Essais littéraire |
C'est la première question que les médiévistes du siècle dernier se sont posée, parce qu'ils étaient marqués par les idées du romantisme et en particulier par celles de Herder, puis des frères Grimm, touchant l'âme collective et le génie national des peuples, qui se manifesteraient dans les débuts de leur histoire et de leur culture par des productions artistiques spontanées et anonymes. Mettre au jour les origines des chansons de geste, c'était éclairer, semblait-il, l'identité nationale française. De la théorie des cantilènes à l'hypothèse germanique C'est dans cet esprit que Gaston Paris élabore dans un premier temps (1865) la théorie des cantilènes : après les grandes invasions, la conscience d'une nationalité nouvelle se serait fait jour peu à peu à travers une activité poétique, reflet du sentiment national. Cette poésie, lyrique par sa forme, épique par ses sujets, se serait traduite par des cantilènes portant sur les événements historiques. C'était l'époque où l'on pensait que les poèmes homériques sont formés d'une collection de courtes pièces populaires tardivement réunies sous l'apparente cohérence d'une longue épopée. De la même façon Gaston Paris imaginait que des cantilènes brèves avaient fini par être cousues entre elles pour donner naissance aux chansons de geste. Cependant dès 1884 l'Italien Pio Rajna faisait observer d'une part que les chansons de geste n'ont rien de populaire, qu'elles exaltent au contraire l'aristocratie guerrière, d'autre part que nous ne connaissons aucune cantilène et qu'il n'en a très probablement jamais existé. En revanche, ce qui existe à coup sûr dès l'époque carolingienne, c'est l'épopée germanique. Supposer l'existence de cantilènes romanes n'est qu'un moyen de masquer ce que les chansons de geste romanes lui doivent certainement. Gaston Paris devait se rallier en 1888 aux vues de Pio Rajna. Mais pendant longtemps encore, à cette époque de rivalité et de conflits franco-allemands, le débat resta marqué par des arrière-pensées politiques : faire remonter les chansons de geste à l'époque carolingienne, c'était leur reconnaître une origine germanique ; y voir une création du XIe siècle, c'était en faire un genre purement français. Joseph Bédier et l'« individualisme » Cette seconde attitude est par excellence celle de Joseph Bédier, qui public les quatre volumes de ses Légendes épiques entre 1908 et 1913. Pour lui les chansons de geste sont fondées sur des thèmes poétiques plus que sur des souvenirs historiques. Loin d'être le produit d'une création continue et le fruit d'une tradition, elles sont créées de toutes pièces par des poètes parfaitement conscients de leur art. Mais l'aspect le plus original de sa théorie s'exprime dès les premiers mots de son ouvrage : « Au commencement était la route, jalonnée de sanctuaires. Avant la chanson de geste, la légende : légende locale, légende d'église. » Sur les routes des pèlerinages, sanctuaires et monastères exposaient les reliques de héros et de martyrs capables d'attirer les pèlerins. La Chanson de Roland atteste elle-même (laisse 267) que l'on pouvait voir l'olifant de Roland à Saint-Scurin de Bordeaux, son tombeau à Blaye. Il a suffi d'un poète génial pour donner vie à ces récits dispersés, collectés sur les chemins de Saint-Jacques ou, pour d'autres chansons de geste, de Rome. Philipp-August Becker avait déjà émis cette idée en 1896, puis en 1907. Bédier, en l'étoffant et en en développant la démonstration, ajoute qu'il y a là de la part des clercs un effort délibéré de propagande en faveur des différents sanctuaires. Les clercs ont lu, par exemple, le récit de la mort de Roland dans la Vita Karoli d'Eginhard. Ils ont invente l'histoire des reliques rolandiennes pour les montrer aux pèlerins et faire ainsi de la publicité à leurs églises. Ils ont soufflé cette histoire à un poète, ils lui ont fourni les documents nécessaires pour l'exploiter. A partir de ce qu'ils lui ont raconté, il a écrit de toutes pièces la Chanson de Roland. De même, dans leur rivalité avec les moines d'Aniane, ceux de Gellonc aujourd'hui Saint-Guilhem-le-Désert - auraient exploité la légende