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LA POÉSIE ROMANTIQUE






I. - Avant 1848



L'apparition des Méditations de Lamartine en 1820 marque le début de la poésie romantique en France. Non seulement les contemporains en ont jugé ainsi, mais, avec un siècle de recul, nous n'avons pas eu à modifier leur impression. Qu'apportait donc de neuf cette mince plaquette de vingt-quatre poèmes assez courts, publiée par un provincial peu connu à Paris et fort indépendant de toute chapelle littéraire ? Elle répondait exactement à ce qu'attendait le public, et cette forme de poésie s'imposa si vite qu'on ne put juger des destinées de la poésie future sans l'imaginer à peu près conforme à l'oeuvre de Lamartine. Celui-ci apportait une poésie simple de forme, sans aucun des artifices de métier qui accrochent l'attention du lecteur, mais où tout paraissait directement traduit d'un cour mélancolique et d'une âme élevée ; une poésie baignée d'une vague religiosité et d'une sentimentalité intense mais épurée ; une poésie, enfin, où la nature, évoquée dans ses traits les plus simples, s'alliait avec le goût le plus fin aux nuances des émotions les plus intimes.



La poésie lyrique lamartinienne n'offrait rien de révolutionnaire ; Le Lac, Le Vallon, L'Isolement, les plus célèbres pages du recueil, ne diffèrent en rien, â première vue, de bien des poésies mélancoliques d'un Chênedollé ou d'un M.-J. Chénier. Mais cette poésie portait à la perfection un genre que beaucoup de poètes s'essayaient à créer depuis une vingtaine d'années ; elle n'innove ni par la langue, ni par le style, ni par la nature des sentiments, ni par la versification, mais elle combine ces éléments sous les lois d'une harmonie d'expression, d'une musicalité chantante, que nul n'avait pu atteindre, et sait effacer l'art derrière l'émotion avec une pudeur qui n'est qu'un art plus délicat. On ne peut dire qu'un art nouveau était créé ; un artiste de génie venait à coup sûr de se révéler. Les débats de la poésie romantique sont donc, à vrai dire, l'approfondissement de tendances déjà fort répandues et le perfectionnement d'un art assez traditionnel par le premier génie poétique qu'on ait vu en France depuis Ronsard. Lamartine n'a rien inventé, que l'art d'utiliser mieux les éléments de forme et de sentiments que lui léguait le passé ou qu'il respirait avec l'air de son temps.



Beaucoup plus original, mais beaucoup plus médiocre, était l'apport de Hugo et de Vigny à la même époque. Hugo, en 1822, publie ses Odes et poésies diverses ; il y chante quelques événements politiques avec un intense sentiment royaliste et religieux dans la pure tradition du style classique lyrique. Cependant, il y a là une chaleur, une éloquence, une hardiesse (relativE) d'images, qui diffèrent bien de la froideur de l'ode traditionnelle du xvne ou du xvine siècle ; il y a là, de plus, l'évocation discrète d'un amour simple et humain, dont la mélancolie est moins l'aspiration vague à un autre monde qu'une tristesse réelle, et une peinture de la nature beaucoup plus précise déjà que celle de Lamartine, dans ses lignes et ses couleurs. Incontestablement, Hugo est plus moderne que son aîné, plus varié déjà, mais sensiblement moins parfait.



Alfred de Vigny (1797-1863) donne cette même année 1822 sa première ouvre, moins parfaite encore, mais plus riche de promesses et plus originale. Ses Poèmes, qui devaient devenir, en 1826, les Poèmes antiques et modernes, sont certes d'une forme bien gauche et d'une lourdeur bien scolaire dans la couleur locale, mais on y sent poindre un sens historique curieux, et surtout dans un poème comme La Prison, un goût du problème philosophique, un pessimisme personnel, un don de l'expression des idées, qui devaient faire la gloire de l'auteur des Destinées. Enfin, d'une manière visible, trop visible peut-être, le poète tentait des innovations de versification qui révélaient une étude attentive d'André Chénier.



