Essais littéraire |
Virgile n'a pas inventé une sagesse : il en était l'héritier. Montaigne non plus n'a pas inventé la sienne : son catholicisme est hérité, la sagesse philosophique qui se dégage des Essais est une découverte, non une création ex ovo. Et son entreprise a des liens avec une aspiration de l'époque : doter la religion chrétienne d'une philosophie morale dont (jusqu'à l'époque de MontaignE) le plus illustre exemple était pour certains la De consolatione philosophiae de Boèce. L'adhésion de Montaigne à son Eglise et à sa théologie est formelle : il tient pour «exécrable, s'il se trouve chose ditte par moy ignorament ou inadvertement contre les sainctes prescriptions de l'Église catholique, apostolique et Romaine, en laquelle je meurs et en laquelle je suis né » '. Montaigne a combattu en faveur de la légitimité catholique pendant les guerres de religion, et il est resté fidèle à sa foi pendant une période de scepticisme généralisé qui conduisait beaucoup de gens à douter de la bonne foi d'un homme intelligent qui prétendait rester fidèle à un catholicisme plus ou moins discrédité, et où l'on « tenoit mesme, pour lui faire honneur, quoy qu'on dict par apparence, qu'il ne pouvoit faillir au dedans d'avoir sa créance réformée à leur pied ». L'adhésion de Montaigne à la « vérité » révélée, au catholicisme et au magistère ecclésiastique était inconditionnelle. « Ou il faut se submettre du tout à l'authorité de nostre police ecclésiastique, ou du tout s'en dispenser. Ce n'est pas à nous à establir la part que nous luy devons d'obéissance. » Mais cette adhésion inconditionnelle est donnée par Montaigne à l'Eglise romaine et à ses délégués lorsqu'ils se limitent à leur propre domaine. En dehors de cela, Montaigne est jaloux de sa liberté de pensée : il proteste - avec succès - contre une tentative de condamner un passage dans les Essais où il avait « logé entre les meilleurs poètes de ce siècle un hérétique » - Théodore de Bèze 4. Un homme peut bien être à la fois un mauvais chrétien et un excellent poète. Montaigne est certain que les Écritures saintes sont l'ouvrage du Saint-Esprit : les Psaumes par exemple sont de « sainctes et divines chansons que le Sainct Esprit a dictées en David » 5. Et quant au Paternoster J, c'est une « façon de prière... prescripte et dictée mot à mot par la bouche de Dieu » 6. Montaigne, en bon catholique laïc post-tridentin, se contente de la Vulgate latine, ne se référant jamais à l'hébreu ni au grec, même lorsque la Vulgate donne un sens incompatible avec le texte originel - comme c'est le cas, par exemple, quand il cite l'Épître aux Romains, XII. 3 : A ce biaiz s'accommode la voix divine : « Ne soyez pas plus sages qu'il ne faut, mais soyez sobrement sages ». 1,30, « De la modération » Érasme avait déjà montré en 1516 que ce texte grec de saint Paul n'a rien à voir avec une « modération » classique7. Mais Montaigne ne concède jamais aux fidèles le droit de juger d'eux-mêmes du sens des Écritures : ce droit appartient à l'Église seule. Ce qui n'empêche que Montaigne, jusqu'à avis contraire, emploie le Pater comme sa seule prière, à répéter dans toutes les circonstances de la vie : Et si j'en estoy creu, à l'entrée et à l'issu de nos tables, à nostre lever et coucher, et à toutes actions particulières ausquelles ou a accoustumé de mesler des prières, je voudroy que ce fût le paternostre que les Chrestiens y employassent, sinon seulement, au moins tousjours. (...) C'est l'unique prière du quoy je me sers par tout, et la repète au lieu d'en changer. 