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LA CHANSON DE GESTE ET L'HISTOIRE






Ouvre dont la naissance peut être située dans le temps, même si son histoire est largement hypothétique, la chanson de geste puise son origine dans un passé dont elle prétend détenir la vérité, et qui se montre toujours disponible à la célébration de hauts faits. Dès lors, la question des relations entre poème épique et histoire revêt deux aspects complémentaires : il s'agit de savoir dans quelle mesure et selon quels procédés la chanson se fait l'écho d'événements historiques et quelle période du temps elle décrit ; mais, tandis qu'il renvoie à une histoire dont il se veut dépositaire, le poème épique pose aussi la question de ses origines, de sa propre histoire.



I. - L'histoire intégrée



Etablissant une distinction demeurée célèbre entre la tradition des contes bretons, celle des romans inspirés par des sources antiques et celle des chansons de geste, Jean Bodel, trouvère arrageois et auteur épique lui-même, réserve la vérité à la matière de France, celle que mettent en évidence les récits épiques :



Cil (ceuX) de France sont voir chascun jour aparant (manifestent chaque jour leur vérité)

(Chanson des Saisnes, 11).



Mais de quelle vérité s'agit-il, et quelles formes prend-elle ? Quelques exemples montreront la complexité de la confrontation entre textes épiques et faits historiques.



1. Chansons à substrat historique. - A la base de plusieurs chansons de geste, un ou plusieurs événements historiques sont attestés par des sources diverses.



A) La Chanson de Roland. - Les Annales carolingiennes, la Vita Karoli d'Eginhard et plusieurs autres sources du côté des Francs, mais aussi des chroniques arabes, permettent de reconstituer avec une relative certitude les origines et les circonstances de l'affrontement qui s'est déroulé, le 15 août 778, au col d'Ibaneta, et dont la victime fut l'arrière-garde de l'armée de Charlemagne.

Le gouverneur arabe de Saragosse, Suleiman Ibn Al-Arabi, s'était révolté contre l'autorité du calife de Cor-doue, fondateur de la dynastie des Omeyyades en Espagne ; il demanda l'aide de Charlemagne contre son suzerain, avec promesse de lui livrer certaines villes d'Espagne, dont Saragosse. L'empereur franc traversa donc les Pyrénées au printemps 778, avec un objectif à la fois politique (établir un protectorat franc au sud des PyrénéeS) et religieux (assurer la foi chrétienne dans le territoire protégé). L'armée impériale occupa pacifiquement Pampelune, mais trouva fermées les portes de Saragosse, l'un des conjurés ayant changé de camp. Après avoir assiégé la ville pendant deux mois, Charlemagne, sans doute inquiété par l'annonce d'une intrusion saxonne sur le Rhin, décida la marche en retraite, emmenant avec lui les otages qu'Ibn Al-Arabi lui avait remis, et Ibn Al-Arabi lui-même.



Sur sa route, l'armée impériale démantela Pampelune, ville basque et chrétienne, mais qui avait probablement fait cause commune avec les musulmans lorsque ceux-ci s'étaient retournés contre les Francs. Les fils d'Ibn Al-Arabi, au témoignage des historiens arabes, lancèrent un coup de main et libérèrent les otages ; quant aux Annales carolingiennes, elles signalent tardivement (après 829) une attaque des Wascones (Basques espagnols ou gasconS), qui pillèrent l'arrière-garde lors du passage des Pyrénées et tuèrent plusieurs officiers importants. La première difficulté concerne l'interprétation des sources elles-mêmes. Y a-t-il eu deux engagements successifs contre l'armée impériale ou bien un seul, dans lequel musulmans et chrétiens auraient uni leurs forces ? Les Wascones sont-ils des Basques, ou des Gascons d'Aquitaine? On ne peut suggérer à cet égard que des probabilités. Menendez-Pidal, arguant de la faiblesse relative des forces d'Ibn Al-Arabi et donnant d'autres exemples de collusion entre Musulmans et Basques, conclut à une attaque unique, ce qui l'amène automatiquement à exclure les Gascons, qui n'auraient guère pu, pour cause d'éloignement, prêter main-forte aux Arabes. P. Aebischer va dans un sens opposé : il s'agit, selon lui, de deux engagements distincts, et les adversaires de Charles dans les Pyrénées sont des Gascons.

L'autre difficulté provient de la chanson elle-même, qui transforme de manière notable les données de l'histoire. Même si l'on s'en tient à la version de Menendez-Pidal, on constate que le poème ne parle que des Sarrasins, qu'il élargit de façon démesurée la durée de la campagne



Set anz tuz pleins ad estet en Espaigne

(2), dont un combat gigantesque entre Charlemagne et l'émir du Caire fournit la clôture. Les noms des protagonistes sont méconnaissables : l'émir de Saragosse (dont le rôle est transformé) est nommé Marsile et si, du côté français, Roland a peut-être été l'un des combattants de Ronce-vaux, Olivier, Turpin et bien d'autres héros sont imaginaires.



B) La Chanson de Guillaume. - Le travail de transformation opéré sur l'histoire est plus sensible dans ce poème qui amalgame des données fort différentes. Un premier noyau est constitué par le souvenir de la bataille livrée, en 793, par Guillaume, comte de Toulouse, super flumen Oliveio (l'Orbieu ou l'Orbiel, affluent de l'AudE), contre les Sarrasins du calife Hescham, qui avaient franchi les Pyrénées et se dirigeaient vers Carcassonne. La Chronique de Moissac, qui mentionne cette bataille, dit que Guillaume, abandonné par les siens, fut vaincu, mais que les Arabes mirent fin à leur raid : emportant leur butin, ils rebroussèrent chemin vers l'Espagne. Les luttes menées, plus de cinquante ans plus tard, par Charles le Chauve, pourraient constituer un second noyau historique : au cours d'un combat mené contre les Bretons, le comte Vivien, abbé laïque de Saint-Martin-de-Tours, fut abandonné par le roi et connut une mort héroïque en 851.

Enfin un troisième personnage, Guillaume, fils de Boson, comte d'Arles, surnommé le libérateur après la victoire qu'il remporta en 983 contre les Sarrasins qui avaient capturé Maïeul, abbé de Cluny, peut encore être repéré dans la chanson.



Le texte épique agrège donc des strates successives recueillies sur une durée de plus de deux siècles : ainsi se trouvent associés des personnages qui n'ont historiquement aucun lien les uns avec les autres, comme Guillaume et Vivien, tandis que Guillaume lui-même fond deux prototypes distincts.



C) Raoul de Cambrai. - Texte lui-même composite (sa deuxième partie est plus récente que la premièrE), Raoul de Cambrai, très nettement ancré géographiquement (Ver-mandois et CambrésiS), comporte une véritable bigarrure d'éléments historiques.

