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A partir du XIVe siècle, on compose moins de chansons de geste : un peu plus de vingt ouvres peuvent être recensées pour la période du Moyen français (XIVe et XV siècleS), dont la plus grande part est antérieure à 1400. Des transformations affectent ces poèmes, mais le bouleversement décisif intervient dans la seconde partie du xv siècle, lorsque le phénomène de la mise en prose se généralise, notamment dans l'entourage des ducs de Bourgogne. Ce sont ces romans en prose qui, popularisés par les éditions de colportage, nourriront une culture populaire épique ; mais la tradition épique, connue hors de France, a également suscité, en Italie notamment, des ouvres nouvelles promises au plus grand avenir. I. - Les chansons de geste Les principes qui, jusqu'au XIIIe siècle, président au développement des cycles épiques, restent en vigueur. La forme canonique du poème (la séquence de laisses versifiéeS) subsiste, mais les éléments lyriques se sont estompés au profit d'une dominante narrative. 1. Les types en présence. - Il s'agit d'abord du remaniement, forme traditionnelle de réappropriation de l'ouvre épique, illustrée au XIIIe siècle par de grands auteurs comme Jean Bodel ou Adenet le Roi. Ce procédé donne souvent lieu, au XIVe siècle, à des ouvres considérablement amplifiées : Ami et Amile, qui compte 3 504 vers dans la version primitive, passe à 14 000, tandis que Renaut de Montauban, parti de 14 310 vers, passe à plus de 28 000. Il y a pourtant des contre-exemples : le Girart de Roussillon du xrv siècle est plus bref que la chanson du XIIIe. Quelques compilations rassemblent autour d'un personnage, d'une famille ou de la célébration d'une cité des éléments hétérogènes : le Charlemagne de Girard d'Amiens utilise les Grandes chroniques de France, la Geste de Monglane fait précéder l'histoire de Galien de celle de Garin, fondateur de la lignée, et de ses fils, la Geste de Liège, de Jean d'Outremeuse, associe à des résumés épiques des récits historiques tirés des Annales. Un tiers environ des ouvres conservées est formé d'ou-vres nouvelles. Certaines se rattachent à une tradition cyclique, comme les chansons qui prennent place à la suite du Chevalier au cygne et Godefroid de Bouillon, remaniement du premier cycle de la croisade : Baudoin de Sebourc, le Bastard de Bouillon. D'autres poèmes font largement appel aux schémas de romans d'aventures et de contes folkloriques, comme Lion de Bourges ou Dieu-donné de Hongrie. Certains textes explorent l'histoire de souverains d'autrefois en faisant appel à des événements contemporains (Hugues CapeT) ou célèbrent sur le mode épique l'actualité immédiate : Cuvelier, peu après la mort de Du Guesclin (1380). compose en l'honneur du connétable une chanson de geste qui, mise en prose dès 1387, est à l'origine de plusieurs éditions. 2. La dominante narrative. - Elle a des implications formelles et structurelles. A) Si la laisse reste l'unité caractéristique du texte, sa fonction lyrique disparaît. Elle devient le cadre inévitable d'une tranche d'action qu'une sorte de souci de régularité impose de clore au bout d'une quarantaine de vers. L'attaque ou la clôture d'une laisse peuvent, selon les auteurs, continuer d'être nettement marquées, mais la marque essentielle du lyrisme, à savoir le système d'échos qui peut déboucher sur la constitution de laisses parallèles, a complètement disparu. B) L'alexandrin est parfois saturé, soit dans le premier hémistiche, soit, plus souvent, dans le second, par des formules récurrentes qui apportent peu d'éléments poétiques ou informatifs. Ainsi, dans la laisse 178 de Tristan de Nanteuil, le terme essïent, commode pour une rime en -à, ne revient pas moins de cinq fois pour 49 vers (de grant e., selon mon e., sy très povre e., a e., a d'e.). Lorsque les poètes font cas de la mesure du vers, ils peuvent, comme dans la Belle Hélène de Constantinople, recourir à une syntaxe très souple qui leur permet d'observer la contrainte métrique, à moins qu'ils ne l'oublient complètement en déployant, comme s'il s'agissait de prose, une phrase sur plusieurs