1, 56, « Des Prières » Le sommaire de la Loi fait par le Christ dans les Évangiles comporte deux commandements : aimez Dieu ; aimez le prochain. Montaigne les reconnaît l'un et l'autre, et en mettant dans la bouche de Socrate deux idées analogues, Montaigne fait des deux commandements du Christ une perfection ajoutée à des lois morales naturelles : Les choses que je sçay estre mauvaises, comme offenser son prochain et desobéir au supérieur, soit Dieu, soit homme, je les évite soigneusement. III, 12, « De la physiognomie » Il est à souligner que son dévouement au catholicisme romain n'a rien de fanatique - et cela à une époque où les fanatismes rivaux déchiraient la France. Et bien qu'il soit « catholique romain » il n'est pas - comme le montre son récit de voyage - ce que les adversaires auraient pu à bon droit appeler « papiste ». C'est à l'Église universelle et à ses dogmes traditionnels qu'il se cramponne, craignant que, sans eux, il aurait à « flotter sans cesse ». C'est cette absence totale de fanatisme « papiste » qui a facilité l'immense succès de Montaigne auprès des Anglais, ce qui est visible, par exemple, dans la pensée de Francis Bacon et de tant d'autres savants et sages anglais. Il est vrai toutefois que Montaigne a dû choisir parmi des Églises rivales « l'Église catholique, apostolique et Romaine ». 11 vivait à une époque où il y avait, jusque dans sa famille, des fidèles d'Églises rivales (qui se présentaient toujours comme « catholiques »). De même il a dû choisir entre des philosophies rivales, des systèmes moraux rivaux, des sagesses rivales, la plupart hérités du monde antique, mais d'autres influencés par les découvertes de peuples inconnus en Asie et aux Amériques. Ses Essais sont des « tentatives », un voyage de découverte à la recherche d'une sagesse morale. Mais non pas à la recherche d'une religion. Selon Montaigne, la raison humaine ne peut produire que des religions humaines - matière donc d'opinion, de variété et d'erreurs infinies. Tout accès à la vraie religion est une affaire de grâce ; d'un mouvement « extraordinaire » de la part de Dieu - extraordinaire voulant dire « hors de V ordre naturel des choses » et donc miraculeux. L'Apologie de Raymond Sebond (III, 12) insiste pour faire ressortir cette vérité - vérité, c'est-à-dire, pour Montaigne : Toutefois, je juge ainsi, qu'à une chose si divine et si hautaine, et surpassant de si loing l'humaine intelligence, commes est cette vérité de laquelle il a pieu à la bonté de Dieu nous esclaircir, il est bien besoin qu'il nous preste encore son secours, d'une faveur extraordinaire et privile-gée, pour la pouvoir concevoir et loger en nous, et ne croy pas que les moyens purement humains en soyent aucunement capables. (...) C'est la foy seule qui embrasse vivement et certainement les hauts mystères de nostre Religion. Naturellement les fins de cette Apologie renforcent cette doctrine ; la première version conclut ainsi (en parlant de chacun de nouS) : Il s'eslevera si Dieu lui preste la main ; il s'eslevera abandonnant et renonçant à ses propres moyens, et se laissant hausser et soubslever par la grâce divine, non autrement. La version définitive de cette conclusion ajoute le mot extraordinaire après preste, et remplace ainsi les tout derniers mots de ce long chapitre (c'est-à-dire les cinq mots après le dernier paR) : par les moyens purement célestes. C'est à nostre foy Chrestienne, non à sa vertu Stoïque, de prétendre à cette divine et miraculeuse métamorphose. Pour Montaigne, à la fin de cette longue recherche qu'est Y Apologie, devenir (ou êtrE) Chrétien est une transfiguration, une métamorphose, par laquelle la forme de l'homme est changée et purifiée par la grâce divine. Cet arrière-plan catholique, si omniprésent soit-il, se fait paradoxalement assez discret. Montaigne se délecte à humilier l'Homme, à « rabattre » son orgueil. Pour lui tant d'écrits des Anciens sont maculés par le genre d'orgueil qui confond l'homme et Dieu, qui divinise l'homme et ne rend donc pas à Dieu l'adoration qui est due à lui seul comme à « Celui qui est ». Abattons ce cuider, premier fondement de la tyrannie du maling esprit : Deus superbis resistit : humilibus autem dat gratiam. II, 12 C'est cette certitude de la folle arrogance de l'homme qui mène Montaigne à ranger les doctrines de Platon même, au sujet du monde à venir, avec les erreurs charnelles qu'il attribue à Mahomet, appuyant son assertion du texte de saint Paul qui sert par excellence à