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LA ROCHEFOUCAULD






Quels que soient les mouvements inconnus qui agitent le cour et l'esprit de l'homme, leur origine est souvent reportée à des temps extrêmement reculés. Surgissant du fond de l'être pour venir troubler la surface des pensées humaines, on suppose volontiers l'existence de certaines perturbations confuses, prenant leur source dans une sorte de nuit. L'existance de cette nuit est souvent conçue comme une ténèbre initiale que rien encore ne vient éclairer et qui régnerait dans les profondeurs indéterminées. Hypothèse qui n'est pas sans avoir été souvent reprise par les philosophies de l'inconscient, commençant à avoir cours au xrxe siècle, mais qui dérive vraisemblablement de croyances beaucoup plus anciennes, comme celles des mystiques juifs et chrétiens des débuts de l'ère chrétienne, concevant à l'origine de toutes les existences une réalité première indéfinissable mais virtuellement puissante, demeurant longtemps inactive ou purement occulte, mais qui, pour quelque raison mystérieuse, aurait, au cours des âges, plus ou moins lentement émergé de son état latent. C'est à quelque hypothèse de ce genre qu'on pourrait rattacher les théories de La Rochefoucauld, bien qu'il ait totalement omis de les situer lui-même sur un plan métahistorique ou métaphysique. On peut en effet concevoir une ressemblance curieuse entre d'une part les rêveries profondes du Zohar ou des mystiques chrétiens des premiers siècles, et, d'autre part, les spéculations de type purement psychologique, enserrées de façon assez inattendue dans les maximes écrites par ce membre important de l'aristocratie française au cours du xviie siècle. Remplaçons la Ténèbre divine selon Denys l'Aréopagite, ou l'Ensof sans forme et sans figure du Zohar, par une sorte d'activité sourde et aveugle, résidant au fond du cour humain, mais se transformant peu à peu en passions, en désirs, en tendances de toute sorte, et nous reconnaîtrons les analogies qui existent entre deux doctrines ayant pour point commun la croyance en une dangereuse activité intérieure se manifestant secrètement dans les tréfonds de l'être, et susceptible ainsi de relier deux façons d'exister très différentes, l'une enfouie dans la nuit, l'autre éclatant à la surface, mais de l'une à l'autre desquelles une espèce de développement pouvait être supposé.



S'il y a quelque vérité ou non dans cette filiation hypothétique, ce n'est pas notre objet d'en faire la preuve. Il y a cependant quelque utilité peut-être à montrer l'intérêt offert par ces similitudes. Elles nous révèlent, en effet, dans la pensée d'un grand seigneur contemporain de la Fronde, et de Louis XIV, une hardiesse et une profondeur de pensée tout à fait extraordinaires, qui font de ce psychologue-amateur, procédant à une mise en maximes des comportements du cour humain, un des rares penseurs du siècle où il vivait, qui eût le désir de dépasser ces limites assez étroites et d'imaginer, en deçà de l'univers psychique essentiellement déterminé, où on avait l'habitude à l'époque de ranger les âmes, un autre univers mental où, derrière les passions, les intérêts et le cortège de tous les mobiles déterminés, retenant l'attention des moralistes, il était possible de concevoir d'autres activités psychiques plus secrètes, moins définissables, presque anonymes, mais opérant de façon puissamment affective. Sans doute il n'était pas impossible de trouver quelque chose d'approchant dans la psychologie des grands jansénistes de l'époque, en particulier Pascal et surtout Nicole. Mais chez ces derniers la hardiesse n'était pas allée jusqu'à concevoir l'existence d'une vaste organisation occulte de la vie intérieure, englobant dans son sein le fond originel de toute vie mentale. En somme, tout se passe pour La Rochefoucauld, comme s'il avait été le seul, ou presque, à soupçonner l'existence au fond de l'être humain, d'un ensemble de « terres inconnues » s'étendant dans une nuit sans lumière. Là certains mouvements s'accomplissaient, procédant à des changements imperceptibles. En parlant d'eux, l'auteur les situait volontiers dans des profondeurs occultes auxquelles il donnait parfois le nom d'abîmes. Dans ces lieux il plaçait volontiers les « tours et les détours » d'une pensée crépusculaire. Ainsi de ce monde premier, se dérobant au regard, jusqu'aux lieux de la surface, inondés de lumière, il y avait pour La Rochefoucauld toute une région intermédiaire où il n'était pas impossible de surprendre les mouvements de l'âme dans leur état de formation. Mais essentiellement, pour l'auteur des Maximes, avant que les cassions n'accédassent à une forme déterminée, on ne pouvait pas leur reconnaître une structure véritable. Elles étaientdonc informes, ou, en tout cas, encore incertaines, troubles, dépendant des occasions fortuites qui devaient finalement leur donner des caractéristiques précises. Ce mélange de formes achevées et de formes douteuses, d'apparences déterminées, issues de tendances indéterminées, attirait merveilleusement l'attention du grand découvreur. Il en discernait avec une admirable netteté les nuances, il projetait sur elle un maximum de clarté. Cependant la subtile exploration par lui des changements qui affectaient l'homme passionné, était peut-être à ses yeux chose moins fascinante que cette première perception de la force occulte des passions, sentie ou plutôt pré-sentie par lui dans son informitê primitive.



LA ROCHEFOUCAULD : TEXTES DES « PENSEES »



On est assujetti à une incertitude éternelle, qui nous présente successivement des biens et des maux qui nous échappent toujours.

... Nos qualités sont incertaines et confuses, nos vues le sont aussi. On ne voit point les choses précisément comme elles sont.

... découvrir la vérité à travers des obscurités qui la cachent aux autres.



... Il y a encore bien des terres inconnues.

Il semble que la nature ait caché dans le fond de notre esprit des talents et une habileté que nous ne connaissons pas.

De toutes les passions, celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes c'est la paresse... Les dommages qu'elle cause sont très cachés.

On ne peut sonder la profondeur ni percer les ténèbres de ses abîmes. Là il est à couvert des yeux les plus pénétrants; il y fait mille insensibles tours et retours; là il est souvent invisible à lui-même... Cette nuit... le couvre...

[Il y a] une génération perpétuelle de passions... [Elles existent] à notre insu...

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