Essais littéraire |
C'était la belle époque: celle où la France écoutait alors ce que la « nouvelle histoire » lui disait de ses origines, de son passé, du monde qu'elle avait en quelque sorte perdu. Elle sortait tout juste des « trente glorieuses » - pour reprendre le titre d'un ouvrage du sociologue Jean Fourastié ', lequel devait connaître une forme particulière de postérité, celle qui fait d'une formule une expression du langage courant. Les « trente glorieuses » était une référence au « trois glorieuses », ces journées de juillet 1830 qui, avec une économie de moyens - quelques morts seulement, chose rare en ce xix1 siècle français si riche en sanglantes journées insurrectionnelles -, substituèrent à la monarchie restaurée des Bourbons la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe. En trente ans, de 1946 à 1975, sans révolution autre qu'industrielle et financière, la France terrienne et agricole avait connu, selon Fourastié, une mue sans réelle équivalent parmi les autres pays occidentaux et qui 1 avait hissée aux premiers rangs des puissances exportatrices industrielles et agro-alimentaires. Le coût humain de cette révolution semblait brutalement lourd : Mai 1968 avait révélé le malaise de jeunes générations étudiantes mais aussi ouvrières, arrachées au monde des campagnes et jetées dans l'univers des habitations à loyer modéré (hlM) aux périphéries usinières de villes dont l'urbanisation avait été aussi rapide que mal maîtrisée. Les « nouveaux historiens » - Georges Duby, Pierre Goubert, Emmanuel Le Roy Ladurie, entre autres - racontaient une histoire inédite, qui différait de celle des rois et de leurs batailles : l'histoire d'une civilisation agricole et rurale qui, par la permanence du peuplement et la stabilité de sa paysannerie, avait duré jusqu'il n'y a guère. Une histoire de sans-grade, de paysans, de tenures, de rentes, de droits et de révoltes. Chacun, dans ces savants travaux historiques devenus autant d'ouvrages destinés à un succès éditorial certain, pouvait retrouver ses racines, fleurer la vie entr'aperçue chez les grands-parents. De grandes synthèses rencontraient alors un large écho - tels les quatre volumes de l'Histoire de la France rurale, dont la publication commença en 1975 et qui, des origines aux années soixante-dix, retraçaient, sous la direction d'un professeur au Collège de France - Georges Duby - et d'un inspecteur général de l'Agriculture - Armand Wallon -, ce qu'avait été la France de nos campagnes6. Le propos était historique, narrant sinon l'immobilisme des structures, du moins leur lente évolution, puis les bouleversements advenus sur le tard. De géographie, il n'était en quelque sorte question qu'au niveau descriptif du milieu où s'était jouée cette histoire. Une approche qui avait un précédent illustre. Sous une me République soucieuse d'ancrer sa légitimité dans l'histoire séculaire du pays, Ernest Lavisse, coordinateur de l'impressionnante Histoire de France depuis les origines jusqu'à la Révolution (1903-1911), avait demandé à Vidal de La Blache, un géographe passé depuis lors à la postérité comme le fondateur de l'école géographique française, d'ouvrir l'entreprise par un premier volume, le célèbre Tableau de la géographie de la France: l'attention y était presque exclusivement portée aux formes du relief et aux paysages ruraux. La géographie, à laquelle très tôt la République fit sa place dans les enseignements des écoles de garçons comme dans celles de filles, devenait, avec Vidal de La Blache, entre les sciences naturelles et les sciences sociales, une méthodologie spécifique de l'observation du terrain visant à dégager «l'ensemble des traits qui caractérisent une région afin de permettre à l'esprit d'établir une liaison ». Rapidement l'école fit de la géographie - qui, pour mieux se démarquer de l'histoire, abandonnait à la curiosité de celle-ci les phénomènes politiques - une sorte de science républicaine particulière : elle était destinée - par la réponse qu'elle apportait à la question fondatrice de Vidal de La Blache : comment un fragment de surface terrestre peut devenir d'abord une contrée politique, puis une patrie - à faire l'hagiographie du territoire national. Quoi qu'elle en eût, la géographie se vit assigner un statut ancillairc au regard de l'histoire, qui se réservait la meilleure part, celle de l'évolution, des transformations, des