Le cour du poème est le souvenir du meurtre d'un certain Raoul, fils de Raoul de Gouy, par les fils du comte Herbert de Vermandois, qui avaient appris que ce Raoul allait s'emparer de leurs terres. Ce fait, consigné dans les Annales de Flodoard à la date de 943, correspond à la lutte du héros de la chanson, nommé lui aussi Raoul, contre les fils d'Herbert de Vermandois, qu'il veut priver du fief paternel. Mais le Raoul historique ne peut être comte de Cambrai en 943 ; en revanche le nom de la mère du Raoul épique, Aalais, correspond à celui d'une comtesse Adelaïdis, dont on recense en 1076 les dons faits aux églises de Cambrai. On peut encore trouver une origine historique à Ybert de Ribemont en la personne d'Eilbertus, fondateur en 1044 de l'abbaye de Waulsort sur la Meuse ; Guerri le Sor, oncle de Raoul, peut être rapproché du Hainaut, avec un Guerri à la barbe, qui vécut au début du xf siècle. Ernaut de Douai, enfin, est mentionné à plusieurs reprises dans les Annales du Xe siècle.

Il convient donc, si l'on veut rendre compte de tous les rapports entre la chanson de Raoul de Cambrai et l'histoire, de faire appel à des faits et à des personnages dispersés sur un siècle au moins. On constatera aussi que certains éléments essentiels au poème, comme l'amitié, puis la guerre entre Raoul et Bernier, ne paraissent pas avoir de fondement historique.



D) Autres poèmes utilisant et transformant l'histoire. - La chanson de Gormont et Isembart, dont nous ne possédons plus qu'un fragment, célèbre le souvenir de la victoire remportée en 881 par le roi Louis III sur une armée de Normands qui, venue d'Angleterre, avait dévasté le Ponthieu et incendié l'abbaye de Saint-Riquier. L'événement, célébré dès le IXe siècle par un poème en langue germanique, le Ludwigslied, est mentionné dans les Annales de Saint- Vaast, mais la chanson associe au souvenir de la lutte contre l'envahisseur l'histoire tragique d'un renégat, Isembard. Cette modification essentielle passe elle-même dans un texte savant, la Chronique de Saint-Riquier du moine Hariulf (1088). ce qui montre qu'à l'époque circulait une première version de la légende.

La longue guerre qui oppose, dans la Chevalerie Ogier de Danemarche, Charlemagne et son vassal, peut être mise en rapport avec les débuts de la conquête du pouvoir par Charlemagne. A la mort de Carloman (771), Charles dénonce le partage des terres qui avait été prévu quelques années auparavant et envahit les états de son frère (Est de l'Aquitaine, Bourgogne et AllemagnE). La veuve de Carloman, accompagnée de ses deux fils, se réfugie auprès du roi des Lombards, Didier ; parmi les barons de sa suite figurait un certain Autcharius. Mais le pape, en conflit avec Didier, réclame la protection de Charlemagne, qui se met en campagne en 773, et Vérone, où se trouvent les fugitifs, est assiégée et prise. Toutes les Annales mentionnent ces faits, mais seule la Vita Hadriani, qui fait partie du Liber Pontificalis, mentionne le nom d'Autcharius, en qui nous pouvons trouver le prototype de l'Ogier légendaire.

Renaut de Montauban laisse apparaître les démêlés de Charles Martel, au début du vmc siècle, avec Chilpéric II, roi de Neustrie, qui avait fait appel à Eudon, roi ou duc d'Aquitaine, et la lutte que ce dernier dut mener à Toulouse, en 721, contre les Sarrasins. Mais la chanson recourt également à une légende hagiographique rhénane, qui célèbre saint Renaud.

Enfin un même personnage historique du IX siècle, le baron Gerardus, est à l'origine de trois poèmes différents : le Girart de Rossilho en langue provençale, le Girart de Vienne rattaché au cycle de Guillaume d'Orange et Aspremont, où le héros devient Girart d'Euphrate. Gerardus, comte de Vienne et époux de Berthe, fut assiégé par Charles le Chauve et dut quitter la ville sans pouvoir livrer bataille ; avec son épouse, il fonda les monastères de Vézelay et de Pothières. Ces éléments sont exploités de manière très différente dans les trois chansons, qui ajoutent bien des traits sans rapport avec l'histoire.



E) La chanson de geste comme chronique. - Dans les exemples précédents, le réfèrent historique est lointain et considérablement transformé dans le poème. D'autres chansons, plus proches chronologiquement des événements dont elles s'inspirent, peuvent passer, dans une certaine mesure, pour un équivalent épique de la chronique.



C'est le cas, à la fin du XIe" siècle, pour les premières épopées de la croisade. La plus ancienne, la Chanson d'Antioche, pourrait avoir été composée à partir de l'ouvre d'un témoin oculaire, Richard le Pèlerin. Se donnant pour but de narrer la première grande conquête de la croisade (1098), le poème ne se réfère plus au passé carolingien, mais à l'entreprise à la fois militaire et religieuse qui bouleverse, à la fin du xi" siècle, l'histoire de l'Europe et de la chrétienté : la conquête de la Palestine. Le récit est conduit dans un souci d'exactitude historique remarquable, si l'on songe aux transformations innombrables opérées dans les chansons de geste traditionnelles, et des recoupements peuvent être opérés avec le témoignage des historiens de la croisade, Albert d'Aix notamment.

Le substrat historique de la Chanson de Jérusalem, consacrée à la prise de la Ville sainte (1099), est moins important, mais il reste très nettement supérieur à celui des chansons carolingiennes.

Très proche d'une source historique est également le « Récit en vers français de la première Croisade fondé sur Baudri de Bourgueil », qui se veut traduction épique, avec des influences romanesques assez claires, de l'ouvre de l'historien.

Plus tard, et jusque dans le dernier tiers du XIIIe siècle, les Continuations de Jérusalem témoigneront de certains aspects de la réalité historique du royaume de Jérusalem jusqu'à la reconquête de la ville par Saladin en 1187 : opposition entre les premiers rois et le Patriarche, alliance avec les Arméniens, conscience de la menace représentée par Saladin. Ces textes montrent que la forme épique apparaît comme le seul écrin digne de célébrer des faits ou des personnages particulièrement importants, sans que la fidélité à l'histoire soit mise en cause. C'est pourquoi, entre 1210 et 1213, donc à une époque contemporaine des événements racontés, Guillaume de Tudèle rédige la première partie de la Chanson de la croisade albigeoise, tandis que Cuvelier, peu de temps après la mort de Du Guesclin (1380), entreprend de chanter les hauts faits du



Connestable de France, le vaillant palazin.

Qui tant fu redoubté jusques a l'yaue du Rin,

En France et en Auvergne et dedens Lymosin,

Que touz le redoubtoient Juifs et Sarrazin



Ce type de chronique épique n'est pas oublié au XVe siècle, puisqu'on trouve en 1420 une Geste des ducs de Bourgogne composée en l'honneur de Jean sans Peur.