Lamartine (1790-1869), ayant à 30 ans, dès son premier recueil, trouvé sa voie propre, avec une poésie fluide et sentimentale, où la résonance des mots importe plus que leur consonance, où ce qui est suggéré par l'harmonie importe plus que ce qui est décrit par le mot- préci», où deux sentiments intimes, également vagues dans leur nature et dans leur objet, la mélancolie et la ferveur, sont la matière poétique essentielle, ne changea guère de manière au cours de sa carrière de poète. Sans doute La Mort de Socrate (1832) expose-t-elle une philosophie personnelle, où l'on voit le sage d'Athènes doucement tiré vers un christianisme plus déiste qu'orthodoxe ; sans doute Le Dernier chant du Pèlerinage de Childe Harold, écrit en 1825, est-il un hommage au grand Byron qui venait de mourir; mais lorsqu'en 1830, Lamartine, après avoir, dans de nombreuses éditions successives, enrichi ses Méditations de 1820 sans en détruire la si parfaite unité de ton, donna ses Harmonies, on reconnut la même veine, mais élargie. L'émotion, d'intime et de personnelle, devenait plus humaine ; la méditation un peu étroite que suggérait un cour souffrant s'épanouissait en contemplations plus amples du monde et de ses mystérieuses harmonies, où le poète découvrait la toute-puissance divine dans le spectacle magnifique de la nature. Ce n'est qu'après 1830 que, sans changer le moins du monde la nature de son vers, il se mêlera plus étroitement aux préoccupations humanitaires de son temps et donnera à sa poésie un contenu plus concret. Divers poèmes de circonstances, liés à sa vie politique, et surtout Jocelyn (1836), le chef-d'ouvre du roman en vers, dont le succès fut prodigieux, montrent bien cette adaptation du génie lamartinien à la vie extérieure et le succès de cet effort pour sortir de l'ornière un peu étroite où les débuts du Romantisme semblaient contraindre la poésie. Dans le genre intime comme dans le genre humanitaire, c'est peut-être aujourd'hui Lamartine qui nous paraît le plus proprement poète, le plus habile à suggérer, et à entraîner l'âme dans son monde propre ; nul n'a eu plus que lui l'instinct de l'idéal, nul n'a su mieux rendre cet effort de l'âme à quitter le monde des idées et des choses pour celui de la beauté pure dont l'harmonie est peut-être la seule expression parfaite.

La prodigieuse carrière poétique de Hugo (1802-1885), qui, de 1820 à sa mort, ne s'interrompt guère que de 1840 à 1853, ne saurait être considérée dans son ensemble ; Hugos'est constamment renouvelé : fortement influence par l'évolution des goûts et des idées de son temps, ce chef d'école a trouvé dans l'incroyable variété de ses dons le moyen de les satisfaire ou de les représenter tous. Il a beaucoup évolué dans sa manière. Considérons d'abord son ouvre poétique jusqu'en 1830.



Les Odes de 1822, non plus que celles qui viennent grossir le recueil dans les éditions successives de 1822 à 1826, ne révélaient guère qu'un disciple des classiques qui modernisait la tradition par un mouvement plus ardent et des images plus audacieuses. En 1826, il ajoute aux Odes les Ballades ; c'était là prendre nettement position dans le clan romantique. La ballade, courte pièce divisée en strophes, était un genre anglais et allemand, où le sujet, historique ou légendaire, offrait volontiers un caractère mystérieux et parfois satanique dans un cadre souvent moyenâgeux. A ces traits traditionnels, Hugo en ajoute un autre qui lui est propre : l'acrobatie rythmique, la recherche des difficultés de versification ; c'est ainsi qu'avec La Fiancée du Timbalier, il donne Le Pas d'armes du roi Jean ou La Chasse du But grave, révélant ainsi son goût pour le pittoresque et ioutes les possibilités d'un « métier » déjà magistral-Les Orientales (1829), écrites sous l'influence de l'immense curiosité qu'éveillait alors l'Orient et de la sympathie nour la Grèce déjà en lutte pour son indépendance^ accentuent le côté pittoresque de son génie et révèlent le don, qui lui est propre, de recréer l'atsmophère d'une époque ou un climat de civilisation par quelques traits justes, mis en valeur par des effets de contrastes qui devaient jusqu'à sa mort rester un de ses procédés d'art les plus constants ; qu'on songe au fameux Clair de lune ou à La Tristesse du Pacha. Cependant, les Odes, les Ballades, Les Orientales n'offraient point ce Romantisme intime que les théoriciens de la nouvelle école et Hugo lui-même avaient indiqué comme étant sa voie propre, soit que Hugo ait voulu laisser à Lamartine ce domaine où celui-ci avait excellé, soit qu'il ait préféré donner à son imagination précise et puissante la faculté de s'exprimer d'abord, soit enfin qu'il ait offert à ses dons de technicien du vers l'occasion de s'utiliser mieux qu'ils ne pouvaient le faire dans la poésie des émotions.