vers. Telle est fréquemment l'attitude du remanieur de Renaut de Montauban : Or se sont acordé li no bile princier Qu'il iront a Dordonne sus ou palais plengnier Pour leur mère voir dont il ont desirier Par coy chascun ait armes et .i. riche destrier. La période qui ouvre la laisse 50 comprend encore quatre vers, et rien ne la distingue d'un passage en prose. C) L'organisation du texte se trouve modifiée. - Recourant à une organisation complexe, le poète cherche à soutenir l'intérêt du lecteur par l'abondance et l'imbrication des péripéties, au cours desquelles apparaissent des personnages nouveaux ; le type de la chanson d'aventure a fait école, en s'appuyant de plus en plus sur les motifs d'origine folklorique. Le merveilleux n'est plus d'origine spécifiquement chrétienne, lié à l'usage de l'hyperbole et manifestant l'étroite relation qui unit exploits des héros et geste divine. Il s'agit maintenant de souligner par les relations que le héros épique entretient avec l'Autre Monde, l'éminente dignité de celui que le sceau du roi et de la divinité désignaient autrefois comme l'élu : désormais les protagonistes du Bastard de Bouillon, de Dieudonné de Hongrie, de Lion de Bourges ou des remaniements de la Chevalerie Ogier accomplissent en Avalon, auprès de Morgue, une sorte de voyage initiatique ou trouvent dans ce séjour le couronnement de leur carrière. Un schéma de conte peut aussi, comme dans la Belle Hélène, donner au récit sa ligne directrice : le conte de la Fille aux mains coupées (t. 706) place sous le signe de la fuite devant l'inceste toute l'action de la chanson, qui raconte la christianisation de l'Europe. Ce même conte organise une partie de la structure narrative de Lion de Bourges, où trouve également place le conte du Mort reconnaissant (T. 505-508). 3. Nouvelles perspectives et permanence du genre. - Sans que le phénomène soit limité au domaine épique - le roman en prose le connaît également - une certaine remise en cause des canons traditionnels apparaît dans la chanson de geste au XIVe siècle : elle ne modifie cependant pas les grands équilibres. A) Les modifications touchent d'abord les personnages. Des figures proposées à l'admiration du lecteur n'ont plus l'austérité ou la sauvage grandeur de Vivien ou de Raoul : développant les traits héroï-comiques qui apparaissent avec Renouart, elles peuvent donner dans le truculent, avec Baudoin de Sebourc ou Hugues Capet, dont les prouesses amoureuses sont mises au rang des vertus épiques. Le courage du héros, insoupçonnable dans les chansons primitives - son contraire, la couardise, disqualifie immédiatement les Tiébaut ou Estourmi de la Chanson de Guillaume - peut être partiellement remis en cause. Au début de ses aventures, Tristan de Nanteuil est un personnage peureux, qui ne recule pas devant les propos blasphématoires : J'ain mieulx estrë en paix, et n'aye point d'amye, Que maintenir débat et avoir seignorie La pratique du duel judiciaire, traditionnellement associée, depuis le duel de Thierry contre Pinabel, à la manifestation de la vérité et du droit, vacille elle aussi sur ses bases : dans le remaniement en alexandrins de la Chevalerie Ogier, le champion d'Ogier défend la cause de l'adultère, et la dame avec laquelle le héros a commis la faute s'est parjurée en affirmant son innocence : une telle cause l'emportera cependant. Une certaine crise, ou du moins un déplacement des valeurs, apparaît ici. Les malheurs du temps y contribuent, qu'il s'agisse des grandes épidémies (la peste noirE) ou des bouleversements politiques majeurs : difficultés rencontrées par la dynastie de Valois en ses débuts, défaites des chevaliers français devant les Anglais à Crécy et à Poitiers. Peut-on encore faire confiance à la noblesse ? Dans Hugues Capet, les traîtres à la cause royale sont les grands feudataires, et le royaume est sauvé par un héros issu de la petite noblesse, qui sait galvaniser les énergies. Le recours à des valeurs empruntées à d'autres domaines que l'épopée peut également expliquer certains déplacements : la victoire de Benoît, champion d'Ogier, est aussi le triomphe de la cause de l'amour