Essais littéraire |
L'évolution économique a fait de la vie littéraire contemporaine un système où écrivains, maisons d'édition et relais critiques sont liés de façon très complexe. Le temps n'est plus où les fondateurs des maisons d'édition - de Calmann-Lévy à Bernard Grasset - en étaient aussi les propriétaires. Elles s'incarnaient dans un homme : Gaston Gallimard, Paul Flamand (SeuiL), Jérôme Lindon (MinuiT). À de rares exceptions, ces maisons, qui existent encore, font désormais partie d'un groupe de communication dans lequel l'édition littéraire n'est qu'une petite partie d'un ensemble beaucoup plus large. Aussi l'édition est-elle soumise aux vicissitudes du monde des affaires : rachats, concentrations, fusions, éviction des anciens propriétaires au profit de managers représentant les actionnaires qui visent rentabilité maximale et bénéfices immédiats. Si elle veut rester indépendante, une maison d'édition de taille moyenne doit réaliser d'énormes bénéfices sur quelques ouvrages qu'il faut lancer comme des «produits» afin de pouvoir financer quelques livres de qualité. Ces phénomènes mettent en péril le travail éditorial, et particulièrement celui qui se met au service d'une littérature exigeante, sans parler de genres moins commerciaux comme la poésie et le théâtre. Une telle évolution se complique par la transformation du réseau de diffusion : les petites librairies ferment, faute de pouvoir résister aux grands groupes et grandes surfaces qui disposent de vastes espaces, décident des livres à exposer. Les achats se font désormais pour un tiers dans les grandes surfaces, un autre dans les grandes enseignes culturelles, un tiers seulement dans les librairies traditionnelles. André Schiffrin, dans L'Édition sans éditeurs (1999), a bien décrit ce phénomène déjà installé aux États-Unis et dont les effets se font sentir aussi en France. La vraie question est celle de l'accessibilité aux livres et de leur visibilité. Même dans les librairies traditionnelles, la quantité d'ouvrages publiés provoque une rotation extrêmement rapide. Ix lecteur n'a que quelques jours (au mieux quelques semaineS) pour découvrir un ouvrage dont la critique lui aura signalé l'existence. Le tableau n'est cependant pas totalement noir: de nouvelles petites maisons d'édition voient le jour, pour répondre à l'exigence de la création et non à des intérêts strictement économiques. Parfois soutenues (pour leur diffusioN) par une maison plus importante, elles constituent les laboratoires de recherche des formes nouvelles. Depuis les années 1980, on a ainsi vu s'affirmer des maisons comme Verdier, Cheyne, Champ Vallon, Le Temps qu'il fait. Verticales, Léo Scheer, Le Dilettante, L'Olivier, etc. venues rejoindre P.O.L. ou Actes Sud déjà en voie d'institutionnalisation. Ces petites maisons ne participent pas au grand carrousel annuel des prix littéraires de l'automne, pour lesquels s'affrontent toujours les quatre ou cinq mêmes éditeurs (Gallimard, Grasset, Le Seuil, Albin Michel, FlammarioN) qui disposent de services de presse et des moyens nécessaires pour attirer l'attention sur leurs productions. Sans ouvrir à nouveau le procès déjà tant de fois intenté des dysfonctionnements et des méfaits de ces prix littéraires - et du prix Goncourt en particulier, qui a fêté en 2003 son centième anniversaire -, soulignons qu'il contribue aussi à l'inflation éditoriale - plusieurs centaines de romans (près de 700 en 2003 et 2004), et rend pratiquement impossible la tâche des critiques et des libraires. Les palmarès de ces prix, otages des intérêts mercantiles et des comportements intéressés, sont plus le reflet de luttes d'influence que de la valeur littéraire. Pour tenter de ramener plus d'équité, d'autres ont été créés: prix Décembre, prix France-Inter, prix France-Culture, Goncourt des lycéens, prix du Premier roman, prix Wepler, etc., qui permettent effectivement à un plus grand nombre de livres de sortir de l'anonymat, mais ne remettent pas fondamentalement en cause un système vicié dans son principe même : les livres peuvent-ils être des « bêtes à concours » ? Un véritable engouement public pour la littérature s'y manifeste cependant, au point que chaque institution, bibliothèque ou municipalité en vient à créer son « prix », avec des associations de libraires et de lecteurs. Il est certes un peu étrange de voir s'étendre cette manie du «classement » et du « palmarès », mais, dans le meilleur des cas, elle fournit le prétexte à débattre, à partager découvertes et émotions de lecture. Toute une vie sociale s'organise ainsi autour de la littérature et l'on ne peut que s'en féliciter : salons du Livre, parisiens et régionaux, généralistes ou thématiques, printemps des Poètes, foires du Livre, villages du Livre, festivals du Premier roman... attirent des publics importants et mettent l'écrivain en présence de ses lecteurs, sans intermédiaire journalistique ni critique. L'intérêt pour le livre et la lecture ne diminue pas. Les enquêtes (ministère de la Culture, 1997; Ipsos-Livres Hebdo, 2003) montrent des chiffres assez stables : 44 % de la population n'achète pas de livre ; 20 % en achètent plus de dix ; 27 % en lisent plus de dix par an, etc. Dans ces achats, romans et livres de poche tiennent une place considérable, mais non prépondérante. Les habitudes de lecture changent : dans une société que le sociologue Paul Virilio dit gagnée par la vitesse, un nouveau format est apparu, plus mince et moins cher : le livre à « dix francs », désormais à deux euros, où l'on réédite des classiques (ou fragments de classiqueS) et parfois de brefs textes contemporains. Autre innovation, le livre audio, initialement destiné aux non-voyants, conquiert peu à peu un public plus large, en confiant la lecture de textes à des voix souvent connues : Du côté de chez Swann lu par André Dussollier, Les Lettres à Lou par Gérard Desarthe... Pour être informé, le lecteur peut encore avoir recours aux suppléments littéraires des grands journaux (quotidiens ou hebdomadaires, Le Figaro, Le Monde, Télérama, Libération, L'Humanité, L'Express, Le Point, Le Nouvel Observateur, Les Inrockuptibles...), à quelques revues {La Quinzaine littéraire. Le Magazine littéraire. Lire...), dans lesquelles il retrouve bien souvent les mêmes noms, car les journaux, comme les libraires, sont contraints par le manque d'espace. L'attention à la quantité vendue (les listes des « meilleures ventes » de la semainE) prime parfois sur la défense des livres de qualité. Chaque semaine, dans certains journaux, les mêmes ouvrages sont commentés : ceux «qu'il faut avoir lus» plutôt que ceux qu'on aurait pu découvrir. La critique (Jean-Pierre Richard, Jean-Claude Lebrun...) se concentre sur quelques écrivains, parfois pour les contester (Pierre Jourde, La Littérature sans estomac, 2001). Les débats (Jean-Philippe Domecq, Qui a peur de la littérature?, 2001) prennent souvent l'allure de règlements de comptes ou sont davantage le reflet de questions de société que de questions littéraires : autour de l'antisémitisme ou d'autres ostracismes (« affaire Renaud Camus» pendant l'été 2000, «affaire Houellebecq» un peu plus tarD), du sexe (à propos des livres de Virginie Despentes puis de Catherine MilleT), des limites de la sphère privée (au sujet de Serge Doubrovsky, Christine Angot, Camille Laurens...). Contre cette uniformisation critique, France-Culture poursuit un important travail de diffusion et de discussion autour de livres plus exigeants ou moins connus, donne à entendre les écrivains lisant leurs textes et parlant de leurs ouvres. Des institutions comme La Revue des deux Mondes ou La Nouvelle Revue française renaissent périodiquement de leurs cendres; quelques revues plus radicales défendent les points de vue d'un groupe d'écrivains : L'Atelier du roman, Java, Théodore Balmoral; d'autres tentent d'informer vraiment, comme Le Matricule des anges ou Prétexte devenue maison d'édition, mais leur sort est souvent précaire et leur diffusion limitée réservée à des lecteurs fidèles, déjà convaincus, et non au plus large public. Bien des revues de création qui ont marqué ces dernières années {Quai Voltaire, PerpendiculairE) n'ont pas survécu. Se multiplient en revanche les sites « internet » animés par des écrivains ou des éditeurs qui essaient de pallier à la fois la disparition des librairies de proximité et le nivellement des média d'information. Si quelques sites d'écrivains demeurent résolument «prodomo» (destinés au contact direct entre les lecteurs et l'auteuR), d'autres en revanche comme remue.net, créé par François Bon ou inventaire-invention, sont ouverts à la littérature en général et fournissent d'excellents relais d'information et de critique littéraire. |
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