Après 1830, d'extérieur son romantisme devient plus intérieur. De 1830 à 1840, il publie quatre recueils d'un ton et d'une matière fort analogues : Les Feuilles d'automne (1831), Les Chants du Crépuscule (1835), Les Voix intérieures (1837) et Les Rayons et les Ombres (1840). Sans doute trouve-t-on dans ces ouvres de nombreuses pièces en rapport avec les événements politiques contemporains, mais ces mêmes événements ne sont jamais considérés de l'extérieur ; l'émotion du poète est toujours présente ; s'il évoque, comme il le fait à plusieurs reprises, l'épopée napoléonienne (Napoléon II, A l'Arc de TriomphE), c'est que le souvenir de son père est lié à celui de l'Empereur ; c'est aussi qu'une émotion profonde et proprement poétique est née dans le cour autant que dans l'imagination du poète qui médite sur les destinées des grands et le crépuscule de tous les astres. Mais la nouveauté de ces recueils n'est pas là. Elle réside dans le rôle que jouent des émotions plus intimes. L'amour d'abord, l'amour respectueux pour la femme, pour celle qu'il avait décidé d'épouser dès qu'il avait eu 17 ans, qu'il avait longtemps attendue, qu'il avait méritée par la volonté, le travail, le succès enfin, pour celle qui lui avait donné quatre enfants adorés (Date LiliA) ; l'amour aussi, et surtout l'amour passionné pour Juliette Drouet, sa maîtresse depuis 1833, dont la beauté le tient par les sens, mais dont l'intelligence sait trouver des moyens toujours renouvelés de s'attacher le grand homme dont elle est fière (Les Voix, La Tristesse d'0/ympio. La nature, ensuite, et partout, liée intimement à toutes les émotions comme' à toutes les expressions que le poète en donne,.la source la plus constante et la plus variée où le cour et l'âme puissent s'abreuver la nature, décrite, évoquée, suggérée par l'oil le plus aigu et le regard le plus juste, dans ses teintes et ses lignes, à toutes les heures du jour, à toutes les saisons de l'année, par un poète qui la connaît, qui s'y promène longuement, qui lui parle et qui entend sa voix et dont l'âme mystique sait pénétrer, derrière les apparences, l'insondable mystère (La Vache, Spectacle rassurant, A Albert Durer.



Mais l'amour et la nature n'étaient-ils pas la matière obligée de tout lyrisme moderne ? Hugo n'a-t-il fait que parer ces thèmes de toute la prodigieuse richesse de ses variations, de toutes les habiletés de son vers, en les affectant aussi du coefficient personnel de son cour et de son âme propres ? Un autre sentiment révèle mieux son originalité, c'est le sentiment de la famille j Ni â l'étranger, ni en France, ce sentiment n'avait formé la matière de la poésie lyrique. Pour qu'il s'intégrât au lyrisme, il a fallu attendre que le plus doué des poètes fût en même temps 4e plus bourgeois des hommes ;et ce sentiment si familier, si naturel, si bourgeois qu'il semblait aux antipodes du lyrisme, fut, grâce à lui, paré de toutes les couleurs et de toute la richesse de la poésiefirlugo montrait par là qu'il n'est pas d'objet qui ne puisse devenir poétique, à condition de rencontrer une imagination et un don d'expression capables de l'élever jusqu'à l'art ; il prouvait ainsi la largeur du domaine de la poésie romantique et justifiait cette revendication de la liberté dans l'art dont les tenants du classicisme craignaient, au vu de certaines exagérations de 1830, qu'elle ne servît qu'à l'expression de monstres et d'extravagances. Rien de ce qui était humain n'avait désormais de raison d'être exclu du Parnasse. (Laissez, tous ces enfants..., A des oiseaux envolés, Ce qui se passait aux Feuillantines vers 1813.)