ruptures. D'un côté l'espace immuable, de l'autre le temps évolutif. Ce que Lucien Febvre explicita dans les années vingt en des termes qu'il pensait sans appel : « Le sol, non l'État: voilà ce qui doit retenir la géographie. Quant au reste, libre à tous de puiser dans les travaux des géographes... pour des fins qui ne sont pas géographiques. » Le scandale fut grand lorsque le géographe Yves Lacoste publia, comme on jette un pavé dans la mare, La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre7.Il fut tel que beaucoup crurent lire et entendre qu'elle ne servait qu'à faire la guerre. Assurément, Yves Lacoste, exhumant le refoulé d'une discipline, insistait sur la part qui longtemps revint à la géographie dans le contrôle militaire de l'espace. Point ne lui était besoin d'insister sur les premiers pas cartographiques de la discipline, lorsque l'établissement de cartes était le fait d'officiers, ni de s'appesantir sur le célèbre passage du De la guerre de Cari von Clausewitz (1780-1831), érigé par la postérité en père de la stratégie moderne : « Le territoire avec son espace et sa population est non seulement la source de toute force militaire, mais il fait aussi partie intégrante des facteurs agissant sur la guerre, ne serait-ce que parce qu 'il constitue le théâtre des opérations. » Il lui suffisait seulement de porter son regard sur l'actualité la plus immédiate. En Asie du Sud-Est, une guerre contre le communisme nationaliste, commencée en Indochine par la France en 1945, puis poursuivie au Sud-Vietnam par les États-Unis, se terminait. Elle avait été conduite, dans les dernières années, par le secrétaire d'État Henry Kissinger. Cet ancien professeur de sciences politiques à Harvard avait beaucoup réfléchi, à partir de ses travaux sur le Congrès de Vienne de 1815 et l'équilibre des puissances qui y avait été fixé sur les ruines de l'empire napoléonien, à la géopolitique - c'est-à-dire à l'application d'un raisonnement géographique à l'objet politique par excellence qu'est l'exercice de la puissance d'un État. Yves Lacoste n'ignorait pas que dans la conduite de la guerre américaine au Vietnam, l'état-major américain avait fait son miel de quelques grandes thèses françaises de géographie humaine consacrées à l'Indochine, notamment pour déterminer les frappes spécifiques des digues du delta du Fleuve rouge. Ces frappes étaient destinées à fragiliser les digues avant la saison des crues et dans l'espoir qu'elles se rompent plus tard sous la poussée des eaux, sans que la responsabilité puisse alors en incomber à des campagnes de bombardements intervenues plusieurs mois auparavant. La guerre du Vietnam, disait Yves Lacoste, est une guerre de part en part menée selon un raisonnement géographique : elle visait à transformer la disposition physique des sols, à détruire la végétation, à provoquer volontairement de nouveaux processus d'érosion, à bouleverser des réseaux hydrographiques pour assécher les puits et les rizières, à modifier, par là même, la répartition spatiale de peuplements en pratiquant le regroupement et l'urbanisation forcée dans des « hameaux stratégiques » sous haut contrôle. L'ampleur des moyens prouvait une utilisation de la géographie sans commune mesure avec l'amateurisme des guérillas d'un tiers-monde saisies par la théorie des « foyers » paysans insurrectionnels qu'avait confectionnée Che Guevara. Ce type de raisonnement géographique se caractérisait par une approche « multiscalairc », jouant sur la saisie globale et conjointe d'une réalité à des échelles différentes. Cette approche, Yves Lacoste y attachait une importance particulière, montrant que trop souvent, la géographie universitaire s'était contentée d'échelles aseptisées, qui lui permettait d'échapper ainsi à la saisie de phénomènes politiques, financiers, industriels qu'elle laissait soigneusement à d'autres disciplines. Et cela, au terme d'une formidable opération de forclusion, de refoulement de sa propre nature politique. Car si les premiers usagers de la géographie furent des officiers, lorsque la géographie universitaire se développa, particulièrement après la guerre de 1870, toute à sa tâche éminemment idéologique et politique de « montrer la patrie », elle s'intéressa aux reliefs et aux paysages, mais jamais, pour ainsi dire, aux phénomènes industriels ou urbains, à la répartition spatiale du