2. Chansons anhistoriques. - A l'opposé de ces ouvres qui utilisent, avec une fidélité variable, le souvenir d'événements historiques lointains ou proches, certains poèmes n'ont aucun substrat historique précis. Ainsi Huon de Bordeaux, l'une des très grandes ouvres du XIIIe siècle, ne peut faire valoir que des rencontres fortuites avec des éléments onomastiques épars, et son éditeur, P. Ruelle, peut écrire : « La recherche des sources historiques nous semble absolument chimérique. » L'essentiel du poème est en effet constitué par des éléments d'origine folklorique, organisés autour du personnage d'Auberon.

Ce caractère « anhistorique » peut se rencontrer dans des ensembles épiques généralement fidèles à l'histoire : dans le premier cycle de la croisade, les Enfances du Chevalier au cygne, fondées sur le motif de la naissance merveilleuse, forment un vigoureux contraste avec Antioche ou Jérusalem. De telles épopées cessent-elles d'être « vraies », pour reprendre le terme de J. Bodel ? Il ne le semble pas, car d'autres conceptions du rapport à l'histoire se dégagent des textes privés de substrat historique repérable.

Avec Huon de Bordeaux, la « vérité » tient à l'appui pris par la chanson sur des références textuelles nourries par certains éléments historiques ou reçues comme telles. Au début du poème, pour justifier sa méfiance à l'égard de son fils Chariot, Charlemagne rappelle les principales péripéties de la Chevalerie Ogier, dans laquelle le jeune homme a souvent joué un rôle néfaste : la Chevalerie. dont certains éléments, on l'a vu, peuvent être mis en rapport avec l'histoire, est ainsi prise comme caution, à un double titre. D'une part la référence est fondée sur l'histoire ; d'autre part et surtout, elle fait en elle-même autorité, elle fait l'histoire, tout comme la légende, également présente dans Huon. du péché de Charles (l'inceste commis avec sa sour GillC). Les épigones de la Chanson de Roland, Gaydon ou Anséis de Carthage, fonctionnent d'une manière analogue : dépourvus de toute valeur historique, ils se recommandent par un héros commun avec le texte-caution (Thierry d'Anjou, vainqueur de Pinabel et héros de GaydoN), ou par une action analogue (poursuite des luttes en EspagnE).

Selon une autre perspective, le réfèrent historique est à chercher dans le temps même qui a donné naissance au texte. Il peut s'agir de la volonté d'assurer à une famille noble une origine prestigieuse. Dès le premier cycle de la Croisade, la légende du Chevalier au cygne montre comment la famille de Boulogne-Bouillon était prédestinée à la tâche exceptionnelle de fonder le royaume de Jérusalem. Ce type de préoccupation se retrouve au xxv siècle : Théséus de Cologne, surtout dans sa version développée, célèbre la famille de Dammartin, Ciperis de Vignevaux la famille d'Eu.



Ailleurs, c'est un problème important qui, à une époque déterminée, explique le choix de personnages et de sujets épiques. La Chanson de Hugues Capet, composée dans les années 1360, traduit à sa manière la crise dynastique de 1320, avec l'avènement difficile de Philippe VI de Valois et les bouleversements provoqués par la défaite de Poitiers en 1356 et la tourmente parisienne de 1358 (épisode Etienne MarceL). Le poète, qui transpose ces événements dans un ne siècle dont il ne sait à peu près rien, donne à sa chanson la valeur d'une parabole politique ; reprenant et transformant une légende née au xnr siècle, il fait du futur roi de France le fils d'une bourgeoise et d'un chevalier qui saura, en ralliant nobles et bourgeois, affermir le pouvoir royal : il adresse de la sorte un appel à toutes les forces vives du royaume pour travailler à l'affermissement d'un pouvoir royal régénéré, qu'incarne à l'époque le jeune Charles V.

Le rôle important donné, à pareille époque, à l'abbaye de Saint-Denis, et aux rois mérovingiens qui sont à l'origine des fleurs de lys, exprime un souci semblable de légitimité dynastique ; se constitue alors un cycle de Dago-bert, avec Ciperis, Florent et Octavien, Dieudonné de Hongrie et Théséus de Cologne.

Enfin une ouvre comme la Belle Hélène de Constanti-nople, qui veut renouer les liens traditionnels associant chanson de geste et hagiographie peut, à partir de la connaissance précise d'une région déterminée (Flandre, Hainaut, PonthieU), proposer une histoire cohérente, bien que totalement fantaisiste - sauf en ce qui concerne les données hagiographiques - de la christianisation de la France et de l'Europe.



3. Bilan. - Le rapport des chansons de geste avec l'histoire est complexe. D'une part, le texte épique opère un travail de synthèse qui mêle, en les transformant, des données se rapportant à la période qu'il décrit et d'autres, issues du présent de sa rédaction ; ces dernières, on l'a vu, peuvent en venir à constituer l'unique substrat historique. De cette façon, comme l'écrit J. Frappicr, la poésie épique « hérite d'une tradition où subsistent des parcelles d'une vérité historique transfigurée en mythe », à moins qu'elle ne « retrempe la légende en utilisant consciemment l'histoire, lointaine ou proche ». Mais d'autre part, l'histoire, et donc l'autorité, peut être aussi un texte, épique ou hagiographique : aux yeux d'un poète épique, la Chanson de Roland est aussi véridique qu'une chronique.



II. - La représentation du monde



Installée à la jonction de l'histoire et du mythe, la chanson de geste hérite, de passés multiples et du temps qui la produit, des représentations parfois discordantes de l'organisation sociale, de l'espace et du temps, représentations qui sont elles-mêmes sources de valeurs.



1. L'organisation sociale. - A la suite des recherches de G. Dumézil, des travaux récents ont permis de déceler dans l'épopée médiévale des schémas indo-européens de répartition des fonctions sociales : la relation avec le sacré et l'exercice de la justice sont incarnés par le roi ; l'usage de la force est dévolu aux guerriers ; enfin une fonction de fécondité recouvre aussi bien ce qui relève de l'amour et de la procréation, que de la production des biens et de leur mise en circulation. Appliquant ce modèle au cycle des Narbonnais (une partie du cycle de Guillaume d'OrangE), J. Grisward a pu montrer comment les fils d'Aimeri reçoivent de leur père un partage du monde que rend compréhensible l'articulation des trois fonctions. Ce schéma permet aussi de lire la place essentielle qui est dévolue à Charlemagne dans un poème ancien comme le Roland Le roi est ici dépositaire des conseils et des volontés de la divinité : il bénéficie de songes prémonitoires, est réconforté par l'ange du seigneur au milieu des combats et Dieu s'adresse à lui à la fin de la chanson pour l'inciter à secourir un roi chrétien attaqué par les païens.

