Essais littéraire |
La pensée de Joubert offre à celui qui voudrait la pratiquer deux possibilités, l'une et l'autre grandement attrayantes. L'une consiste à se situer dès l'abord, imagi-nairement, dans la perfection elle-même, ce qui est peut-être la chose la plus agréable que l'esprit puisse accomplir, mais qui a un inconvénient, celui de ne pas tenir compte des réalités déterminées, qui sont toutes imparfaites; l'autre consiste, eiï partant de très loin, c'est-à-dire du monde réel et des déterminations qu'il comporte, à faire le chemin qui va du réel" à l'idéal et du déterminé à l'indéterminé. Dans un cas comme dans l'autre, il ne peut être question de rester dans le monde des déterminations particulières. Cette hypothèse est exclue. Mais dans le premier cas, d'emblée, on est dans l'indéterminé; dans le second, par la pensée, on approche de lui. Dans les deux cas, l'indétermination se présente comme infiniment supérieure à toute détermination, quelle qu'elle soit. Elle est parfaite, elle est divine. Elle se confond avec la Divinité, ou en est le principal attribut. Elle est antérieure à toutes déterminations, car celles-ci ne sont que des limitations arbitraires faites dans l'infinité de sa réalité indéterminée. Il y a donc une priorité absolue de l'indéterminé par rapport au déterminé. Cette priorité absolue fait de l'indéterminé, au moins à nos yeux, une sorte de fond ou de trame infinie. A cette trame, nous donnons le nom d'espace. C'est au sein de cet espace infini que nous voyons se situer, en des lieux déterminés, des formes déterminées. L'espace infini est lui-même sans forme comme sans détermination. C'est dans cette absence de toute forme, spectacle merveilleux, que se dévoilent plus ou moins distinctement les réalités formelles. Elles se présentent comme des découpures apparentes sur la continuité infinie de l'espace. Chaque objet, que ce soient un être humain, un brin d'herbe ou un astre, est comme une plus ou moins petite réalité déterminée se silhouettant sur la vastitude indéterminée. Elle n'a pas d'autre rôle que d'introduire un peu de précision locale dans un ensemble qui est au-delà de toute précision. Elle détermine aussi un mouvement toujours limité dans une immensité assise en elle-même, et qui ne saurait être le sujet d'aucune progression. Le désir humain (vaghezA) est comme une espèce d'élan ou de dilatation par le truchement duquel l'être déterminé s'efforce d'échapper à ses limites naturelles et de se rapprocher de l'indéterminé en s'épanchant dans l'espace. Mais il y a aussi le mouvement inverse. Si l'être déterminé cherche à échapper à sa détermination par une extension indéfinie de lui-même (ce qui serait peut-être aux yeux de Joubert le comportement dangereux de son ami Chateaubriand, sévèrement jugé par luI), il pourrait aussi satisfaire plus raisonnablement son désir en modérant son mouvement et en se rapprochant ainsi de l'idéal de sérénité statique révélé par l'indéterminé divin dans sa nature profonde. Car ce qui se révèle dans l'ensemble illimité de ce qui est, c'est une sorte de simplicité fondamentale, qui non seulement n'a rien de formel, mais rien non plus qui ne soit reposant, heureux, libre de toute contrainte, et nullement dans l'obligation de donner à sa réalité des déterminations quelconques. L'indéterminé, c'est l'espace, c'est Dieu, c'est la lumière, c'est aussi, sans contradiction, la même chose qu'une absence de forme, donc la même chose que ce qui nous apparaît comme le vide ou le néant. S'il en est ainsi, se rapprocher de Dieu ou de l'indéterminé, qui est son visage négatif, n'implique donc pas, comme on aurait pu le croire, un effet, une tension. Ce peut être, au contraire, le ralentissement volontaire de toute activité, même spirituelle, la pudeur qui se dispose comme un voile entre nous-mêmes et les déterminations trop crues, la capacité de créer entre nous-mêmes et tout ce qui est, une distance, un lointain, qui est peut-être le meilleur moyen de faire apparaître la positivité du divin dans la négativité apparente du vide. Dès lors, la pensée la plus déterminée peut s'habituer à arrondir les angles, à espacer les formes, à adoucir les traits, à introduire partout un voile ou un vide. C'est ainsi qu'avec d'infinies précautions, avec une sorte de tendresse, en calmant peu à peu les ardeurs dangereuses ou imprudentes, Joubert s'astreint à ne plus se permettre qu'une pensée presque sans forme, sans objet, qu'il compare lui-même à une harpe éolienne n'exécutant aucun air, mais exprimant de beaux sons. JOUBERT : TEXTES (tirés des Carnets, Ed. Gallimard, 2 vol.) Tout ce qui est beau est indéterminé. (P. 301.) J'appelle espace tout ce qui n'est pas moi et n'est rien de déterminé. (P. 295.) On ne peut imaginer au tout aucune forme, car toute forme n'est que la différence visible et palpable de l'objet qui s'est revêtu d'elle. (P. 131.) L'espace est proprement Dieu, qu'alors, si j'ose ainsi parler, nous ne voyons pas au visage. (P. 451.) L'étendue est le corps de Dieu. (P. 83.) Où est le monde ? Il est en Dieu. (P. 260.) Ce que nous nommons le néant est sa plénitude invisible. (P. 146.) Le fini est dans l'infini, comme le plein est dans le vide. (P. 183.) Se faire de l'espace pour déployer ses ailes. (P. 265.) La pensée se forme dans l'âme comme les nuages se forment dans l'air. (P. 64.) D'abord créer un vide, une place, un lieu. (P. 786.) Ecrire dans l'air. (P. 729.) Au-delà de l'espace plein. (P. 792.) Il faut donc se faire un lointain. (P. 648.) |
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