sur celle de la jalousie, et l'influence romanesque est ici probable. Enfin, dans le roman lui-même, l'idéal chevaleresque a parfois été examiné d'un oil critique, notamment dans le Tristan en prose, avec les personnages de Kahedin et de Dinadan. B) Malgré ces transformations, de remarquables permanences se manifestent, qui ancrent la chanson de geste tardive dans la tradition épique. L'objectif du poème reste de présenter l'histoire de personnages nobles à l'action exemplaire, autour desquels les figures issues d'autres groupes sociaux, les bourgeois par exemple, ne peuvent jouer que le rôle de seconds. Si des princes trahissent leur devoir, dans Hugues Capet, le héros, dont le père est un authentique chevalier, saura rallier les nobles à sa cause, et notamment des personnages issus de la geste héroïque, comme Drogues de Venise, descendant du lignage d'Ai-meri de Narbonne : la chanson ne saurait donc apparaître comme une ouvre exaltant la cause de la bourgeoisie. Le caractère étonnant de certains personnages s'estompe bientôt derrière la célébration de la valeur : Tristan de Nanteuil oublie vite sa poltronnerie initiale à cause de l'amour, tandis que la gaillardise n'empêche ni Baudoin de Sebourc, ni Hugues Capet de faire preuve d'héroïsme. On ne s'étonne donc pas de voir que de telles ouvres semblent fréquemment avoir été élaborées à l'intention de grandes familles princières, qu'elles mettent parfois en scène (la famille de Dammartin dans Théséus de ColognE). Les propriétaires de nombreux manuscrits sont de grands seigneurs, comme Charles de Croy, comte puis prince de Chimay, qui avait dans sa bibliothèque trois chansons tardives (Florent et Octavien, Ami et Amile, Baudoin de SebourC), et le remaniement de la Chevalerie Ogier en alexandrins figure dans la magnifique anthologie chevaleresque offerte en 1445 à Marguerite d'Anjou (manuscrit du British Muséum Royal 15 E VI). Deux courants semblent donc, en définitive, s'associer dans la chanson de geste des XIVe et XVe siècles : une veine « universaliste », conforme à l'inspiration des ouvres d'autrefois, qui destine le poème épique à un public très large, dans lequel des lecteurs bourgeois - puisque le poème n'est plus chanté - annoncent le succès des éditions imprimées à venir ; une veine « éli-tiste » dans laquelle de grands seigneurs, soucieux de généalogie imaginaire, se plairont à retrouver leurs origines glorieuses. II. - Les mises en prose A partir de la fin du XIVe siècle, mais surtout après 1440, le goût pour les ouvres épiques en prose se répand ; de nombreuses translations sont effectuées, et ce sont elles qui, relayées par l'imprimerie dès la fin du XVe siècle, feront connaître la tradition épique jusqu'au milieu du XIXe siècle, c'est-à-dire jusqu'au moment où l'érudition des philologues permettra la redécouverte des chansons de geste des XIIe et XIIIe siècles. 1. Types de mises en prose. - On trouve tout d'abord la translation de chansons isolées ; celles-ci utilisent le plus souvent pour modèle des chansons tardives (La Belle Hélène de ConstantinoplE) ou des remaniements du XIVe siècle (Ami et Amile, Jourdain de BlayeS). Le recours à la version primitive d'un poème est plus rare : c'est le cas de Renaut de Montauban, dont la version remaniée à la fin du XVe siècle fait également l'objet d'une mise en prose en 1462. Les prosateurs semblent s'être intéressés à des ensembles plus qu'à des pièces isolées. Ils aiment travailler sur des cycles épiques déjà constitués, comme le cycle de Guillaume d'Orange, le cycle des Lorrains ou le cycle de la croisade. Lorsqu'un poème, d'abord isolé, a été ensuite le point de départ d'un cycle, c'est l'ensemble poétique ainsi constitué qu'ils translatent : Huon de Bordeaux est associé à ses continuations, et la prose amplifiée de 1462 reprend l'ensemble du cycle de Renaut de Montauban. L'esprit « compilateur » conduit à reconstituer certains cycles : les Chroniques et conquêtes de Charlemagne, ouvre de David Aubert, écrivain de la Cour de Bourgogne, bâtissent un cycle du roi en faisant appel non seulement aux chansons sur Charlemagne, mais à des sources de