Lamartine, Hugo, Vigny, ce sont les aines du Romantisme poétique. Musset {1810-1857) en est le cadet. Il arriva à la vie litteraire quând les querelles s'apaisaient entre les tenants de la littérature nouvelle, vers 1828, et débuta quand le Romantisme s'affirmait en face d'un classicisme vaincu. Ce jeune Parisien élégant et si précocement doué entra de plain-pied dans le salon de l'Arsenal et au Cénacle de la rue Notre-Dame-des-Champs, et s'amusa d'abord, dans ses Contes d'Espagne et d'Italie (1830), à forcer la tendance nouvelle au bariolage de la couleur locale, à l'outrance de la passion et à la dislocation de l'alexandrin. Cet hyper-romantisme effraya les bourgeois classiques qui le prirent au sérieux, sans rassurer les romantiques qui y soupçonnèrent quelque caricature ; c'était là jeu d'enfant, mais d'enfant si habile et si peu naïf, si élégant dans la pirouette et si sensé dans la plaisanterie, qu'il en parut à certains moins enfant que ses maîtres pénétrés de leur mission. Tout en donnant au théâtre des pièces que nous verrons, dans une carrière singulièrement féconde et rapide, il a publié en 1833, Rolla, courte histoire en vers, écrite avec passion et nonchalance à la fois, où éclate derrière l'aventure du jeune débauché, dont la débauche a tué l'âme, le brûlant reflet du drame essentiel du jeune Musset. Plus que Lamartine, plus que Hugo, plus que Vigny même, Musset a connu ce que c'était que le drame moral; Lamartine, vaguement mélancolique, rêve sans fièvre et sans trouble, et n'est guère ému de sa souffrance ; Hugo garde au fond de lui une imperturbable sûreté et la vie ne l'angoisse pas;le problème seul de la mort l'inquiétera profondément ; Vigny, tenu par d'inébranlables principes, a pu souffrir dans son cour et dans son intelligence, non dans sa morale, et c'est ce qui fait de lui le plus intéressant moderne, malgré l'apparence de la forme éloquente et facile.



Il l'espère ; une ouvre théâtrale plus féconde sort de ses mains si habiles et si intelligentes. Mais lui-même sort brisé de cet amour, brisé par une.femme beaucoup plus forte que lui. Au moins quelques..poèmes immortels seront le fruit de l'aventure : Les Nuits, les quatre Nuits de Mai, de Décembre, d'Août et d'Octobre (1835-37), auxquelles il faut ajouter la Lettre à Lamartine, Souvenir, L'Espoir en Dieu, marqueront les étapes de la douleur et ses divers aspects. Ce sont les cris de détresse ou les murmures d'apaisement les plus purs de notre poésie romantique, mais il y a là aussi bien de la finesse et même de la subtilité psychologique, bien de l'intelligence en somme. Presque tout ce qui compte dans la poésie de Musset tient en un petit volume et a été écrit entre 20 et 25 ans. Aucune philosophie, aucune méditation solennelle, aucune ouvre de commande, presque aucun reflet des événements, mais l'écho continuel d'un cour qui commence par le désenchantement de l'âge mûr et qui se tait après les déchirements de l'adolescence. Un drame moral plus encore que sentimental, un drame rapide, un de ces drames dont meurt un être fragile, un drame comme en ont connu Villon, Byron dont il fit son maître, tout caché qu'était ce drame, chez celui-ci, derrière la tenue impeccable du dandy.



Musset représente, plus qu'aucun autre des poètes ses contemporains, l'âme romantique. Il est romantique dans l'essence de son être ; il a profité pour l'exprimer de toute la liberté que lui offrait l'art romantique, mais il en a laissé tomber tout ce qui n'était pas utile à l'expression de son angoisse souriante ou sanglotante, et il en a dédaigné, en poète qui allait plus qu'aucun autre â l'essentiel, tous les artifices d'art, toutes les recherches, tous les effets. Foncièrement poète, Musset est peu artiste ; et puis, s'il n'avait qu'une chose à dire, son moi, il s'est trouvé que c'était le moi d'un homme tourmenté, et pour tout dire, une matière poétique des plus intéressantes. La poésie romantique voulait exprimer le moi intime du poète ; encore fallait-il que ce moi fût en lui-même un drame passionnant, et que l'artiste rencontrât en lui-même un sujet digne de sa poésie. C'est ce qui s'est produit pour Musset.

Les quatre grands lyriques que nous venons de voir ne sont naturellement pas les seuls poètes romantiques de l'époque 1820-1848. Bien d'autres, moins connus, ne méritent cependant pas l'oubli, et certains même ont apporté à notre poésie un accent personnel qu'on ne trouve pas ailleurs.



Sainte-Beuve (1804-1869), tout en devenant le célèbre critique que nous verrons plus tard, avait publié quelques recueils poétiques : La Vie, les Poésies et les Pensées de Joseph Delorme (1829), Les Consolations (1830), Les Pensées d'août (1837). Il créa en France et fut longtemps seul à représenter une poésie en demi-teintes, exprimant avec minutie et délicatesse les nuances d'une âme concentrée, d'un cour timide et mélancolique, d'un être complexe où une intelligence toujours en éveil arrête, à force de les scruter, les émotions d'une sensibilité plus fine que vigoureuse. Il lui manque l'aisance de la forme et le don de l'expression pour porter à la perfection ce genre de poésie intimiste auquel un Sully Prudhomme devait plus tard donner une forme plus précise, Verlaine une forme plus souple.