de leur belliqueux fondateur, proposant ainsi aux poètes le personnage de Guillaume d'Orange. Ceux de Vézelay auraient fait de même avec Girart de Roussillon, etc. Il n'y aurait donc rien eu avant la fin du XIe siècle. S'il a existé une Chanson de Roland avant celle que nous connaissons, ce n'était qu'une ébauche grossière. Le Roland d' Oxford est une création entièrement personnelle, écrite d'un bout à l'autre par Turold, son signataire énigmatique, trois siècles après l'événement de Roncevaux, sans intermédiaire poétique entre-temps. De la même façon, toutes les autres chansons de geste sont nées de « légendes d'église ». Et Bédier conclut : Il ne faut plus parler davantage de chants épiques contemporains de Char-lemagne ou de Clovis, ni d'une poésie populaire, spontanée, anonyme, née des événements, jaillie de l'âme de tout un peuple ; il est temps de substituer au mystique héritage des Grimm d'autres notions plus concrètes, d'autres explications plus explicites. (Les légendes épiques, IV, p. 474). Le « traditionalisme » La théorie de Joseph Bédier, soutenue par le talent hors du commun de son auteur, s'est largement imposée pendant plusieurs décennies. Mais elle avait été élaborée à une époque où le « silence des siècles » n'avait pas encore parlé et où l'on ignorait, par exemple, les couples de frères Olivier et Roland ou la Nota Emilia-nense. Elle ne tenait pas compte de certains témoignages, par exemple du texte connu sous le nom de fragment de La Haye, dont Bédier se débarrassait en le rajeunissant, alors qu'on le date aujourd'hui de façon certaine entre 980 et 1030. Ces quelques pages de prose latine, copiées par trois mains différentes, sont écrites dans un style qui annonce un peu celui de la chanson de geste, tout en étant marqué par la rhétorique antique et l'imitation des auteurs classiques. Elles content la prise d'une ville sarrasine, qui est certainement Gérone, par Charlemagne et son armée. Le nom du roi païen comme ceux de plusieurs héros du camp chrétien se retrouveront dans les chansons de geste du cycle de Guillaume. Enfin, la théorie de Bédier et surtout de ses successeurs frisait le paradoxe en minimisant à l'extrême l'existence d'une poésie orale antérieure aux textes conservés, invitant du même coup des zélateurs moins habiles à la nier tout à fait. Face à son « individualisme », comme on disait, Ferdinand Lot défendait dès les années vingt la position du « traditionalisme » en soutenant que le culte de héros épiques liés à des sanctuaires sur les routes de pèlerinages est postérieur aux chansons de geste et en est la conséquence, loin de leur être antérieur et d'en être la cause : J'admets que toutes les chansons du cycle de Guillaume s'expliquent par la Voie Regordane, par Gellone, etc. - sauf une. la plus ancienne, la Chanson de Cuillaume. J'admets que toutes les chansons qui placent l'action en Espagne connaissent et admirablement - la voie qui mène à Compostelle, sauf une, la plus ancienne, la Chanson de Roland, qui ne sait rien du chemin de Saint-Jacques. (Romania, 53, 1927). Si les légendes d'église ne sont pas à l'origine des chansons de geste, « il ne reste plus d'autre chemin que de revenir à la vieille théorie de la transmission de siècle en siècle ». Ainsi, Gormont et Isembart, qui se rapporte à la victoire remportée sur les Normands par Louis III en 881, n'est pas le développement d'annales monastiques, mais plutôt l'adaptation d'une version normande passée sur le continent au IXe ou au Xe siècle. Girart de Vienne suppose la chanson d'un jongleur contemporain des événements de Vienne en 870-871. Raoul de Cambrai doit dériver effectivement, comme le texte le prétend lui-même, du poème d'un certain Ber-tolai, combattant à la bataille d'Origny en 943. Mais la thèse traditionaliste devait surtout être soutenue avec une vigueur inlassable par Ramôn Menéndez Pidal1. En réaction contre Bédier et ses disciples qui affirment la « prêcellence » de 0 et en tirent argument en faveur de la création originale d'un poète unique et génial, Pidal se croit obligé à tort de dénigrer l'admirable version d'Oxford au profit des autres, en particulier de VA (première version de VenisE). Mais, au-delà de ce détail polémique et des efforts un peu tatillons déployés pour établir la valeur historique des chansons de geste, sa pensée repose tout entière sur une idée essentielle dont on va voir bientôt la fécondité. Cette idée est que le texte médiéval ne naît pas, définitif, parfait et intangible, de l'imagination ou de la plume de son auteur, qu'il vit au contraire de ses variantes, qu'il se transforme et se met sans cesse grâce à elles au goût du jour, génération après génération, qu'il n'existe nulle part un texte authentique et correct que les fautes des copies successives auraient corrompu, mais que tous les états du texte correspondent à un moment de sa vie, sont donc égaux en dignité et en intérêt sinon en valeur esthétique et en bonheurs d'inspiration ; tous, dans le cas des chansons de geste, reflètent une performance. Tout en se situant encore dans la perspective un peu usée de la discussion sur les origines - mais Pidal avait plus de quatre-vingt-dix ans quand il écrivait l'ouvrage cité plus haut ! -, cette approche permet de mettre au centre du débat la relation complexe entre l'oral et l'écrit signalée dès notre premier chapitre. De la « performance » orale à sa trace écrite Les chansons de geste, on l'a vu, supposent une diffusion orale par les jongleurs : les prologues, certaines interventions du récitant dans le cours du texte le font apparaître de façon certaine. D'autre part l'importance de la variante, telle que Pidal l'a mise en lumière, s'accorde avec ce type de diffusion. La réunion des deux observations permet de rendre compte à la fois de l'évolution des textes, de leurs divergences, de leur perpétuelle mise au goût du jour comme de leur stabilité fondamentale, de leur permanence profonde au fil des siècles au-dela de leurs variations superficielles, de leur durée. Toutefois, en affirmant que la chanson de geste « vit de ses variantes », Pidal veut seulement dire que les légers changements introduits par chaque interprète la maintiennent dans un état de réélaboration continuelle. D'autres comme le Suisse Jean Rychner1 et surtout comme l'Américain Joseph Duggan2, qui applique à la chanson de geste les théories sur la poésie orale de ses compatriotes Milman Parry et Albert Lord3, vont plus loin. Ils conçoivent chaque performance comme une nouvelle création d'un poème qui n'existe pas vraiment en lui-même indépendamment d'elle. Pour eux en effet, la performance ne repose pas sur une mémorisation du poème - mémorisation dont les variantes ne feraient que refléter le caractère imparfait. Se fondant sur l'exemple moderne des chanteurs épiques yougoslaves, Lord montre que le chanteur, au moyen de phrases formulaires dans lesquelles sont consignées les actions typiques de l'intrigue épique, apprend à re-créer sur le vif, à chaque nouvelle interprétation du poème, les longues narrations en vers de la tradition orale. Ainsi le style formulaire, caractéristique des chansons de geste, révélerait le caractère oral de cette poésie. Duggan refuse même d'attribuer le Roland d'Oxford à un écrivain de génie qui aurait remanié une traditon orale antérieure, car il observe que les scènes cruciales et réputées « géniales » de cette version - celle de l'ambassade, celle du cor - sont encore plus marquées par le style formulaire que les autres. A ses yeux, s'il existe dans la France du Xir siècle deux genres narratifs distincts, la chanson de geste et le roman, c'est tout simplement que l'un est oral et l'autre écrit. Et pour montrer que la chanson de geste écrite tend vers le roman, il fait observer que le style formulaire est moins présent dans la chanson de geste tardive d'Adenct le Roi Bueve de Commarchis (vers 1270) que dans le Siège de Barbastre, plus ancien d'un siècle et dont le poème d'Adenet est un remaniement. Mais en réalité le style formulaire se trouve partout et n'est nullement propre à la littérature orale. Il ne constitue pas en lui-même une preuve d'oralité et la théorie de Lord comme l'application qu'en fait Duggan paraissent trop rigides. On a vu dans notre premier chapitre que l'opposition entre l'oral et l'écrit, qui