capital, en quelque sorte. Or, selon Yves Lacoste, l'école géographique française avait pour pères fondateurs deux géographes pourtant frottés de politique : Elisée Reclus, d'abord, qui, dans La Terre et les Hommes, avait, dès 1905, pour postulat que « la "lutte des classes", la recherche de l'équilibre et la décision souveraine de l'individu, tels sont les trois ordres de faits que nous révèle l'étude de la Géographie sociale » ; Vidal de La Blache ensuite, qui, en 1916, dans La France de l'Est, justifiait, face aux hésitations des Alliés arguant de la culture germanique de l'Alsace et de la Lorraine, le rattachement à la France de ces deux régions. Il le faisait par un raisonnement géographique mobilisant le politique, l'économique et le social, en s'attardant sur tout ce qu'il avait exclu de son Tableau au prétexte que cela relevait des historiens : la civilisation urbaine, le rôle des bourgeoisies et leur stratégie d'industrialisation, l'origine des capitaux et leur aire d'investissement, voire « les relations entre les classes ». Deux beaux exemples de ce qu'Yves Lacoste appelait alors de ses voux conclusifs : une «géographie active», qui aide à penser les crises, qui sache « penser l'espace pour savoir s'y organiser, pour savoir y combattre ». Cette insistance nouvelle sur l'enjeu politique de l'espace, on pourrait croire qu'elle fut immédiatement entendue. La France des années soixante-dix commençait à mal vivre les fruits d'une croissance bientôt en panne et dont la rapidité avait été payée au prix fort : migrations sociales intérieures, urbanisation trop rapide, désertification accélérée des campagnes, transformation d'une paysannerie - en voie de disparition - en classe d'ouvriers dits « spécialisés » puisque ironie de leur sort, faute justement de spécialisation autre que celle de quelques gestes indéfiniment répétés, ils fournissaient alors la main-d'ouvre d'une industrialisation rigide. Ces années-là resteront celles des luttes sociales pour « vivre et travailler au pays », c'est-à-dire dans des régions où le capital ne s'investissait pas, faute d'infrastructures ou du fait de coûts de transport jugés trop élevés,- celles de la prise de conscience qu'une région parisienne tentaculaire finirait par étouffer initiatives comme productivité ; celles de la nécessité publiquement reconnue d'un aménagement du territoire afin que la France s'enrichisse de grandes métropoles régionales dans un espace plus équilibré. La désertification de l'espace apparut contre-productive, à l'heure d'échanges européens qui s'effectueraient, du fait de l'ouverture des frontières, croyait-on, plutôt entre régions qu'entre États. Dans ces grands débats, la géographie universitaire pas plus que la « géographie active » d'Yves Lacoste n'eurent leur part. La postérité de La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre est ailleurs. Paradoxalement, elle ne se situe pas dans des luttes sociales qui avaient alors la sympathie de l'auteur, mais plutôt dans une culture nouvelle de l'État, voire d'une certaine opinion politique. Dans le cours de sa démonstration, Yves Lacoste rappelait qu'il était une géographie qui s'était attachée à l'objet politique, au sens de la puissance et de la survie de l'État : la géopolitique allemande, ouvre de Friedrich Ratzel (1844-1904), l'auteur d'une Anthropogeographie et d'une Politische Géographie et surtout l'inventeur de la notion d'espace vital (lebensrauM) ; notion dont le général géographe Karl Haushofer (1869-1946), dans l'espoir de convaincre les dirigeants du nr Reich que la géopolitique est « la conscience politique de l'État», allait faire la synthèse, métissée de vues, développées par le britannique Halford Mackinder (1861-1947), sur l'importance des océans dans la définition de ce qui, selon les époques, serait la région-pivot de la politique mondiale (l'heartlanD). Le fourvoiement de la géopolitique allemande ne devait pas, soulignait Yves Lacoste, obérer la nécessité d'un raisonnement géographique appliqué à l'action, qui sache inscrire dans l'espace les phénomènes temporels de l'histoire. De fait, cette dimension de la « géographie active », pourtant signalée comme en passant par l'auteur, allait connaître un succès certain. Les années soixante-dix et les années quatre-vingt furent, en France, décisives pour la réflexion du gouvernement et de l'état-major des armées