Essais littéraire |
On a longtemps usé des étiquettes maniériste et baroque pour tenter de caractériser la poésie du xvic siècle. L'application de ces termes techniques, empruntés à l'histoire de l'art, soulève pourtant d'énormes problèmes d'ordre méthodologique (Dubois, 1979.1995 ; Hallyn ; Malhieu-Castellani, 1975. 1981 ; Raymond; RousseT). Quelle que soit la définition qu'on choisisse de leur donner, elle ne saurait entièrement refléter la richesse et la complexité d'une certaine vision du monde que partage la poésie avec les autres arts de l'époque. En outre, tel poème pourra paraître « maniériste » par certains côtés (par exemple, par l'emploi d'images qui visent plus à séduire qu'à persuadeR) et «baroque» par d'autres (par exemple, par le recours à des figures qui cherchent à emporter l'adhésion et à programmer un discours véridiquE). Bien plus, les mêmes traits de style, les mêmes procédés de rhétorique pourront se prêter aux deux interprétations à la fois. Les débats sur cette question sont trop nombreux et trop complexes pour qu'on puisse les aborder ici, même succinctement. Mais ils invitent à la méfiance en jetant un certain discrédit sur l'emploi indiscret de tout lexique critique exclusif. La démarche analogique entre les branches du savoir n'est pas sans utilité pour autant. De même que les artistes « maniéristes » ne créent plus rien de vraiment nouveau et se contentent de reprendre les mêmes modèles en les compliquant inutilement, de même certains poètes du XVIe siècle concentrent leur attention sur la recherche de l'effet, se délectant à multiplier inlassablement les artifices les plus séduisants. Philippe Desportes, le grand rival de Ronsard, est de ceux-là. L'« artificieuse contexture » de ses sonnets, nous dit Guillaume Colletel, « plaisait infiniment aux beaux esprits de la Cour» d'Henri III. Faute de génie, certains poètes veulent se faire ingénieux. Il serait pourtant faux de ramener la maniera poétique de la Renaissance à une dégénérescence de l'art. On a trop voulu voir dans cette pratique la marque d'une stérilité de l'inspiration que compenserait un culte exagéré des éléments formels : goût du paradoxe, du labyrinthe, de la surcharge, des jeux verbaux. Car un style maniéré n'est pas forcément maniériste. De même, on a trop vite appliqué à la poésie dite baroque les « principes fondamentaux » qu'avait dégagés Wolfflin pour l'histoire de l'art : recherche de formes ouvertes, refus de la ligne précise, effets de profondeur, structures qui privilégient l'obscur et le fusionnel. Les critiques les plus avertis se sont bien gardés de recourir à un lexique qui leur semblait piégé (Cave et JeannereT). Lorsqu'ils s'en sont servis, ils ont usé de précaution, préférant parler de dominante et se limiter à relever les contrastes les plus marqués. La parole baroque extrême, fortement assertive, cherche à persuader ou à émouvoir; la maniériste, au contraire, vise plutôt à séduire, allant jusqu'à semer le doute sur sa propre validité. À cet égard, certains poètes, comme Desportes, Théophile ou Tristan, sembleront plus « maniéristes » ; et d'autres, comme d'Aubigné ou de Sponde. plus « baroques. » Du point de vue de la chronologie, personne ne s'accorde pour fixer les dates d'une « période maniériste » à laquelle succéderait une esthétique « baroque ». En outre, il faut reconnaître la faillite des analyses thématique et stylistique pour différencier entre les deux « mouvements ». On aurait bien du mal à faire de l'illusion ou de l'inconstance, du paraître ou de l'ostentation la marque de l'un ou l'autre discours. Certains voient dans le goût du décentrement. de la dissymétrie ou de la disproportion une tendance baroqui-sante: d'autres y sentent une disposition de l'âme maniéri-sée. Quant aux figures de style, il faut bien constater que l'ellipse, le chiasme. Y hyperbole ou Yoxymore sont cultivés également par les poètes des deux bords. À la rigueur, on pourrait dire que l'ecphrasis, riche description ornementale d'une ouvre d'art, convient mieux à la démarche « maniériste » alors que l'hypotypose, tableau vivant visant à émouvoir, s'accorde mieux avec la sensibilité baroque. De toute évidence, les esthétiques, difficiles à séparer, se mélangent dans la plupart des poèmes de l'époque. Mieux vaut sarts doute garder la distinction entre maniérisme et baroquisme, comme le fait Gisèle Mathieu-Castellani avec raison, pour décrire des situations de communication extrêmes : Le je baroque pose un sujet de plein exercice, s'opposant au monde et aux dieux qu'il défie et « dépite » dans de violentes imprécations qui disent l'attrait de la transgression; le je maniériste n'est guère qu'une marque grammaticale, le fragile indice d'un être de fuite, opaque à lui-même (Anthologie, p. 29). De là le choix de deux figures mythiques pour servir d'emblèmes à ces deux tendances qui. il faut bien le dire, ne se trouvent jamais à l'état pur dans les textes poétiques du XVIe siècle : Narcisse et Pygmalion. L'amant maniériste ne peut s'éprendre que de lui-même ou de son propre sexe. Théophile de Viau le décrira ainsi : Il a dedans ses yeux des pointes et des charmes. Qu'un tigre goûterait ; Et si Mars lui voyait mettre la main aux armes. Il le redouterait. [...] C'est le meilleur esprit et le plus beau visage Qu'on ait encore vu ; El les meilleurs esprits n'ont point eu d'avantages Que mon amant n'ait eu. [...] Dieux, que le beau Paris eut une belle proie ! Que cet amant fil bien Alors qu'il alluma l'embrasement de Troie Pour amortir le sien ! 0 mon cher Alidor, je suis bien moins qu'Hélène Digne de t'émouvoir; Mais tu sais bien aussi qu'avecque* moins de peine Tu me pourrais avoir... (P. 374-375.) L'amant baroque, lui. partage avec Pygmalion ce désir forcené de donner la vie à un être de fiction, radicalement séparé de lui mais qui lui sert à représenter et à véhiculer la vérité à laquelle il dit croire. Montaigne, lecteur des Métamorphoses d'Ovide, rappelle le mythe du sculpteur si passionnément amoureux de la statue qu'il a créée que celle-ci finit par s'animer sous ses doigts pour devenir une femme palpitante de vie : Ayant bâti une statue de femme de beauté singulière, il devint si éperdument épris de l'amour forcené de ce sien ouvrage qu'il fallut qu'en faveur de sa rage les dieux la lui vivifiassent (Essais, II, 8, p. 402). La « rage » de Pygmalion est celle de l'amant et du poète, maîtres de leur création et capables de commander aux dieux. Le moment capital de la métamorphose est celui du passage de la pierre à la vie, ou, pour citer encore Montaigne, de la Vénus du mythe à la Vénus « toute nue, et vive, et haletante » de Y Enéide (ibid.. D3, 5, p. 849). Les figures emblématiques de Narcisse et de Pygmalion sont sans doule utiles, ne serait-ce que pour fixer les pôles extrêmes par rapport auxquels se définit le « moi » du poète en cette fin du XVIe siècle. Dans la plupart des cas, cependant, il vaudra mieux se défaire de ces concepts généralisants pour considérer les poèmes dans leur réalité spécifique et leur contexte immédiat. Car on ne peut pas mettre l'Histoire entre parenthèses. La légende noire des derniers Valois en dit long