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La poésie prosaïque






La poésie est « tombée dans la prose ». C'est « la faute à Baudelaire » : depuis Le Spleen de Paris, la fortune du « poème en prose » ne s'est pas démentie, que renforcent de surcroît l'onde sismique de la «crise de vers» mallarméenne et les pratiques des grands aînés, Bonnefoy, Jaccottet, Réda, Dupin, Deguy, Noël... La prose connaît en poésie toutes sortes de formes, des plus lyriques aux plus textuelles. Aussi ne suffit-elle pas à distinguer des esthétiques différentes, puisque toutes - ou presque - y recourent. La question serait même plutôt de repérer les poètes qui persistent à écrire en vers ! Car il y en a, et même qui reviennent à la prosodie régulière. En outre la question se complique d'une autre acception du mot : car qui dit « prosaïsme » ne dit pas forcément, ou pas seulement, « prose » : il y a aussi un « prosaïsme » du monde, fait de banalitécuiotidienne, d'insignifiance, de lieux communs. La poésie depuis Apollinaire ne s'y est guère aventurée, sauf à en transfigurer la matière, pour en creuser le lexique (PongE), s'en amuser (Tardieu, NorgE) ou la sublimer (ChaR). Mais qu'advient-il lorsqu'elle s'y intéresse vraiment ? lorsque le plus prosaïque de l'existence se fait matériau de poésie, prenant à rebours ou à contre-pied, le sens commun de l'adjectif: « poétique » ?



Les proses en poèmes



Baudelaire avait rêvé du « miracle d'une prose poétique, [...] assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience». Nourri des poèmes en prose de Pierre Reverdy, de Max Jacob, des « proêmes » de Ponge, chacun tente aujourd'hui de définir son propre usage de ce que l'on n'appelle plus guère le « poème en prose », mais, selon, « proscnpoème » et « prosoésies » pour Jude Stefan, « prose en prose » ou « prose très prose » pour Jean-Marie Gleize, qui la revendique et s'en amuse à la fois : « d'habitude je parle en prose /chaque fois que je reprends mon souffle je vais mentalement à la ligne/ou bien j'ai oublié ce que je voulais dire» (La nudité gagne, 1999). Et encore: Petites formes (2003) de Dominique Quélen, labiles mais concentrées, entreprenant de construire, bloc de prose après bloc de prose, la description d'un combat de boxe (Sports, 2005), comme si la poésie cherchait à s'installer sur le terrain narratif, sans parvenir à tenir le récit ; « proses faute de mieux» chez Yves Charnet dont la syntaxe puissamment nouée est parfois rythmée comme le «blues»; phrases raccourcies d'Un monde en prose de Didier Cahen (2003)... La prose semble avoir gagné le combat de la poésie: les vers eux-mêmes ne sont plus que de la « prose pliée » selon Robert Marteau (qui pratique le sonneT), ou de la « prose coupée » dans Basse continue de Jean-Christophe Bailly (2000).

Les poètes y viennent par des chemins différents: Jean-Luc Sarré déploie les brefs poèmes minimaux d'Extérieur blanc (1983) et de La Chambre (1986) en lignes enchaînées dans Affleurements, (2000), et passe à un journal sans date, en prose et Au crayon (1999). Un trait d'humour léger en habite les notations, mais l'on perçoit bien à le lire que la même perception décalée des choses informe les poèmes. Simplement, la phrase relie cette fois les éléments autrefois séparés et installe plus nettement l'ironique présence du sujet. Jean-Louis Giovannoni est passé du fragment (Garder le mort, 1975), de l'aphorisme (L'immobile est un geste, 1989) et de la juxtaposition des voix (L'Invention de l'espace, 1992) à des proses violentes au rythme percutant, humour et fureur exaltés, qu'il appelle «romans intérieurs» (Journal d'un veau, 1996). Ludovic Janvier nomme « brèves » ses propres textes, entre nouvelle et poème en prose, qui guettent un désir auquel se prendre, font résonner une émotion fugitive, entre errances et promenades (La Mer à boire, 1987; Entre jour et sommeil, 1992; Brèves d'amour, 1993)... Dans Basse continue, qui déplore la vanité des mouvements historiques, Jean-Christophe Bailly s'inscrit dans l'héritage de Walter Benjamin qui souhaitait une «prose intégrale» pour faire «sauter les chaînes de l'écriture». Elle donne ainsi lieu à un récitatif composé de soixante « chants » versifiés, mais sans rime, sans prosodie, sinon le retour à la ligne: prose disposée en vers, comme pour donner l'idée de flux.

