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KAFKA - De Proust à Kafka






Depuis Kafka, depuis Maurice Blanchot qui fut son fidèle et profond interprète dans des régions qui sont celles de ce que nous pouvons appeler la pensée vague, nous savons que la littérature, la poésie, l'art, la rêverie, l'exploration le plus souvent douteuse et angoissée des profondeurs de l'être, tout cela dépend, avant tout, non de l'acquisition d'un savoir précis et solide, mais, disons le mot, d'un certain manque de savoir, ou de la reconnaissance, au fond de soi, d'une insondable ignorance. La grande affaire de l'écrivain, de l'artiste, de l'amant, peut-être aussi du thaumaturge ou du prophète, c'est-à-dire de tout être attentif aux mystères de la vie intérieure, n'est pas, comme on pourrait le croire, la conquête faite sur lui-même d'une réalité objective fermement déterminée, c'est tout l'inverse, c'est-à-dire le constat généralement fort désappointant d'un manque ou d'un vide, ou, en d'autres termes encore, de l'incomplétion habituelle du savoir. Ainsi, aux yeux de Proust, par exemple, l'acquisition d'un savoir objectif ne peut avoir la plupart du temps qu'une valeur extrêmement restreinte. Elle a lieu sous la forme de tel ou tel événement particulier se manifestant dans des limites étroites, en sorte qu'il n'y a rien d'autre à en tirer que l'enregistrement de quelque petit fait insignifiant, préalablement établi une fois pour toutes. Bref, il ne s'agit jamais dans ce cas que de se fixer dans un cadre donné, défini, et de n'en pas tirer grand-chose. Telle est, semble-t-il, aux yeux de Proust, la fonction ordinaire du savoir, par opposition à un non-savoir. Elle met le sujet qui la pratique en présence d'une situation déjà acquise, souvent « fermée », et apparemment incontestable. Elle ne l'incite pas à aller au-delà. Mais le non-savoir qu'il nous suggère aussi est, lui, toujours indéfinissable et hors d'atteinte. Le personnage proustien, par exemple, se mettant « à la recherche d'un temps perdu », se borne-t-il seulement à conquérir, ou à essayer de reconquérir, quelque chose de positif? Peut-on dire qu'il ait bien implanté en lui-même un certain paysage préalablement déterminé qui implique l'établissement - ou le rétablissement - d'une vérité définie une fois pour toutes ? Ne peut-on pas reconnaître, au contraire, par préférence, l'existence d'un mouvement incertain de l'esprit qui oriente celui-ci, chose étrange, vers une réalité opposée et négative, celle d'un manque, d'un non-savoir. Le non-savoir, même quand il se rapporte, dans les termes mêmes de Proust, à un temps perdu, apparaît toujours, non dans un moment de la durée fixée une fois pour toutes, immuable et comme déterminé à l'avance, mais au contraire dans une région du temps restée, ou plutôt redevenue presque inconnue. Chercher à l'atteindre, à la fixer, à l'épouser, à s'avancer à nouveau dans un monde étrangement neuf, et, par conséquent déroutant, imparfait, douteux, situé, dirait-on quelque part en avant dans la vie, et non pas en arrière. Le premier pas que, comme Proust, nous puissions faire dans cette direction qui est celle d'une recherche de la vérité, c'est donc le pas hésitant qui nous mène non à quelque situation déjà fixée mais, au contraire, à la recherche d'une époque devenue privée de son contenu, dégarnie d'une grande partie de ses souvenirs, apparemment vide, de sorte qu'elle ressemble à une terre déserte et presque nue, depuis longtemps abandonnée par ceux qui y ont vécu. Ne nous imaginons donc pas que l'indétermination dont il s'agit ici soit comparable à une simple lacune de l'esprit, c'est-à-dire à l'un de ces brefs trous dans la mémoire soufferts par quelque être un peu distrait ou étourdi, incapable de se rappeler avec précision un détail insignifiant de son passé. Il se peut que la pensée indéterminée qui se présente ici soit juste l'inverse, c'est-à-dire la confrontation soudaine de soi avec la présence toute négative mais angoissante dans l'esprit de celui qui l'éprouve, d'un blanc total lui interdisant de rattacher ce vide intérieur au reste de son existence. Tout alors se montre coupé net, anéanti, privé d'attache et de rappels. En son lieu et place dans la profondeur temporelle, un non-lieu, un non-être, une absence absolue de substance, comparable à la nue-continuité d'une surface inconnue se prolongeant indéfiniment dans la distance.