appuyer la doctrine chrétienne sur les futures joies des élus : Nous ne pourrons dignement concevoir la grandeur de ces hautes et divines promesses si nous les pouvons aucunement concevoir : pour dignement les imaginer il faut les imaginer imaginables, indicibles et incompréhensibles et parfaitement autres que celles de nostre misérable expérience. « L'ouil ne sçaurait voir », dit sainct Paul, « et ne peut monter en cour d'homme l'heur que Dieu a préparé aux siens». II, 12 ; cf. I aux Corinthiens, II, 9 Naturellement Montaigne donne une place importante dans ses écrits à la « folie » de l'évangile et à l'autorité de maîtres chrétiens tels que saint Augustin. Après tout, la Sagesse consiste, en partie, à savoir où se rapporter pour trouver la véritable autorité. Dans les Essais, comme dans sa vie, l'ultime autorité était celle de son Église à prétention universelle, qui servait à la fois de garde-fou et de force libératrice. Grâce à elle Montaigne pouvait se laisser aller à errer librement à travers la pensée ancienne et moderne, libéré de toute superstition et toute inquiétude par le scepticisme de Sextus Empiricus, et faisant « purement l'essay » de ses « facultez naturelles » 8 ; « Se rapportant de la résolution » (c'est-à-dire, quant aux décisions des questions douteuseS) « aux croyances communes et légitimes ». Les origines de sa quête Il est tentant de supposer que la quête de la sagesse chez un sage universellement reconnu comme tel serait un problème intellectuel - ou même la subite révélation d'une vérité jusqu'alors ignorée. Chez Montaigne, il en va autrement. Les Essais constituent « un livre consubstantiel à son autheur », ils sont un miroir qui reflète un vécu. Leur point de départ n'est pas un problème mais une crise personnelle. Abattu par la mort de son ami Etienne de La Boétie et par celle du « meilleur père qui fût oncques », Montaigne s'est retiré dans le domaine qu'il venait d'hériter pour y jouir, à l'ancienne, de sa retraite, consacrant le reste de ses jours (comme il le faisait inscrire dans sa bibliothèquE) à libertati suae, tranquillitati et otio. Mais (comme Shakespeare nous le rappellera plus tarD) de tels projets sont dangereux et difficiles à réaliser. Montaigne avait une « complexion » mélancolique tirant vers le sanguin. Cette complexion était celle qui (d'après les Problemata d'Aristote [30-1], comme on les glosait au XVIe sièclE) menait soit au génie, soit à la manie ! Sa retraite à Montaigne, loin d'apporter la tranquillité, était à l'origine d'un accès d'humeur mélancolique qui déséquilibra sa complexion. Autrement dit il était plongé dans une mélancolie extrêmement dangereuse. Il était malade, malade d'un genre qui mériterait aujourd'hui un traitement spécialisé. Son esprit « faisoit le cheval eschappé » ; il lui fit enfanter des « chimères », des « monstres fantasques » ; tout ce qu'il pensait était « estrange », « extravagant », « bizarre ». C'est pour en « contempler à son aise l'ineptie et l'estrangeté » qu'il commença à les décrire. C'était le début de sa « sotte entreprise », le portrait de son moi, à l'aide duquel il espérait chasser « le chagrin de la solitude ». Tant de ces mots sont de nos jours affaiblis ! Pour en retrouver la force on pourrait se donner le plaisir de les rechercher (dans leurs versions anglaises, presque toutes dérivées du françaiS) dans l'Ode to Melancholy de John Milton. Le portrait du « moy » Il est reconnu que la mélancolie donne à ceux qui en sont marqués une conscience d'eux-mêmes et de leur propre existence plus développée qu'elle ne l'est chez l'homme normal. Il n'est donc pas surprenant que Montaigne se déclare « affamé » de se « faire cognoistre » l0. Avec une pointe d'humour Montaigne compare ces « essais » d'un catholique romain français à cette confession publique préconisée par les Huguenots, ennemis, justement, de la confession telle que la concevait son Église : En faveur des Huguenots, qui accusent nostre confession privée et auriculaire, je me confesse en