Pour Dominique Grandmont, la prose, c'est au contraire de petits pavés de paragraphes qui saisissent le quotidien comme il passe (Cent vingt journées moins une, 1989). Pour Nicolas Pesquès, ce flux sera celui du temps autant que du verbe. Arrime à la montagne ardéchoise qui lui fait face, comme Cézanne devant la Sainte-Victoire, il la scrute au fil des jours : « La colline d'un côté ; une masse d'écrits équivalents de l'autre ». La poésie glisse alors à la prose d'un journal (La Face nord de Juliau, 1988 ; La Face nord de Juliau, deux, 1997 ; la Face nord de Juliau, trois, quatre, 2000) -mais se dérobe à la description en faveur d'une méditation toujours reprise et suspectée : « Je sais que la colline n'est pas indépendante de son observateur, ni même de son observation. Ce qui reste à dire est une aventure de corps réciproques, tangentiels et disjoints, rompus et retrouvés ; et si cette histoire à un sens c'est celle d'une curiosité assidue, affamée et réflexive» (Juliau, deuX). À force d'assiduité, le langage s'interroge - comment dire ce « vert » de l'herbe qui n'est pas celui de l'arbre, et qui n'est pas celui d'hier? quel mot y faut-il? - et vacille: «jamais le poème/jamais le poème ne réussira l'é-clair,"Te claquement, la puissante maigreur. /Jamais le poème ne se déchirera comme le ciel l'autre nuit» (id.)



La prose et sa déchirure

Mille proses donc, chacune différente, chacune motivée d'un geste propre qui lui donne lieu, et parfois la déconstruit. Car il arrive que la prose se troue ou se découpe, comme autrefois celle de Reverdy caviardant ses textes et les livrant déchirés de blancs. Jean-Paul Michel, qui dirige les éditions William Blake and Co, procède ainsi: «Je ne conserve, moi, que les fragments du texte qui demeure, et les coupes. Je ne reprise pas. Aucun liant - seulement les muscles et l'os. Advient alors un texte lacunaire, discontinu qui, si opère un peu de grâce, ne progresse plus que d'éclat en éclat, de vérité en vérité, de miracle en miracle» (lettre à Robert BréchoN). Marqué par Hôlderlin et par Hopkins à qui il emprunte le titre d'un recueil de ses poèmes: Défends-toi, beauté violente (2001), Jean-Paul Michel pratique une prose défaite par le vers mais toujours relancée, volontiers véhémente et souvent archaïsante, pour saisir ce qu'à propos de Shakespeare il appelle « cette argile mélangée de sottise qui est l'homme » {Difficile conquête du calme, 1996 ; Le plus réel est ce hasard, et ce feu, 1997). Christian Hubin réduit la phrase, du vers à la syllabe, dans une poésie comme bégayée {Dont bouge, 2006), l'écriture plus lente d'Albane Gelée laisse « aller chacun dans sa fatigue » {Je, cheval, 2007). Déclinaisons d'un temps perdu et de lieux menacés, la poésie de Franck Venaille resserre sa mélancolie en vers {Hourrah les morts, 2006) ou la déploie en prose {La Tentation de la sainteté, 2006).