Gérard de Nerval (1808-1855), quoiqu'il ait été, a 20 ans, un des plus ardents adorateurs de Hugo, ne tardera pas, loin de toute discipline littéraire, à répandre, dans une ouvre aux multiples aspects : journalisme, critique, voyages, traductions, contes, essais mystiques, poésie enfin, une âme inquiète et rêveuse, un esprit curieux de tout, incapable de s'attacher, et que la folie devait abattre, un cour assoiffé d'un amour idéal toujours déçu/Penétré plus qu'aucun autre poète contemporain du sens mystique de l'univers, il écrira beaucoup plus de prose que de vers, mais ces vers étranges, parfois débordants d'un sens obscur dans une forme concise, offrent une profonde originalité, qui tient moins au don de l'expression qu'à Pétrangeté d'une âme tourmentée, bien proche parfois de celle de Baudelaire^ Pour tenir sa place parmi les pius grands, il lui a manqué de creuser assez longtemps le même sillon.



Théophile Gautier (1811-1872) combattit avec vigueur pour Hernani et écrivit ses premiers vers (Poésies, 1830 ; Albertus, 1833 ; La Comédie de la Mort, 1838) dans la plus pure obédience romantique ; artiste sensible au monde extérieur, il en peint le pittoresque quotidien ou historique, parfaitement ignorant des cours et des âmes, mais avec une précision visuelle remarquable ; hanté par l'angoisse de la mort physique, comme Villon, il se complaira à l'évoquer, en artiste plus qu'en philosophe. Mais son art se débarrasse vite du bric-à-brac romantique où la fougue de sa jeunesse le faisait se complaire, et, après 1840, il n'est plus soucieux que d'adapter exactement l'expression poétique à la réalité visuelle (Espafia, 1845) et, après 1850, d'enchâsser dans une forme impeccable et finement travaillée des impressions beaucoup moins impersonnelles qu'on ne l'a dit (Emaux et Camées, 1852) ; ce dernier recueil fera de iui l'ancêtre du Parnasse. Ainsi, parti du romantisme le plus criard et le plus extérieur, Gautier a évolué régulièrement vers un art plus pur qui n'était pas sans avenir.



Que de noms il faudrait ajouter à ceux-là pour donner une idée de l'abondance de la poésie romantique entre 1830 et 1848 ! Que de poètes tombés dans l'oubli parce que de plus grands les ont relégués dans l'ombre et qui, en une époque moins pourvue, eussent su garder leur place au soleil ! Gravitant autour de Hugo et de son Cénacle, ce sont Emile (1791-1871) et Antony (1800-1869) Deschamps, le premier avec ses Poésies (1841), le second avec ses Dernières paroles (1835) et sa Résignation (1839), où il exprime son âme inquiète et délicate, qui sombra dans la folie. Ulric Guttinguer (1785-1866), le Rouennais ami de Sainte-Beuve, inquiet, religieux et méditatif, avec ses Mélanges poétiques (1824). Arvers (1806-1850), dont le célèbre sonnet : « Mon âme a son secret, ma vie a son mystère... », parut en 1833 dans Nos heures perdues. Auguste Barbier (1805-1882) a donné au Romantisme sa « corde d'airain » avec ses ïambes (1830-31), violente satire politique écrite au lendemain de la Révolution de juillet, vingt ans avant Les Châtiments. Et Jules de Rességuier, avec ses Tableaux poétiques (1828) et ses Prismes poétiques (1838), et Jules Lefèvre, et Saint-Valry, et de Beauchêne, et Petrus Borel, qui s'appelait le « lycanthrope », et Brizieux, qui fit entrer sa Bretagne dans la poésie avec son poème Marie (1831), et de Laprade qui publia dix recueils poétiques de 1839 à 1873, et Joséphin Soulary, et Autran, et le malheureux Hégésippe Moreau, qui mourut misérable à l'hôpital, à 28 ans, en léguant au public ses Myosotis (1838) ; et combien d'autres encore, qui constituent l'armée romantique et que ne doivent pas faire tout à fait oublier les triomphes des chefs.



Des talents féminins se révélèrent aussi, qui trouvaient, dans un style libéré des contraintes techniques du classicisme et des traditions antiques, une forme plus souple et plus aisée pour épancher leur cour : Mme Desbordes-Valmore (1786-1859), en particulier, dont la sensibilité a bien du charme, et dont la souffrance s'exprime avec une bien touchante sincérité dans ses Elégies de 1818 et de 1825, «es Pleurs (1833), ses Pauvres Fleurs (1839).