provenance diverse. Des ensembles plus restreints peuvent être formés en associant à une chanson des éléments extérieurs : ainsi, à côté d'une mise en prose de la chanson de Fierabras, on connaît une compilation qui fait précéder le texte de la chanson d'un abrégé de l'histoire des rois de France, de la présentation de Charlemagne et du récit du voyage à Jérusalem d'après la légende latine, et qui la conclut par le récit des événements de Roncevaux d'après le Pseudo-Turpin : c'est la version de Jean Bagnyon, qui passera dans les imprimés. On connaît peu de récits épiques écrits directement en prose : l'histoire des Neuf Preux, sorte d'anthologie héroïque empruntant aussi bien à la Bible qu'au roman ou à l'épopée, et l'Histoire royal, récit des luttes menées par les fils des rois de France, d'Angleterre et d'Ecosse contre les Sarrasins de Sicile, font presque figure d'exception. Au total, peu de chansons n'ont pas reçu, au XVe siècle, la consécration que représente la mise en prose. Parmi les grands textes, Raoul de Cambrai et la Chanson de Guillaume, sans doute éclipsée par Aliscans, sont du nombre ; le cycle de Nanteuil, de son côté, n'a pas dépassé l'étape de la chanson de geste. Le cas de la Chanson de Roland mérite d'être signalé, car il est paradoxal. On peut dire à la fois qu'aucune version de la chanson, qu'elle soit assonancée ou rimée, n'a fait l'objet d'une mise en prose directe, mais aussi qu'aucun texte n'a été à l'origine de proses diffusées aussi abondamment. Deux types de versions sont proposées au lecteur du xv' siècle : d'une part, des traductions en français du Pseudo-Turpin, qu'on rencontre dans le Fiera-bras de Bagnyon ou avant la translation d'Anseïs de Carthage ; d'autre part, un récit de la bataille de Ronce-vaux associant la tradition des Rolands rimes et le Pseudo-Turpin dans les Guérin de Monglave et les Galiens imprimés. 2. Auteurs et destinataires des proses. - Contrairement à ce qui se passe pour la plupart des auteurs de chansons de geste, qu'elles soient anciennes ou tardives, nous connaissons le nom et le statut de nombreux prosateurs. David Aubert (Chroniques et conquêtes de CharlemagnE) et Jean Wauquelin (Girart de Roussillon, La Belle Hélène de ConstantinoplE) sont deux écrivains de la cour de Bourgogne ; le Troyen Pierre Desrey, prosateur du deuxième cycle de la croisade, est un historien, traducteur de textes religieux ; Berthault de Villebresme, auteur d'une version en prose du Chevalier au Cygne, est un familier de la cour de Charles d'Orléans à Blois ; Philippe de Vigneulles, translateur de la Geste des Lorrains, est un bourgeois, écrivain polygraphe : on connaît de lui un recueil de Nouvelles, un Journal autobiographique et des poésies diverses. Les destinataires des proses sont donc au premier chef de grands seigneurs, qui paraissent avoir constitué autour d'eux de véritables ateliers de prosateurs-copistes. Jacques de Nemours, exécuté en 1477 sur l'ordre de Louis XI, est le commanditaire du Roman en prose de Guillaume d'Orange ; de nombreuses ouvres sont réalisées dans le cadre de la cour de Bourgogne, soit à l'intention de Philippe le Bon lui-même (Girart de Roussillon, Histoire de Charles Martel et de ses successeurs. Chroniques et ConquêteS), soit à l'intention de grands personnages de la cour, comme Jean de Créquy (Beuves de Hamlone, Florent et OctavieN) ou Charles de Rochefort (Huon de BordeauX). La volonté affirmée par ces cours princières de se présenter comme les héritiers des preux d'autrefois explique le goût pour ces proses épiques, et certaines ambitions politiques ne sont pas à négliger : le duc de Bourgogne se pense comme le successeur de Charlemagne, dont il fait écrire la biographie épique. Mais les lecteurs des proses sont aussi des bourgeois cultivés, comme ce Jacques Le Gros à qui appartient, en 1533, une histoire de Gérart de Fraite ; c'est pour eux qu'écrivent des auteurs comme Pierre Desrey ou Philippe de Vigneulles : ils seront les premiers amateurs des éditions imprimées. 