Il arrive donc maintes fois dans l'ouvre de Proust - comme dans celle de Kafka, avec laquelle, comme nous allons le voir, on peut lui découvrir des rapports - que nous nous trouvions de façon continuellement répétée, et pourtant aussi continuellement interrompue, confrontés par un mur apparemment sans profondeur mais aussi sans ouverture, qui se présente à nous, ou en nous, identique à lui-même, mais clos sur le rien. Parfois encore il se révèle (mais est-ce se révéler, ou n'est-ce pas le contraire ?) sous l'aspect à peine moins varié d'une surface ininterrompue s'allongeant monotonement dans la perspective, sans que rien n'en garnisse la surface, ou bien sous la forme de grands pans effondrés au-delà desquels il n'est possible de distinguer rien qui mérite d'être retenu. L'être à la recherche du temps perdu, chez Proust, doit donc se résigner, la plupart de ce temps-là, à parcourir, sans s'y arrêter, un passé médiocre, composé vraisemblablement d'événements insignifiants et presque informes. C'est pourtant là la seule compensation offerte au spectateur s'aventurant ainsi dans son propre passé : passé qui s'avère n'être autre qu'un passé dénudé, privé de ce qui confère aux temps vécus une fraîcheur authentique. Si on met donc à part une bien insignifiante partie de ce qui devait être son entier parcours, le temps perdu chez Proust ne semble donc avoir laissé que bien peu de chose : rien qu'une petite collection d'épisodes fragmentés, séparés les uns des autres : bref, juste quelques vestiges.

Pourtant quelque chose en est demeuré, qui, comme nous savons, a acquis finalement à nos yeux une importance peut-être exagérée, peut-être même démesurée. Mais cette « chose » échappée à la carence presque complète de ce qui a été réellement le passé proustien, ce n'est pas, comme on pourrait le croire, la partie proprement positive de ce passé destiné à devenir plus tard passionnément recherché, ce sont toutes les coupures, les vides, les hiatus, qu'on peut imaginer le long d'un parcours où les trous sans doute doivent être beaucoup plus nombreux que les pleins. Le grand roman proustien, peut-être un des plus longs de ceux qui aient jamais été écrits, se trouve en fait découpé en une série interminable d'épisodes détachés les uns des autres et laissant paraître entre eux de grands pans de mur presque aveugles dont on ne saurait rien penser ni dire, de sorte que les actions qui y sont rapportées et tous les sentiments qui y sont décrits semblent toujours émerger les uns après les autres, chacun à part, d'un ensemble morcelé qui n'est au fond qu'une collection de vides.



Cet étrange morcellement auquel sont soumis les épisodes particuliers au sein d'un ensemble sans substance positive se trouve encore renforcé lorsqu'on se rend compte que, chez Proust, toute l'infinité de la masse générale est, en réalité, elle-même composée d'une pluralité de petites notations qui, en raison de leur nombre et du caractère isolé et inassimilable des éléments qui s'y trouvent arbitrairement associés, sont condamnées à ne jamais faire corps et à disparaître aussitôt qu'elles sont nées sans laisser de trace, comme si le mouvement essentiel qui les animait tour à tour consistait moins dans la réapparition perpétuelle des êtres qui s'y trouvaient mêlés que dans le renouvellement de leurs disparitions. Ainsi le vaste déploiement de formes associées qui s'y révèle et s'y étale a tendance à se trouver remplacé dans la perspective, et cela, de la façon la plus singulière, par un effet exactement opptosé, où ce qui triomphe en fin de compte ce n'est pas le multiple, mais le fondu, où toutes les particularités perdent chacune à leur tour ce qu'elles avaient de positif, pour ne plus laisser en fin de compte dans la pensée du lecteur que l'image d'une masse trouble et départicularisée, réduite à ne plus présenter qu'un fond amorphe, indéfini, plus comparable à un désert de sable, composé de mille particules identiques qu'à la multiplicité d'éléments distincts et associés.



Quand ce singulier passage du multiple à l'un et au vague s'accomplit, comme c'est finalement toujours le cas dans l'ouvre de Proust, on a tendance à percevoir celle-ci, passé un certain degré de fragmentation, sous un aspect fort différent de celui qui est le sien initialement, quand on s'attache analytiquement à son détail. Toute l'ouvre de Proust nous apparaît alors marquée unitairement par ce glissement de la nuance analytique à une sorte de conscience globale de ce qui est, formant masse. L'accumulation du détail fait passer celui-ci, pris dans son ensemble, à une sorte d'immense flou monotone, qui ne peut, s'il s'aggrave, qu'apparaître assez similaire à un vide. Tout cela se fond et se confond dans un mouvement final, où il y a bien des interruptions, des trébuchements, des lacunes de toutes sortes, pour enfin faire apparaître sous le couvert d'une inépuisable prolifération d'épisodes l'inachèvement fondamental de l'existence qui semble les sous-tendre, et cela sans pause, à l'infini.



Par là, dans l'esprit du lecteur un rapprochement peut tout naturellement se faire entre les deux grands écrivains de fiction, presque contemporains l'un de l'autre, qui, chacun, sur ce même mode interrogatif et fragmentaire, ont su, tout au long de leurs ouvres, faire glisser une pensée de moins en moins assurée d'elle-même, de plus en plus contrainte de passer de l'état de « recherche » a celui de dissociation et de suspension.