sur une Cour décadente dont le goût se reporte sur les choix esthétiques du moment. Henri m est un tissu de contradictions : d'une austérité et d'une religiosité exacerbées, il manifeste un penchant connu pour la débauche ; esprit cultivé, il cède à des accès de violence frénétique ; libéral et fanatique à la fois, il encourage et fréquente des salons férus de néoplatonisme où se déploient les fastes de la nouvelle galanterie. Un Ronsard vieillissant écrit les Sonnets pour Hélène (1578), qui sont plutôt dirigés contre l'orgueilleuse fille d'honneur de la reine. Malgré les déboires de l'âge, s'il est une chose à laquelle le vieux poète croit encore, c'est à son immortalité. Dans le fameux sonnet où il force Hélène à se souvenir de lui, le « bruit » de son nom se répercute au-delà de la mort pour réveiller les générations futures qui. comme la servante du poème, se seront assoupies : Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle Assise auprès du feu, dévidant et filant. Direz, chantant mes vers et vous émerveillant : « Ronsard'me célébrait du temps que j'étais belle. » Lors vous n'aurez servante oyant telle nouvelle. Déjà sous le labeur à demi sommeillant. Qui au bruit de Ronsard ne s'aille réveillant. Bénissant votre nom de louange immortelle. Je serai sous la terre et, fantôme sans os. Par les Ombres Myrteux* je prendrai mon repos. Vous serez au foyer une vieille accroupie. Regrettant mon amour et votre fier* dédain. Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain : Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie. (Amours, H, U, sonnet 24, p. 431 -432.) À la description réaliste du « fantôme sans os » et de la « vieille accroupie » succède l'hymne final à la « vie ». Le poète de la Rose reprend une dernière fois le thème de la fuite du temps (tempusfugiT) et du plaisir de l'instant (carpe dieM) auquel il a attaché si voluptueusement son nom et son renom. Avant Aragon, le chef de la Pléiade finira par l'avouer : « Il n'y a pas d'amour heureux. » Constatation qu'il frappe en médaille dans le dernier vers de son ultime sonnet. Le souvenir de la mort du roi se mêle à ses déceptions sentimentales. À l'optimisme de Dante («Amor e'I cor gentil sono una cosa ». Vita nuova, sonnet X) fait place une amère conclusion : «Car l'Amour et la Mort n'est qu'une même chose » (Amours, H. II, sonnet 55, v. 14, p. 451). Cette hantise de la mort deviendra obsessionnelle dans les Derniers Vers, publiés posthumement. Nul mieux que lui n'a évoqué l'agonie qui tenaille le moribond : Seize heures pour le moins je meurs les yeux ouverts. Me tournant, me virant de droit et de travers. Sur l'un, sur l'autre flanc ; je tempête, je crie ; Inquiet je ne puis en un lieu me tenir, J'appelle en vain le Jour, et la Mort je supplie. Mais elle fait la sourde et ne veut pas venir. (OC, II, sonnet 2, v. 9-14, p. 1102.) Autrefois, les femmes qu'il aimait se liguaient contre lui, et il les maudissait de leur « fier* dédain ». Maintenant, ce sont les nuits d'insomnie qui sont ses « bourrelles* », implacables Erinyes qui le tourmentent sans pitié : Ah ! longues Nuits d'hiver, de ma vie bourrelles*, Donnez-moi patience et me laissez dormir ! Votre nom seulement et suer et frémir Me fait par tout le corps, tant vous m'êtes cruelles. (OC, II, sonnet 4, v. 1-4, p. 1103.) Le malade n'oublie pas qu'il est poète et que lapoétrie* reste son art. Lui qui s'était comparé, amoureux, aux grands suppliciés de l'Antiquité (Ixion*, Prométhée*, Sisyphe*...), il revient puiser ses images, moribond, dans sa chère mythologie classique : Le Sommeil tant soit peu n'évente de ses ailes Mes yeux toujours ouverts, et ne puis affermir Paupière sur paupière, et ne fais que gémir. Souffrant comme Ixion* des peines étemelles. (Ibid., v. 5-8.) Mais il recourt aussi à un réalisme à la Villon pour évoquer les ravages de la maladie et de la vieillesse sur son corps : Je n'ai plus que les os, un squelette je semble Décharné, dénervé, démusclé, dépoulpé*. Que le trait de la Mort sans pardon a frappé : Je n'ose voir mes bras que de peur je ne tremble. (OC, IL sonnet 1, v. 1-4, p. 1102.) Dans la mort comme dans la vie, Ronsard voudra toujours rester le premier. Lorsqu'il dit adieu à ses compagnons, c'est pour leur montrer le chemin et les précéder dans la gloire de l'au-delà : Adieu, chers compagnons, adieu, mes chers amis ! Je m'en vais le premier vous préparer la place. (Ibid.,. 13-14). On pense à Hugo s'adressant à Gautier: «J'y cours, ne fermez pas la porte funéraire ! » Mais on pense aussi aux sonnets des Amours où le jeune néoplatonicien voulait, comme Hercule, brûler sa dépouille mortelle au feu de l'amour pour mieux s'immortaliser : Je veux brûler pour m'envoler aux cieux Tout l'imparfait de cette écorce humaine, M'étcrnisant comme le fils d'AIcmène* Qui tout en feu s'assit parmi les dieux. (Amours, C, sonnet 167, v. 1-4. p. 107.) Splendide continuité dans le désir et qui ne se dément pas même au seuil de la tombe. Le dernier sonnet qu'il dicte, la veille de sa mort, réunit de façon émouvante tous les grands thèmes que le poète a chéris lors de son passage sur terre : l'amour de la vie et des plaisirs, la fierté d'être poète, le désir d'immortalité et la conscience d'une existence transitoire : tout cela se fait dans un mélange de goût antique et de foi chrétienne, si typique de son époque. Pour le propriétaire de la Possonnière qui doit abandonner ses possessions matérielles en Vendômois, le poète de la Pléiade entonne le chant mélodieux du Cygne mythique qui touche à sa fin : Il faut laisser maisons et vergers et jardins. Vaisselles et vaisseaux* que l'artisan burine, Et chanter son obseque en la façon du Cygne Qui chante son trépas sur les bords Méandrins.* C'est fait; j'ai dévidé le cours de mes destins. J'ai vécu, j'ai rendu mon nom assez* insigne. Ma plume vole au Ciel pour être quelque signe. Loin des appâts mondains qui trompent les plus fins. Heureux qui ne fut onc* plus heureux qui retourne En rien comme il était, plus heureux qui séjourne. D'homme fait nouvel ange, auprès de Jésus-Christ, Laissant pourrir çà-bas* sa dépouille de boue, Dont le Sort, la Fortune, et le Destin se joue. Franc* des liens du corps pour n'être qu'un esprit. Ronsard ne serait pourtant pas Ronsard s'il ne nous réservait pour la fin une épitaphe d'un tout autre genre, calquée sur un vénérable modèle antique mais où s'esquisse un léger sourire, sans illusion, devant la possibilité d'écrire sérieusement sa mort : À son Âme Âmelette ronsardelettc Mignonnelette. doucelette. Très chère hôtesse de mon corps. Tu descends là-bas, faiblette, Pâle, maigrelette, sculette, Dans le froid royaume des morts ; Toutefois, simple, sans remords De meurtre, poison ou rancune. Méprisant faveurs et trésors Tant enviés par la commune.