3. Esprit et style des proses épiques. - Les prologues des mises en prose font souvent allusion à « l'appétit et cours du temps », qui justifierait l'entreprise translatrice. Il est vrai que, dès le XIIIe siècle, les grandes sommes romanesques ont fait de la prose la forme habituelle du récit ; mais les prosateurs visent comme modèle la chronique plutôt que le roman, dans la mesure où ils sont en quête d'un récit véridique. David Aubert, au début de sa biographie de Charlemagne - précisément désignée par le terme de « Chroniques » - entend combler les lacunes de « l'hystoriografeur qui compilla les croniques de France », avec lequel il prétend rivaliser, et le prosateur d'Anséis de Carthage intitule son ouvre Cronique associée de Charlemaine et Anseis. Plus que le dédain à l'égard de la forme versifiée, c'est donc le prestige de la prose comme écriture de l'histoire qui paraît imposer la multiplication des mises en prose. Ces « chroniqueurs », privés du soutien de la laisse et du vers, cherchent à adapter le découpage et les procédés littéraires de la prose au modèle qu'ils translatent. La matière est répartie en chapitres et en paragraphes, ces derniers apparaissant parfois comme l'équivalent de la laisse. Le style adopté, notamment à la cour de Bourgogne, est soutenu, volontiers oratoire, parfois agrémenté de formules proverbiales, qui insistent sur la dignité du sujet traité et sur sa valeur didactique. Mais on trouve aussi des résumés rapides, ou du moins la recherche d'un style alerte, mieux adapté au récit. 4. Proses manuscrites et impressions. - Dans le dernier quart du xv siècle, plusieurs proses épiques reçoivent les honneurs de l'impression : Fierabras (version de Jean BagnyoN) est édité en 1478, Renaut de Monlauban en 1482-1485, La Belle Hélène en 1496. D'autres textes suivront, destinés eux aussi à connaître de nombreuses éditions, dans les premières années du xvr siècle : Galien (1500), Huon de Bordeaux (1513). Certains de ces imprimés sont tout ce qui nous reste de la mise en prose : on a perdu, par exemple, la prose manuscrite d'Ogier le Danois (1* éd., A. Vérard, 1498), ou celle de Huon de Bordeaux. Parfois, l'imprimé supplée aussi la perte d'un modèle versifié : Valentin et Orson (1" éd., 1489) renvoie à une chanson tardive, Valentin et Sansnom, que nous connaissons par une adaptation allemande. A l'inverse, plusieurs proses manuscrites parmi les plus significatives n'ont jamais été imprimées. C'est le cas du Roman en prose de Guillaume d'Orange ou du Cycle des Lorrains, ainsi que des Chroniques de D. Aubert. Il se pourrait bien que les imprimeurs, contrairement aux prosateurs du XVe siècle, n'aient pas été sensibles à l'esprit cyclique ou compilateur : Huon de Bordeaux fait exception, ainsi que les éléments constitutifs du Cycle de Montauban, répartis en trois volumes (Maugis, Renaut ou les Quatre fils Aimon, MabriaN). On notera du reste, à propos de cet ensemble, que la version de Renaut est celle de la chanson du XIIIe siècle, mise en prose au XVe, tandis que celle de Maugù et de Mabrian s'inspire de la prose amplifiée de 1462. Le style des imprimés, et pour cause, est proche de celui des proses manuscrites ; mais il tend à moins d'ampleur, à plus de rapidité ; des recherches de type humaniste, avec recours aux latinismes, surprennent parfois, comme dans Mabrian ou la Conqueste de Trébizonde. Si l'on s'attache aux ouvres qui, relayées à partir du XVIIe siècle par la librairie de colportage, connaissent jusqu'au milieu du XIXe siècle le plus grand succès, on constate que les deux courants traditionnels de l'épopée française restent jusqu'au bout honorés. D'un côté, la veine traditionnelle, avec Fierabras, très vite intitulé « Chroniques et conquêtes de Charlemagne des Espa-gnes » et qui transmet aussi l'histoire de Roncevaux, ou Renaut de Montauban, la prose imprimée sans doute la plus célèbre, avec 27 éditions dès le XVIe siècle ; de l'autre des ouvres plus mêlées, empruntant au conte folklorique et au merveilleux (Huon de Bordeaux, Valentin et OrsoN), qu'elles associent parfois à l'hagiographie (La Belle HélènE). En regard de ces lointains héritiers de la chanson de geste médiévale, que des livrets de plus en plus modestes destinent à un public