-dire en pleine poésie. Au seuil de votre ouvre il y a donc, comme chez certains autres aussi, et des plus grands, une porte étroite et des plus basses, par laquelle il faut, en se courbant, passer. Au-delà, pour un temps, le chemin s'enfonce. Lentement il s'altère. Rétrospectivement il sera possible de le voir se poétiser, s'illuminer, participer enfin à la pleine beauté du lieu où il aura conduit ceux qui y auront voyagé. Mais vu dans la courbe entière qu'il décrit, et surtout dans ses premiers états, il n'est pas seulement sombre et angoissant, il est pire - car il exige que nous prenions conscience en nous de ce qui se découvre en lui, c'est-à-dire une sorte d'horreur trouble, au travers de laquelle tout apparaît tragiquement souillé, même notre propre visage. Or, c'est là une des choses les plus spirituellement pénibles que nous puissions faire, et c'est pourtant celle même qu'une telle poésie commence par exiger. Voilà ce que j'ai maladroitement essayé de vous écrire. On ne vient pas facilement à vous. Mais si l'on vient à vous, il n'y a pas de zones de l'âme qui ne soient touchées. JOUVE : TEXTES Commence par le plus bas... Quand Dieu se fait poussière et absent... Si je regarde assez profondément dans tout ce qui est en dessous de moi mon esprit noir dans toute une immensité toujours cachée, je vois se détacher sur un fond sanglant mes deux grands besoins : c'est aimer et mourir. Ils me submergent, ils me recouvrent, ils débordent entièrement sur moi. Je les vois, dans un acte d'unification charnelle, supprimer presque ma conscience par un feu d'artifice de joie noire. C'est ici que tout naît et se lève et adore En néant dans le Rien et le Non de la nuit, Je suis la masse d'inconscient d'où une conscience [émerge. Nous sommes au mystère de la sublimation... Un transport d'énergie à l'intérieur de la tendance ferait qu'elle ne se ressemble plus, tout en demeurant fidèle à son origine; de déterminée et nécessaire, elle deviendrait plus gratuite; gagnerait de la hauteur. De cet abîme où tout plonge, nature, angoisse, béatitude du sexe, un murmure se dégage. La voix s'élève... Rien ne s'accomplira sinon dans une absence. Les modulations avec leur ardeur incandescente et leur profondeur infinie, semblent pénétrer dans la région abyssale de notre être, là où cette région peut ouvrir sur le divin. Que je fusse le Rien qui ouvre Et porte le Tout à son sein. Dans une nuit un congédiement de clarté Une beauté confuse en laquelle rien n'est. |
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