* Passant, j'ai dit : suis ta fortune. Ne trouble mon repos, je dors. (OC.ILv. 1-12, p. 1105.) À la fin de ses jours, l'empereur Adrien, l'un des hommes les plus cultivés du monde antique, avait composé une épi-gramme sur son âme dans la même veine (« Animula vagula blandula... »). Accumulation de terminaisons diminutives, désignées techniquement par le mot savant homéotéleutes, qu'imitera plaisamment Raymond Queneau dans une des pages les plus réussies de ses Exercices de style : HOMÉOTÉLEUTES Un jour de canicule sur un véhicule où je circule, gesticule un funambule au bulbe minuscule, à la mandibule en virgule et au capitule ridicule. Un somnabule l'accule et l'annule ; l'autre articule : « crapule », mais dissimule ses scrupules, recule, capitule et va poser ailleurs son cul. Une hule aprule, devant la gule Saint-Lazule, je l'aper-çule qui discule à propos de boutules, de boutules de par-dessule (p. 35). Ronsard avait francisé en elle le latin impérial ula. Queneau revient au style de l'empereur en multipliant le son ule, associé à un sentiment de « ridicule » en français, dans une cascade des mots réels ou inventés. Maniérisme ? Oui, avouera-ton, et même porté au paroxysme. Mais qu'importe ? Chez Ronsard, le procédé crée un heureux sentiment d'intimité qui contraste avec la froideur implacable de la mort (v. 6). Chez Queneau, le détachement total permet à l'ironie de se déployer sans entraves. Mais, chez les deux poètes, le recours au néologisme (« Âmelette ronsardelette, mignonnelette. doucelette » ou « une hule aprule, je l'aper-çule qui discule ») vise à un but semblable : montrer que la fertilité joueuse du poète n'a pas de limites. La différence - et elle est de taille -, c'est que Queneau ne cesse de « causer» (comme Zazie, c'est tout ce qu'il sait fairE), alors que Ronsard est sur le point de se taire à jamais. Dernier feu d'artifice d'autant plus émouvant chez celui qui a tant aimé la gloire et avoue se résigner enfin à gagner son repos (v. 12). Au Ronsard vieillissant s'oppose un rival de taille, Philippe Desportes (1546-1606). L'habitué du salon vert de la maréchale de Retz devient le protégé du duc d'Anjou, le futur Henri III, dont il reçoit les faveurs auxquelles avait aspiré le Vendômois. Il est le dernier grand poète courtisan du XVIe siècle, avec tous les risques et toutes les tares que comporte ce dangereux métier. Après avoir abondamment chanté ses amours pour Diane, pour Hippolyte et pour Cléonice, l'abbé de Tiron se tournera vers la poésie religieuse et s'occupera à mettre en vers les Psaumes de David. Classé maniériste par certains, à cause de la « douceur » et la « fluidité » de son art. il fait figure de baroque pour d'autres qui traquent, derrière les raffinements de sa poésie de cour, un goût pour le déséquilibre et la mouvance des formes. Au début du xvnc siècle, Malherbe, Balzac et le père Lemoyne condamneront ce qu'ils appellent le style asiatique* de Desportes. On entendra par là un souci exagéré pour la douceur et la suavité, à l'opposé de Yatticisme*, caractérisé par l'élégance et l'aisance du naturel. Quelle que soit l'étiquette choisie, il est certain qu'il existe chez Desportes une délectation prononcée pour la recherche de l'effet. Il s'agit moins de persuader que d'éblouir. Le premier sonnet des Amours d Hippolyte (1573) est un modèle à cet égard : Icare est chu ici, le jeune audacieux. Qui pour voler au Ciel eut assez de courage. Ici tomba son corps dégarni de plumage. Laissant tous braves* cours de sa chute envieux, (II/.sonnet 1, v. 1-4.) L'hisloire de la chute d'Icare est reprise ici, non pour dénoncer la folie de l'aviateur aux ailes de cire qui s'approcha trop près du Soleil, mais pour vanter le courage du «jeune audacieux » qui se noya dans la mer Egée. L'échec se trouve magnifié, et la sagesse proverbiale renversée : c'est ['infortune qui sourit à l'audacieux. Cette délectation pour la chute se veut une leçon, paradoxalement positive, aux cascadeurs de l'avenir. La mort n'est rien pourvu qu'on ait l'ivresse : O bienheureux travail* d'un esprit glorieux* Qui tire un si grand gain d'un si petit dommage ! (Ibid., v. 5-6.) Juste retournement des choses, c'est le vaincu qui triomphe et qui remporte la victoire. Le thème chrétien de la felix culpa est mis désormais au service d'une rhétorique de l'éloge le plus profane. L'« heureuse faute » n'est plus celle des premiers parents qui nous ont valu la rentrée en grâce par la Rédemption ; elle est celle qui nous vaut le jeu précieux sur l'oxymore de cet échec réussi : 0 bienheureux malheur plein de tant d'avantage. Qu'il rende le vaincu des ans victorieux ! (Ibid., v. 7-8.) Les tercets mettent en valeur des alexandrins à la structure et aux accents déjà cornéliens : Un chemin si nouveau n'étonna* sa jeunesse. Le pouvoir lui faillit mais non la hardiesse. (Ibid., v.9-i0.) On croit entendre Rodrigue : « Mon bras est invaincu mais non pas invincible. » Les oppositions tombent en série, et les pointes se succèdent comme si le poète ne pouvait se lasser de jouir de sa propre audace, gage de sa réussite : Il eut pour le brûler des astres le plus beau. Il mourut poursuivant une haute aventure. Le ciel fut son désir, la mer sa sépulture : Est-il plus beau dessein, ou plus riche tombeau ? (Ihid.,. 11-14.) La question finale semble de pure forme. Elle ébranle cependant les .assises d'un idéal héroïque qui ne s'était imposé que sous le fouet du paradoxe. Le désir de s'envoler est sans doute un « beau dessein » mais la mer offre-t-elle vraiment le « plus riche tombeau » ? On peut en douter. Au dernier vers, l'indécision revient habiter le lecteur et l'oblige à relire le poème comme une « contexture artificieuse ». Et si ce sonnet n'était que la transposition mimétique de la chute d'Icare par un poète qui veut à tout prix l'éviter ? Le terme de « chute* » désigne, en effet, la pointe, le trait ingénieux sur lequel se termine tout poème précieux. Molière jouera sur les deux sens, physique et poétique, du terme au début de son Misanthrope, lorsque Alceste et Philinte s'entretiendront sur les mérites du sonnet d'Oronte : Piiilinte La chute* en est jolie, amoureuse, admirable. Alceste La peste de ta chute, empoisonneur au diable ! En eusses-tu fait une à te casser le nez ! (Acte 1, scène 2. v. 333-335.) Avant Molière, Desportes télescope la chute d'Icare avec celle de son poème. « Beau dessein », en vérité : son « riche sonnet-tombeau» semble n'avoir été conçu que pour en exhiber l'ingénieuse chute et déjouer par avance la malveillance des critiques. L'ingéniosité est bien la marque du style de Desportes, et sa figure de prédilection, Voxymore, permet de fusionner habilement des contraires tout en maintenant leur incompatibilité. Dans le sonnet 71 des Amours d'Hippolyte, l'oxymore s'exhibe d'abord dans nombre de doublets verbaux. «Les marbres liquides » désignent la froide surface de l'océan (v. 6), et le silence, à la fois inquiétant et rassurant, de la nuit « enchante les soucis » du promeneur (v. 8). Mais la tonalité oxymoronique s'étend à l'ensemble d'un texte où les ténèbres redoutées se transforment en agréables clartés. Depuis le premier quatrain jusqu'au dernier tercet, la laideur se change en beauté sans perdre les charmes de sa première horreur : Épouvantable Nuil. qui tes cheveux noircis Couvres du voile obscur des ténèbres humides, Et des antres sortant, par tes couleurs livides De ce grand Univers les beautés obscurcis : Las* ! si tous les travaux* par toi sont adoucis, Au ciel, en terre, en l'air, sous les marbres