sur l'identité véritable de la puissance nucléaire nationale. L'équilibre entre les deux superpuissances américaine et soviétique évoluait brutalement, reléguant le sentiment de stabilité à l'ombre de la menace nucléaire de destructions mutuelles et massives - donc la possibilité pour la France d'une position tierce entre elles deux, qui avait porté toute la stratégie gaullienne d'armement atomique de l'Hexagone. L'initiative de défense stratégique lancée par le président américain Ronald Reagan (autrement appelée la « guerre des étoiles ») d'abord, l'effondrement de l'empire soviétique ensuite bouleversaient la place qu'un armement nucléaire de frappe unique pouvait occuper. Les projets du président américain Ronald Reagan modifiaient du tout au tout les scénarios nucléaires : les États-Unis n'accumuleraient plus des armes de combat destinées à ne jamais servir, tant leurs charges, qui auraient détruit indistinctement les objectifs militaires de l'adversaire et leur environnement civil, dissuadaient l'ennemi d'attaquer. Ils annonçaient la production d'armes à énergie dirigée, satellisées, lesquelles, à la vitesse de la lumière et à titre préventif, frapperaient à des milliers de kilomètres et sur d'autres continents, des objectifs-cibles avec la précision d'un scalpel. L'Europe se mit alors à craindre son « découplage » d'avec les États-Unis, des destructions sélectives de la part de l'Union soviétique trouvant leur réponse dans des frappes américaines équivalentes, sans engagement américain en profondeur sur le théâtre des opérations. Or, la France, qui affirmait que l'Allemagne relevait désormais pour sa propre sécurité de son « théâtre de l'avant» - puisque les Soviétiques y déployaient, dans sa partie orientale, des missiles SS20 -, ne disposait pour toute riposte que d'une frappe unique et massive. Lorsque l'empire soviétique s'effondra à partir de 1989, la situation, si clic se renversa, ne se modifia pas sur un plan : faute d'adversaire clairement identifié, l'armement nucléaire français devait être redéfini dans ses fonctions, donc dans son identité; il devait devenir un élément de la panoplie européenne. La France réintégrait à terme l'OTAN, qu'elle avait quitté en 1965. Ces questions stratégiques avaient assez rapidement déborde les cercles restreints des décideurs pour devenir des débats publics dans une opinion qui redécouvrait, ici comme ailleurs, l'importance des données et contraintes géographiques. Des guerres allaient, en conséquence de l'effondrement de l'empire soviétique, éclater aux confins de la Russie et en Yougoslavie. La disparition du bloc des démocraties populaires, telle une brutale décongélation, mettait au jour des différends frontaliers ravivant des conflits d'intérêts que la chape de la guerre froide avait fait croire d'un autre âge. La géographie faisait brutalement retour dans la conscience citoyenne, jusque dans des expressions communes. Ainsi, la combat de l'Intelligence contre le totalitarisme soviétique dans les années soixante-dix et quatre-vingt, imposa dans les pays de l'Ouest la figure morale de la « dissidence » qui livrait des combats singuliers contre les régimes marxistes-léninistes. Or, que disait la dissidence, sinon son refus du partage de l'Europe en deux sphères d'influence, la commune appartenance de leurs petites nations à la culture démocratique européenne. C'est dans ces années-là qu'à l'expression « Europe de l'Est », qui signifiait l'acceptation du partage masquée en déploration des contraintes géographiques, commença à se substituer celle d'«Est de l'Europe», qui marquait l'unité historique, culturelle, anthropologique d'un continent, que l'occupation soviétique n'avait pu effacer. Manière nouvelle d'appréhender, dans le cours du monde, les liens entre la géographie, l'histoire et la politique. Le réel bouleversement au cours de ces années ne fut pas seulement la multiplication des engagements de la France sur des théâtres d'opérations autres que ceux induits par son ancien statut de puissance coloniale, ce fut la perception, dans les médias et l'opinion, de ces interventions en termes de géopolitique, et non plus seulement de liens historiques. Yves Lacoste fut invité à enseigner aux officiers. Dans le même temps, le public réservait un bon accueil à quelques publications. Si la revue de géopolitique Hérodote, lancée par Yves Lacoste