Essais littéraire |
La course aux prix Depuis le début du siècle, la vie littéraire est marquée par la distribution annuelle des prix, qui deviennent un des éléments majeurs de consécration dans un monde littéraire ouvert sur un large public et soumis aux lois du marché économique. La course aux prix témoigne de la commercialisation de plus en plus prononcée de l'ouvre littéraire. Le Goncourt (décerné depuis 1903) est le plus célèbre et le plus envié. Son jury de dix membres - l'Académie Goncourt destinée à concurrencer l'Académie française - est formé exclusivement d'hommes de lettres. L'Académie Goncourt, conçue comme une institution moins conservatrice, plus ouverte, que celle du Quai Conti, s'est pourtant montrée assez peu souvent réceptive aux ouvres vraiment fortes ou novatrices. Deux très grands noms sont couronnés pendant l'entre-deux-guerres : Proust6 en 1919 (À l'ombre des jeunes filles en fleurS), soutenu par Léon Daudet, et Malraux en 1933 pour La Condition humaine. Mais en 1921 par exemple Batouala, de René Maran, l'emporte sur L'Épithalame de Char-donne et, en 1924. Thierry Sandre est préféré à Montherlant et à Soupault. En 1926, l'Académie Goncourt refuse de voler pour le sulfureux Bernanos qui vient de publier Sous le soleil de Satan, en prétextant la notoriété déjà atteinte par l'auteur grâce à ce livre. Quant à Céline, il rate de peu le prix en 1932 pour Voyage au bout de la nuit1 au profit d'un roman conventionnel. Les Loups de Guy Mazelinc. Le prestige « commercial » du Goncourt est pourtant tel que Proust, le « mondain », aussi bien que Céline, le « réfractaire », se livrent à toutes sortes de démarches (invitations à dîner pour l'un, dédicaces flatteuses pour l'autrE) afin de l'obtenir*. Dorgelès, le rival malheureux de Proust au Goncourt, obtient cependant en 1919 le prix Femina9. lancé en 1904 pour faire concurrence au précédent, et dont le jury est exclusivement féminin. Les dames du Femina couronnent en 1929 La Joie de Bernanos et en 1931 Vol de nuit de Saint-Exupéry. Mais leurs choix ne sont en général pas bien meilleurs que ceux du jury Goncourt. En 1925, des journalistes littéraires qui attendaient la proclamation du Goncourt décident de fonder un autre prix, une sorte d' « anti-Goncourt ». Ce sera le prix Théophraste-Renaudot, décerné le même jour que le Goncourt par des journalistes. En 1932, c'est à Voyage au bout de la nuit qu'on le donne, parce qu'il vient d'échouer au Goncourt. L'éditeur Denoël en effet obtient souvent ce prix « anticonformiste » : sept fois entre 1930 et 1939. notamment avec L'Innocent de Hériat en 1931 et Les Beaux Quartiers d'Aragon en 1936. Mais c'est Gallimard qui remporte la palme des Goncourt, avec huit prix entre 1919 et 1939 alors que Grasset n'en a que deux pour la même période (Raboliot de Genevoix en 1925 et Sang et lumières de Peyrê en 1935). On crée d'ailleurs beaucoup de prix. Ainsi des journalistes qui attendent la proclamation du prix Femina fondent à leur tour en 1930 le prix Interallié, en couronnant La Voie royale de Malraux. En 1921, le ministère des Colonies crée un prix de Littérature coloniale. En 1931. le premier prix du Roman populiste10 est attribué à L'Hôtel du Nord de Dabit. Le prix des Deux-Magots est créé en 1933" avec l'argent collecté auprès des clients du café, pour récompenser Queneau (Le ChiendenT). En 1935, c'est le propriétaire de la brasserie Lipp qui imagine le prix Cazcs, obtenu en 1936 par Grabinoulor d'Albert-Birot. Certains de ces prix sont tout à fait éphémères : le prix Balzac suscite par Grasset pour couronner des auteurs édités par lui13 ; le prix du Nouveau Monde créé en 1923" et décerné deux fois (Le Diable au corps de Radiguet, Les Épaves du ciel de