L'idée impériale, qui perpétue la tradition d'unité du pouvoir née de l'Empire romain et trouve dans la vocation universelle de la foi chrétienne un support religieux essentiel, vient renforcer le concept d'origine indo-européenne. Le souvenir de l'empire de Charlemagne est stimulé par les rivalités entre la dynastie capétienne et l'Empire romain germanique, et les chansons de geste ne cesseront de le rappeler :



Deus ne fist terre qui envers lui n'apende (ne dépende de luI) dit l'exorde du Couronnement de Louis.



Le concept de trifonctionnalité indo-européenne a reçu dans la France médiévale une adaptation issue de la pensée chrétienne, qui s'efforçait d'associer l'unité du corps chrétien et la complémentarité de missions diverses. Ainsi s'épanouit, au début du xic siècle, comme l'a montré G. Duby, la théorie des ordines, voués à l'activité guerrière (bellatores ou pugnaiores, ceux qui combattenT), au travail qui permet à chacun de vivre (laboratoreS), à la prière (oratoreS). Le roi s'inscrit dans le groupe des bellatores, dont il a la responsabilité.

Le système féodal, qui s'élabore progressivement à partir du ix* siècle, lors de la dislocation de l'Empire carolingien, impose aux guerriers des missions et des obligations génératrices de valeurs durables, mais aussi de conflits. En effet, le réseau de liens interpersonnels constitué par le contrat vassalique passé entre le seigneur et son homme est fondé sur la loyauté des parties contractantes ; il détermine aussi un partage des terres, donc du pouvoir, puisque le fief devient rapidement pour le seigneur le moyen d'entretenir son vassal. L'hérédité du fief, conséquence indirecte du système, impose progressivement au seigneur de nouveaux devoirs : garantir à la descendance du vassal le maintien de la possession de la terre, alors que les services rendus par d'autres fidèles obligent à trouver de nouveaux fiefs pour les récompenser.

Enfin le développement, au cours du xr siècle, de l'idéal chevaleresque, transforme profondément la figure du guerrier, à qui sont proposées de nouvelles valeurs. Contrairement à la possession d'une terre, point de départ de l'aristocratie terrienne, la qualité de miles (chevalieR) n'est pas héréditaire ; elle s'acquiert par l'entrée dans une caste nouvelle, par le moyen d'un rituel qui signe à la fois ses rapports et ses différences à l'égard de l'engagement vassalique, et confère à lui seul la noblesse. L'essentiel du rite consiste en effet dans l'adoubement (remise solennelle de l'équipement militaire, et notamment de l'épéE) ; mais la force ainsi conférée et autorisée n'est plus destinée seulement à assurer la sécurité d'un seigneur : sous l'influence de l'Eglise, elle est conçue comme devant être mise au service du peuple de Dieu, protection des pauperes ou imbelles (ceux qui n'ont pas d'armE) ou lutte contre les ennemis de l'Eglise.



2. La représentation épique. - Trifonctionnalité indoeuropéenne, système des ordines, conceptions féodales et idéal chevaleresque travaillent, à des degrés divers, le texte épique, lequel opère de nombreux déplacements.



A) La fonction royale. - Recourant à la fois à l'idéologie trifonctionnellc, au thème impérial et à la conception féodale, la chanson de geste oscille entre la glorification du roi et la fragilisation systématique de son rôle. Le paradoxe est sensible dès le Roland, puisque l'empereur qui rassemble les armées chrétiennes dans la lutte contre les infidèles est aussi un seigneur féodal auquel ses vassaux doivent, le cas échéant, consacrer leur vie :



Sin deit hom perdre del sanc e de la char

(on doit perdre pour lui du sang et de la chaiR) mais qui est tributaire de leurs conseils, qui peuvent le conduire au désastre (la trahison de Ganelon et la catastrophe de RoncevauX) ou à l'injustice (absolution de GaneloN). Ailleurs, il est fait reproche au roi de rester insensible à la justesse d'un conseil : Naimes n'est pas écouté dans Girart de Vienne lorsqu'il recommande de faire la paix, ou dans Huon de Bordeaux lorsqu'il cherche à sauver le héros innocent. Le choix des conseillers est souvent présenté comme un devoir essentiel du souverain : il s'agira obligatoirement de nobles, et même de guerriers de premier plan. Si le roi est mal conseillé, il se montrera par exemple incapable de répartir correctement les fiefs, tâche que lui impose également une conception de type féodal.

La relation entre fonction royale et sacré s'estompe progressivement, et des substitutions peuvent intervenir : dans Huon de Bordeaux (2' moitié du XIIIe sièclE) le rôle du roi, dans la relation avec Dieu, est tenu par l'être faé Auberon ; les pouvoirs merveilleux du nain sont dus aux fées, mais ils ont reçu l'agrément de Jésus, auprès duquel Auberon est du reste appelé à siéger.



B) La fonction religieuse. - Liée à la fonction royale dans le schéma indo-européen, mais confiée aux oratores dans la théorie des ordres, la charge du religieux est peu honorée dans la tradition épique, sauf lorsqu'elle est confiée à des guerriers. Seuls sont en effet mis en valeur les personnages qui associent fonction ecclésiastique et fonction guerrière, et qui se trouvent dès lors à la charnière de deux ordines. Turpin, le plus fameux de ces héros, est le « guerreier Charlun » (Roland, 2242), qui peut dire



...arcevesques sui ge et chevalier

(Aspremont, 9317)



D'autres figures remarquables, comme celle de plusieurs abbés de Cluny, prouvent leur noblesse en défendant des guerriers injustement attaqués, comme les fils d'Aimeri dans les Narbonnais, ou le jeune Huon de Bordeaux. En fait, les membres du clergé et les religieux sont invités, moins à accomplir la fonction de leur ordo - prier pour l'ensemble du corps chrétien qu'à venir en aide aux nobles chevaliers. Mais la plupart des oratores, comme le montrent les Moniages, se comportent en avares : ce sont, comme le dit J. Batany, « des bourgeois, c'est-à-dire, pour le public aristocratique, des vilains ».



Ç) Laboratores et vilains. - D'une façon générale, ceux qui travaillent, qu'ils soient paysans ou bourgeois, sont exclus du système des valeurs épiques. Victimes, comme ils l'étaient dans la réalité, des guerres menées par les nobles, ils ne sont présentés de manière positive que s'ils viennent en aide aux chevaliers. Les chansons de geste ne manquent pas en effet d'hôtes courtois, qui sont des bourgeois ; ces derniers peuvent également veiller sur la petite enfance d'un héros (Enfances Vivien, Florent et OctavieN), voire comme dans Hervis de Metz, entrer dans la généalogie du protagoniste. Mais de telles situations sont exploitées de façon à révéler les traits inaliénables de la noblesse : le jeune héros prend rapidement ses distances par rapport au milieu qui ne peut le contenir, le bourgeois ou le vilain montrent des qualités de cour qui les éloignent de leur groupe social.