est rarement absolue, ne l'est jamais au Moyen Age. Au demeurant, le poète est nécessairement conscient de cette opposition dès lors qu'il a accès aux deux modes d'expression et qu'il n'évolue pas dans un monde de l'oralité absolue. Le style qu'il adopte, les effets et les procédés dont il joue sont donc en partie conscients eux-mêmes, délibérés, « artificiels » et ne peuvent faire l'objet d'une interprétation univoque. Après tout, ces chansons de geste qui ont bénéficié d'une diffusion et d'une circulation orales ne nous sont connues, bien entendu, qu'écrites. Les marques théoriques de la création orale, comme le style formulaire, ont été conservées dans le texte écrit. Les marques de renonciation orale - appel au public, invitation à faire silence, annonce que l'interprète va s'interrompre pour faire la quête, ou pour se repeser, ou pour aller boire - ont été soigneusement recopiées dans le silence du scriptorium. L'artifice est patent. On peut certes ne voir dans cet artifice qu'un simple décalage dû aux habitudes prises et au caractère conservateur des comportements. Même si la forme et les caractères stylistiques du poème ont été conçus en fonction de l'oral, ils ont pu survivre longtemps même sans nécessité fonctionnelle dans le poème écrit. On les voit d'ailleurs s'atténuer peu à peu, comme le remarque Duggan. Mais il est permis de supposer aussi que le sentiment de ce décalage a été inclus très tôt dans l'esthétique des chansons de geste. Dès lors qu'elles étaient écrites, les chansons de geste ont pu tirer leur séduction de leur raideur, de leur « archaïsme » familier, de la distance introduite par les effets stylistiques et formels liés à l'oralité, alors même que cette oralité devenait fictive. La présence particulièrement appuyée du style formulaire dans certains morceaux de bravoure serait alors moins la marque de l'oralité que celle du recours délibéré, dans les moments importants, à l'effet de style caractéristique du genre. C'est ainsi que l'on voit assez nettement, à une époque où l'assonance n'est plus qu'une survivance, certaines chansons de geste résister, non sans efforts mais avec obstination, à la tentation de la rime. C'est ainsi, de façon analogue, que les chansons de toile, dont on reparlera plus loin, cultivent l'archaïsme raide de la forme épique. Evolution des chansons de geste L'intérêt qu'éveillent à juste titre l'apparition et la préhistoire des chansons de geste ne doit pas dissimuler que le genre reste vivant pendant tout le Moyen Age et qu'il évolue, somme toute, assez peu. Les poèmes deviennent plus longs, les intrigues plus complexes. Surtout, elles font une place de plus en plus grande à l'amour et au merveilleux. Huon de Bordeaux est au XIIIe siècle un bon exemple de cette évolution. Les chansons de geste se rapprochent ainsi des romans. Ea fin du XIIIe et le début du XIV siècle voient apparaître un certain nombre d'oeuvres hybrides qui se coulent dans le moule épique de la laisse homophone - en alexandrins plus souvent qu'en décasyllabes -, mais qui par leur contenu tiennent de l'un et l'autre genre, et parfois surtout du genre romanesque (Bertke au grand pied d'Adenet le Roi, Florence de Rome, Florent et Octavien, La Belle Hélène de Constantinople, Brun de h MontagnE). On verra plus loin qu'à la fin du Moyen Age le succès de la prose achèvera de confondre les deux genres. Mais bien avant cela, les rédactions successives de la Chanson d'Anlioche, puis le développement du cycle de la Croisade montrent la vitalité de la chanson de geste et sa capacité à se mettre au service d'une matière nouvelle et contemporaine. Et de la Chanson de la croisade albigeoise en langue d'oc du début du XIIIe siècle à la Chanson de Bertrand du Guesdin de la fin du XIV, on voit la forme épique se prêter au récit des cvcncments comme à leur diffusion aux fins de la propagande. La chanson de geste n'est donc pas seulement l'une des formes les plus anciennes de notre littérature. Le Moyen Age n'a jamais cessé d'en faire le mode d'expression pnviliégié de l'exploit militaire et des combats de la chrétienté. |
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