peu de temps après la parution de La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre, rencontra un écho croissant, quelques succès éditoriaux furent marquants : celui notamment de Y Atlas stratégique* de Gérard Chaliand - auteur d'études sur les mythes révolutionnaires du tiers-monde et sur les stratégies de la guérilla - et de Jean-Pierre Ragcau qui, grâce à des cartes établies à partir de différents atlas nationaux plaçant tous, comme il se doit, chaque pays d'origine au centre des différentes représentations du monde, révélèrent combien certains états totalitaires ou dictatoriaux pouvaient avoir du monde alentour une vision obsi-dionale qui leur dictait une expansion sécuritaire. Mais d'autres ouvrages rencontrèrent également un fort écho éditorial, notamment ceux de deux cofondatcurs d'Hérodote avec Yves Lacoste, dont ils avaient été les élèves - Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique de Michel Foucher9: s'intéressant à l'invention des frontières, il rappelait que ces dernières n'étaient en rien naturelles, mais qu'elles étaient le produit de rapports de force politiques tels que l'histoire les a façonnés dans l'espace. Publié en 1988, l'ouvrage allait bientôt voir se vérifier la pertinence de ses analyses, non seulement par la chute du « Mur de Berlin », mais par l'éclatement sanglant de la Yougoslavie. En 1990, alors que l'Allemagne s'engageait dans une unification plus rapide que prévue par les chancelleries, Michel Korinman, dans Quand l'Allemagne pensait le monde. Grandeur et décadence d'une géopolitique 10, dressait le portrait d'une nation que sa position géographique transformait nécessairement en nation de géographes, voire de géopoliticiens, dont les conceptions avaient de tout temps eu des implications, voire des conséquences pour le reste de l'Europe. Ces succès éditoriaux égalaient ceux qu'avaient connus nombre d'ouvrages signés par les « nouveaux historiens ». Pour cause. La lecture de l'ouvrage de Michel Korinman rappelait à qui voulait bien s'en souvenir que les pères fondateurs de la « nouvelle histoire » - Lucien Febvre et Marc Bloch -, avaient été envoyés à l'université de Strasbourg au lendemain de la Première Guerre mondiale, afin que, dans cette vitrine de l'Université française face à son éternelle rivale allemande, enseignassent quelques-uns des esprits les meilleurs et les plus pionniers que la France comptait alors. Ils y avaient conçu la revue des Annales en réaction à l'histoire politique et nationale étriquée, en ouverture aux autres disciplines. Découvrant les théories géopolitiques de Friedrich Ratzei, Lucien Febvre, dans un ouvrage paru en 1922, La Terre et l'Évolution humaine. Introduction géographique à l'histoire, critiquait ce qu'il percevait comme un déterminisme étroit du politique (objet d'histoirE) par le sol (objet de la géographiE). Le dialogue entre l'histoire et la géographie une nouvelle fois avortait. Il demeura sans véritable suite, calant la géographie française dans l'approche vidalienne des reliefs et des paysages, réservant à l'histoire la part, jugée belle, de la temporalité des phénomènes dans l'espace. De cette étrange alliance, ou plutôt subordination, on connaît, et voit, désormais le paradoxal dénouement. Fernand Braudel, qui, grâce à sa thèse soutenue sous la direction de Lucien Febvre et consacrée à La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l'époque de Philippe u, acquit une réputation internationale dès la fin des années cinquante, inscrivait la part de la géographie dans ce qu'il appelait « l'histoire immobile » : celle du temps long des soubassements, monde de la répétition des saisons, de la permanence du milieu, autrement qualifiée de « temps géographique ». Ce qui ne l'empêchait pas, soulignait Yves Lacoste n avec malice, d'intégrer dans la première partie de sa thèse consacrée à la géographie physique, donc au « déterminisme » du milieu, tout ce qui permit aux hommes d'y échapper: les axes de circulation terrestre comme maritime, les contraintes et techniques de navigation, les fonctions urbaines, les formes de peuplement, celles de l'organisation sociale et politique. II allait jusqu'à conclure que « la Méditerranée n'a d'unité que par le mouvement des hommes, les liaisons qu'il implique, les routes qui le conduisent». Braudel, de fait, appliquait à l'histoire un raisonnement géographique, jusque