Essais littéraire |
La poésie La poésie, après 1945, ne doit plus grand chose aux écoles et aux mouvements. Chaque poète ressemble à un sommet isolé et, plus qu'un genre organisé comme tel, la poésie se présente plutôt comme une ligne de faîte spirituelle. L'effort entamé dès la fin du dix-neuvième siècle et poursuivi dans la première moitié du vingtième par Claudel, Valéry ou les surréalistes, visant à toujours plus de conscience, trouve après-guerre une confirmation quasi unanime. Il n'est guère de poète qui ne soit en même temps créateur et critique, producteur et lecteur de lui-même et des autres. La grande majorité des ouvres poétiques parle de poésie, tente inlassablement de la définir et d'en mesurer le domaine. S'il est un mot qui revient souvent sous la plume de nos poètes, c'est justement celui de poésie qui tend à désigner non seulement le genre littéraire le plus noble mais aussi l'activité humaine la plus haute. Parallèlement, on assiste à une désaffection du grand public. « La France a horreur de la poésie », remarquait déjà Baudelaire. Cette constatation est toujours de saison aujourd'hui où le fossé entre le poète authentique de plus en plus exigeant et un public tenté par une certaine facilité se creuse de manière spectaculaire. La condensation : une poétique du fragment Le renoncement au lyrisme permet de regrouper certains noms de la poésie contemporaine qui ont en commun le goût du mot net et le refus de l'effusion intime. Les poèmes de Francis Ponge, de Guillevic, de Jean Follain (Exister, 1947) refusent tout effet musical et ne cherchent pas à séduire le lecteur par un quelconque sentimentalisme. L'image n'est plus le moyen privilégié pour accéder à la vraie vie. Guillevic délaisse le lyrisme, bride l'imagination au profit du réalisme de l'objet : « La métaphore n'est pas pour moi l'essence du poème. Je procède par comparaison, non par métaphore. C'est une des raisons de mon opposition au surréalisme. Pour moi, comme pour Jean Follain, une chose peut être comme une autre chose, elle n'est pas cette autre chose. » Le langage doit donc être maîtrisé car il est source de connaissance et non pas d'invention : « Les mots/C'est pour savoir », écrit Guillevic (Exécutoire, 1947). Pour dominer le vague et le vide, il s'agit de délimiter un domaine où l'équilibre pourra régner, où l'individu pourra « avoir place » et « se bâtir » (Euclidienne, 1967). La lutte contre le langage représente donc paradoxalement le véritable acte poétique car, pour nommer les choses, les vocables sont trompeurs et font obstacle. Par-delà les mots qui « ne se laissent pas faire », le poète se doit d'inventer des formes et de créer sa syntaxe et son vocabulaire car « toutes les langues sont étrangères ». La fonction de nomination est propre au poète moderne. C'est ce que ne cessent de répéter des écrivains aussi différents que Francis Ponge ou Saint-John Perse, Henri Michaux ou André du Bouchet. Jacques Roubaud retranscrit une expérience limite : la perte de sa femme en 1983 accuse, d'une certaine manière, la victoire de la mort sur les mots car le langage, qui ne gouverne plus le sens et les formes, se dissout : « Ta mort m'a été montrée. Voici rien et son envers : rien. » Reste pourtant une parole possible, celle de la nomination : « Te nommer c'est faire briller la présence d'un être antérieur à la disparition [...]. Ton nom est trace irréductible. 11 n'y a pas de négociation possible de ton nom. » Cet attachement - fait de circonspection ou de méfiance - au mot conduit certains poètes à poursuivre un questionnement quasi philosophique. Par une méditation sur la présence, à travers le statut de l'image, Yves Bonnefoy réfléchit sur « l'acte et le heu de la poésie ». Edmond Jabès pose la question du livre dans une reprise de la méditation judaïque. Tout un vocabulaire poétique devient ainsi l'analogue du vocabulaire conceptuel du philosophe. Les lieux et les actes prennent une signification nouvelle. La paroi, le ravin, la clairière, chez du Bouchet, l'acte de gravir chez Jacques Dupin renvoient à des sites poétiques, à des postures existentielles que le poète se donne pour but de méditer. L'effusion se fait réflexion, la subjectivité s'efface devant une sorte d'impersonnajisation qui sera la grande marque de la poésie contemporaine. Chaque page d'André du Bouchet exprime les contradictions d'une conscience qui voudrait se délivrer d'elle-même car tout son mouvement est un rejet « dans les lointains », c'est-à-dire dans un ailleurs qui la sépare du réel ; d'où la formule de Dans la chaleur vacante, 1961 : « J'écris aussi loin que possible de moi. » Jacques Dupin préfère aux langueurs élégiaques une pajolejibrupte_etfragmentée, à la manière de René Char. S'il y a bien mouvement de condensation chez lui, il correspond à un enracinement dans une région (la montagne d'ArdèchE) où tout pouvoir