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En attendant d'être célébrées, dans un esprit un peu différent, par les romans, courtoisie et fin'amor trouvent leur expression unique dans la poésie lyrique des troubadours de langue d'oc, et plus tard des trouvères de langue d'oïl, c'est-à-dire de ceux qui « trouvent » (trobar en langue d'oC), qui inventent des poèmes. C'est une poésie lyrique au vrai sens du terme, c'est-à-dire une poésie chantée, dont chaque poète compose, comme le dit Mar-cabru, l'un des premiers d'entre eux, los motz e'I so, les paroles et la musique. La « canso » Le genre essentiel en est la chanson (canso, terme bientôt préféré à celui de vers employé par les premiers troubadourS), expression de la fin'amor. La canso correspond à ce qu'il est convenu d'appeler le « grand chant courtois »J Les troubles politiques et religieux du temps favorisent en outre la composition de nombreux sirventès (poèmes satiriques ou polémiqueS) et le goût de cette société pour les jeux littéraires et la casuistique amoureuse donne naissance à de nombreux jeux-partis, dans lesquels deux poètes débattent d'une question posée par l'un d'eux dans la première strophe, ou à des tensos, qui en sont proches. Mais les troubadours, à la différence des trouvères, manifestent peu d'intérêt pour d'autres genres lyriques moins sophistiqués, peut-être plus proches d'une poésie populaire, échappant en tout cas partiellement par leur nature même aux conventions courtoises. C'est pourquoi il sera question de ces genres à propos de la poésie de langue d'oïl, et l'on n'envisagera pour l'instant que la canso. Celle-ci est un poème de quarante à soixante vers environ, répartis en strophes (coblaS) de six à dix vers, et terminé généralement par un envoi (tomadA) qui répète par les rimes et la mélodie la fin de la dernière strophe. Le nombre des strophes ne doit pas dépasser six. Toutes sont construites de la même façon. Les vers peuvent être de longueur différente. Le schéma métrique et l'agencement des rimes, souvent complexes, doivent en principe être originaux, comme la musique/- une monodic modale fortement marquée par le chant grégorien, qui sous une ligne mélodique assez simple joue avec beaucoup de recherche de l'expressivité des mélismes. Les rimes à l'intérieur de chaque strophe sont assez nombreuses chez les troubadours, le plus souvent quatre, alors que les trouvères se contenteront de trois, voire de deux rimes. Ces rimes peuvent être identiques de strophe en strophe tout au long de la chanson (coblas unissonanS), changer après chaque groupe de deux strophes (coblas doblaS) ou à chaque strophe (coblas singularS). On pratique la rime estramp, isolée dans la strophe et dont le répondant se trouve à la même place dans la strophe suivante. On fait rimer des mots entiers, on fait revenir à la rime le même mot à la même place dans chaque strophe. Le dernier vers d'une strophe peut être répété au début de la suivante (coblas capfinidaS),] procédé cher à la poésie galicienne-portugaise avant de devenir habituel dans nos chansons populaires, mais auquel/les troubadours préfèrent les fins de strophes identique. (coblas capeaudadaS). La complexité du système des rimes, le nombre de celles-ci à l'intérieur de chaque strophe qui rend plus difficile la perception de leurs harmonies, le procédé de la rime estramp, qui a pour résultat que la sonorité du premier mot, oubliée, ne retentit plus dans l'oreille quand vient enfin celui qui rime avec lui : tout cela a pour résultat que l'entraînement de la rime, son effet de ritournelle, la facilité de sa mélodie, son côté « bijou d'un sou » dont se plaindra Verlaine, disparaissent presque complètement au profit d'une construction linguistique essentiellement délibérée et réfléchie. Le jeu stylistique A cela s'ajoutent le style et le ton de cette poésie. La langue est tendue, l'expression parfois compliquée à plaisir, plus souvent elliptique ou heurtée avec, jusque dans les sonorités parfois, une