ReverdY) ; le prix Northcliffe (notamment L'Épithalame de Chardonne en 1922) ; le prix de la Renaissance (qu'obtient Morand en 1923 pour Fermé la nuiT) et même un « prix sans nom ». imaginé par Henry Poulaillc en 1925 pour récompenser Oncle Anghel de Panait Istrati. Comme on peut le remarquer, ces prix concernent surtout le genre romanesque. Il existe aussi des prix de poésie (le prix Mallarmé par exemplE) mais ils ont un moindre retentissement, car le public s'intéresse peu à la poésie. Le pullulement des prix témoigne de l'importance qu'on leur accorde, mais contribue aussi à les dévaluer. Ils n'ont pas bonne presse. On les accuse souvent d'être truqués. Edouard Bourdet en fait la satire dans Vient de paraître (1927), où le public peut reconnaître dans les deux héros un portrait caricatural des deux grands rivaux, Grasset et Gallimard. De l'Académie à l'avant-garde Bien qu'elle s'élève contre l'abus qu'on fait des prix, l'Académie française elle-même en décerne : un « Grand Prix de Littérature », un « Grand Prix de Poésie » et un « Grand Prix du Roman » destiné à distinguer « une ouvre d'imagination d'inspiration élevée ». Les choix de la vieille Académie sont marques par des partis pris politiques évidents. Mais il faut reconnaître que, dans l'ensemble, le palmarès du Grand Prix du Roman est peut-être plus brillant, du point de vue de la qualité littéraire, que celui des jurys Goncourt ou Fcmina : il ne comporte presque que des auteurs de talent, sinon toujours de premier plan (Benoit, Carco, Lacretelle. Pourrai, Chardonne, Bernanos, Pourlalès, La Varende, Saint-ExupérY). Pourtant, malgré ces choix souvent heureux, le recrutement des académiciens eux-mêmes va consacrer le divorce croissant entre l'Académie et la littérature. Les élections y sont souvent l'occasion de marchandages, de combinaisons d'influences ou d'arrière-pensées politiques, où la valeur littéraire n'a plus que peu de part. Même si l'Académie garde son prestige et son « mystère » (auquel se sont déclarés sensibles Valéry ou CailloiS), elle ne suscite, comme le remarque Mauriac, qu'indifférence ou mépris chez beaucoup des meilleurs auteurs. Conformément à ses traditions, elle accueille, après la guerre, un très grand nombre de personnalités éminentes. qui ne sont pas des écrivains : hommes politiques (comme ClemenceaU) ou chefs militaires (Foch, Joffre ou PétaiN). Elle ne songe pas encore, bien sûr, à admettre des femmes. Colette n'en sera pas, alors qu'elle est élue en 1936 à l'Académie royale de Belgique pour succéder à Anna de Noailles. Un esprit réactionnaire s'empare de plus en plus de l'Académie, notamment à partir de 1930, sous l'influence d'André Chaumeix, de La Revue des Deux-Mondes et du Figaro. Déjà allait dans ce sens, en 1919. l'élection d'Henry Bordeaux, représentant d'un art et d'une pensée foncièrement traditionalistes. Puis on observe un glissement de la droite libérale à l'extrême droite, avec Pierre Benoit en 1931 (qui avait été couronné pour L'Atlantide en 1919), Jacques Bainville et André Bellessort en 193515 et enfin Maurras lui-même en 1938 (élu au premier tour alors qu'il avait été battu en 1923). Cette même année 1938 voit l'élection d'André Maurois, de tendance conservatrice, et celle de Jérôme Tharaud, admirateur d'Hitler. Quant à Mauriac, considéré encore comme un représentant de la droite nationaliste, malgré sa vision satirique de la bourgeoisie, il entre à l'Académie en 1933. En 1936, ce sera le tour de Lacretelle et de Pesquidoux, alors que Morand est rejeté. Une gauche modérée fait pourtant son apparition en 1935 avec Duhamel16, qui est l'un des écrivains français les plus connus à l'étranger. En 1935 encore, au contraire, Claudel sera battu au profit de Claude