Ceux qui, dans l'univers épique, méritent vraiment d'être considérés comme des vilains portent en fait une tare essentielle : l'impossibilité radicale et définitive d'être jamais associés à l'ordre des bellatores. Car les passages d'un ordre à l'autre sont vantés dans la chanson de geste : les qualités du cour, et notamment la vaillance au combat sont réputés permettre l'entrée dans la classe chevaleresque :



Por qoi il sace proëce et vaselage,

Onques ne fu aconté (pris en comptE) h parages (la parenté)

(Aspremont, 7444-7445)



La vilenie est donc sentie comme le refus de tout passage à un ordre supérieur, la permanence dans l'abjection :



Lai (laissE) le vilain a faire son labor,

Car li vilains n'a que faire d'onor ;

A sa nature revient al cief del tor

(Dès qu'il le peuT)

(Aspremont, 11224-11226).



D) Les guerriers. - Ce sont les héros essentiels de l'action épique. Conçus d'abord selon la grille de lecture féodale (des seigneurs et des vassauX), ils mettent leur vaillance au service du respect de leurs engagements : lorsque Raoul de Cambrai est adoubé par le roi Louis, il jure fidélité à son seigneur :



Vostre anemi i aront mal voisin :

Ne lor faut guère au soir ne au matin



Les conflits, essentiels pour la constitution du récit, sont inhérents au système féodal lui-même : manquement du seigneur à ses responsabilités vis-à-vis de la descendance du vassal, opposition entre le devoir vassalique et les lois de la parenté. Ainsi Bernier, adoubé par Raoul et vassal de celui-ci, se trouve-t-il contraint de suivre son seigneur dans la guerre qui l'oppose au lignage de Vermandois, auquel il est apparenté : seule la violence de Raoul à son égard pourra le dégager de son serment.

L'autre pôle qui aimante le poème épique est issu de l'idéal chevaleresque : il s'agit de la lutte contre les ennemis de la foi. Argument essentiel de nombreux textes, l'esprit de croisade reste un thème important dans des ouvres où les rivalités de type féodal sont le cour de la trame narrative.

A cet égard, les luttes contre les Sarrasins qui ouvrent la chanson de Garin le Lorrain sont loin de constituer une sorte de hors-d'ouvre : elles ancrent au contraire le poème dans une historicité incontestable, la lutte ances-trale des rois de France et d'Hervis, fondateur du lignage lorrain, contre les Sarrasins. L'épisode de croisade devient ainsi le point de passage obligé de toute grande figure héroïque : ainsi s'affirme la vaillance d'Ogier au début de la Chevalerie, ou de Renaud dans le poème auquel il donne son nom ; le plus remarquable des fils Aimon va même jusqu'à reconquérir Jérusalem, ce qui souligne aussi la convergence avec les préoccupations de l'époque, puisque la Ville sainte, comme on sait, est prise par Saladin en 1187.



La classe chevaleresque est souvent présentée comme la victime d'un pouvoir royal qui manquerait à sa mission - rendre la justice selon le code féodal - et qui s'appuierait sur des conseillers non issus du borné, c'est-à-dire des vassaux ayant prouvé leur fidélité à la fois dans la guerre et dans l'exercice du conseil. Aussi le vieil Aymon qui, dans le Charroi de Nîmes, vient calomnier Guillaume, figure de vassal exemplaire, se voit-il assommé comme un vilain. Est probablement traduite de la sorte l'inquiétude de la classe noble, aux xrr et xmc siècles, devant raffermissement du pouvoir royal qui fait appel, pour se défendre des féodaux, à une chancellerie et à un corps d'officiers qui ne sont pas choisis parmi les nobles.

A cet égard, la chanson de geste est une forme de lau-datio temporis acti, une glorification du temps révolu - et largement mythique - où le groupe des bellatores, avec ses vertus chevaleresques, constituait le bras sur lequel s'appuyait le souverain.



III. - L'histoire du texte épique



Inspirée par des événements qui précèdent parfois de plusieurs siècles le texte qui nous est parvenu, la chanson de geste est le fruit d'un cheminement complexe. Ce sont les caractéristiques de ce cheminement l'histoire des origines - qu'il importe de dégager ici.



1. La version des textes. - A plusieurs reprises, les chansons de geste formulent elles-mêmes des hypothèses sur les circonstances dans lesquelles les exploits héroïques font l'objet d'une transmission épique. Il s'agit de l'ouvre de témoins oculaires, qui ont consigné ce qu'ils ont vu.

La Chanson de Roland attribue à saint Gilles le fait d'avoir assisté - peut-être par le moyen d'une vision - aux combats de Roncevaux et d'en avoir ensuite composé le récit :



Ço dit la Geste e cil ki el camp fut :

Li ber seinz Gilie, por qui Deus fait vertuz (miracleS)



Plusieurs textes mentionnent la présence sur le champ de bataille de jongleurs qui, le moment venu, participent courageusement à la lutte. Dans la Chanson de Guillaume, lorsque le héros revient de la seconde bataille de Lar-champ en portant un cadavre en travers des arçons, les barons disent à Guibourc que le corps est sans doute celui du jongleur de Guillaume, qui est aussi un combattant valeureux :



E pur sul itant qu'il est si bon chanteur

E en bataille vassal conquereur.

Si l'en aporte mun seignur de l'estur

(parce que c'est un chanteur hors pair, et lorsqu'il faut combattre, un hardi compagnon, mon seigneur le ramène du champ de bataillE)



Le personnage de Graëlent, dans Aspremont, est aussi celui d'un jongleur-combattant : musicien et chanteur remarquable,



So ciel n'a home mels vïelast un son (aiR).

Ne miels desist un bon ver (strophE) de cançon il est adoubé par Charlemagne et porte aux païens des coups extraordinaires.

Le Roman de Rou, de Wacc, donne de la relation entre jonglerie et exercice du métier des armes l'illustration la plus célèbre. Dans son récit de la bataille d'Has-tings, il montre le jongleur Taillefer encourageant les guerriers au combat en leur rappelant l'héroïsme des preux de Roncevaux :



Devant le duc /Guillaume/ alout chantant

De Karlemaigne et de Rollant

E d'Oliver et des vassals

Qui moururent en Roncevals avant de prendre lui-même part à la lutte. D'autres versions de l'anecdote attestent sa célébrité. Gui d'Amiens (Carmen de Hastingae ProeliO) évoque la mort glorieuse du jongleur Incisor-Ferri (TaillefeR), et Guillaume de Mal-mesbury mentionne le chant de la canlilena Rollandi, ut marlium viri exemplum pugnaturos accendunl (afin d'enflammer par l'exemple martial du héros ceux qui vont combattrE).