Prose percée, délestée de sa graisse, qui n'est plus prose, mais haillons : telle est une autre façon d'être de la poésie que pratique Emmanuel Laugier dont les textes sont disposés en lignes inégales scandées de tirets, comme si les phrases ne parvenaient pas à se faire - à finir de se défaire. L'oil bande (1997) et les livres suivants offrent ainsi des textes bégayés dont les phrases commencées s'oublient au profit d'autres, adjacentes ; la multiplication des signes de ponctuation - esperluctte, barres obliques, puces... - fait haleter la syntaxe au lieu de la soutenir. Il ne reste de prose que lambeaux. Comme de la ville, qu'elle évoque, avec ses miasmes, caniveaux, carcasse de boucherie, déchets accumulés parmi lesquels dorment des clochards {L'oil bandE). Chez Laugier, l'oil voit ce qu'il ne doit pas voir : un souvenir de sexe exhibé et prohibé le hante : « et dans le déplacement des jambes -/- maintenant -/dans le bougé simple dans le seul écart du tissu -/ouvert/ flotte le doux filet de la/cuisse - comme voir ce que je n'ai pu» {Et je suis dehors déjà je suis dans l'air, 2000). Cette vue interdit le sujet, ébranle la syntaxe qui s'articule à un corps en déséquilibre {Son/corps/flottant, 2000 ; Vertébral, 2002 ; Portrait de tête, 2002) : Jean-Marie Barnaud a comparé avec raison ces longues laisses verticales et oscillantes aux sculptures longilignes de Giacometti, prises dans le même vertige de «l'homme qui tombe». Mais Laugier, pourquoi tombe-t-il? saisi de quelle sidération? Le texte justement trébuche à le dire. Alors il s'appuie sur Faulkner, sur Du Bartas {Tout nôtreaerse noircit, 2003), sur la poésie de ses pairs dont il est grand lecteur. Peut-être y trouve-t-il apaisement: Mémoire du mat (2006) syncope moins le vers même si la syntaxe encore tâtonne et continue de « froisser [s]es dires ». Les livres de Marie Cosnay désorientent de même la lecture de leurs scènes floues, photos ratées et dates incertaines. La phrase allusive d'une voix blessée esquisse la violence des événements, mais, pudique, en esquive le récit {Que s'est-il passe'?, 2003 ; Adèle, la scène perdue, 2005).

Les jeux d'alternance entre la prose et sa déchirure ont été portés au plus loin par le peintre-poète Gérard Titus-Carmel, qui recourt à des lignes brisées ou interrompues, combine italiques et romaines. C'est, exemplairement, le cas de De corps et de buée (1997), où deux fragments de poème, qui ont chacun leur autonomie relative, s'enchâssent l'un en l'autre pour composer un texte nouveau («Enchâssement» est du reste le titre d'une section de Ceci posé [1996], qui pratique les mêmes entrelacementS) :



Fumée justement là où se convulsé la peau déjà si fine à la paroi de ce torse qui s'efface une seule caresse l'atténue Et cette buée impeccable à la surface du miroir c'est baiser diras-tu baiser sur le front de l'image qu'on évince celle d'un corps tenu au bout des os s'éclaircissant toujours plus à sa lisière

Gérard Titus-Carmel, De corps et de buée, n.p. poème n°3, ©éd. Voix/Richard Meier, 1997.

L'artiste, qui fait aussi cela dans son ouvre de peintre (grandes feuilles découpées ajointées et recollées des Forêts et des NielleS), s'en explique: «Dans l'agencement de ces fragments, à présent fermement maintenus et enchâssés dans la peinture, ce sont les bribes de mon histoire brisée qui s'ajustent là, et les cimentent. Mon histoire fractionnée en autant de séquences et mise à mal - morceaux et chutes d'une mémoire qui tente une sortie honorable, une de plus, autrement dit qui s'invente une fin.» («Le retrait, le surcroît».) Cette découpe du poème arrête l'élan lyrique, elle corrige, en poésie comme en peinture, «la dangereuse satisfaction du premier jet» {ibid.) Titus-Carmel le reconnaît: « Moi aussi je coupe mes élans, comme, pareillement, j'échenille ma mémoire» (Coupes réglées, 1999).



Cependant le besoin de parler est manifeste, Titus-Carmel rêve de le recueillir dans l'espace de sa voix : « Au commencement, rien que cela : un chant nu, obstiné, jailli du plus lointain de la gorge, et dans la coque renflée de nos joues, un goût de sel et d'absence creusant plus encore l'obscurité de la bouche, puis, le goulot de l'ombre à peine franchi, cette voix soudain ralliée au vent se lançant au front régulier des vagues, se déchirant à leur crête et s'y pâmant, enfin, au seuil même de l'éblouissement, venant en retour fleurir nos tempes de sa splendide monotonie. » [Obstinante, 1995.) Mais cet espoir d'une voix pleine se désagrège bientôt: «la voix semble parfois/se retourner/comme s'adressant à elle-même// elle chante sa fuite/son propre enfouissement / dans la matière du corps» {ibid.). Les choses et les expressions sont rendues à leur obscurité première. La poésie se fait chant funèbre, rassemblant la mémoire d'un père, les lieux et les êtres quittés ou les amis perdus {Manière de sombre, 2004) et atteint à des puissances expressives d'une rare densité: «Je suis ici où j'ai posé mon ombre» (Seul tenant, 2005). Particulièrement intenses aussi une série de peintures et de poèmes qui portent le même titre, Nielles ( 1997) : inspirées du Christ de Griinewald, elles exposent leur violence de thorax ouverts, tronqués, crucifiés. Et rappellent ce père suffoqué «absent occupé de gorge» (La Tombée, 1987) dont les poèmes redisent l'agonie, «l'emprise d'une main fermée /sur le soufflet de la poitrine» et «qui n'est déjà plus / que fragments tout autant / que fumée (De corps et de buéE).