Farrère. grâce à une campagne menée par Benoit, ennemi juré de tout ce qui vient de La NRF, cela déclenchant la fureur de Mauriac et l'indignation de Giraudoux. Ici encore la véritable valeur littéraire a été sacrifiée à d'autres intérêts. Pourtant, en 1925, avait été élu Valéry, devenu brusquement célèbre en 1917 après la publication de La Jeune Parquem par Gallimard, et qui sera en quelque sorte le poète officiel de la Troisième République1". Comme Duhamel. Valéry est l'exemple même de l'écrivain « arrivé » (ce que lui reprochent justement les surréalisteS), couvert de charges et d'honneurs, donnant de nombreuses conférences, parfaitement intégré dans l'institution20. Alors que Gide par exemple - le « contemporain capital » -. malgré l'audience qu'il s'est acquise lui aussi au lendemain de la guerre21, sera toujours suspect aux instances officielles, jugé trop anticonformiste et « scandaleux » pour mériter des honneurs22, qu'il n'a au demeurant jamais brigués. D'ailleurs, à part l'auteur de Charmes, aucun représentant éminent de l'« esprit NRF ». dont l'influence croît au cours de l'entre-deux-guerres, ne se trouve à l'Académie, alors qu'au contraire y prédominent des valeurs esthétiques traditionalistes, de plus en plus décriées dans le monde littéraire. Ainsi c'est le prix Nobel qui en 1937, après le succès de L'Été 1914, distinguera Martin du Gard, dix ans avant que Gide lui-même ne soit consacré mondialement par le même prix. Les élections à l'Académie sont souvent préparées dans les salons littéraires. En effet, la vie mondaine reste brillante au cours de l'entre-deux-guerres. De nombreux salons accueillent écrivains et artistes : parmi bien d'autres, ceux d'Anna de Noailles, de la princesse Bibesco, de Simone de Caillavet (future épouse d'André Maurois que lui a présenté GrasseT), de Mme Muhlfeld, chez qui viennent régulièrement Gide, Fargue, Cocteau, Montherlant ou Valéry. Pourtant, les salons représentent surtout une survivance. Ils n'ont qu'un rôle secondaire. Les conditions de la vie moderne, tout comme la tendance du « champ » littéraire à l'autonomie, réduisent l'importance du « monde » et favorisent d'autres foyers de vie intellectuelle ainsi que d'autres voies de consécration. Ainsi le renom de Valéry est-il assuré en partie par l'accueil qu'il reçoit dans la librairie d'Adrienne Monter23, « L'Ami des Livres », ouverte en 1915 rue de l'Odéon : en 1919, Fargue y donne une conférence sur lui et on y lit (Breton notammenT) des poèmes de Charmes. En 1922, toujours rue de l'Odéon, une autre librairie. Shakespeare and Co, tenue par Sylvia Beach, édite en anglais Ulysses de Joyce, interdit dans son pays. Parmi les hauts lieux de la vie intellectuelle, figure encore l'abbaye de Pontigny, où se déroulent chaque été (depuis 1910, sur L'initiative de Paul DesjardinS) des « Entretiens » avec notamment une « décade » littéraire organisée par La NRF*. Des intellectuels étrangers y sont invités, par exemple Heinrich Mann ou Ernst Robert Curtius. La NRF ouvre en effet pour la reprise des relations intellectuelles avec l'Allemagne. Mais l'institution littéraire se trouve contestée de l'intérieur par ce que Ton appelle, depuis le début du xxc siècle. « l'avant-gardc ». C'est surtout dans le domaine de la poésie que l'avant-garde s'exprime, peut-être parce que cette dernière est. de tous les genres, celui qui subit le plus fortement les traditions et les contraintes formelles. De ce fait les poètes devant-garde entretiennent des rapports privilégiés avec les autres arts comme la peinture ou la musique, où les traditions sont bousculées, ou avec un art jeune comme le cinéma, où l'innovation est reine. Au lendemain de la guerre. Apollinaire, le plus prestigieux