dans sa définition des civilisations : « Une civilisation est, à la base, un espace travaillé, organisé par les hommes et l'histoire. C'est pourquoi il est des limites culturelles, des espaces culturels d'une extraordinaire pérennité. » Ce qu'il résuma ailleurs en d'autres termes : « Les civilisations peuvent toujours se localiser sur une carte. » Il est donc d'autant plus remarquable que ce type de raisonnement géographique se perdît par la suite dans l'ouvre de Braudel. Lorsque - à l'image d'une « nouvelle histoire » qui, née dans les années vingt, du refus du cadre étouffant de l'histoire politique nationale, achèvera son cycle dans la multiplication, au cours des années quatre-vingt, des « Histoires de France » - Fernand Braudel publiera son Identité de la FranceT, il reviendra à une conception étroite de la géographie, réduite à sa part physique de cadre contraignant des phénomènes. De sa définition d'autrefois des civilisations - «des espaces qui contraignent l'homme et sans fin sont travaillés par lui » -, il retient désormais plutôt la première proposition, au point de se demander si ce n'est pas d'abord la géographie qui a fait la France. La France se trouve géographiquement réduite à son relief, son climat, ses paysages. Tant il est vrai, affirme Braudel, que « la géographie est une opération concrète s'il en est: ouvrir l'oil, partir de ce que l'on voit, de ce que chacun peut voir » ; son « élément décisif », c 'est « la terre, la nature ou le milieu ». Nous voici, à dix ans d'intervalle, aux antipodes de La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre. Deux ouvrages, deux dates qui marquent bien les ambivalences françaises. D'un côté, une « nouvelle histoire » qui s'est refermée sur l'Hexagone, sa mémoire, son patrimoine, et dont la part qu'elle fait à la géographie satisfait, chez les lecteurs et dans l'opinion, la nostalgie d'une nation hier encore rurale et qui ne doutait pas encore de son identité de puissance industrielle à l'heure où l'intrication dans les processus politiques, économiques, financiers et sociaux à l'échelle mondiale, lui révèle que la souveraineté ne s'exerce plus strictement ni totalement dans un espace national désormais ouvert aux vents du large. De l'autre, une géographie qui, grâce aux travaux pionniers d'Yves Lacoste, est devenue pour partie géopolitique, c'est-à-dire compréhension et explication des problèmes extra-nationaux, des théâtres d'opération où la France, par son rang de puissance militaire et économique mondiale et la perception qu'elle en a, doit de plus en plus se projeter - guerre du Koweït, guerre dans 1 ex-Yougoslavie, pour ne retenir que quelques exemples où les pertes en hommes imposent que soit expliqué à l'opinion publique pour quelles raisons, pour quelles valeurs, pour quels intérêts des concitoyens doivent ainsi risquer jusqu'à leur vie. Médiatiquement, au double sens de la présence dans les médias comme des formes de médiation du savoir à destination de l'opinion-citoyenne, les années soixante-dix furent celles des « nouveaux historiens » qui disaient à la France industrialisée de quelle civilisation rurale clic venait; les années quatre-vingt-dix furent celles où, l'histoire redevenant tragique aux frontières, il ne se trouva plus d'historiens pour dire le monde extérieur, mais des géographes géopoliticiens pour aider à le penser. Non pas que l'opinion dénoua pour autant le lien étroit qu'en France politique et mémoire nationale entretiennent à travers le commerce de l'histoire. Mais on vit les émissions télévisées d'histoire s'ouvrirent grand, dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, à des sujets traitant du siècle en des régions et des pays autres que l'Hexagone, tandis que les émissions de géopolitique expliquaient l'intrication de la géographie et du politique en conjuguant les temps de l'histoire : les conflits se multipliaient et revêtaient une nature nouvelle - régionale, nationale et non plus idéologique 1J -, qui portaient sur des territoires disputés au nom de représentations collectives en appelant à l'histoire ou consolidaient des lignes de front sur les limites millénaires d'expansion des aires de civilisations. Le postulat d'Yves Lacoste, vingt ans après, s'avérait : décidément, la géographie, ça sert aussi à comprendre la guerre. |
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