est accordé à l'éclair, au torrent, à Pépervier, à la vipère, images d'un mode d'être dynamique qui ne s'abandonne pas à la mélancolie. « Dans ce pays, dit Dupin, la foudre fait germer la pierre. » Les lois du langage quotidien sont dès lors mises à rude épreuve. L'oxymore, figure centrale de la poésie moderne, d'André Frénaud à René Char, de Saint-John Perse à Michel Deguy, reflète dans la syntaxe un système de tensions à partir duquel le poème trouve son sens et sa configuration. L'ouvre de Louis-René des Forêts, par exemple, juxtapose les sentiments les plus opposés, exaltation et sérénité, humanité et sauvagerie, tendresse et cruauté : « Pour que cette chasse fût parfaite, il fallait qu'il n'y eût en moi que jubilation et en lui, le cerf, que tristesse, une tristesse sauvage » (les Mendiants, 1943). Une sorte d'unité s'affirme comme la clé de voûte d'un ensemble de textes qui disent, à travers l'ordre du langage poétique (condensation, transparence, brièveté) l'importance, comme chez Pierre Emmanuel par exemple, de la marche commune de l'homme et du monde, que l'auteur soit croyant ou non. Le poète moderne exprime, selon l'expression de Lorand Gaspar, « l'étonnement d'être là. De voir ». Attention est portée à tous les signes de la nature, aux saisons, aux fragiles beautés de l'herbe, dans une nécessaire et patiente humilité. Chez Philippe Jaccottet, les textes courts, les fragments, les notes, recréent l'expérience d'une conscience attentive au secret du monde, au « pas léger de l'insaisissable » perceptible dans les plus humbles réalités. L'explosion lyrique Il serait expéditif et inexact de grouper les poètes contemporains en partisans de la « condensation » d'une part, en adeptes du lyrisme d'autre part. Chez un même auteur, le ton comme la forme changent, évoluent, se perdent pour mieux se retrouver. Si tout un pan de la poésie moderne participe de l'esthétique du fragment, un autre versant tout aussi indissociable tente d'épouser le souffle vital de l'univers. Déchirant le voile du quotidien (« Poète est celui-là qui rompt pour nous l'accoutumance», dit Saint-John PersE), le texte se déploie dans un large mouvement d'adhésion à l'être qui ne correspond pas tant à une fixâtion qu'à la nécessité d'un en-avant fondamental. D'où l'importance des gares chez Jacques Réda, par exemple, qui, comparables à des églises, « rassurent quand on est dans une ville inconnue où l'on peut ressentir un certain désarroi ». Un formidable élan vers Tailleurs parcourt la poésie contemporaine et s'associe à la recherche de rythmes nouveaux. Le Cahier d'un retour au pays natal (1945) d'Aimé Césaire énumère les plaies de la Martinique où le poète s'installe alors définitivement. Le vers et la prose se mêlent dans les Armes miraculeuses (1946) où la langue, essentiellement musicale, soutenue par l'obsession du tam-tam, associe les images les plus risquées. La polysémie développe largement ses pouvoirs : Ferrements (1960) renvoie aux fers des anciens esclaves et aux ferments qui agitent de nos jours le monde nègre. Même mouvement chez Léopold Sédar Senghor où le lyrisme individuel se transmue en une évocation indignée et solennelle du destin des peuples noirs. Hosties noires (1948) se présente comme un acte d'accusation lancé contre « l'Europe qui enterre le levain des nations et l'espoir des races nouvelles ». Senghor use des particularités de certaines langues africaines (wolof, sérère, bam-bara, peuL) qui juxtaposent les substantifs et suppriment certains mots de liaison. Mais si Senghor déchaîne parfois la violence de la parole contre la culture blanche, c'est en ayant recours à la langue française, de la façon la mieux contrôlée, la plus rigoureuse. Au lieu de décanter la langue, comme si elle n'était qu'un contenu impur, il s'approprie toute son épaisseur sémantique, historique, musicale, en la gorgeant encore des richesses de sa négritude, la saturant de sens au lieu de l'épurer. Senghor ne conçoit jamais le français comme une arme pour diviser, mais comme le lieu privilégié d'une union : « Le français, dit-il, est une langue à vocation universelle. » Or, c'est bien leur disposition à l'universalité qui caractérise nos plus grands poètes. Rendant compte d'Éloges de Saint-John Perse, Valéry Larbaud écrivait dès 1911 : « Les poètes locaux, provinciaux et coloniaux ne méritent notre attention qu'à titre de curiosité, et s'ils méritent mieux, du même coup ils méritent de n'être pas appelés locaux, provinciaux et coloniaux. » Ce que confirmera le poète lui-même lors de son allocution pour l'acceptation du Grand Prix national des Lettres en 1959 : « J'ai été heureux d'accepter ce prix littéraire en raison de son caractère national. C'est mon allégeance française qui se trouvait affirmée là. Il n'est pas pour moi d'écriture internationale, et nulle ouvre française ne saurait prétendre à quelque