représentant de l'« Esprit nouveau », vient de mourir. Sa succession est ouverte. Des rivalités parfois féroces vont opposer ceux qui se considèrent comme ses héritiers légitimes, ou ceux qui veulent aller plus loin que lui. Ces conflits entre poètes vont s'exacerber autour de 1924 à propos du mot « surréalisme », inventé par Apollinaire en 1917. Ivan Goll. Paul Dermée le revendiquent, mais c'est finalement Breton qui l'emporte avec la définition originale qu'il en donne dans son premier Manifeste. Quant à Cocteau, il sera la bête noire de Breton et de ses amis. Autour de lui se dessine en effet un autre courant de l'avant-gardc avec Radiguet, Morand, Satie, les musiciens du groupe des Six, qui aiment se réunir au célèbre cabaret Le Bouf sur le toit (ainsi nomme d'après le titre d'un ballet de Milhaud et CocteaU). Cette métaphore d'« avant-garde » révèle une volonté d'agressivité et de provocation, qui atteint son point culminant avec le mouvement Dada. Né à Zurich en 1916. celui-ci s'installe à Paris en 1920 lors de l'arrivée de Tzara qui s'associe avec les membres du groupe Littérature. Breton, Sou-pault et Aragon, assez liés jusque-là avec des représentants éminents de l'institution, Valéry par exemple. Entre 1920 et 1922, date de la brouille entre Tzara et Breton (affaire du « Congrès de Paris »), la « Saison Dada » se signale par des textes agressifs ou des manifestations publiques provocantes (spectacles de dérision du Théâtre de l'Ouvre ou de la salle Gaveau, procès Barrés en 1921). Les surréalistes poursuivront celte politique d'insultes et de violences à l'égard de l'« establishment » littéraire : Un cadavre (1924). pamphlet injurieux écrit lors de la mort d'Anatole France, l'insolente Lettre à Paul Claudel (1925) et le fameux Traité du style (1928) d'Aragon (qui se termine par « je conchie l'armée française dans sa totalité »). Débordant le domaine purement littéraire, le surréalisme se fait connaître aussi grâce à de nombreuses expositions collectives, notamment la grande Exposition internationale du surréalisme organisée en 1938 à Paris par Breton. Dès 1924, le mouvement surréaliste trouve un écho en Belgique avec le groupe Correspondances (Paul Nougé, Camille GoémanS) puis avec le groupe Rupture, formé en 1934 (Achille ChavéE). Les surréalistes constituent un groupe fermé, aimant se réunir dans certains cafés et connaissant la tentation de la « société secrète » (Breton parle souvent de l'« occultation » du surréalismE). Ils sont unis autour d'un chef - un « pape », disent certains -. André Breton, qui s'est imposé défi-nivement depuis 1924 et dont ils subissent fortement l'ascendant (beaucoup ont dit la fascination qu'il exerçait sur euX). La cohésion du groupe est assurée aussi par les mesures d'exclusion qui frappent les dissidents (Soupault est rejeté en 1926 pour crime de « littérature ». Artaud. Vitrac. en 1927. au moment de l'adhésion de Breton au PC ; en 1929. c'est la rupture avec Desnos. Leiris. Prévert. Queneau : en 1932, ce sera le tour d'AragoN). Les exclus lanceront à leur tour en 1930 un nouveau Cadavre contre Breton lui-même25. Ce comportement passionnel et agressif les met quelque peu en marge du monde littéraire traditionnel. À leur façon ils réactivent le mythe du « poète maudit ». Ils se réfèrent de préférence à ceux qui sont en marge de la société ou en conflit avec elle : Rimbaud. Lautréamont. Jarry. Sade ou Roussel. Ils mettent en avant les écrits d'une jeune fille de quatorze ans, Gisèle Prassinos. Comme on l'a vu. leurs ouvres sont souvent publiées par de petits éditeurs, eux-mêmes marginaux. Grasset refuse plusieurs fois des textes dadas. Certains ouvrages de Péret ne seront édités que tardivement. La NRF pourtant, Gide