Le prosaïsme de l'homme précaire



Fragments et fumées: c'est la condition humaine que ces proses déchirées manifestent. L'ouvre d'Antoine Emaz sollicite aussi vers et prose pour le dire. Car son souci est bien cet autre prosaïsme: celui de l'existence humaine, tissée de fatigues, de lassitudes, menacée de vieillesse. Aussi tente-t-il une approche du commun des hommes plus marquée d'économie verbale que d'expansions excla-matives. Le dénuement de sa poésie n'est pas sans évoquer la modestie de Reverdy dont Emaz retrouve les formes impersonnelles: «on», «quelqu'un». Le sujet n'a guère d'identité: Emaz note cette phrase de Paul Klee, « une seule chose est vraie : dans le moi, un poids, un caillou» (Entre, 1995). Et ce peu, il ne cesse de le perdre: « Chacun est parti sans parler, fatigué, engagé dans son propre ébou-lis silencieux» (Boue, 1997). Aussi la parole est-elle particulièrement précaire, difficile: «écrire encore malgré bien sûr/cela peut sembler bizarre//se taire serait pire/juste les ombres» (BouE). On a beau écrire, «c'est toujours tellement à côté» (Entré). Le lexique est fait de mots très brefs, rarement plus de trois syllabes. Menacé de silence, le poème abandonne parfois le vers aphasique pour de courts paragraphes de prose où la « qualité poétique » même semble remise en question: notations nues, sans emphase, mots donnés dans l'isolement de la sensation qui les suscite, parfois datée comme un journal (De l'air, 2006). Cette parole dévêtue ne cherche pas à requalifier le monde : elle le reçoit, tel, dans la nudité de ses instants. Boue, livre de la perte et de la défection du corps, dit la mort d'un homme, âgé sans doute, dont on ne sait rien que la fatigue au bout du chemin : «Arriver au bout n'est pas finir, plutôt n'en pouvoir demander à présent davantage. / Peau vieille, boue craquelée, sèche: on peut marcher dessus, avec prudence/Un jour finit sans drame : un jour déjà perdu parmi les jours qui viennent et ceux qui sont venus déjà, aussi, tas de jours de peu pour être, dans le tas». Cette mort est si estompée qu'on n'en comprend vraiment la réalité qu'à la douzième section du livre: «on n'en finirait pas de dire/ce qui s'en va/plus lent/avec quelqu'un dans la caisse [...] et puis plus lent/ce qui s'en va/avec [...] »

Peau attentive, boue dessous. Chair-mémoire, pages de terre, sédimentation lente et fossiles, strates à l'intérieur du corps. Personne ne lit de bout en bout, ne peut remuer ces couches sans cesse: c'est dedans, ça repose jusqu'à ce que dehors ttemble, ébranle, finisse par craquer la croûte des années posées bon gré mal gré en un ordre. Donc sur un tabouret avec les murs autour et plus près encore les objets encombrants, une cuisine. Là, le volume d'un corps en ce moment, il n'y a pas d'ailleurs, en fait.

*** un lieu de mémoire un grenier sale une cave Dans le corps une réserve il y a aussi de la lumière qui bouge dehors diffuse une vase lumineuse danse prend tout l'espace de la cuisine une poussière étoilée la lumière suspendue on ne voit plus l'ampoule

***

On ne s'y retrouve pas.