liquides, Or* que dans ton char le Silence lu guides. Un de tes cours entiers enchante mes soucis. Je dirai que tu es du Ciel la fille aînée. Que d'astres flamboyants la tête est couronnée. Que tu caches au sein les plaisirs gracieux : Des Amours et des Jeux la ministre fidèle, Des mortels le repos : bref tu seras si belle Que les plus luisants jours en seront envieux, (II.sonnet71, v. 1-14.) Les insomnies de Ronsard nous avaient émus parce que l'art du poète ne se déployait jamais au détriment des souffrances du vieil homme qui se savait mourir. L'Ixion*. éternellement condamné par la mythologie antique, s'était véritablement réincarné en lui : Le Sommeil tant soit peu n'évente de ses ailes Mes yeux toujo urs ouverts, et ne puis affermir Paupière sur paupière, et ne fais que gémir. Souffrant comme Ixion* des peines éternelles. (OC, II, sonnet 4, v. 5-8, p. 1103.) Les insomnies de Desportes restent celles du peintre de la nuil qui passe ses veilles à donner aux ténèbres leur couleur appropriée. Le Sommeil reste pour lui le dieu mythique des bords du Léthé*. fleuve de l'Oubli. S'il ne répond pas à son appel, ce n'est pas qu'il fasse la sourde oreille : il s'esi tout simplement endormi ! Une fois encore, c'esi la « chute* » du poème qui imporie et, dans ce cas-ci, elle est d'autant plus ingénieuse qu'elle vise à réveiller le bon lecteur que le sonnet néopétrarquiste aurait pu endormir : Sommeil, paisible fils de la Nuil solitaire. Père aime* nourricier de tous les animaux, Enchanteur gracieux, doux oubli de nos maux. Et des esprits blessés l'appareil salutaire : Dieu favorable à tous, pourquoi m'es-tu contraire '! Pourquoi suis-je tout seul rechargé de travaux* Or* que l'humide nuit guide ses noirs chevaux Et que chacun jouit de ta grâce ordinaire ? Ton silence où est-il ? ton repos et ta paix. Et ces songes volant comme un nuage épais. Qui des ondes d'Oubli* vont lavant nos pensées ? O frère de la Mort, que lu m'es ennemi ! Je t'invoque au secours, mais tu es endormi. Et j'ards* toujours veillant en tes horreurs glacées. (II, sonnet 75, v. 1-14.) Cette poésie « fin du siècle », qu'elle soit signée des beaux noms de Chrisiofle de Beaujeu, Siméon-Guillaume de La Roque ou François Scalion de Virbluneau, se caractérise par le foisonnement des figures et l'instabilité du sens. Ces indices d'une exubérance fiévreuse remettent en queslion l'image de la première Renaissance, époque olympienne, dépourvue d'angoisse métaphysique et entièrement acquise à la plénitude épistémologique de l'ordre néoplatonicien. La corne d'abondance des humanistes compte désormais des fruits en voie de pourrissement ; les symboles de la fertilité ne s'y exhibent que pour mieux cacher une dangereuse gangrène. Érasme nous en avait pourtant prévenus : ubi uber, ibi tuber. La source de la vie. même en poésie, est aussi celle du cancer (Cave, 1997. p. 190). C'est l'informe et le protéiforme, l'instable et le muable, le brouillé et le métissé, le bouillonnani et l'inachevé qui sont désormais cultivés pour remplir la « cornucopie » de la Renaissance. Tout semble soumis au principe du mobilisme universel (JeannereT). ha fertilité des premiers temps s'est muée en une variété non moins vertigineuse. Rien ne parvient à l'existence qui ne subisse quelque transformation. On pense à l'imprécation lancée par Ronsard contre les bûcherons de la forêt de Gâtine, son dernier chef-d'ouvre en alexandrins (1584) : Écoute, bûcheron (arrête un peu le braS) Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas : Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoûte à force Des Nymphes qui vivaient dessous la dure écorce ? Sacrilège meurtrier, si on pend un voleur Pour piller un butin de bien peu de valeur. Combien de feux, de fers, de morts et de détresses Mérites-tu, méchant, pour tuer des Déesses ? (OC. Il, élégie 23, v. 19-26, p. 408.) Indignation «écologique» avant l'heure mais qui se termine par une grave méditation philosophique sur la mutabilité des formes et le dépérissement des êtres : « La matière demeure, et la forme se perd » (ibid., v. 68, p. 409). L'énergie des métamorphoses traverse les domaines les plus divers de l'expérience humaine. La mythographie fondatrice d'Ovide s'allie au mouvement inaugural de la Genèse pour devenir la bible ocuménique des poètes. Nul, à cet égard, n'explore avec plus de verve ei de succès le spectacle grandiose du cosmos que Guillaume de Salluste du Bartas. Vaste poème encyclopédique sur la création du monde, La Première Semaine (1578) suscite l'émerveillement. Le «grand livre du monde » s'y trouve magnifiquement évoqué dans une succession d'images éblouissantes. Au commencement n'est pas le Verbe mais le Chaos; et du Bartas multiplie les génitifs hébraïques pour exprimer l'inexprimable amorphisme de l'origine : Ce premier monde était une forme sans forme, Une pile confuse, un mélange difforme. D'abîmes un abîme, un corps mal compassé. Un Chaos de Chaos, un tas mal entassé. (5.1. I, v. 223-226, p. 12.) Tout est prêt pour que Dieu insuffle la vie à ce chaos et lui donne une âme. L'«amas flottant» de la masse primitive s'anine et prend forme sans pour autant perdre le pouvoir de se changer au cours du temps. Du Bartas capte dans une formule oxymoronique, inchangé changement, cette étemelle plasticité de l'univers : La matière du monde est cette cire informe Qui prend, sans se changer, toute sorte de forme. (S,I,2,v.J93-194,p.46.) La création du monde ne sera jamais terminée. Coopéra-teur du divin Plasmateur*, le poète a pour mission d'exploiter les heureux hasards du langage pour reproduire dans la matière du vemaculaire cette gestation sans fin. Il multipliera les harmonies imitatives, en particulier par le redoublement des préfixes : « floflottement » de la mer, « sou-soufflement » des voiles, « babattement » des ailes. On s'est moqué à tort de la naïveté de ces néologismes. 11 faut les comprendre comme l'expression d'un fabuleux désir de retourner aux balbutiements de l'origine. Du Bartas entend participer activement au grand mouvement de la mimèsis divine. Il renouvelle le climat inaugural de la Genèse, orientant dans un sens eschatologique tout le programme de la « défense » et de l'« illustration » de la langue française. Goethe admirera le début du « Septième Jour » où, arrivé à la fin de la Création, Dieu regarde son chef-d'ouvre comme un peintre contemple le tableau qu'il a terminé : Le peintre qui, tirant* un divers paysage, A mis en ouvre l'art, la nature et l'usage*, Et qui d'un las pinceau sur si docte portrait A, pour s'éterniser, donné le dernier trait. Oublie ses travaux*, rit d'aise en son courage*. Et tient toujours ses yeux collés sur son ouvrage. (S,II,7,v. 1-6, p. 303.) Dieu est l'artiste par excellence. Le texte de la Genèse le répète. Dans le premier récit de la Création, à la fin de chaque journée, revient le même verset : « Et Dieu vit que cela était bon. » Du Bartas développe à plaisir cette image d'un Dieu satisfait de son ouvre par le biais de l'expérience esthétique. Il sait que le spectacle de toute création peut exercer un véritable envoûtement sur son créateur. L'artiste possède le pouvoir d'insuffler à son ouvrage