II. - Après 1848



Du tronc romantique deux branches se détachent vers 1850, celle qui donnera le Parnasse, et celle qui donnera, plus tard, le Symbolisme. Gautier marque bien la transition du Romantisme au Parnasse ; Baudelaire, lui, romantique par certains des côtés de son art, est, par d'autres, un parnassien, et, surtout, par d'autres encore, le père du Symbolisme. Mais, pendant que ces écoles nouvelles naissent et se développent, le Romantisme continue. A vrai dire, il n'est plus guère représenté que par deux génies qui furent précisément les premiers à le créer, Hugo et Vigny. Lamartine, épuisé par les luttes politiques, plein d'amertume pour la patrie, à laquelle il s'était dévoué et qui l'a si vite oublié après la Révolution de 48, incapable, d'autre part, de renouveler son inspiration, se tait. Musset, pour qui la poésie, après avoir été badinage, fut le cri du coeur, dut se taire aussi quand son cour n'eut plus à crier. Les autres avaient vite abandonné la poésie pour la prose, comme Sainte-Beuve, ou, comme Gautier, étaient restés poètes, mais n'étaient plus romantiques. Or, il se trouve que l'ouvre poétique essentielle de Vigny et de Hugo date justement de cette période où le Romantisme semble se survivre. Sans doute, leur Romantisme évolue, s'enrichit et s'approfondit ; mais ils restent fidèles à leur conception de 1830 ou de 1840.



Alfred de Vigny, après avoir donné quatre éditions de ses Poèmes de 1822, devenus Poèmes antiques et modernes en 1826, redevenus Poèmes en 1829, et à nouveau Poèmes antiques et modernes en 1837, sans ajouter chaque fois grand-chose à l'ouvre initiale, avait cependant indiqué, dans la dernière édition, dans quelle voie nouvelle il allait s'engager. Le recueil de 1837 comprend, en effet, deux poèmes nouveaux, qu'il baptise Elévations, où l'on aperçoit le poème philosophique tel qu'il le traitera plus tard. Montant à Montmartre, le poète contemple Paris et songe à cette fournaise intellectuelle où s'élabore l'avenir du monde ; et c'est la première élévation : Paris. Un fait divers contemporain : le suicide de deux jeunes amants, lui suggère la seconde : Les Amants de Montmorency, porte ouverte sur le mystère de la vie et de la mort. - Puis, en 1838, renonçant à conquérir une gloire qui semblait le fuir, renonçant à la vie active, au contact direct et fréquent avec le public, il s'enferma dans sa « tour d'ivoire », et là, soit à Paris, soit en Charente, laissa mûrir lentement quelques rares poèmes où il versa tout le suc de sa réflexion. De ces poèmes, les uns parurent de son vivant dans la Revue des Deux Mondes de 1843 et 1844 ; les autres, fruit de la solitude absolue qu'il garda les seize dernières années de sa vie, ne parurent qu'après sa mort, réunis aux premiers sous le titre de Les Destinées (1864).



Le mince recueil des Destinées est le plus sûr titre à la gloire poétique que possède Vigny ; ces quelques pages permettent de le placer parmi les plus grands et sont l'image de ce que le Romantisme pouvait produire de plus riche et de plus dense. Sans doute, une bonne partie du recueil est-elle médiocre, et nous abandonnons volontiers La Sauvage, où le poète vise à montrer les bienfaits d'une civilisation éclairée par le christianisme à l'aide d'une sorte de conte de Noël où manque un peu la naïveté ou la grandeur ; on peut également sacrifier La Flûte, malgré l'aperçu que laisse voir le texte sur le travail poétique de Vigny ; Les Oracles, Wanda. Mais ce qui reste est de premier ordre : La Mort du Loup, Le Mont des Oliviers, La Maison du Berger, La Bouteille à la mer, Les Destinées, La Colère de Samson, L'Esprit pur.



A la dense et riche exiguïté de l'ouvre de Vigny s'oppose l'ampleur extraordinaire de celle de Hugo après 1848. Il semble que son génie ait été contraint auparavant par la prudence que lui imposaient ses ambitions politiques. Exilé après le coup d'Etat de 1851, le poète est plus libre qu'il n'était au milieu de sa gloire parisienne. Perdant contact avec les milieux littéraires, il semble plus à l'aise pour déployer librement son imagination. A Bruxelles, dans le groupe des proscrits, où il fait tout de suite figure de chef, sa haine s'exaspère contre l'usurpateur qui l'a trahi et qui a trahi la démocratie. Dans* l'île de Jersey, où le conduit ensuite son exil, sa haine prend forme, et il publie, en 1853, Les Châtiments.