publicq, religieusement et purement. S. Augustin, Origene et Hippocrates ont publié les erreurs de leurs opinions : moy encores de mes meurs. III, 5, « Sur des vers de Virgile » Montaigne visait d'abord à faire un portrait de soi pour ses amis et parents, « à ce que m'ayant perdu (ce qu'ils ont a faire bientoS) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs » (Au LecteuR). Mais à mesure qu'il s'étudiait davantage à la lumière de ses lectures et de ses expériences vécues, il a été mené à élargir ses horizons, à chercher une connaissance plus profondément originale, mêlant à son amusement (c'est-à-dire, à son passe-tempS) une recherche philosophique : Mon dessein est de passer doucement et non laborieusement ce qui me reste de vie. Il n'est rien pourquoy je me vueille rompre la teste, non pas pour la science, de quelque grand pris qu'elle soit. Je ne cherche aux livres qu'à m'y donner du plaisir par un honneste amusement : ou si j'estudie, je n'y cherche que la science qui traicte de la connoissance de moy mesmes et qui m'instruise à bien mourir et à bien vivre. II, 10, « Des Livres » Montaigne toujours conscient de sa dignité de gentleman qui le met au-dessus de toute recherche professionnelle de l'érudition, tend vers Y understatement quand il parle de ses études philosophico-morales. D'ailleurs c'est en gentleman aussi qu'il donne d'abord le beau rôle à ses réflexions sur la guerre. Il ne recourt pas toutefois à cet understatement lorsqu'il fait l'éloge de Plutarque et de Sénèque, auteurs qu'il aime non seulement pour leur style mais pour la densité de leurs opuscules : Ils ont tous deux cette notable commodité pour mon humeur que la science que j'y cherche y est traictée à pièces décousues... Ibidem C'est dans la traduction française d'Amyot que Montaigne lisait son Plutarque. On aurait intérêt à jeter un coup d'oil sur la préface dont cet évêque érudit orne sa traduction : il y explique que l'essentiel de la moralité chrétienne peut se trouver chez Plutarque, sans toutefois les commandements péremptoires qui ne peuvent que déplaire aux esprits princiers... La «forme » humaine C'est l'exemple de Socrate qui encourageait Montaigne à avouer son ignorance tout comme c'est le commandement delphique, Connais-toi toi-même, qui justifiait son étude de sa personne. Mais Montaigne n'est pas arrivé d'un seul coup à se considérer (avec maintes réserveS) comme un nouveau Socrate, capable même (dans certains domaineS) de le dépasser. Il a progressé par à-coups. Et ses explorations de soi-même et de l'Homme se sont déroulées dans le contexte de la philosophie aristotélicienne comme on l'interprétait de son temps. Pour l'Église comme pour Aristote, chaque homme est composé de forme et de matière, d'âme et de corps. C'est l'union de « cette forme » et de « cette matière » qui constitue l'essence de chaque individu (Forma dat esse reI). Pour Aristote tous les exemples individuels déforme générique qui donne son « essence » à chaque « particulier » sont identiques. Autrement dit, la « forme » (l'âmE) de Socrate, de Jésus de Nazareth (en tant qu'hommE), de Judas, de Caton ou de Montaigne, était dans tous les cas identiques, car ils avaient tous la « forme de l'humanité ». Les différences entre les hommes individuels - entre les particuliers - sont dues soit à des différences corporelles, soit à des différences de relations entre leur forme et leur corps. Vers la fin du XVe siècle et au début du XVIe cette doctrine commençait à inquiéter maint chrétien. L'Église décida donc que la seule bonne interprétation du Philosophe (c'est-à-dire d'Aristote, le philosophe par excellencE) était que l'identité de forme n'exclue pas des différences de degré entre les « formes » des hommes. Tout comme on classifie comme blanc des couleurs qui diffèrent en degrés de blancheur mais qui ne se confondent pas pour autant avec d'autres couleurs, de même il y a des formes humaines plus excellentes que d'autres, ou nettement inférieures, sans que les meilleures se confondent avec les formes