Pourtant c'est le même lieu au bas mot, et les choses sont restées en place: le frigo, la poubelle, l'évier, la table et le lino. Tout est là de même, mais le poids d'être, entre, a changé.

Le corps, une chose qui bat parmi d'autres qui tremblent, finement vibrent, mais restent en place. Il faudrait davantage de vent, ou plus de violence de l'oeil, ou une intensité différente, accrue, si c'est l'oil qui vibre. À quel degré de tremblement tout s'efface ? À quel degré la ruprurc atteinte de l'espace d'une cuisine tout en angles et du corps comme oublié entre frigo et table? On ne sait pas, sans doute on ne veut pas de ça. On ne tiendrait plus rien.

Antoine Emaz, Boue. © éd. Verdier, 1997, p. 47-49.



Sans pathos ni métaphysique, le poème s'attache aux choses concrètes, à la banalité des objets et du corps. Comme autrefois Guillevic, Emaz préfère la métonymie à la métaphore. Elle lui permet de dire la modestie d'une existence en en présentant le cadre (C'est, 1992). Que le corps, dans sa désaffection et sa ruine, se fasse poussière, «sable» (1997), dune ou boue, voilà qui ramène à l'adage biblique sur la vanité de la condition humaine. Mais chez Emaz, le devenir poussière n'est pas un au-delà de la mort : il la précède dans la défection de soi, l'abandon des chairs et l'anéantissement des énergies vitales. On trouve chez un jeune poète comme Ludovic Degroote des échos de ce ton : « On s'efforce de continuer, par pans, par bouts, parfois par blocs, ça s'éboule, ce qui semble certain c'est que de l'intérieur la résistance devient plus forte, celle-là même qui fait tenir - falaise d'éboulis » (La Digue, 1994). Ses Pensées des morts (2003) recourent aussi à l'alternance vers et prose, italiques et romaines : proses romaines pour ces évocations prosaïques des gens allongés au cimetière, et vers italiques pour les méditations poétiques que le poète se murmure à lui-même. Plus acre, Philippe.Pvahmy sous-titre « portrait de la douleur » son recueil Mouvement par la fin (2005) et « chant d'exécration » le suivant, Demeure le corps (2007), car ce corps qui lui demeure est infiniment brisé et toujours douloureux. Atteint de la maladie « des os de verre », le poète réserve à ses proses la rage qu'il s'interdit de proférer dans l'existence, tout en ne croyant pas à « la supériorité de la parole sur les autres formes de vie ». La poésie ne sublime rien, mais peut accueillir, comme le fit Baudelaire, cité en exergue, « des vêtements souillés, des blessures ouvertes / et l'appareil sanglant de la Destruction ».



Cette poésie du passage et de la finitude est illustrée avec force par Jean-Marie Barnaud. Un poème de Sous l'écorce des pierres (dans Poèmes, 1983-1985, [1996]) pourrait servir d'exergue à son ouvre : « On peut bien / En passant / Célébrer le passage / Avec des mots / Qui font signe ». Ce poète discret, qui est aussi romancier (Le Censeur, 1992; Aral: récit, 2001), dissimule comme Emaz sa présence sous le on d'une parole impersonnelle et semble ne vouloir retenir du temps que ces images furtivement dérobées à l'orée des choses: «enpassant», leitmotiv de son second recueil, en dit long sur sa manière d'être au monde. Que l'on ne s'y trompe pas, il ne s'agit pas d'une indifférence grappilleuse, qui glisserait sur les êtres sans jamais s'attacher, mais d'une conscience aiguë de la précarité de l'existence. Le peu de réalité de notre frêle présence au monde organise toute l'économie de l'ouvre, lui confère son ton : une mélancolie sourde et rêveuse, lucide cependant. Passage de la fuyante (1994) intitule un recueil - sans que cette « fuyante » (est-elle une femme? est-ce la vie?) soit identifiée. Le sujet lyrique lui-même s'y donne comme « passant », avec des accents baude-lairiens : « Donne moi la main / Ma fuyante / Et conduit ce passant dans ton ciel». Au fil des recueils, ce ne sont ainsi que «voyageurs » (Passage de la fuyantE), « marcheur dans la ville » (Aux enfances du jour, 1998), marcheur « dans la rosée » (Pour saluer la bienvenue, 1987), « passant mécanique » (Aux enfances...), « braves et solides randonneurs» ou encore ce «voyageur» qui « [m]arque le pas» et « [v]oit bien que la brume s'étend/Et que la place s'assombrit» (Pour saluer...) : «Et nous/Qui sommes-nous/ Sinon ces forçats de la déroute/Attelés au timon de pourriture/ [...] / Quand l'infinie tristesse nous aspire/Par devant».