Les Châtiments sont le chef-d'ouvre de la poésie satirique en France, l'unique grande ouvre de satire politique qu'offre notre littérature. Sans doute, bien des parties en sont perdues pour nous, à cause de mille allusions politiques que le lecteur moyen ne peut saisir ; ouvre de circonstances, elle est en partie passée avec les circonstances qui l'ont fait naître. Mais c'est la grandeur de Hugo d'avoir dépassé l'événement, d'avoir traité les thèmes généraux par-delà les thèmes particuliers, d'avoir chanté l'avenir de l'humanité, d'avoir mêlé la nature à l'imprécation, l'épopée et le lyrisme à la satire. Romantique, l'ouvre l'est non seulement par le ton déchaîné, par les audaces du style et de la versification, mais surtout par ce mélange des genres qui permet de faire affluer à la fois toutes les sources de la poésie, qui rompt définitivement toutes les digues qui canalisaient l'inspiration, et décuple la force et l'éclat du poème. Depuis dix ans, le Romantisme poétique semblait tari ; de nouveaux groupes, de nouvelles tendances se faisaient jour, et voilà qu'éclate au ciel littéraire ce météore fulgurant, prouvant la vitalité et la fécondité d'une école qui ne semblait tarie que parce que les autres poètes n'avaient plus rien à couler dans son moule toujours prêt.



Depuis 1840, date de son dernier recueil lyrique, Hugo n'était pas resté muet ; il avait écrit de nombreux poèmes lyriques, mais n'avait rien publié. Ses ambitions politiques lui interdisaient d'étaler aux yeux d'un public peut-être trop curieux les émotions secrètes de celui qui voulait devenir un chef; la mort de sa fille chérie, Léopoldine, en 1843, en inspirant sa poésie, lui interdisait en même temps de se servir de ce deuil pour conquérir quelque succès nouveau. Puis la haine politique l'avait accaparé. Enfin, en 1856, il donne son chef-d'ouvre lyrique : Les Contemplations, gros recueil en deux volumes. Les thèmes traités y sont sensiblement les mêmes que dans les précédents : la nature, l'amour, la mort, la famille et l'enfance. Mais ils sont traités avec un accent plus fort, avec une abondance plus riche, une variété de ton plus grande et plus habile ; le vers lui-même s'assouplit encore et se prête aux extrêmes, de la grâce la plus légère à l'éloquence la plus fougueuse, du réalisme le plus concret à l'idéalisme le plua nuageux. Outre ce progrès dans l'art et cet approfondissement de thèmes déjà traités, l'originalité du livre réside dans la partie philosophique.



Hugo avait perdu la foi (l'avait-il eue jamais bien vive ?) vers 25 ans. Depuis lors, il semblait se complaire en un déisme vague, fait de confiance en un Dieu créateur ; ce Dieu, d'ailleurs, mal intégré à l'essence de sa poésie, semblait surtout un objet d'invocation commode et un élément utile dans l'arsenal des figures poétiques. Mais depuis 1840, sous l'influence de la mort de sa raie, de*l exil, de la contemplation du ciel et des flots de l'océan, à Jersey et à Guernesey, des tables tournantes que lui a révélées Mme de Girardin, de conversations avec quelques mystiques, Hugo construit toute une philosophie. Cette philosophie est éminemment romantique, parce qu'elle repose sur l'idée du devenir et du mouvement, parce qu'elle est étroitement associée à la fonction poétique elle-même, parce qu'elle ne peut se séparer d'un élan du cour Le poète croit que l'âme est répandue dans toute la ctéation, plus ou moins mêlée de matière, de la pierre brute à l'ange et à Dieu, en passant par l'homme. Dieu n'est que le terme de cette échelle d'êtres de plus en plus dégagés de la matière. Tout vit donc, tout éprouve émotions, sensations, et, qui sait ? pensées. Sous l'oil du poète transformé en prophète, tout s'anime dans la création ; de plus, tout est emporté dans un mouvement passionné vers plus de pureté, vers moins de matière. Cette philosophie du progrès conçoit que l'homme s élève un jour jusqu'à Dieu. Et la mort ? les morts ne sont point morts. Désincarnés, ils vivent autour de nous, ou bien, ayant repris quelque corps conforme à leur vie terrestre, vil s'ils ont été vils, noble s'ils ont été purs, ils montent peu à peu, d'être en être, et comme d'étage en étage, vers Dieu (cf. Ce que dit la bouche d'OmbrE).



Ce système a été conçu par Hugo en quelques mois de prodigieuse intensité de création, en 1854, mais il est le produit de toute sa vie intellectuelle et morale ; on ne saurait l'en séparer. Artisan du romantisme poétique, il a senti le besoin de rattacher son art à une philosophie, romantique comme lui, tournée vers l'avenir, vers l'espoir, vers la libération, transposition métaphysique de ses conceptions artistiques.