recherche de la rugosité plus que de la fluidité. Beaucoup de troubadours paraissent rechercher le choc et l'accumulation des consonnes, les vers composés d'une succession de monosyllabes, tout ce que condamnera Malherbe. Ainsi Peire d'Auvergne, multipliant les dures allitérations en br et les rappels de sonorités (blanc, branC) dans l'attaque d'un poème où tout se veut déconcertant : le laconisme brutal au point d'en être obscur de la métaphore du « savoir qui pousse en branches », l'image audacieuse de la brise « blanche » qui « brunit », l'insolite des formes verbales systématiquement choisies pour l'ambiguïté qu'elles présentent avec les substantifs correspondants (branc, bruoill, fruich'), le paradoxe d'une floraison automnale : Dejosta'l breus joms e'is loties sers, Au temps des jours brefs, des longs soirs, Quan la blanc'aura brunezis, quand la blanche brise brunit, Vuoiïl que branc e bruoill mos sa- je veux que pousse en branche, en bers surgeon, mon savoir D'un nou joi qe'm fruich'e'm floris. d'une joie nouvelle qui pour moi devient fruit et fleurit. La célèbre chanson de la « fleur inverse » de Raimbaud d'Orange est encore plus étourdissante. Les mêmes huit mots occupent la même place à la rime dans les six strophes, ce qui suppose déjà une certaine virtuosité. Mais, en outre, ce ne sont même pas tout à fait les mêmes mots. L y a de menues variantes. On trouve ainsi enversa (« inverse », adjectif féminiN) dans les strophes impaires et inverse (j' « inverse », première personne de l'indicatif présent du verbe inverseR) dans les strophes paires ; le pluriel tertres dans les strophes impaires et le singulier tertre dans les strophes paires, etc. A l'intérieur de chaque strophe, aucun vers ne rime avec un autre. C'est dire que ces rimes n'en sont pas pour l'oreille et que la jouissance qu'elles procurent est purement intellectuelle. A cela s'ajoutent la rugosité des sonorités et les paradoxes d'une expression elliptique et contournée. Voici la première strophe de ce poème : Er resplan la Hors enversa Voici que resplendit la fleur inverse l'els Irencans ranex e pels tertres. sur rocs rugueux et sur tertres. Quais Hors ? Neus, gels et conglapis, Quelle fleur ? Neige, gel, givre, Que cotz c destrenh e trenca, qui frappe, tourmente, tranche, Don vey morz quils, critz, brays, sis- à cause de quoi je vois morts pépie- clcs ments, cris, bruits, sifflements Pels fuels, pels rams e pels giscles. en feuilles, branches, jeunes pousses. Mas mi te vert e jauzen joys, Mais me tient vert et joyeux Joie Er quan vey secx los dolens croys. quand je vois desséchés les tristes méchants. Le comble de la sophistication dans la disposition des rimes est atteint par la chanson Lo ferm voler q'el cor m'intra (« Le ferme vouloir qui m'entre dans le cour ») d'Arnaud Daniel, communément désigné comme sa « sextine » et qu'il appelle lui-même sa « chanson d'ongle et d'oncle », où, au long des six strophes, les six mots à la rime (intra, ongla, arma, verga, oncle, cambrA) permutent selon une loi compliquée. « Trobar clus, trobar rie, trobar leu » ées 1170, certains troubadours, tel Raimbaud d'Orange, ont recherché l'hermétisme en pratiquant le trobar dus, c'est-à-dire la création poétique « fermée », obscure. D'autres, parmi lesquels le plus illustre est Bernard de Ventadour, préfèrent un style plus accessible, « léger » (trobar leU). Dans un débat qui l'oppose à Raimbaud d'Orange, Guiraut de Bornclh se réjouit ainsi que ses chansons puissent être comprises même par les simples gens à la fontaine. Enfin, le trobar rie (« riche »), dont le meilleur représentant est Arnaud Daniel, qui relève aussi, cependant, du trobar clus, semble jouer avec prédilection de la somptuosité de la langue et des mots, de la virtuosité de la versification. Syntaxe torturée, haplologics et ellipses, paradoxes et oxymo-res, choc des sonorités et complication de la versification, refus de ce qui est de prime abord flatteur, facile, attendu : la nature particulière de la