II



Que distingons-nous, en effet, de façon bien plus évidente encore, ici, chez Kafka, que chez Proust, sinon un mouvement spasmodique fait d'élans successifs produits par la pensée interrogative, comme si celle-ci, par soubresauts distincts et nettement séparés, tentait de redéfinir ce qu'elle était toujours en quête d'atteindre, sans arriver jamais toutefois à obtenir d'autre résultat que de constater l'absence de définition qui semble être, dans son cas, le seul fruit de cette recherche toujours acharnée et déçue. Cela se passe sous la forme d'une suite de questions trop pressées chacune pour attendre une réponse : Où suis-je ? Qui suis-je ? Puis-je même oser affirmer que je suis ? Le mode interrogatif qui est chez Kafka comme chez Proust, le mode constamment repris par un être dissatisfait de ce qu'il se sent être, prend même chez le plus récent de ces deux écrivains un caractère plus insistant encore et plus continuellement angoissé. Chez Proust l'insuffisance de l'information est, en partie, du moins, compensée par le rappel de certains événements déjà décrits, par la permanence de certains lieux, par la fidélité à de certaines amitiés ou parentés. Le monde proustien n'est jamais si inconsistant qu'il dédaigne de faire appel à certaines fréquences. Mais en va-t-il de même avec Kafka ? A chaque instant dans les méandres explosifs du monde qui est le sien, l'être qui est à la recherche de sa propre vérité ne se trouve-t-il pas si brusquement interrompu dans sa quête qu'il croit se voir à tout jamais interdit de la poursuivre ? Peut-il encore compter déterminer son véritable état ? Parmi tous les personnages en qui il tente tour à tour de s'identifier, y en a-t-il un seul en qui il peut se reconnaître ? Et s'il peut le faire, peut-il faire de même en ce qui regarde le monde qui l'entoure et qu'il voudrait faire sien ? L'être qui se découvre ainsi livré non pas seulement à quelque fréquence hasardeuse de l'existence, mais à un univers lui-même, sans base, sans continuité, sans prévisibilité calculable, bref un univers toujours tout prêt à se révéler autre, ne peut être jamais pour celui qui s'y découvre entièrement livré l'objet d'aucune confiance : il est celui de la discontinuation de l'espèce la plus grave : celle qui interdit finalement tout espoir.

D'où, chez Kafka, toute une longue liste de traits qui n'ont d'autre but que d'énumérer toutes les formes particulières de dissociation que tour à tour entre lui et son monde il constate. Ce peut être l'effritement, l'éparpille-ment, la fragmentation, la distanciation, le plus simple malentendu, comme la réversion la plus radicale. Tantôt il s'agit d'une simple suspension de la vie réfléchie, tantôt d'une violente diversion, ou, pire encore, du renversement complet d'une direction prise. Dans tous les cas cela se présente sous la forme - mais est-ce encore une forme ? - d'une volte-face, établissant en place d'un état déterminé de la pensée, par le simple biais de la négation, une pensée inversée, ayant pour effet le renversement le plus flagrant du réel, et son remplacement par un monde postiche, substituant le manque et le vide aux objets familiers de la pensée, Kafka adopte ainsi délibérément toutes les attitudes, et spécialement celles les plus directement contraires aux directions positives. La négativité est pour lui, en fin de compte, le seul moyen d'échapper au caractère rigidement déterminé du réel. Elle existe moins pour ce qu'elle apporte que pour ce à quoi elle se soustrait et s'arrache. Elle est la forme suprême et désespérée, la seule finalement que la liberté de penser puisse encore adopter.



Telle est, sans doute, la pensée de Kafka dans son fond - ou absence de fond - quand il se laisse voir au point extrême de sa recherche à lui du temps perdu, il n'est plus question, alors, comme chez Proust, de la recherche d'un bien-fondé, mais d'un bien maintenant définitivement perdu. Bien si radicalement contraire au bien naturel de l'être qu'on songe aux excès auxquels pouvaient se porter à d'autres époques ceux qui ne trouvaient plus d'autres solutions que d'inverser radicalement celles des saints.



KAFKA : TRAITS CARACTÉRISTIQUES



L'interrogation (à la recherche de...)

Le manque (le manque de quoi ?).

L'ignorance (où suis-je ? Qui suis-je ? Suis-je ?).

L'hésitation (oui et noN).

L'équivoque, le malentendu.

L'incapacité de déterminer son état. - La recherche.

L'insécurité, l'indécision.

L'interruption, la suspension.

La fragmentation, l'éparpillement, le malentendu.

L'expulsion, la distanciation, la mise hors de portée.

Le retrait sur soi-même.

Le passage du positif au négatif.

L'ambiguïté du négatif.

Le renversement, la réversion, la volte-face.

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