Face à la précarité de la vie, Barnaud dresse le « chant retenu » d'une poésie soucieuse de « se défaire de l'élégie » pour se rendre disponible aux vivants avant que l'humus ne les emporte. Car ils sont aussi passants devant nos yeux. Comme François Bon, Jean-Marie Barnaud scrute les visages délaissés de ceux que la société dissimule ou qui se dissimulent à elle, persuadés de leur propre incongruité dans un univers qui ne leur fait pas place: «Depuis leurs fonds obscurs / depuis les caves et les parkings / d'où remontent les regards sans éclats/des passants/que la lumière fige/jusqu'aux légendes des kiosques/et des façades/où les pantins gesticulent / comme le sang plaide sa cause ! » (Aux enfances du jouR).

Aux côtés d'Emaz et de Barnaud, de leur attention scrupuleuse à la maigre économie des vies passantes ou brisées, il faut évoquer Jean-Pascal Dubost, qui retient les gestes du travail. Fondrie (2002) pourrait prendre place dans le chapitre consacré à l'écriture du réel. Visitant une fonderie abandonnée de Haute-Marne, il y réinscritles gestes ouvriers qui s'y déployèrent. Mais Dubost est surtout un orfèvre des mots, ce qui le rend profondément poète. Il sait les faire jouer (C'est corbeau, 1998) voire les réinventer, innovant un lexique dont on ne sait s'il appartient à la parlure des fondeurs - le « patouillet», la «javelotte» -, s'il est tout droit sorti du XVIe siècle ou... des inventions de l'auteur. D'autant que sa syntaxe elle-même - qu'il appelle sa « libre-grammaire », désarçonne, inverse les mots ; ainsi de la javelotte : « avaleresse et fendoir et masselotte et quoi fonce et quoi coupe et quoi reste (du métal superflu sur une piècE) faits et gestes et mots de plus, pensés, chaque jour, et chaque nuit, présents, moi qui n'ai ni sang ni eau sué ; ni j'ai porté dans la poche le flasque de gnôle, serré contre un mur l'épaule à griller le clope à ne pas foncer, ne pas couper, que ça ne reste pas » (FondriE).