relativement mêlé, des essais de ré-écriture, à l'intention des gens de goût, furent effectuées à différentes époques. La vogue des Amadis, à partir de 1540, a poussé l'auteur de l'Ancienne cronique de Gérard d'Euphrate à reprendre, dans un style plus élevé, l'histoire de Gérard de Fraite que nous connaissons par d'autres sources. Ce genre de tentative fut notamment développé au XVIIIe siècle, lorsque le comte de Tressan proposa, dans la Bibliothèque universelle des Romans, des versions galantes ou édifiantes, rédigées d'après la version en prose de certaines ouvres épiques. De leur côté, Constant d'Orville et le marquis de Paulmy, dans les Mélanges tires d'une grande Bibliothèque, donnent analyses et extraits de textes épiques divers : on y trouve parfois des informations intéressantes sur des manuscrits disparus. 5. Roman chevaleresque italien et culture européenne. - Si les éditions de colportage proposent à un public très divers, en attendant le moment où l'édition savante fera redécouvrir les textes originaux, la tradition « populaire » de l'épopée, c'est hors de France que la postérité de la chanson de geste montre son aptitude à faire surgir de nouvelles formes littéraires aptes à satisfaire un public lettré. L'Italie, ouverte très tôt à l'épopée française a été le creuset de ce renouvellement. Dès le xnr siècle, des poèmes et même des ensembles épiques avaient été composés dans une langue littéraire mixte, le franco-italien ou franco-vénitien : les principaux textes du cycle du roi et quelques poèmes de la geste de Guillaume en faisaient partie. A partir du XIVe siècle, la matière de Roland, celle de Guillaume et de Renaud seront reprises dans des ouvres diverses, en vers et en prose (Entrée dEspagne, Nerbonesi, Reali di Francia, Cantari di RinaldO). En ce qui concerne les textes en vers, non seulement les remanieurs avaient acquis une grande liberté dans l'utilisation de leurs sources, mais ils avaient élaboré une formule strophique nouvelle, l'ottava rima. Dans ce cadre harmonieux, propre aux recherches de virtuosité poétique, plusieurs ouvres, comme la Regina Anchroja (1479) déposent petit à petit les thèmes et les personnages de l'épopée chevaleresque italienne, qui modifie et renouvelle la tradition des chansons de geste : s'y affirment la puissance de l'amour, qui fait oublier aux paladini (les preuX) leur mission de combattre l'Infidèle, l'omniprésence du merveilleux, avec les fées ou les enchanteresses. On y trouve des géants redoutables ou truculents, et Roland et Renaud, qui entrent souvent en rivalité l'un avec l'autre, y jouent un rôle essentiel ; aventures et péripéties sont innombrables. Ainsi, à l'inverse des Amadis, qui se situent dans un univers exclusivement romanesque, le Morgante maggiore de Pulci (1481), l'Orlando innamorato de Boiardo (1486) et surtout YOrlando furioso de l'Arioste (1516) élaborent progressivement un discours épique nouveau, qui se prête facilement à la transposition dramatique. Soixante ans plus tard, en 1575, Le Tasse apporte le couronnement de ce long et fécond effort de recréation de l'ouvre épique avec la Gerusalemme liberata qui, sans négliger les héros indispensables que sont Roland et Renaut, recourt au thème de la conquête de Jérusalem pour situer au cour de l'ouvre la tension entre profane et sacré, entre l'amour humain et l'amour divin : Tancrède tue la belle Clorinde, Sarrasine dont il est amoureux, mais a la joie de la baptiser avant qu'elle ne meure. Reprises par une pléiade d'imitateurs dans l'Italie des XVIIe et XVIIIe siècles, ces ouvres sont connues à travers toute l'Europe, et notamment en Espagne et en France, par des traductions. Elles inspireront adaptations dramatiques (les Bradamante de R. Garnier, 1582, de La Calprenède, 1637 et de Thomas Corneille, 1696) et surtout opéras, qui doivent aux grands héros du Tasse, Armide ou Renaud, l'essor décisif pris par le genre à partir du début du xvir siècle, et dont les grandes étapes appartiennent à Claudio Monteverdi (Armida e Rinaldo, 1627), à Haendel (Rinaldo, 1711) et à Haydn (Armida, 1784). |
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