surhumaines, et sans que les inférieures se confondent avec des formes brutales qui sont au-dessous du niveau de l'humanitas. Pour simplifier un peu, la hiérarchie des formes se présente ainsi : anges, homme, bête. Montaigne accepte cette hiérarchie mais, à la différence de certains philosophes et théologiens, il nie que l'Homme en « s'élevant » puisse devenir ange : bien plutôt il ne peut pas, par lui-même, devenir angélique, car l'homme (s'il n'est pas métamorphosé par la grâce divinE) garde toujours la forme de l'homme. De même en dégénérant il peut devenir « comme » une bête, sans devenir stricto sensu bestial, à moins qu'on ne traite un fou furieux de « bestial », contrairement à ceux qui croyaient que certains fous furieux devenaient en effet bestiaux, pour avoir perdu leur « forme » humaine, et acquis une « forme » en dessous de l'humanitas. C'était un axiome de la philosophie scolastique que chaque individu portait en soi la forme complète de l'humanitas, et Montaigne fait de cet énoncé la base de ses recherches. Avant lui il était normal, en parlant de l'Homme, de définir les qualités de l'humanitas et d'appliquer cette définition ensuite à chaque « particulier », expliquant comme on pouvait les écarts individuels. Montaigne a vu que, si chaque individu portait en soi une humanitas complète, il pouvait aller en sens inverse, partant de sa propre forme, si inférieure soit-elle, et s'en servant comme du seul moyen sûr d'atteindre une connaissance de la forme générique de l'humanitas. Je propose une vie basse et sans lustre, c'est tout un. On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée que à une vie de plus riche estoffe : chaque homme porte en soy la forme entière de l'humaine condition. Dl, 2, « Du Repentir » Mais cela n'est pas tout. Chaque homme « s'il s'escoute » peut découvrir « en soy une forme toute sienne, une forme maistresse, qui luicte contre la tempeste des passions qui luy sont contraires » (IbideM). C'est justement parce que sa propre « forme », même abâtardie, reste une forme humaine, qu'il peut, au moins par moments, s'entrevoir et même, à la rigueur, partager toutes les vertus et tous les vices. Dans toutes les circonstances sa forme particulière constitue, comme celle de tous les hommes, les plus vertueux comme les plus vicieux, une variante de la forme générique de l'humanitas. Les extases Depuis Platon on croyait que les hommes (et les femmeS) particulièrement sages étaient ceux qui « s'exerçaient » à séparer leur âme de leur corps. Cette séparation de forme et de matière constitue toujours une mania, « manie » bonne dans le cas de poètes inspirés, manie mauvaise dans le cas des « maniaques », des fous furieux. C'est cette théorie, dûment christianisée, qui expliquait les extases de toutes sortes, non seulement chez les médecins mais aussi chez les philosophes et les théologiens. C'est justement parce que la mélancolie était censée encourager toutes sortes de « manies », les bonnes comme les mauvaises, que Montaigne et d'autres de sa « complexion » avaient raison de s'inquiéter : s'ils encourageaient dans leur propre cas cette séparation de l'âme et du corps qui constitue l'exercice du génie, ils risquaient en revanche de devenir des fous à lier : Great brains to madness sure are near allied : And thin partitions do their bounds divide... Mais il y a mélancolie et mélancolie. Montaigne sait qu'il a une mélancolie plus terre-à-terre, plus « solide » que celle qui provoque la séparation du corps et de l'âme. Elle est plutôt près de la « stupidité ». C'est cette mélancolie-là qu'il croit être la sienne propre - lorsqu'elle n'est pas déséquilibrée par un accès d'humeur mélancolique. Il trouve dans sa stupiditas un moyen de résister à cette dangereuse sortie de l'homme « hors de soi » qu'il n'aime, ni en la guerre, ni en amour, ni en l'amitié, ni en la réflexion morale ou philosophique. A la différence de Socrate il ne cherche pas à être transporté « hors de lui », convaincu qu'il est que la santé de l'homme