difficulté recherchée par le trobar dus et le trobar rie paraît refléter et incarner dans le langage même la tension de l'amour et le déchirement du désir qui définissent la Jin'amor, comme aussi les contradictions que vit l'amant poète. Cette interprétation trouve une confirmation chez les troubadours eux-mêmes. Par exemple dans les deux vers par lesquels Raimbaud d'Orange définit et illustre à la fois son activité poétique en relation avec son humeur sentimentale : Cars, bruns et teinz mots entrebesc, Les mots précieux, sombres et colo- rés, je les entrelace, Pensius pensanz. pensivement pensif. Par exemple encore dans les trois adunata par lesquels Arnaud Daniel se définit comme amant et comme poète : Ieu sui Arnautz qu'amas l'aura Je suis Arnaut qui amasse le vent E cas la lebre ab lo bueu et chasse le lièvre avec le bouf E nadi contra suberna. et nage contre la marée. Par exemple enfin dans la conclusion que Bernard Marti donne à l'une de ces chansons et où il assimile l'entrebescar, l'entrelacement des mots du poème à celui de la langue dans le baiser : C'aisi vauc entrebescant Ainsi je vais entrelaçant Los motz e'1 so afînant : les mots et alinant la mélodie : Lengu'entrebescada la langue est entrelacée Es en la baizada. dans le baiser. Toutefois les troubadours, en dehors de passages de ce genre, eux-mêmes elliptiques et ambigus, ne se soucient guère de mettre en valeur, lorsqu'ils s'expliquent sur leur art, cette adéquation entre les déchirements du langage poétique et ceux de la sensibilité amoureuse. Elle ne leur échappe pas - les vers qu'on vient de citer le montrent assez - , mais ils ne l'exploitent pas, comme l'attendrait leur lecteur moderne, dans le sens d'une réflexion sur le langage. Ils préfèrent souligner simplement que l'obscurité du trobar dus leur permet de réserver leur art au petit nombre de ceux qui sont capables de le goûter, aux happy few, et d'en interdire l'accès à la masse des ignorants et des vilains. Aussi bien, le trobar dus, loin d'être le couronnement et l'achèvement du trobar, n'a été qu'une mode passagère. Il disparaît au XIIIe siècle et, dans le nord de la France, les trouvères ne l'ont jamais adopté. L'adéquation du chant et du sentiment C'est donc ailleurs que la poétique des troubadours place son exigence primordiale. Cette exigence paraît être celle de la sincérité. C'est au nom de la sincérité que la rencontre entre le langage poétique et le sentiment amoureux est systématiquement rcchcrchéçj mais sans qu'une telle rencontre passe nécessairement par les équivalents linguistiques du déchirement. On comprend ainsi pourquoi cette poésie si attentive aux raffinements de l'expression ne cherche nullement l'originalité du contenu. Elle ne craint pas d'être répétitive et de redire sans se lasser, chanson après chanson, que le printemps invite à chanter l'amour, mais que ce chant est douloureux dans la bouche de celui qui aime sans être payé de retour. La création poétique, pour les troubadours, vise à se conformer le plus possible à un modèle idéal, tout en y introduisant des décalages et des innovations menus, des subtilités rhétoriques et métriques, et en jouant de l'infinité des variantes combinatoires entre les motifs convenus. Mais cette poétique « formelle », comme on l'appelle depuis un essai fameux de Robert Guiette, ne traduit pas, contrairement à ce qui a été soutenu, un repli du langage sur lui-même et une indifférence au réfèrent. Au contraire, sa monotonie comme son expression tendue semblent la conséquence de l'exigence de sincérité incluse dans les règles mêmes de la poésie. Celle-ci suppose une équivalence, mise en évidence dans une perspective un peu différente par Paul Zumthor, entre les propositions « j'aime » et « je chante » ; elle en déduit que le poème doit, d'une certaine façon, ressembler à l'amour et que les caractères, que la perfection du poème reflètent les caractères et la perfection de l'amour. Celui qui aime le mieux est le meilleur poète, comme le dit