un puissant sentiment de présence. Le poète de La Semaine n'est pas de reste. Il cherche, lui aussi, à dégager de la scène représentée un sens si aigu du vécu qu'on croirait volontiers à une intervention surnaturelle. Comme ses contemporains, du Bartas voit en Pygmalion le mythe fondateur de la puissance « illusionniste» de l'art. On se souvient qu'en désirant ardemment représenter la beauté idéale le sculpteur de la table réussissait à lui donner la vie. Ce mythe a de quoi captiver l'imagination des artistes et des écrivains : de Donatello à Montaigne, il servira à attester la puissante charge affective et le sens du vécu qui s'attachent à l'ouvre d'art '. Chez du Bartas, cet éloge de la création artistique se reporte sur celle de l'univers. L'image du peintre, entièrement absorbé par son chef-d'ouvre, sert à hyperboliser la beauté de la Création et l'amour qui anime le Créateur divin pour ses créatures. Le lecteur saura trouver dans l'analogie picturale un sens moral, un plus haut sens (altior sensus*) qui célèbre la prodigieuse générosité divine : Ainsi ce grand Ouvrier, dont la gloire fameuse J'ébauche du pinceau de ma grossière muse, Ayant ces jours passés, d'un soin non soucieux. D'un labeur sans labeur, d'un travail gracieux. Parfait de ce grand Tout l'infini paysage. Se repose ce jour, s'admire en son ourage, Et son oil, qui n'a point pour un temps autre objet. Reçoit l'espéré fruit d'un si brave* projet. (S, II, 7, v. 45-52, p. 305.) En insistant sur la prépondérance du visuel, le poète suscite la magie incantatoire par laquelle s'anime l'objet de son discours et acquiert pour ainsi dire une âme. Dieu se trouve réduit à un seul oil cyclopéen, omnivoyant : Il voit ore* comment la mer porte-vaisseaux Pour hommage reçoit de tous fleuves les eaux. Il voit que d'autre part le Ciel ses ondes hume Sans que le tribut l'enfle ou le feu le consume. [...] Il oillade tantôt les champs passementés Du cours entortillé des fleuves argentés. Ore* il prend son plaisir à voir... (S, II, 7, v. 55-58. 63-66, p. 306.) Dans son Institution oratoire (VI, 2), Quintilien avait demandé à l'orateur de joindre l'èthos au pathos pour créer une «vision verbale» grâce à laquelle l'auditeur puisse devenir véritablement spectateur. La doctrine de l'ut piciuni poesis allait dans le même sens, renvoyant les poètes au modèle plastique pour éprouver cet étourdissemenl où se confond le modèle avec sa représentation. Du Bartas porte ces idées au niveau le plus élevé, celui de l'extase. Art divin? art humain? Qu'importe, puisqu'ils se trouvent confondus dans la même expression verbale : Bref, l'art si vivement exprime la nature Que le peintre se perd en sa propre peinture. (S, II. 7. v. 41-42. p. 305.) Cette admirable créativité. Pic de La Mirandole l'avait louée dans son Discours sur la dignité de l'homme; mais Érasme avait jeté une ombre sur elle en soulignant le côté protéen de cette étonnante vertu. Proteo mutabilior (Adages, 11,2, 74) : je suis plus muable que le dieu même de la mutabilité. À sa suite, Montaigne avait proposé l'image du caméléon et composé un répertoire impressionnant qui le faisait conclure à « l'inconstance de nos actions » : Nous ne pensons ce que nous voulons qu'à l'instant que nous le voulons, et changeons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche (Essais, II, I, p. 333). Rien d'étonnant à trouver cette conscience de la mouvance et de l'instabilité chez l'auteur des Essais, obsédé qu'il est, en son époque de « troubles » civils et religieux, par le « branle universel » et la labilité incorrigible de la nature humaine. Cependant, ce qui est vrai pour lui l'est aussi pour les poètes de sa génération qui n'échappent pas à cette obsession mobiliste. Les poètes dévots, catholiques ou protestants, de la fin du siècle s'acharneront à déstabiliser les assises rationnelles que se sont bâties les êtres humains pour oublier l'incertitude de leur condition. Déjà, derrière les Constantes Amours ( 1568) de Jacques de Constans on lisait en filigrane le sentiment de l'homo viator, exilé sur cette terre. Le sous-titre des Octo-naires (1580-1583) que compose Antoine de La Roche-Chandieu précise une intention du même genre : il s'agit d'une méditation « sur la vanité et l'inconstance du monde. » La Muse chrétienne (1590-1592). que Pierre Poupo adresse à son épouse, pourrait servir de titre général de nombreux recueils de l'époque sur les incertitudes du monde et le refuge en Dieu, seul remède aux maux de l'humanité. Chez le plus grand de ces poètes, Jean de Sponde (1557-1595), les sonnets d'amour tournent le dos à la poésie pétrar-quiste. telle que l'avait pratiquée la Pléiade, l'impulsion erotique se sublimant en une soif d'absolu qui tente de soustraire l'homme au « branle » et à la mouvance universelle qu'il constate partout autour de lui : Si c'est dessus les eaux que la terre est pressée, Comment se soutient-elle encor si fermement? Et si c'est sur les vents qu'elle a son fondement, Qui la peut conserver sans être renversée ? Ces justes contrepoids qui nous l'ont balancée*, Ne penchent-ils jamais d'un divers branlcment? El qui nous fait solide ainsi cet Elément Qui trouve autour de lui l'inconstance amassée ? (OL, sonnet l,v. 1-8, p. 48.) Si ces quatrains posent des questions sans offrir de réponses, c'est pour inviter le lecteur à s'émerveiller d'un étrange phénomène : les eaux et les vents semblent faits pour enlever à la terre sa fermeté alors que celle-ci résiste à leurs assauts répétés. Comment un tel « miracle » est-il possible ? Les tercets ne donneront pas de solution rationnelle. Ils se contenteront de constater : « Il est ainsi. » Ce sera l'occasion de proposer une comparaison non moins étrange avec la situation du parfait amant, « constant » et pourtant assailli par mille incertitudes et sollicitations : Il est ainsi : ce corps se va tout soulevant Sans jamais s'ébranler parmi l'onde et le vent. Miracle non pareil ! si mon amour externe. Voyant ces maux coulant, soufflant de tous côtés. Ne trouvait tous les jours par exemple de même Sa constance au milieu de ces légèretés. (Ibid., v. 9-14.) Reste à savoir, bien sûr, quelle valeur de véridicité il convient de donner à cette analogie. Car la question reste entière. Cette présomption de fermeté, d'équilibre et de permanence ne serait-elle qu'une amère illusion ? Le « branle -ment » spondien n'est peut-être pas si différent de la « bran-loire » montaigrïienne. Dans un univers où la stabilité n'est jamais qu'un leurre, une merveilleuse amitié vient apporter « une chaleur constante » qui tient, elle aussi, du miracle : Le monde n'est qu'une branloire pérenne*. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Egypte [...]