consiste à « marier » ensemble l'âme et le corps et non pas à les « divorcer ». Montaigne, en bon catholique romain post-tridentin, cherche une moralité provisoire pour compléter les enseignements de l'Église, qui avait peu de choses à dire en effet de spécifiquement chrétien dans les domaines qui l'intéressaient. L'Église se contentait souvent d'ajouter les trois vertus « théologales » aux quatre vertus d'Aristote et de se référer pour le reste aux auteurs moraux classiques (dont Platon, Aristote, Plutarque, Cicéron et SénèquE) christianisés tant bien que mal. La seule extase que Montaigne traite avec sympathie, c'est la fureur poétique ; sa prose est parsemée de vers empruntés pour la plupart aux poètes latins, auxquels Montaigne attribue une véritable extase ; ils ont d'ailleurs le don (comme Platon le veut dans l'Ion, de la manière dont on interprétait ce dialogue au XVIe sièclE) de transmettre cette extase à leurs lecteurs et auditeurs, tout comme l'aimant transmet son propre pouvoir d'attraction au métal qu'il attire. Toutefois cette extase n'est pas présentée comme autre chose qu'une extase « naturelle ». Pas question (comme chez PlatoN) d'être possédé par un « démon » ; pas question non plus d'être inspiré directement par Dieu comme le furent David ou saint Paul. Il n'empêche que le principal rôle moral du grand poète est de provoquer chez le lecteur une extase « naturelle ». Cette extase est l'admiratio : le poète la transmet aux lecteurs par ses portraits des grands hommes vertueux ' '. Pour Montaigne la seule extase vraiment recommandable à l'homme ordinaire est cette extasis admirationis. C'est un étonnement qui frappe l'homme quand il est subitement confronté à la bonté ou la beauté. Quand elle excède l'extase « naturelle », elle est provoquée par une manifestation du divin. Celle-là, Montaigne la tient à l'écart. Montaigne ne met jamais en question les grands lieux communs de la moralité naturelle. Mais il les développe. Ni l'Église ni la philosophie classique n'avaient jamais condamné la cruauté comme un péché capital. Il aimait la chasse mais détestait la mise à mort, libérant quand il pouvait les bêtes qu'il avait prises. De même pour ce que nous appelons le sadisme. En méditant sur des vers dans lesquels Virgile évoque une chaude étreinte conjugale, Montaigne est mené à exprimer son dégoût pour l'extase vénérienne quand elle se laisse allier à la cruauté : il préfère Cupidon à Vénus. Et il arrive à la conclusion révolutionnaire, qu'en les choses de l'amour, « les masles et femelles sont jettez en mesme moule : sauf l'institution et l'usage, la différence n'y est pas grande ». Autant de nuances que l'on chercherait en vain chez la plupart de ses devanciers. L'homme « réformé » Pendant des siècles Socrate avait été vénéré à cause de ses extases et du daemon qui le guidait. Montaigne a d'abord partagé cette vénération. Mais les Essais ne sont pas un chapelet d'opuscules chacun appelé un essai : c'est un ouvrage divisé en trois « livres », composés en tout de quelque cent-sept « chapitres », chacun desquels contient de nombreux « essais », d'explorations tentatives, de « coups-d'essai ». Au cours de cet ouvrage nous suivons le chemin tortueux de la pensée de Montaigne, le voyant évoluer à mesure que son ouvrage se rapproche de sa fin. Le chapitre I, 20, « Que philosopher c'est apprendre à mourir », commence avec la doctrine platonicienne que « l'estude et la contemplation retirent aucunement nostre âme hors de nous... » Autrement dit, il s'agit de cet « exercice » de la mort, cette mortis meditatio, par laquelle le sage Socrate essayait de séparer l'âme et le corps. Cette meditatio (pratiquE) est tant soit peu affaiblie par Cicéron qui en fait plutôt une commentatio (une « préparation ») à la mort12. Même sous cette forme un peu adoucie, Montaigne la rejettera plus tard, comme on peut le voir en comparant ce qu'il avait écrit dans I, 20 avec ce qu'il écrira dans son avant-dernier chapitre (III, 12) : Si nous n'avons sçeu vivre, c'est