universalité, qu'elle n'en tienne la grâce d'une vocation plus étroitement française. » Pour ne prendre que quelques exemples clairs, il ne viendrait à personne l'idée de qualifier René Char de poète provençal, Saint-John Perse de poète guadeloupéen, Jean Métellus de poète haïtien ou Georges Schehadé de poète libanais. Tous ces auteurs dépassent le cadre d'un lieu natal, qu'ils vénèrent cependant, pour se hisser vers un domaine proprement français dont le centre vital est la langue elle-même. C'est cette dernière qui donne leur vigueur étrange et primitive aux proverbes de Georges Schehadé (« Le bonheur du cour est une petite cuillère, un objet de tous les instants ») ou à ses préceptes (« Mets à ton cou l'oil des cygnes »). C'est elle aussi qui se fait louange pure avec Pierre Oster (voir Pratique de l'éloge, 1977) quand il fonde la vérité sur la parole poétique : « Poème : ouverture sur le Réel, sur l'Esprit ; sur le monde et l'éternel dessein divin » (Notes d'un poètE) ; avec Jean Grosjean dont la poésie constitue avant tout un acte de célébration ; la forme du verset préférée au vers métriquement délimité, de l'adjectif, rendent sensible la présence des éléments dans le langage humain : « Au creux des ténèbres ah ! fixité, ton rutilement de lampes, ce rutilement des morts qui sont mon peuple et l'âme » (Apocalypse, 1962). Une poétique du jeu On invente donc d'autres contraintes qui témoignent autant du pouvoir créateur de la règle que de la virtuosité personnelle. La Disparition de Georges Perec - roman où n'est jamais employée la lettre « e » (statistiquement dominante en françaiS) - « est roman d'une disparition qui est la disparition du "e", est donc à la fois le roman de ce qu'il raconte et le récit de la contrainte qui crée ce qui se raconte ». Les Cent Mille Milliards de poèmes (1960) de Queneau sont une application en poésie de la mathématique combinatoire : dix sonnets, dont les vers construits sur les mêmes rimes sont interchangeables, servent de base à de multiples combinaisons, exactement 1014. Pour Jacques Roubaud, celui qui écrit ne possède pas le mot qu'il emploie. Tous les emprunts sont dès lors justifiés : au langage mathématique d'abord, mais aussi à tout ce qui est extérieur à l'ouvre pour se faire l'ouvre elle-même puisque Autobiographie, chapitre dix (1977) est écrit entièrement avec les mots des autres. Depuis la fin de la guerre, de multiples tentatives ont vu le jour, qui font éclater les formes poétiques traditionnelles. Certaines furent sans lendemain, comme celle d'Isidore Isou, fondateur du mouvement lettriste qu'il anime avec Maurice Lemaître. Dans l'Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique (1947), il s'explique sur « le devenir et le futur de la littérature », synthèse originale de la poésie et de la musique. La lettre devient la véritable unité de mesure et l'alphabet se voit enrichi afin de multiplier les combinaisons possibles par la prolifération des signes lettristes. La poésie d'Isou, « symphonie de voix », se débarrasse du sens du mot pour ne retenir que le « morceau sonore ». Les rapports ambigus entre poésie et musique, entre langue et silence sont développés de manière moins systématique mais plus rigoureuse par des poètes comme Philippe Jaccottet avec Pensées sous les nuages (1983), dont une section est sous-titrée « Petite Suite à Henri Pur-cell », par Jacques Réda qui introduit le rythme du jazz dans la prose poétique, par Dominique Fourcade aussi (Une vie d'homme, 1969 ; le Ciel pas d'angle, 1983) qui disloque le langage par l'irruption de blancs sur la page, l'intervention de mots anglais et d'onomatopées déroutantes. On s'est aperçu combien les délimitations formelles étaient sclérosantes. Entre le récit, l'essai, la poésie, la frontière devient incertaine. De cette hésitation témoignent Liberté grande de Julien Gracq, les ouvres de Michel Deguy (Fragment du cadastre, 1960) qui interroge la langue dans sa pratique et sa théorie, celles d'Yves Bonnefoy (l'Arrière-Pays, 1972), de Robert Marteau (Fleuve sans fin, 1981 ; Sur le motif, 1986) ; de Jacques Réda (l'Herbe des talus, 1984), de Gérard Macé, de Franck-André Jamme, (la Flamme dans l'eau, 1979 ; Pour les simples, 1982), de Jean-Michel Maulpoix. De ce petit panorama de la poésie française depuis 1945, il faut retenir l'effort pour répondre à l'injonction rimbaldienne : « être absolument moderne ». Les poètes, par le jeu de politiques éditoriales restrictives, par le peu d'attirance du grand public pour des recherches dont la nécessité lui échappe, se contentent souvent de quelques centaines de lecteurs. C'est pourtant parmi ces auteurs qu'on trouvera les forces les plus vives d'une littérature qui sort délibérément des sentiers battus et qui fait du vingtième siècle tout entier le siècle de la poésie. |
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