Bernard de Ventadour : Non es meravelha s'eu chan II n'est pas étonnant que je chante Melhs de nul autre chantador, mieux que nul autre chanteur, Que plus me tra'l cors va amor car mon cour m'entraîne plus vers l'amour E melhs sui faihz a so coman. et je me soumets mieux à ses commandements. De même que l'amour doit tendre vers une perfection idéale sans être affecté par les circonstances et les contingences, de même la chanson qui l'exprime et le reflète doit tendre vers une perfection abstraite qui ne laisse aucune place à l'anecdote. C'est ainsi que l'usage de commencer toute chanson par une évocation de la nature printanière - usage remontant sans doute aux racines mêmes du lyrisme roman et qui est l'occasion de brèves descriptions charmantes à nos yeux -, cet usage passe de mode et est raillé au XIIIe siècle, parce que, comme l'expliqueront abondamment les trouvères, le véritable amoureux aime en toute saison, et non pas seulement au printemps. Ces scrupules alimentés par la prétention à la sincérité finissent par réduire l'expression de l'amour à celle de vérités premières. En voulant faire coïncider la perfection de l'amour et celle de la poésie, le grand chant courtois évolue au XIIIe siècle, chez les derniers troubadours et chez de nombreux trouvères, vers une sorte d'idéalisation abstraite et généralisante, vers une austérité désincarnée. Les origines Comme celle des chansons de geste, bien que pour des raisons différentes, la naissance du lyrisme courtois a retenu, parfois de façon excessive, l'attention des érudits. Les caractères de la courtoisie et de la fin'amor, la sophistication de cette poésie, interdisent, on l'a dit, d'y voir l'émergence pure et simple d'une poésie populaire antérieure. Le point de vue fondamentalement masculin sur l'amour qui est celui de la courtoisie, la soumission de l'amant à sa dame l'excluent presque à eux seuls. Dans la plupart des civilisations, et en tout cas tout autour du bassin méditerranéen, le lyrisme amoureux le plus ancien est en effet attribué aux femmes et jette sur l'amour un regard féminin. On verra plus loin que ce que l'on peut savoir du premier lyrisme roman est conforme à cette situation générale. L'hypothèse latine Certains ont à l'inverse nié toute solution de continuité entre la poésie latine et le lyrisme courtois. Celui-ci ne serait que la transposition en langue vulgaire de la poésie latine de cour qui est pratiquée dès le T siècle par l'évêque de Poitiers Venance Fortunat lorsqu'il célèbre les nobles épouses des princes, qui est au ixr siècle celle de Walafrid Strabon, au Xlr siècle celle d'Hildebert de Lavar-din, de Baudri de Bourgueil, de Marbode, qui est cultivée par les clercs des écoles de Chartres, à la louange parfois des dames. Ce qui, chez les troubadours, échappe à cette exaltation platonique des dames, et en particulier les chansons grivoises du premier troubadour, Guillaume LX, serait à mettre au compte de l'inspiration ovidienne des clercs vagants ou goliards. Il est bien vrai qu'une certaine influence de la rhétorique médio-latine et que des réminiscences ovidiennes nombreuses et précises sont sensibles chez les troubadours. Mais il suffit de les lire pour mesurer combien leur ton diffère de celui de la poésie latine, où l'on ne trouve guère cette gravité passionnée qui fait de l'amour le tout de la vie morale et de la vie tout court. En outre, les centres de Chartres et d'Angers sont bien septentrionaux pour avoir joué un rôle déterminant dans la naissance d'une poésie en langue d'oc. En dehors de celle des goliards, la poésie latine était lue, et non chantée. Enfin, à quelques exceptions près, les troubadours étaient loin de posséder une culture latine suffisante pour mener à bien de façon systématique une telle entreprise d'adaptation. Dans un livre récent signalé plus haut, Stcphen Jaeger attribue l'invention de la courtoisie aux évêques lettrés de l'Empire germanique au XIe siècle. L'idéal courtois n'aurait pas son origine dans la