. La constance même n'est autre chose qu'un branle plus languissant (Essais, m, 2. p. 804-805). En l'amitié, c'est une chaleur générale et universelle, tempérée au demeurant et égale, une chaleur constante et rassise*, toute douceur et pollissure*. qui n'a rien d'âpre et de poignant (ibid., I, 28, p. 186). La relation affective est un remède lorsqu'elle est sublime ou sublimée. Chez Jean de Sponde. le conflit entre la vérité de l'être et l'illusion du paraître prendra une forme dialectique. Dans les Stances de la mort, la clarté du jour s'avère trompeuse parce que le monde qu'elle éclaire n'est que vanité ; écartons-nous-en donc pour nous plonger dans l'obscurité ; nous pourrons alors apprécier le véritable rayonnement que nous promet l'autre vie : Mes yeux, ne lancez plus votre pointe éblouie Sur les brillants rayons de la flammeuse* vie, Sillez-vous. couvrez-vous de ténèbres, mes yeux : Non pas pour étouffer vos vigueurs coutumières. Car je vous ferai voir de plus vives lumières. Mais, sortant de la nuil, vous n'en verrez que mieux. (Strophe l,v. 1-6, p. 248.) Le paradoxe domine cette poétique. Celui qui dédiera à Henri de Navarre ses Méditations sur les Psaumes (1588) reprend à la Bible cette figure de l'étonnement. De même que la folie de la Croix est la véritable sagesse et de même qu'il faut mourir à soi-même pour accéder à la vraie vie, de même Sponde demande par deux fois à ses propres yeux de se fermer pour mieux voir. La vue est le sens qui prévaut dans l'ordre platonicien. Comme dans la Première Semaine de Du Bartas où Dieu ne pouvait s'arracher à la contemplation de son Ouvre, le regard de Sponde passe en revue les vanités du Monde pour mieux ensuite les soustraire à sa vue : J'ai vu comme le Monde embrasse ses délices, Et je n'embrasse rien au Monde que supplices. (Strophe 3. v. 13-14, p. 248.) Une série de termes, opposés à la rime, sert à renforcer cette dichotomie eschatoiogique, elle-même rehaussée par le paratactisme des vers. Voyez le combat que se livrent la chair et l'esprit : La Chair sent le doux fruit des voluptés présentes L'Esprit ne semble avoir qu'un espoir des absentes. (Strophe 7. v. 40-42, p. 249.) Le prestige de la majuscule élève ces grandes figures au-dessus de l'expérience commune. Qu'elles séduisent ou effraient, elles se regroupent autour des deux pôles qui structurent un univers dominé par Dieu et Satan. De Sponde peuple son ouvre d'abstractions qui se nomment Bien et Mal, Esprit et Monde, Terre et Temps, Ces termes entrent dans ses poèmes avec la force et l'évidence de l'allégorie. Or il n'existe pas de résolution à leur conflit : de là l'inévitable ressassement de cette poésie. Le langage ne peut jamais que répéter une vision tragique qui tient à l'opposition entre les plaisirs de la vie et l'exigence du salut. Pour mettre en évidence cette tension existentielle le montage en parallèle devient un procédé idéal dans les Sonnets sur la mort. Le poème rapporté* offre alors une structure formelle parfaitement adaptée à cette exigence d'ordre et de clarté. Prises dans le rythme ternaire du trimètre, les forces ennemies se liguent contre le « moi » opprimé : Tout s'enfle contre moi, tout m'assaut*, tout me tente, Et le Monde, et la Chair, et l'Ange révolté. Dont l'onde, dont l'effort, dont le charme inventé Et m'abîme*. Seigneur, et m'ébranle, et m'enchante*. (Sonnet 12, v. 1 -4, p. 264.) Peu sûr de pouvoir repousser une aussi féroce tentation, le croyant au bord du doute se demande dans quelle mesure la grâce de Dieu lui permettra de ne pas succomber. Quel secours peut-il alors espérer? Quelle nef, quel appui, quelle oreille dormante. Sans péril, sans tomber et sans être enchanté. Me donn'ras-tu ? Ton Temple où vit ta Sainteté, Ton invincible main et ta voix si constante ? (Ibid., v. 5-8.) Le premier tercet répond au premier quatrain par la mise en scène du combat que se livrent des forces antagonistes dans le cour du poète : Et quoi ? mon Dieu, je sens combattre maintes fois Encore avec ton Temple, et ta main, et la voix. Cet Ange révolté, cette Chair, et ce Monde. (Ibid., .9-U.) On croit entendre le fameux hymne luthérien, Ein feste Burg ist unser Gott, que Johannes Walter met si puissamment en musique à la même époque. Deux pouvoirs redoutables. Dieu et Satan, se livrent une bataille sans merci. Mais il faut garder confiance car tout ce qui vient de Dieu est destiné à remporter la victoire (« Ailes, was von Gott geborenlist zum Siegen auserkoren »). Et de Sponde emploie le futur parce que c'est manifestement le temps de l'espérance : Mais ton Temple pourtant, ta main, ta voix sera La nef, l'appui, l'oreille, où ce charme perdra. Où mourra cet effort, où se rompra celte onde. (Ibid., v. 12-14.) Dans l'espace fortement charpenté du sonnet rapporté* où les abstractions se déchirent en silence, l'individu n'a plus droit au chapitre. Dépossédé de son identité, il est le témoin d'une lutte qui le dépasse. On est très loin de l'allégorisme flamboyant du XVe siècle où les idées personnifiées s'entretenaient dans le jardin (locus amoenuS) de la fiction. L'allégorie a perdu l'élégant visage de La Dame à la licorne. La Chair et le Monde désignent un univers où règne désormais l'Angoisse, celle que laïcisera le Mallarmé du « Ptyx ». Dans les figures tombales des Médicis, Wolfflin lisait la transposition visuelle d'allégories tourmentées (1987, p. 181). Ici, la Nuit, le Jour, le Soir et le Matin projettent l'Inquiétude dans la froideur poétique d'un espace uniforme et abstrait. La hantise de la mort est constante. Un mémento mari surgit à tout moment et l'on sent une délectation morose, une Schadenfreude, à fouler aux pieds l'orgueil humain qui croit pouvoir oublier que cette vie est transitoire : Mais si* faut-il mourir ! et la vie orgueilleuse. Qui brave de la mort, sentira ses fureurs ; Les Soleils hâleront ces journalières fleurs. Et le temps crèvera cette ampoule venteuse. (Sonnet 2, v. 1-4, p. 254.) Le corps humain, qu'avait exalté l'humanisme triomphant, est réduit à une « ampoule venteuse », fragile enveloppe soumise à l'infortune. Les thèmes épicuriens du tempusfugit* et du carpe diem* sont enfin renversés. Les gaillardises de Ronsard et de son école ne sont plus de mise. Elles fêtaient l'éphémère et, éphémères, elles l'étaient. Le Vendômois invitait sa belle Hélène à profiter de la vie : Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain : Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie. (Amours, H, sonnet 24, v. 13-14, p. 432.) À la pointe de son propre sonnet, de Sponde corrige Ronsard sur le ton de la parodie, répétant le fameux « Vivez » mais pour faire ressortir la menace inéluctable qui l'accompagne : Vivez, hommes, vivez, mais si* faut-il mourir. (Sonnet 2, v. 14. p. 254.) Le vieux thème de Yhomo viator revient à la mode, pour se mêler à celui que Poussin rendra bientôt célèbre : et in Arcadia ego. Car les tombeaux jonchent même l'heureux sol d'Arcadie. Pour mieux faire prendre conscience de la vanité de l'ambition et de la brièveté de la vie, le prédicateur n'hésite pas à accumuler les répétitions et à recourir à l'injonction : Hélas ! contez vos jours : les jours qui sont passés Sont déjà morts pour vous, ceux qui viennent encore Mourront tous sur le point de leur naissante Aurore Et moitié de la vie est moitié du décès. (Sonnet 5. v. 1-4, p. 257.) Reprenant à la poésie médiévale le thème du ubi sunt* (« Mais où sont les neiges d'antan ? »), il abandonne le ton élégiaque de la question et en change légèrement la formule (« Qui sont? ») pour désarçonner les esprits forts - on les appellera bientôt libertins - qui se livrent