surtout, s'intéresse à eux. Gallimard accepte plusieurs ouvrages de Breton, Aragon. Éluard notamment. Mais en 1928. choqué par l'agressivité ordurière du Traité du style, qu'il vient pourtant de publier, Gallimard intente contre Aragon une action en justice. L'affaire est significative d'une certaine ambiguïté de la position des surréalistes par rapport à l'institution littéraire. N'ont-ils pas d'ailleurs des protecteurs parmi les mondains ? Ils fréquentent le salon du vicomte de Noailles, chez qui l'on projette le film de Bunuel, L'Âge d'or, en 1930. Déjà Tzara lui-même avait pu faire représenter sa pièce. Mouchoir de nuages (1924), dans le cadre des « Soirées de Paris », organisées au Théâtre de la Cigale par le comte Etienne de Beaumont. Dada et les surréalistes contestent l'institution, mais lui appartiennent. D'ailleurs, la rupture avec les aînés, la provocation et l'agressivité font partie de la stratégie des nouveaux venus. C'est ainsi que Sartre, en 1939, attaquera violemment Mauriac. Mais c'est dans le cadre très institutionnel de La NRF, et il y est encouragé par son directeur. Paulhan. Journaux, hebdomadaires et revues Il est de tradition que beaucoup de grands quotidiens aient leurs « feuilletons » littéraires. L'époque compte encore nombre de chroniqueurs de talent dont les jugements sont attendus et parfois redoutés. Dans Le Temps, Paul Souday, d'esprit étroitement rationaliste, est connu pour certains éreintements retentissants, celui du Diable au corps par exemple, ou bien pour sa polémique avec l'abbé Brémond à propos de la « poésie pure ». Quant à L'Action française, elle possède des critiques talentueux. Léon Daudet, pamphlétaire très virulent, sait reconnaître l'originalité et le talent : c'est lui qui attire l'attention sur Proust. Bernanos et Céline. En 1931. L'Action française accueille les chroniques passionnées de Robert Brasillach, dont beaucoup seront recueillies dans Les Quatre Jeudis (1944)*. Mais à côté de ces journaux traditionnels, l'entre-deux-guerrcs va voir se créer de nombreux hebdomadaires littéraires, ou bien à la fois politiques et littéraires, qui touchent un public plus étendu que celui des revues27 mais plus « ciblé » que celui des quotidiens. Le rôle croissant de la publicité dans le lancement des ouvres littéraires donne une grande importance à la presse. Ce sont souvent les éditeurs eux-mêmes qui patronnent ces hebdomadaires. Le premier en date, qui servira de modèle aux autres et restera l'un des plus prestigieux, est celui que lance en 1922 la maison Larousse et que dirige jusqu'à 1936 Maurice Martin du Gard28, Les Nouvelles littéraires. C'est là que paraissent au cours des années vingt les célèbres interviews de Frédéric Lefèvrc, sous le titre de Une heure avec... Fayard lancera ensuite des hebdomadaires à la fois politiques et littéraires, tels que Candide en 1924 ou Je suis partout en 1930, où s'expriment les écrivains attirés par le fascisme, notamment Brasillach. Henri de Car-buccia, directeur des Éditions de France, crée Gringoire en 1928, hebdomadaire de droite très virulent, auquel collabore le brillant Henri Béraud, dont le talent contribue à faire monter les tirages : en 1936, année politiquement très agitée, Candide atteint environ 400 000 exemplaires tandis que Gringoire arrive à plus de 600 000. Dans ces feuilles, des romanciers connus29 font paraître leurs ouvres en pré-originale et peuvent atteindre ainsi un très vaste public. Gallimard lui aussi s'engage dans cette voie. Après avoir visé le grand public en 1928 avec Détective (faits diverS), puis avec Voilà en 1931 (actualité), il édite à partir de 1932 un « grand hebdomadaire littéraire illustré », dirigé par Emmanuel Berl. Marianne, orienté à