Il n'est donc pas surprenant qu'une chanson, Raoul de Cambrai, mette en scène un personnage qu'elle désigne à la fois comme un participant à la bataille d'Origny et comme l'auteur de la chanson qui en perpétuera la mémoire : Ber-tolai, natif de Laon, extrait d'une famille illustre,



De la bataille vi tôt le gregnor fais

(les engagements majeurS)

Chançon en fist, n'orreis milor jamais,

Puis a esté oie en maint palais



Ces indications entrecroisées sont des plus utiles. Sans nous assurer de l'origine exacte du poème épique - en l'absence d'autre témoignage, nous ne pouvons faire une confiance excessive à l'hypothèse proposée par Raoul de Cambrai -, elles nous introduisent à la conscience profonde de la chanson, qui est de dire l'exacte vérité, telle qu'elle aurait pu être rapportée par un protagoniste. Elles insistent d'autre part sur le lien entre poème épique et héroïsme en montrant - ce qui n'est pas impossible - que des jongleurs ont été de hardis combattants, et que la chanson de geste, sous une forme ou une autre - la can-tilena Rotholandi n'est pas nécessairement le Roland d'Oxford - a pu accompagner la lutte.

C'est donc une « conscience épique », remontant à la seconde moitié du XIe siècle (Gui d'Amiens meurt en 1076) que traduisent ces indications. Pouvons-nous remonter plus loin dans le temps ?



2. Repères extérieurs aux chansons. - Comme les poèmes sur lesquels nous nous interrogeons, il ne peut s'agir que d'une documentation écrite. On distinguera les sources de type historique et les indices, de nature très diverse, qui attestent une activité légendaire.



A) Sources historiques. - Elles sont, comme on l'a vu, rares, fragmentaires, et ne rendent compte que d'une partie souvent très modeste d'une chanson. Sauf lorsqu'on a affaire à des ouvres fidèles à l'histoire (les premières épopées de la croisadE), il est difficile d'imaginer en elles le point de départ de l'activité jongleresque.

Elles peuvent en revanche être le témoin de celle-ci, comme la Chronique d'Hariulf, qui mentionne en 1088 le personnage d'Isembart, lequel n'est pas historique mais issu d'une version de Gormont et Isembart antérieure au texte conservé. Parfois, il est difficile de décider si le texte historique précède ou suit l'activité épique. Dans leur relation de l'attaque par les Wascones de l'armée de Char-lemagne dans les Pyrénées, les manuscrits de la Vita Karoli, composée par Eginhard vers 826, se divisent en deux groupes ; l'un ne mentionne que deux officiers ayant trouvé la mort lors du combat, Eggihard, maître de la table royale, et Anselme, comte du palais ; l'autre en ajoute un troisième : Hruodlandus, Brittanici limitis prae-fectus, Roland, préfet de la marche de Bretagne. Quel est, des deux groupes, le plus ancien ? S'il s'agit de celui qui mentionne les deux noms, le texte historique apparaît antérieur à toute activité légendaire à propos de la bataille de Roncevaux ; s'il s'agit du groupe aux trois noms, cette activité se manifeste dès le IX siècle, et c'est elle qui a imposé le nom de Roland, lié à l'épopée pyrénéenne. Or, quelle que soit la subtilité des arguments échangés, on ne peut concevoir de certitude à cet égard.



B) Indices divers. - On examinera ici les documents qui, antérieurs aux poèmes conservés, témoignent d'une activité légendaire.



A) La Vita sancti Wilhelmi, écrite en 1122, qui raconte l'histoire du fondateur de l'abbaye de Gellone, Guillaume de Toulouse, mentionne les combats livrés par le héros devant Orange « que les Sarrasins, avec leur Thibaut, avaient occupée depuis longtemps ». Guillaume prend la ville, en fait sa résidence principale : « C'est pourquoi cette ville, par la gloire d'un si grand guerrier, est illustre aujourd'hui dans tout l'univers. » Or la prise d'Orange sur les Sarrasins est entièrement imaginaire, tandis qu'elle constitue, dans le cycle épique de Guillaume, l'exploit fondateur qui justifie le nom du héros. Quarante ans avant le poème de la Prise d'Orange (ca 1160), une tradition légendaire s'est imposée au rédacteur de la Vita.



B) La Conversio Othgerii militis (3e quart du xf sièclE) nous renvoie à la légende d'Ogier. Ecrit à la gloire de l'abbaye bénédictine de Saint-Faron, dans les environs de Meaux, ce texte raconte comment Othgerius, illustre guerrier de Charlemagne, le premier de l'empire après le souverain, renonça au siècle alors qu'il était dans l'éclat de sa gloire et se fit moine à l'abbaye de Saint-Faron, dont il avait reconnu la sainteté ; il entraîna à sa suite un de ses compagnons de guerre, Benoît. Or la chanson de la Chevalerie Ogier, dont la version conservée n'est pas antérieure au début du XIIIe siècle, associe la vaillance d'Ogier au soutien accordé à l'empereur, mentionne l'abbaye Saint-Faron - Broiefort, le cheval d'Ogier, y est hébergé lors de la captivité du héros à Meaux et fait de Benoît le compagnon du rebelle. Le texte hagiographique, très différent de la Vita Hadriani, autorise donc l'hypothèse d'une activité légendaire sur Ogier au cours du XIe siècle.



C) La Nota Emilianense est un document de découverte relativement récente (1953). Cette note, rédigée en latin et remontant à une période voisine de la Conversio (1065-1075) évoque l'expédition de Charlemagne en Espagne en 778. L'empereur est accompagné de douze neveux, « et leurs noms étaient Roland (RodlanE), Bertrand (Bert-lanE), Ogier à la courte épée (Oggero spata curtA), Guillaume au nez courbe (Ghigelmo AlcorbitanaS), Olivier (OliberO) et l'évèque mon seigneur Turpin ».

Apparaissent donc, sous le nom de neveux, les douze pairs, avec les héros bien connus du Roland, mais aussi avec plusieurs personnages du cycle de Guillaume d'Orange, et particulièrement Guillaume au nez courbe, le Guillelmus curbinasus du faux diplôme de saint Yrieix (vers 1090), le Guillaume al corb nés de la Chanson de Guillaume (vers 1150). Bertrand est peut-être le neveu de Guillaume, à moins qu'il ne s'agisse du fils de Naimes de Bavière.

La Nota donne ensuite une version de la bataille de Roncevaux qui correspond sur plusieurs points au Roland d'Oxford (désignation du neveu de Charles pour l'arrière-garde, mort de celui-ci en franchissant le port de Cize-SicerA) et retrouve les textes annalistiques en mentionnant le tribut offert par Saragosse pour hâter la levée du siège.