Le prosaïsme désinvolte



« Sois toujours poète, Même en prose. Grand style (rien de plus beau que le lieu commuN) » écrivait Baudelaire dans Fusées. Et Rimbaud proposait d'étreindre la «réalité fugueuse». «Lieu commun », « réalité rugueuse » ouvrent la voie à Apollinaire, qui élève le prosaïsme du monde à sa diction lyrique. Le prosaïsme est resté, mais sans diction lyrique pour bien des poètes qui ne retiennent du monde que sa banalité - et qui en jouent. Nathalie Quintane, dont le livre Chaussure (1997) est fait de brèves notations désarmantes d'évidences, est emblématique de ce courant: « Posé à terre, le pied dissimule exactement la surface sur laquelle il s'inscrit/L'ombre du pied est la seule à se confondre en partie avec son origine [...] Le fond de la botte est encore plus noir.» Toute une série de «remarques» (titre de son premier recueil, 1997) ironisent le propos en comparant la chaussure, si triviale, à cet historique «objet de poésie» qu'est, depuis Ronsard, la « rose » : « Il n'y a pas une si grande différence entre une chaussure et une rose / Mais la chaussure est une rose un peu plus utile que la rose». Début (1999) esquisse son autobiographie en brefs paragraphes de prose qui accumulent notations et remarques d un enfant qui observe les adultes : bribes de conversations, mention d'objets, le tout ponctué de l'acte qui s'y superpose (tousser, pon ceR) répété à satiété. Dans Saint-Tropez - Une Américaine (2001), le regard de Quintane se fait entomologue et retrouve pour un autre objet («mon sujet c'est le monde»), les inventaires de Remarques et de Chaussure, non, comme Perec, pour « penser, classer » le réel mais pour « l'éponger » en s'inspirant des « petits maîtres », Arthur Cravan, Alphonse Allais, des premiers burlesques, Laurel et Hardy. Emmanuelle Pireyre {Congélations et décongélations, 2000 ; Comment faire disparaître la terre?, 2005) abandonne dans le vrac ce que Perce rêvait de classer. Prose, poésie, réflexions souvent désopilantes sinon absurdes, interrogations vertigineuses ou loufoques forment autant de variations sur le motif du manuel pratique, équivalent littéraire du Catalogue d'objets introuvables (1969) qu'inventait autrefois Jacques Carelman, en amoureuse parodie de celui de la Manufacture d'armes et de cycles de Saint Etienne qui fait aussi tant rêver Echenoz et Cadiot. Quintane veut « filouter, trafiquer avec la langue » ; Sabine Mâcher, qui pratique aussi une écriture de l'infime, s'arrête de même à la « singularité de l'inexceptionnel », dans une langue un peu malhabile ou décalée. D'origine allemande, elle défamiliarise la quotidienneté des choses avec des notes relevant du Carnet (cf. supra, p. 74), étrangement disposées en blocs de proses et mots isolés. La maladresse sert encore à Valérie Rouzcau pour se saisir un quotidien désaccordé (Pas revoir, 2002), avec un ton enfantin qui connaît une étonnante fortune auprès de maints poètes : Nathalie Quintane, Christophe Tarkos, Pierre Alferi, Ariane Dreyfus, Sandra Moussem-pès... L'art poetic d'Olivier Cadiot, qui ouvre la poésie à la légèreté et à la vitesse, intitule une section « Davy Crockett ou Billy le Kid auront toujours du courage » (même si leurs aventures y sont purement grammaticaleS). Pascalle Monnier en imite le parler : « Et cette maison, Tim, est-ce que tu la trouves jolie ? / Ces volets verts, c'est beau non ? / Et cette fille Tim, tu la trouves pas jolie?/Ça te plairait d'habiter dans cette maison avec cette fille ? / Sa jupe rouge et sa coiffure tu les aimes ? [...]» {Tim, Ben, in Emmanuel Hocquard, Tout le monde se ressemble, 1995).

Pareillement désinvolte et gaie, Anne Portugal écrit une poésie toute en courts-circuits, bifurcations, parataxes et décrochements.



Les Commodités d'une banquette (1985) s'inspire ainsi des informations et recommandations à l'usage des passagers de trains ou d'autobus : « Vous êtes en deuxième classe dans une salle fumeur (plafond bleU) ». Mais des banquettes sont réservées à Cendrars, Apollinaire ou Reverdy... Un autre livre s'en prend à la « Suzanne au bain » que la peinture célèbre (Le plus simple appareil, 1992) : on l'y trouve en « maillot élastique » ou dans une « baignoire circulaire» afin que les regards des vieillards «coulissent mais ne s'emmêlent pas»... Plus récemment, elle invente un définitif bob (2002) entre génie et joker, sorte de «lapin Duracell» (selon Agnès DissoN) envoyé « sur le terrain » explorer le réel : « et bob il peut comme ça pousser une porte [...] et bob il peut comme ça viser le monde et tout ça». Le prosaïsme des objets quotidiens se retrouve chez Jean-Louis Giovannoni : passoire et lavabo, ramasse-miettes et Tupperware, dans son Traité de la toile cirée ( 1998) mais avec plus de violence... Jean-Pascal Dubost construit Les loups vont où ? (2002) en séries de poèmes sur des choses banales : brouette, « grolles », etc. Ce souci du concret retient des poètes de plus en plus nombreux à renvoyer dans l'ombre les manipulations conceptuelles des deux décennies écoulées. Il n'est que de constater le succès d'Yves Bichet (Le Rêve de Marie, 1996) ou de François Boddaert (Flanc de la servitude, 1996 - qui mêle Villon aux scories du monde contemporain - guide bleu, répondeurs téléphoniques...) pour s'en persuader. La poésie présente retrouve ainsi dans un geste apollinarien la fascinante présence des affiches et des prospectus : sortie de sa « tour d'ivoire » et de la quête du «vrai lieu», elle s'est replongée dans le monde, lyrique ou prosaïque. Il lui arrive encore, néanmoins, de se retrancher dans le langage.

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