La Légende des siècles (1859) est la troisième grande ouvre poétique de Hugo dans la seconde partie de sa vie. Ouvre épique, elle est formée de récits légendaires empruntés à presque toutes les époques de l'humanité, pointant soit vers la méditation morale (La Conscience, Le Petit Roi de GalicE), soit, vers la satire politique (RatberT), soit vers la philosophie sociale (L'Aigle du CasquE) soit vers le tableau de genre (La Rose de F InfantE). Mais ces récits et ces tableaux, il faut les considérer dans leur ensemble, et, surtout, dans leur tendance commune. Ils marquent les étapes successives d'une humanité qui, partie du crime de Caïn, en est arrivée au dévouement sublime des Pauvres gens, qui, dans les âges de ténèbres, a trouvé en un Eviradnus, en un Roland, des héros sublimes et tranquilles pour faire triompher son âme, abattre les méchants, et la conduire vers un avenir meilleur. La Légende des siècles est donc une oeuvre philosophique autant qu'épique ; elle illustre les visions de la dernière partie des Contemplations. Mais cette illustration vaut indépendamment de l'idée qu'elle sert, La couleur et le mouvement en sont prodigieux ; la puissance de l'imagination s'y révèle dans toute sa force, toujours concrète, précise, frappante, jamais fumeuse, jamais vague, jamais lassée. Les ressources du style et de la versification y sont inépuisables. Qu'on songe aux débuts du Romantisme, en 1820, et l'on verra ce que le génie d'un poète peut faire d'une conception poétique en apparence timide et un peu étroite, et quelle longue patience, quel travail acharné le plus doué des artistes doit fournir pour faire rendre à une méthode d'art, à une conception esthétique tout ce qu'elle contenait en profondeur. La Légende est donc comme la synthèse du Romantisme poétique.



Les trois recueils que nous venons d'étudier ne sont encore qu'une partie de la production poétique de Hugo durant l'exil. U faut y ajouter, pour se rendre compte de cette prodigieuse puissance créatrice, outre Les Chansons des rues et des bois (1865), pièces brèves et gracieuses où le prophète inspiré semble redevenir homme et flâner sans contrainte dans les sentiers les plus fleuris de la poésie légère, cette masse de poèmes philosophiques ou épiques composés durant l'exil, mais qui parurent plus tard seulement : Le Pape (1878), La Pitié suprême (1879), L'Ane (1880), Religion et Religions (1880), La Fin de Satan, qui ne parut qu'après la mort du poète, en 1886 ; Dieu (1891). Ces recueils sont peu connus ; trop peu connus. lis contiennent de grandes beautés ; ils sont animés d'un souffle toujours puissant, et, s'ils n'ont pas la perfection continue des grands chefs-d'ouvre, ils ont, plus qu'eux, l'aisance et la liberté qui vont jusqu'au comique bouffon de L'Ane ou de Dieu éclaboussé par Zoïle, jusqu'au sublime si simple du récit de la Passion, dans La Fin de Satan, où le Romantisme ose pour la première fois s'inspirer largement et respectueusement des Evangiles, et mettre la poésie au service du Christ.



Et la production poétique de Hugo n'est pas encore épuisée ; la guerre de 1870 lui inspire L'Année terrible ; il complète La Légende des siècles à deux reprises, en 1877 et en 1883 ; ses petits-enfants lui inspirent L'Art d'être grand-père en 1877. Il rassembla en 1881 des pièces écrites à différentes époques et sous diverses inspirations : épique, lyrique, satirique, dramatique, pour former Les Quatre vents de l'Esprit. Et l'on a trouvé, après sa mort, dans ses papiers, de quoi former de nouveaux volumes de poésie : Toute la lyre (1888), La Dernière gerbe (1902), Océan (1942).



Avec Hugo, le Romantisme s'est donc prolongé jusqu'à l'orée du XXe siècle, non pas comme une tendance morte qui se survit, mais comme une formule vivante, dont la fécondité et la richesse apparaissent alors seulement dans toute leur plénitude.

Aucune période poétique n'a jeté en France un pareil éclat. La révolution romantique n'a sans doute pas créé les tempéraments poétiques ; mais, par la liberté qu'elle a introduite dans le domaine de l'art, elle a permis à ces génies de donner toute leur mesure, de révéler chacun le fond et l'essence de son être, sans autre contrainte que celle que leur goût individuel leur imposait, sans uniformité ; c'est là son mérite, sa gloire.

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