Contemporaine du texte d'Oxford, la Nota est antérieure aux plus anciens textes du cycle de Guillaume et comporte peut-être des éléments plus archaïques que ceux du Roland conservé ; elle confirme donc elle aussi le caractère précoce de traditions légendaires relatives à Guillaume et à Roncevaux. dj Le document le plus ancien paraît être le texte connu sous le nom de Fragment de La Haye ; il s'agit d'un court texte en prose latine, écrit entre 980 et 1030 d'après un original versifié en hexamètres. Charge de souvenirs de Virgile, d'Ovide et de plusieurs autres poètes latins, le Fragment célèbre le siège et la prise d'une ville, des combats menés dans les Campi Strigilis, et fait intervenir des personnages dont l'un est Charlemagne ( Carolus impera-toR), et les autres renvoient aux figures célèbres du cycle de Guillaume : Bernard de Brabant (BemarduS), Her-naut (Ernaldus ou ErnolduS). Guibelin (WibelinuS), tous frères du héros, et du côté des Sarrasins Borel et ses fils, que cite par exemple la Chanson de Guillaume.



Le Fragment témoigne donc nettement de l'existence, à l'époque de sa rédaction, d'une activité légendaire. Sous quelle forme et en quelle langue? D'une part, le travail légendairc est déjà confié à l'écrit, dont il peut emprunter la langue, c'est-à-dire le latin, soit en prose, soit en vers (le modèle suivi par le FragmenT) ; d'autre part, certains aspects stylistiques du texte latin manifestent d'étonnantes ressemblances, soulignées par P. Aebischer, avec la technique des répétitions et des enchaînements de laisses caractéristiques de la chanson de geste. Le Fragment ne permet pas en revanche de déterminer s'il existe, à la base des hexamètres latins, un texte en langue vulgaire.



E) Parmi les autres indices d'une activité légendaire précoce, on citera les couples onomastiques, étudiés par R. Lejeune. Le fait de rencontrer au bas d'une charte des signatures associant le nom de Roland à celui d'Olivier témoigne du fait qu'au milieu du xic siècle on n'hésite pas à donner comme noms de baptême, dans une même famille, ceux qui renvoient au prestigieux couple épique : comme l'histoire ignore Olivier, ce goût renvoie nécessairement à une tradition rolandienne antérieure à 1050.



C) Conclusion. - Les documents dont nous disposons aujourd'hui prouvent l'existence, dès la première moitié du XIe siècle, d'une activité légendaire épique, non ignorée par les lettrés, puisqu'elle accorde déjà une place à l'écrit, suivant des formules qui vont devenir caractéristiques de la chanson de geste ; elle témoigne du même coup d'une élaboration esthétique considérable.

A partir de là, deux questions subsistent, que les critiques ont cherché à associer : comment le souvenir de faits souvent très éloignés dans le temps a-t-il pu être conservé de manière à séduire un ou plusieurs poètes ? Quelle forme a prise, avant les textes dont nous disposons, l'élaboration légendaire dont nous connaissons de nombreux indices ? Ou, si l'on prend l'exemple du Roland, quel intérêt pouvait-il y avoir, vers l'an mille, à rappeler l'histoire de la défaite impériale de 778, et quelle forme pouvait revêtir la cantilena Rotholandi, pour reprendre l'expression de Gui d'Amiens ?



3. Les hypothèses critiques. - Dans l'océan des hypothèses qui ont cherché à fournir une réponse à ces deux questions, deux modes de pensée se sont affrontés pendant près d'un siècle, de 1865 à 1960. L'un, traditionaliste, a mis l'accent sur le caractère ininterrompu de l'activité épique et sur la diversité des éléments qui ont présidé à son élaboration ; l'autre, individualiste, s'est attaché essentiellement aux textes conservés, soulignant l'importance du créateur unique dont le texte poétique permet de lire l'intervention. Schématiquement parlant, l'hypothèse traditionaliste rend compte du lien qui unit l'événement lointain au poème et accorde une place importante à l'oralité ; l'hypothèse individualiste privilégie l'écrit et l'acte créateur du poète, recherchant à l'époque même de la rédaction des textes les raisons de leur actualité. Des nuances et des variantes nombreuses sont apparues dans chaque camp, qui ont permis de rapprocher progressivement les points de vue, sans les confondre toutefois.



A) Les traditionalistes. - Travaillant dans un climat postromantique, G. Paris, dans son Histoire poétique de Charlemagne (1865) attribue la naissance de l'épopée à une élaboration collective. Les premiers chanteurs de geste sont les guerriers qui, en langue germanique aussi bien que romane, célèbrent les hauts faits auxquels ils ont eux-mêmes pris part. Leurs cantilènes, brefs poèmes lyriques ou lyrico-épiques, d'élaboration et de transmission orale, constituent une tradition nationale, que des jongleurs vont, à partir du Xe siècle, reprendre et modifier au moment où va s'opérer le passage à l'écriture.



L'interprétation de P. Rajna (Le origini deli epopea francese, 1884), modifie sur plusieurs points les hypothèses de G. Paris. Selon l'érudit italien, il y a bien continuité, depuis les origines, de la tradition épique, mais celle-ci est dès le départ littéraire et historique, et célèbre les exploits des princes. Héritière de l'épopée germanique, elle existe dès la période mérovingienne et a laissé des traces dans des textes de chroniques comme les Histoires de Grégoire de Tours ou de Frédégaire. Bien que nous n'ayons pas conservé de manuscrits de ces poèmes, rien ne s'oppose à ce qu'ils aient assez vite été transcrits : outre les résumés cités plus haut, nous savons par Egin-hard que Charlemagne fit copier, « pour que le souvenir ne s'en perdît pas, les très antiques poèmes barbares où était chantée l'histoire des guerres des vieux rois ». L'hypothèse de Rajna a le mérite de concevoir le travail d'élaboration épique autrement que comme l'assemblage de parties hétéroclites ; elle relie également l'histoire de l'épopée française à celle de l'épopée européenne, sans diluer la part de responsabilité de chaque auteur.

De grands médiévistes, comme F. Lot, R. Lejeune ou R. Louis, se sont attachés à préciser la nature des faits historiques susceptibles de rendre compte du plus grand nombre d'aspects d'un poème, laissant de côté la théorie des origines germaniques mais reprenant le thème d'une tradition à la fois lyrique et narrative ininterrompue. Pour F. Lot, Raoul de Cambrai, dans sa première partie (jusqu'à la mort de RaouL) est « né des événements. Et Bertolai est, au moins symboliquement, son auteur ou sa caution ».

En 1960 Ramon Menendez-Pidal, faisant le bilan de la longue histoire du traditionalisme et exploitant des données nouvelles, comme celles de la Nota, apportait un point d'orgue dans ce domaine. Il mettait l'accent sur le parallélisme entre l'histoire savante - celle des chroniques - et l'histoire chantée, en langue vernaculaire : cette dernière, qui propose une information versifiée, est, comme l'autre, contemporaine des événements ; elle subit de nombreuses altérations au cours de ses renouvellements, et la dimension narrative et poétique prend de plus en plus d'importance. Les différentes versions de la Chanson de Roland et les indications de la Nota permettent ainsi de reconstituer un Cantar de Rodlane primitif, aboutissement d'une série très longue de récits célébrant le même événement.