injustice de nous apprendre à mourir, et de difformer la fin de son tout. Si nous avons sçeu vivre constamment et tranquillement nous sçaurons mourir de mesme. Ils s'en venteront tant qu'il leur plaira : « Tota philosoforum vita commentatio mortis est. » Mais il m'est advis que c'est bien le bout, non pourtant le but de la vie. III, 12, « De la Phisionomie » Montaigne est mené par ses lectures et par ses expériences à limiter les véritables extases divines aux seuls chrétiens dûment inspirés par l'Esprit Saint. Et cette extase ne devrait être ni recherchée ni imitée. Comme l'a montré la fin de VApologie de Raymond Sebond, c'est la grâce divine qui seule permet à l'homme de « s'élever ». Cette grâce manquait à Platon ; elle manquait aussi à Socrate qui ne sont donc plus présentés (comme ils l'étaient parfois par Erasme, mettons, ou par RabelaiS) comme des proto-Chrétiens. Ces grands hommes, grands d'humaine grandeur seulement, n'avaient pas pour objet le vrai Dieu révélé : ... les actions vertueuses de Socrate et de Caton demeurent vaines et inutiles pour n'avoir eu leur fin et n'avoir regardé l'amour et obéissance du vray Créateur de toutes choses, et pour avoir ignoré Dieu. II, 12, « Apologie de Raymond Sebond » Ce qui conduit Montaigne dans les dernières pages des Essais, à la fin de son enquête, à souligner que toute extase, même une extase révélatrice (mais naturellE) comme celle du savant Archimède, doit être contrôlée et ne mérite certainement pas que l'on néglige pour elle ses devoirs envers les « nécessités » de son corps. Les saints de Dieu - peu nombreux - peuvent négliger le corps et ses nécessitâtes, mais c'est là « un estude privilège ». Si des gens comme nous qui ne sommes pas touchés par une grâce spéciale sommes tentés d'imiter ces saints, cela risque de nous conduire à la « folie » (c'est-à-dire, à la folie furieuse - comme c'était le cas du TassE). Ni Socrate ni Platon ni Archimède ne sont des exceptions à cette règle. Ils ne « s'élèvent » pas : ils ne réussissent pas à changer leur forme en une forme au-dessus de l'humanitas. « Au lieu de se transformer en anges » ceux qui ne sont pas touchés par la grâce risquent de se « transformer en bêtes » (III, 13). Ce que Montaigne admire en ce maître de la philosophie ce n'est pas une fausse « transformation » - ce qui est au-delà des forces humaines - mais une héroïque « réformation ». Socrate sachant que sa « forme » était viciée s'était mis à la « ré-former » par l'éducation et l'auto-discipline. D'ailleurs Socrate exagère quelque peu : son point de départ était déjà une âme bien au-dessus de celle de la majorité des hommes. Montaigne arrive à la conclusion que la sagesse philosophique consiste en un refus de toute tentative de « divorce » de l'âme et du corps. Si l'on ne peut pas suivre Socrate en sa sagesse, « qui estoit distinguer les biens et les maux », nous pouvons au moins distinguer entre les vices L Nous dirons donc chaque jour comme Montaigne le Paternoster, mais nous ne demanderons pas à Dieu qu'il nous octroie une vertu héroïque : Socrates ne dit point : « Ne vous rendez pas aux attraicts de la beauté, soustenez-là, efforcez-vous au contraire. Fuyez-là », faict-il, « courez hors de sa veue et de son rencontre, comme d'une poison puissante qui s'eslance et frappe de loing »... Et le sainct Esprit de mesme : ne nos inducas in tentationem. Nous ne prions pas que nostre raison ne soit combattue et surmontée par la concupiscence, mais qu'elle n'en soit pas seulement essayée (...) et supplions Nostre Seigneur de maintenir nostre conscience tranquille, plainement et parfectement délivré du commerce du mal. ITI, 10, « De Mesnager sa volonté » Et nous n'oublierons pas qu'il faut lire certains philosophes, tel Cicéron, avec un grain de scepticisme souriant : Mihi quidem laudabiliora videntur omnia, quae sine venditatione et sine populo teste fiunt, dict le plus glorieux homme du monde. III, 10, « De Mesnager sa volonté » |
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