chevalerie mais chez les clercs, et il ne serait rien d'autre que le souvenir gardé par l'Europe médiévale de l'idéal romain de l'homme public. Mais cette théorie ne peut rendre compte de la poésie des troubadours et de la fin'amor. Et pourquoi, s'agissant de la littérature vernaculaire, l'influence des évêques allemands se serait-elle fait d'abord sentir en Occitanie ? Guillaume IX et Robert d'Arbrissel Une hypothèse avancée par Reto R. Bezzola attribue un rôle décisif au premier troubadour connu, le comte de Poitiers et duc d'Aquitaine Guillaume IX. De ce prince, le plus puissant de l'Occident d'alors, aux domaines bien plus étendus que ceux de son suzerain le roi de France, les chroniques tracent un portrait haut en couleur, celui d'un politique brouillon, dont l'activité fébrile et souvent incohérente ne s'est guère soldée que par des échecs, celui d'un grand seigneur débauché et couvert de femmes, celui d'un esprit cynique et facétieux jusqu'à la pitrerie, incapable ou insoucieux de la gravité et de la dignité qui eussent convenu à son rang. En écrivant que par ses facéties il l'emportait même sur les facetos histriones, sur les amuseurs professionnels, le chroniqueur Orderic Vital met en évidence à propos de son caractère une série d'ambiguïtés qui sont aussi celles de son oeuvre, et, jusqu'à un certain point, de l'ouvre de ses successeurs en poésie : ambiguïté du dérisoire et du passionné, du jongleresque et du princier, du divertissement de société et de la vocation littéraire, du jeu des mots et du jeu amoureux. Les manuscrits ont conservé sous le nom du « comte de Poitiers » onze chansons. Six, qui se veulent plaisantes, s'adressent aux « compagnons » du poète et sont, pour certaines, particulièrement obscènes. Mais dans quatre autres s'exprime en termes délicats et neufs un amour qui n'est que respectueuse adoration et qui implore sans exiger. La onzième chanson, un adieu au monde, est aussi d'inspiration grave et mélancolique. Il est certain que les chansons gaillardes s'accordent mieux que les autres avec l'image de Guillaume IX que nous livrent ses contemporains. Comment lui est donc venue l'idée de composer les autres ? Certes, on a parfois soutenu qu'elles ne seraient pas de lui, mais du vicomte Eble II de Ventadour, dont l'influence poétique est attestée mais dont aucune pièce ne nous est apparemment parvenue. Les manuscrits auraient attribué au grand seigneur les poèmes du petit. Mais rien ne permet d'étayer très solidement cette hypothèse. Bezzola, pour sa part, voit dans ces chansons d'amour l'effet d'une stratégie délibérée de Guillaume IX. Celui-ci avait été frappé et irrité par les succès du prédicateur Robert d'Arbrissel, qui convertissait de nombreuses femmes de la noblesse, parmi lesquelles les deux épouses de Guillaume et sa maîtresse aimée, la vicomtesse de Châtellerault, dite la Mauber-geonne, et les faisait entrer à l'abbaye de Fontcvrault, qu'il avait fondée. Robert d'Arbrissel affirmait la supériorité des femmes sur les hommes et, à Fontevrault, où coexistaient une communauté d'hommes et une communauté de femmes, toutes deux étaient placées sous l'autorité suprême de l'abbesse. Il est vrai que Robert entendait moins ainsi exalter les femmes qu'humilier les hommes. Toujours est-il que Guillaume IX aurait essayé de retenir les femmes converties à la cour en leur proposant un amour idéalisé, compromis entre l'amour charnel et l'amour mystique, et faisant une place de choix à l'adultère, qu'il pratiquait lui-même assidûment. C'est à cette fin qu'il aurait « inventé » l'amour courtois et la poésie qui l'exprime. Mais n'est-ce pas prêter beaucoup à l'influence d'un seul homme que de le supposer ? L'hypothèse arabe On a souvent soutenu, depuis longtemps et non sans arguments, que la poésie courtoise et la fin'amor avaient une origine hispano-arabe. Dès le début du XIe siècle, les poètes arabes d'Espagne comme Ibn Hazm, qui écrit vers 1020 son Collier de la Colombe - , et un siècle avant eux déjà