B) Les individualistes. - Leur chef de file est incontestablement J. Bédier qui, dans ses Légendes épiques (1908-1913), a eu l'immense mérite de s'attacher de toutes ses forces aux textes que nous possédons, d'en faire de lumineuses exégèses, et de mettre en évidence la notion de poète créateur. Avec lui, la thèse individualiste met d'abord l'accent sur le respect dû à la chanson conservée

- seul document sûr - et incite à la méfiance à l'égard de toute reconstitution.

Mais Bédier doit aussi expliquer comment, à ses yeux, l'histoire de l'épopée médiévale commence avec les premiers textes manuscrits dont il retarde le plus possible la date - et expliquer pourquoi un souvenir historique

- le guet-apens de 778 par exemple - est parvenu à la connaissance d'un poète qui l'a transformé par la magie de son art.



Aux yeux du critique, tout part des routes de pèlerinage - « Au commencement était la route... » car c'est dans les sanctuaires, où les clercs ont accès aux documents historiques, que sont élaborées des traditions légendaires, étayées par les reliques des héros montrées aux pèlerins ou aux voyageurs : ces traditions, reprises par les jongleurs, donnent, grâce à eux, naissance aux chansons de geste. Ainsi d'Aix-la-Chapelle, où l'on pouvait vénérer les reliques de la Passion, celles mêmes que célèbre le Voyage de Charlemagne à Jérusalem ; ainsi de Vézelay, où l'on honorait la Madeleine, comme le fait Girart de Roussillon. Les grands itinéraires de pèlerinages, Saint-Gilles-du-Gard, Rome, Saint-Jacques-de-Compostelle, sont parsemés de sanctuaires qui ont pu exercer une telle fonction de témoignage d'un passé glorieux et de stimulation à l'égard de l'activité poétique. Ainsi, pour le « voyage de Galice », le Liber sancti Jacobi, composé vers 1150, et qui se présente comme le guide du pèlerin, donne des indications sur les lieux où sont conservées les reliques des preux de Roncevaux : si l'on prend la route de Toulouse (qui longe la Méditerranée en venant de Saint-GilleS), il faut rendre visite « au corps du bienheureux confesseur Guillaume... qui par son courage et sa vaillance soumit, dit-on, les villes de Nîmes et d'Orange » ; si l'on passe par Bordeaux, on verra « le corps du bienheureux Roland, martyr », ainsi que son olifant : l'un se trouve à Bordeaux, l'autre à Blaye.



Pour Bédier, il n'existe donc pas de tradition épique, née avec les événements, qui ait porté jusqu'au xr siècle leur souvenir; des « essais » épiques ont pu avoir lieu, mais ils ne sauraient se comparer aux cbefs-d'ceuvre (Bédier pense surtout au RolanD) qui naissent du génie de poètes trouvant leur matière dans la conjonction du savoir des clercs et de légendes entretenues par eux en des lieux déterminés. L'apôtre de l'individualisme, dont la pensée fut continuée en France par A. Pauphilet et en Italie par A. Viscardi, est un critique précieux des hypothèses formulées parfois avec trop d'audace par les traditionalistes sur les formes précises qu'a pu prendre l'activité légendaire avant les textes conservés : il se montre à son tour léger dans l'affirmation d'une nouveauté radicale de la chanson de geste au xic siècle et dans la systématisation de l'apport des légendes cléricales. Elles font parfois défaut (Gormont et IsembarT) ou ont été composées après coup (Liber sancti JacobI).



C) Autres théories. - Proche de l'explication individualiste en tant qu'elle suppose une origine savante est l'hypothèse des origines latines, défendue avant 1940 par M. Wilmotte et G. Chiri, qui cherche à établir une relation entre l'épopée carolingienne (Waltharius, qui célèbre les exploits de Gautier d'Aquitaine, De Bello Parisiacae urbis, d'Abbon, consacré à la guerre contre les NormandS) et la chanson de geste. En fait, si de telles ouvres du rxe siècle sont incontestablement épiques, elles se situent dans la tradition virgilienne, et aucune comparaison stylistique précise ne peut être réalisée.

Enfin, intermédiaire entre la position des successeurs de Bédier et le néo-traditionalisme de Menendez-Pidal, l'explication conciliatrice exposée par P. Le Gentil dans sa Chanson de Roland (1955), associe l'idée d'une activité légendaire aux formes multiples qui relie l'événement historique et les textes épiques, à celle d'une activité épique latente (XIe sièclE), dont les essais ont précédé et préparé les chefs-d'ouvre qui nous sont parvenus.



D) Essai de bilan. - Depuis les années 1960, la question des origines a cessé de mobiliser les énergies des critiques, mais les orientations suivies depuis lors (structuralisme de J. Rychner ; accent mis sur l'oralité par P. Zumthor ou sur la cohésion des familles de manuscrits par M. DelbouillE) ont nourri, serait-ce de manière indirecte, la réflexion sur la question et permettent de préciser quelques éléments. Sans qu'on puisse justifier de manière rigoureuse le fait qu'un événement déterminé frappe les mémoires, il apparaît que les chansons de geste sont liées à des faits historiques ou à d'autres textes épiques qui s'y rattachent.

Le souvenir de ces événements a été célébré d'abord oralement, comme ces poèmes barbares dont Eginhard nous dit que Charlemagne voulait les confier à l'écrit, de façon à ce que le souvenir n'en disparaisse pas. Certains textes historiques en présentent des résumés (les Histoires de Grégoire de TourS), et l'épopée anglo-saxonne ou germanique en a conservé la trace : l'histoire de Gautier d'Aquitaine existe avant l'an mille dans ces deux traditions (Waldereet WalthariuslieD).



Si le constat de l'existence de remaniements dans la tradition épique conservée (Roland d'Oxford et Rolands rimes, par exemplE) nous permet d'affirmer avec certitude qu'aucun poème ne nous est parvenu dans sa version originale - Bédier lui-même concédait que « la Chanson de Roland n'est pas un commencement » - rien ne nous empêche de penser que le travail d'élaboration des « procédés narratifs », de la « rhétorique » et de la « poétique » de nos chansons a commencé bien avant que des textes, antérieurs de toute façon aux versions conservées, soient confiés à l'écriture. La distinction observée par Le Gentil entre activité légendaire et activité épique latente n'a donc pas de raison d'être. Il est en effet impossible de produire des témoins marquant le passage d'une sorte de consignation de l'événement par le chant - 1' « histoire versifiée » dont parle Menendez-Pidal - à l'élaboration proprement épique; en revanche, la vraisemblance suggère une très longue élaboration des procédés qui, présents dans le Fragment de La Haye (début du XIe sièclE), se sont constitués auparavant dans une tradition orale. Sans doute n'aurons-nous jamais d'information précise sur les étapes de cette gestation ; nous savons seulement qu'au rx< siècle, on se préoccupait déjà de confier à l'écrit les chants en l'honneur des vieux rois.

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