en aveugles à leur condamnation éternelle : Qui sont, qui sont ceux-là, dont le cour idolâtre Se jette aux pieds du Monde et flatte ses honneurs ? Et qui sont ces Valets, et qui sont ces Seigneurs ? Et ces âmes d'ébène et ces faces d'albâtre ? Ces masques déguisés, dont la troupe folâtre S'amuse à caresser je ne sais quels donneurs De fumées de Cour, et ces entrepreneurs De vaincre encor le Ciel qu'ils ne peuvent combattre ? (Sonnet 9, v. 1-8, p. 261.) Cette obsession de la mort se retrouve chez de nombreux autres poètes qui s'adressent à leurs semblables (à leurs frèreS) pour les détourner des vanités d'ici-bas et leur montrer avec éloquence que « la vraie vie est ailleurs ». Jean-Baptiste Chassignet (1571-1635), jeune avocat qu'on prendrait pour un prédicateur chevronné, est de ceux-là. Dans un recueil dont le titre est tout un programme (Le Mépris de la vie et Consolation contre la mort, 1594). les vers se succèdent en cascade pour refaire la même constatation, toujours aussi évidente et toujours aussi désolante : Nous n'entrons point d'un pas plus avant en la vie Que nous n'entrions d'un pas plus avant dans la mort. (Sonnet 44, v. 1-2, p. 65.) Les parallélismcs foisonnent dans ces compositions. Sertis dans un discours itératif que renforcent les répétitions, ils confèrent un caractère inéluctable au paradoxe selon lequel « Notre vivre n'est rien qu'une étemelle mort » (ibid., v. 3). Le questionnement («Sais-tu que c'est de vivre?», sonnet 15, v. 1, p. 42), technique éloquente prisée par l'orateur, surgit à tout moment pour ôter à l'esprit fort, c'est-à-dire au libertin, les armes futiles de sa raison « outrecuidée* » : Qu'est-ce que votre vie ? une bouteille molle Qui s'enfle dessus l'eau, quand le ciel fait pleuvoir. Et se perd aussitôt comme elle se fait voir, S'entrebrisant à l'heurt d'une moindre bricole. Qu'est-ce que votre vie ? un mensonge frivole Qui, sous ombre du vrai, nous vient à décevoir*, Un songe qui n'a plus ni force ni pouvoir Lorsque l'oeil au réveil sa paupière décolle. (Sonnet 98. v. 1-8, p. 105.) L'interlocution provocante porte le thème de l'Ecclésiaste à une nouvelle température poétique. Montaigne avait fait graver sur les travées de sa « librairie » : « per omnia vani-tas » (tout est vanité), variante du premier verset biblique. « vanitas vanitatum et omnia vanitas ». Chassignet veut aller plus loin en mettant concrètement en vers son goût pour le macabre. Il atteint alors le sommet de son art. Convoquant les images les plus répugnantes, il multiplie à plaisir les cadavres en décomposition, avec, si l'on peut dire, un rare bonheur. On repense au Ronsard des Derniers Vers. Mais la description hyperréaliste a désormais un tout autre but. Ce n'est plus le vieux poète qui voit son corps défaillir à l'approche de la mort; c'est le jeune homme, énergique et passionné, qui exploite le lyrisme de l'horreur pour « réveiller » brutalement son lecteur, lui ôter ses illusions et le ramener vers Dieu, seul fondement vraiment solide, seule justification de notre existence terrestre : Mortel, pense quel est dessous la couverture D'un charnier mortuaire un corps mangé de vers. Décharné, dénervé, où les os découverts, Dépoulpés*. dénoués, délaissent leur jointure. Ici l'une des mains tombe de pourriture. Les yeux d'autre côté, détournés à l'envers, Se distillent* en glaire, et les muscles divers Servent aux vers goulus d'ordinaire pâture. Le ventre déchiré cornant de puanteur Infecte l'air voisin de mauvaise senteur. Et le nez, mi-rongé, diforme* le visage. Puis*, connaissant l'état de ta fragilité. Fonde en DIEU seulement, estimant vanité Tout ce qui ne te rend plus savant et plus sage. (Sonnet 125, v. 1-14. p. 159-160.) Comment l'être humain pourrait-il continuer à se laisser leurrer par la « corruptible masse » (s. 38, v. 6) de son « corps charogneux » (s. 313, v. 2) '? Dans la « semaine » de Chassignet, il n'y a plus de jours gras ; seul compte le mercredi des Cendres. Respice finetn : tu es né de la terre et retourneras en terre. Aucune forme poétique ne pouvait mieux mettre en relief cette litanie élégiaque ; car la pointe finale du sonnet permet une heureuse résolution. L'espérance renaît : un deus ex machina apparaît au bon moment pour nous sauver. Cette apparition radieuse de Dieu sur l'immense cimetière des vanités humaines a de quoi ébranler. Elle répond à une soif de vérité dans la mouvance incertaine de la vie publique. Rien n'est plus étranger à cette poétique baroque (s'il faut employer le moT) que la conception d'un poète « feigneur » qui refuse de recevoir « la chose comme elle est » pour se réfugier dans les belles pages de lapoétrie, de la mythologie et de l'histoire antiques. Si, au début de ses Théorèmes. Jean de La Ceppède (1548-1623) fait allusion aux premiers vers de VEnéide, c'est pour en détourner magnifiquement le sens et greffer sur l'invocation fictive à la Muse celle, autrement véridique, de l'Esprit saint : Je chante les amours, les armes, la victoire Du Ciel qui pour la Terre a la Mort combattu. (Livre I, sonnet 1, v. 1-2, p. 75.) S'adressant au Christ, il confirme ce changement d'inspiration en troquant les images du paganisme pour celles de la Bible. De là les allusions au Tabernacle des Hébreux, sous laquelle reposait l'arche d'alliance, et au Charbon de feu qui devait purifier les lèvres du prophète Isaïe : Pour fournir dignement cet ouvrage entrepris. Remplis-moi de l'Esprit qui remplit les esprits Des antiques ouvriers du Tabernacle antique. Purifie ma bouche au feu de ce Charbon Qui jadis repurgea la bouche Prophétique : Et je chanterai tout-puissant et tout-bon. (Ibid., v. 9-14.) La Ceppède n'hésite pas à répéter les mêmes mots (Esprit/esprits : antiques/antiquE) pour montrer la différence dans la similarité : l'inspiration qui l'anime et l'antiquité qu'il évoque ne sont plus celles qu'incarnait le dieu Apollon. Agrippa d'Aubigné ne procède pas autrement lorsque au début de ses Tragiques il écrit que ce sont un « autre feu » (v. 58) et une « autre fureur » (v. 66) qui le consument désormais : Ces ruisselets d'argents, que les Grecs nous feignaient*. Où leurs poètes vains buvaient et se baignaient. Ne coulent plus ici '... (« Misères », I. v. 59-61, p. 22.) Montaigne, encore lui, critiquera avec force ceux qui peignent la réalité de couleurs factices, dissimulant sous des ornements une vérité trop difficile à dire. Il se déclarera « ennemi juré de toute falsification » (Essais, 1,40,252C). La vraisemblance devient soudain suspecte et. avec elle, tout un héritage antique qui cultivait le goût du merveilleux païen. La Ceppède ne recourt aux images de la poétrie que pour les traiter avec un mépris moqueur. Le catalogue des erreurs profanes est impressionnant. Les disciples d'Amphion, poète musicien de l'ancienne Grèce, sont qualifiés de menteurs car leur mont Hélicon, qu'ils consacrent aux Muscs, est une imposture. Il faut le remplacer par la seule élévation qui importe au monde racheté par le Christ, le mont des Oliviers : Profanes Amphions qui n'employez la Muse Qu'à chanter d'Hélieon les honneurs mensongers Faites-la départir de ces tons étrangers Afin qu'à ce beau Mont, plus