Ibn Dawud avec son Livre de la Fleur - célèbrent un amour idéalisé, dit amour odhrite, qui n'est pas sans analogie avec ce que sera la fin'amor. Belles capricieuses et tyranniques, amants dont les souffrances revêtent la forme d'un véritable mal physique pouvant conduire à la mort, confidents, messagers, menaces du gardien ou du jaloux, discrétion et secret, une atmosphère printanière : tout l'univers amoureux et poétique des troubadours est là, bien que les différences entre les deux civilisations fassent sentir leurs effets de façon non négligeable : l'amour odhrite s'adresse volontiers à des esclaves et à des chanteuses, non à de grandes dames, et il est souvent homosexuel, chose inimaginable, explicitement du moins, dans le cadre de la.fin'amor. Mais l'argument le plus fort peut-être en faveur de cette hypothèse repose sur la similitude des formes strophiques dans les deux poésies. Une influence de l'une sur l'autre n'est pas historiquement impossible. En Espagne, les deux civilisations étaient au contact l'une de l'autre. La guerre même de reconquùta favorisait les rencontres, et l'on sait très précisément que dans les deux camps on avait du goût pour les captives chanteuses. Mais alors pourquoi la poésie des troubadours a-t-cllc fleuri au nord et non au sud des Pyrénées ? Quant à la strophe du muwwashah et du zadjal andalous, utilisée plus tard par les troubadours, elle est ignorée des Arabes jusqu'à leur arrivée en Espagne. De là à conclure qu'elle a été empruntée par eux aux chrétiens mozarabes et que c'est elle qui imite une forme ancienne du lyrisme roman, reprise ensuite indépendamment par les troubadours, il y a un pas qui a été franchi d'autant plus facilement par certains savants qu'ils disposaient de deux arguments en ce sens. D'une part, la pointe finale (khardjA) qui termine le muwwashah est parfois en langue romane - et c'est ainsi, nous y reviendrons, par le détour de la poésie arabe que nous sont connus les plus anciens fragments du lyrisme roman. Si les Arabes empruntent des citations à la poésie indigène, ils peuvent aussi lui avoir emprunté des formes strophiques. D'autre part, dès avant les troubadours, ce type strophique se trouve dans la poésie liturgique latine, qui n'avait guère de raison de s'inspirer de la poésie erotique arabe, par exemple dans les tropes de Saint-Martial de Limoges (trobar vient de tropare, « composer des tropes » et n'a pris qu'ensuite le sens général de « trouver »). Le recours aux données socio-historiques En réalité, aucune de ces hypothèses n'est démontrable. Aucune d'ailleurs n'est exclusive des autres : le jeu des influences a certainement été complexe. D convient aussi, bien entendu, de tenir compte d'autres facteurs, par exemple des conditions socio-historiques : cadre particulier de la vie castrale dans lequel les jeunes nobles faisaient leur apprentissage militaire et mondain ; aspirations et revendications de cette catégorie des « jeunes », exclus longtemps et parfois définitivement des responsabilités et du mariage (Georges DubY) - et l'on peut remarquer l'emploi insistant et particulier du mot « jeunesse » dans la poésie des troubadours, où il désigne une vertu et un état d'esprit plus qu'un caractère biologique ; conséquences dans le domaine culturel des attitudes de rivalité et de mimétisme entre la petite et la grande noblesse, mises en évidence à partir des analyses de Marc Bloch par Erich Kôhler, dont les analyses s'appliquent toutefois mieux au roman courtois qu'à la poésie lyrique ; poids des usages matrimoniaux, des structures de parenté et des conditions d'éducation. Tous ces éléments doivent être pris en considération, à condition de ne pas y chercher de déterminismes simplificateurs. Au demeurant, ils peuvent expliquer l'apparition d'un climat favorable au développement de la courtoisie et de la fin'amor, mais non pas rendre compte de la forme particulière que revêt la poésie des troubadours. |
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