sage, elle s'amuse*. (Livre I, sonnet 6, v. 1 -4. p. 79). L'exhortation suit la condamnation : « Quittez ces myrtes* feints* et ces feints* orangers » (ibid., v. 7) parce qu'ils sont les emblèmes de Vénus. La répétition dans le chiasme a le puissant effet d'exclure à tout jamais les plantes symboliques de la gloire antique : Chantons, peignons ensemble en ces Christiques vers Ces arbres toujours beaux, toujours vifs, toujours verts. Et le mystère grand dont l'amour me transporte. Redisons aux croyants que ce parfait amant Parmi les oliviers commence son tourment. Pour nous marquer la grâce et la paix qu'il apporte. (Ibid., v. 9-14, p. 79.) Dans son fameux poème', «À une Dame», rebaptisé « Contre les Pétrarquistes », du Bellay avait reproché aux poètes leurs odieuses « feintises* », au sens créations fictives, se disant lui-même guéri des artifices de la poésie amoureuse : Ceux qui font tant de plaintes. N'ont pas le quart d'une vraie amitié Et n'ont pas tant de peine la moitié. Comme leurs yeux, pour vous faire pitié. Jettent de larmes feintes*2. (OP, II, 20, v. 1-8, p. 190.) Pour les poètes dévots de la fin du siècle, la soif d'authenticité est la même, mais elle trouve à se formuler non plus par le biais du style bas, pédestre, de la conversation, mais dans le registre élevé du merveilleux chrétien. Le Christ est le parfait Amant dont trois livres de cent sonnets viendront retracer le drame. Drame autrement plus tragique que celui des amours humaines et qui pourtant ne nous touche que par son extrême humanité : L'Amour l'a de l'Olympe ici-bas fait descendre ; L'Amour l'a fait de l'homme endosser le péché ; L'Amour lui a déjà tout son sang fait épandre ; L'Amour l'a fait souffrir qu'on ait sur lui craché. (Livre III. sonnet 20, v. 1-4, p. 228.) Le poète laisse le schème embrassé traditionnel (abbA) pour choisir une forme irrégulière dont la disposition croisée (abaB) suggère un rapport intime avec le drame de la Croix. Le souvenir des puissants mythes anciens n'est pas pour autant effacé. Des tercets sortira le nouvel Orphée, christianisé, des temps modernes : Son amour est si grand, son amour est si fort Qu'il attaque l'Enfer, qu'il terrasse la Mort, Qu'il arrache à Pluton sa fidèle Eurydice. Belle pour qui ce beau meurt en vous bien-aimant, Voyez s'il fut jamais un si cruel supplice. Voyez s'il fut jamais un si parfait Amant, (m, 20, v. 9-14.) La cascade des propositions consécutives dramatise éner-giquement la descente du Christ aux Enfers. Les verbes d'agression, liés par la paronymie (attaque, terrasse, arrachE) forment un hymne à la force de l'Amour. Le topos classique (amor omnia vinciT) se greffe sur le thème biblique commun à Isaïe (25, 8), Osée (13, 14) et saint Paul (I Corinthiens 15, 55) : « Mort où est ta victoire ? » Dans la nouvelle mythologie christianisée, l'Eurydice qui retrouve la vie ne désigne pas autre chose que l'« Église», cette famille humaine rachetée par l'amour du Rédempteur, comme La Ceppède le précise lui-même dans une de ses nombreuses annotations (p. 228, n. 50; Donaldson-EvanS). Lorsque au jardin des Oliviers succède la montée au Calvaire, La Ceppède voudra forcer son lecteur à s'imaginer les souffrances de l'homme-Dieu, entrecoupant l'insupportable torture d'émouvants échanges entre la mère et le fils qu'on conduit au supplice : Debout, parmi l'horreur des charognes relentes* En cette orde* voirie, il voit de tous côtés De ses durs ennemis les troupes insolentes Et de sa dure mort les outils apprêtés. Puis, las ! si tant soit peu ses yeux sont arrêtés Sur les yeux maternels : leurs prunelles parlantes. S'entredisant adieu, vont perdant leurs clartés Par l'effort redoublé des larmes ruisselantes. (Livre III, sonnet 10. v. 1-8, p. 221-222.) Nous ne sommes pas conviés ici à contempler la beauté d'une pietà de marbre à la manière michelangelesque. Il faut que le Christ soit encore vivant pour montrer tout son amour pour sa mère. La Ceppède parle de la « compassion [que Jésus | avait de l'extrême douleur de sa bonne mère » (p. 222, note 27). Les regards se croisent, et les yeux se noient de larmes - détail émouvant et dont les Evangiles ne parlent pas. Magnifique évocation de ces « prunelles parlantes » qui « s'entredisent adieu ». Scène humaine, et qui surprend chez un poète connu pour son ostentation. La réussite vient de la soudaine discrétion avec laquelle on nous présente, sans pathos, une « mère surchargée de perte » : aussi simplement, presque aussi prosaïquement que le fait Montaigne dans son émouvant chapitre sur la « tristesse » (Essais, 1,2, p. 12). C'est que François de Malherbe (1555-1628) n'est pas loin. Le critique de Desportes el dont on fera bientôt, d'ailleurs à tort, le «père du classicisme» avait cultivé, à ses débuts, un pathétique « baroquisé » qu'il reniera plus tard. À l'imitation de Tansillo, il évoque longuement le reniement de 1*apôtre dans Les Larmes de saint Pierre (1587) : soixante-six sizains qui firent l'admiration de la Cour et du roi Henri 111. Torturé par le remords, le pécheur de l'Évangile se représente le Christ baffoué de la Passion, en marche vers son supplice, et dont la pire douleur n'est pas physique mais vient du souvenir d'avoir été abandonné par son meilleur ami : Toutes les cruautés de ces mains qui m'attachent. Le mépris effronté que ces bouches me crachent. Les preuves que je fais de leur impiété. Pleines également de fureur et d'ordure. Ne me sont une pointe aux entrailles si dure Comme le souvenir de ta déloyauté. (OP. II, strophe 14, v. 79-84, p. 176.) L'accumulation des violences physiques (mains attachées, crachats, injures proférées par les tortionnaireS) prend un nouveau sens dans la conscience de Pierre dans la mesure où ces violences permettent de mesurer l'énormité de la souffrance morale : celle du Sauveur qui a perdu son disciple mais aussi, par ricochet, celle de l'ami qui a trahi et dont le lecteur partage les émotions. Si saint Pierre payait cher son reniement, à travers lui tous les pécheurs revivaient la même blessure, celle que Montaigne avait si bien évoquée dans son chapitre sur le « repentir» : Le vice laisse comme un ulcère en la chair, une repen-tance en l'âme, qui toujours s'égratigne et s'ensanglante elle-même. Car la raison efface les autres tristesses et douleurs ; mais elle engendre celle de la repentance qui est plus griève* d'autant qu'elle naît au dedans (III, 2, p. 806). Situation humaine qui est magnifiquement évoquée dans la dernière strophe d'un poème dont la portée dépasse son prétexte religieux. Avant Pascal, Hugo et Sartre, Malherbe se représente l'homme seul, face à sa conscience et incapable, comme Caïn, de se dérober au regard de son intériorité, qui se confond, dans une prescience quasi existentialiste, avec le regard accusateur de l'« autre » : L'homme qui porte une âme belle et haute. Quand seul en une part* il a fait une faute. S'il n'a de jugement son esprit dépourvu. Il rougit de lui-même et, combien* qu'il ne sente Rien que le ciel présent et la terre présente. Pense qu'en se voyant tout le monde l'a vu. (OP, II, strophe 66, v. 391-396. p. 186.) |
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