gauche et destiné à concurrencer les hebdomadaires de droite. Mais il ne dépassera pas 120 000 exemplaires. C'est pourquoi Gallimard le revend en 1937. De 1928 à 1935, la gauche communisante a elle aussi son hebdomadaire culturel et politique : Monde, dirigé par Henri Barbusse. Du côté des chrétiens progressistes on public Sept (1934-1937) cl Temps présent, qui lui succède. La naissance du Front populaire provoque l'apparition de Vendredi, fondé et dirigé par des écrivains (Guéhenno, Andrée Viollis, Cham-soN). Il se veut très ouvert : « d'André Gide à Jacques Maritain ». Il part en flèche dans l'enthousiasme du Front populaire, mais commence à décliner après avoir public l'avant-propos de Gide à son Retour de l'URSS, et disparaît après Munich (1938). Malgré la concurrence de ces nouveaux venus, les revues gardent leur prestige. La plus ancienne de toutes, La Revue des Deux-Mondes (fondée en 1828), apparaît de plus en plus vouée au conservatisme social et littéraire, tout comme La Revue de Paris (1894-1940)30 ou La Revue de France (1921-1939). Le Mercure de France, avec sa célèbre « Revue de la Quinzaine », s'ouvre à tous les aspects de la vie intellectuelle (vulgarisation scientifique, philosophie, histoire, littératures étrangères, etc.). 11 met désormais l'accent sur l'information au détriment de la création. On y observe aussi une politisation croissante dans le sens nationaliste. D'ailleurs son public change : il est plus étendu et moins spécifiquement lettré. Paul Léautaud, secrétaire du Mercure (de 1908 à 1941), se plaint souvent de ce qu'il considère comme un déclin. Ses opinions anticonformistes amènent Vallette à lui retirer en 1920 la chronique dramatique qu'il tenait depuis 1907 sous le nom de Maurice Boissard31. Un trait caractéristique de l'entre-deux-guerres est l'importance grandissante que prend la politique dans la vie intellectuelle. Cela conduit à la création de plusieurs revues où les enjeux littéraires rejoignent les enjeux politiques. Beaucoup de ces revues auront des titres-programmes, ce qui indique bien leur fonction idéologique. Dès 1919, deux positions extrêmes s'affichent dans le champ littéraire. À gauche. Clarté (1919-1928) est d"abord dirigée par Barbusse (pour qui « clarté » signifie lumières de la raisoN) et représente à l'origine une tendance pacifiste et internationaliste. Des hommes comme Jean Bernier ou Paul Vaillant-Couturier en font une revue communiste qui évolue ensuite vers le trotskisme. Elle attaque violemment la culture et la société bourgeoises et s'alliera momentanément en 1925 avec les surréalistes. De 1931 à 1934 paraîtra La Critique sociale, autre revue de marxistes non orthodoxes, dirigée par Boris Souvarine. À droite, La Revue universelle, d'obédience maurrassienne, est fondée en 1919. contre le mouvement « Clarté », par Henri Massis et les autres signataires du Parti de l'Intelligence31. Elle se veut un rempart contre le bolchcvisme, prend à partie les vices du monde moderne et vante les mérites du néo-classicisme. Massis y est l'incarnation d'une critique dogmatique, qui se charge d'effectuer une sorte de « police » des lettres (Jugements, 1924). Léon Daudet dénonce violemment Le Stupide xix" siècle (1921). La revue Europe, créée en 1923 par Romain Rolland dans un esprit internationaliste, refuse d'abord aussi bien le pur esthétisme que l'embrigadement politique. Mais elle finit par se lancer elle aussi pleinement dans le combat que mènent les différents courants de la gauche contre le fascisme. Elle a plusieurs directeurs, dont Jean Guéhenno de 1928 à 1936, puis Jean Cassou, lorsqu'elle s'est rapprochée des positions communistes. Le Crapouillot témoigne d'une évolution analogue. Fondé en 1915 par Galtier-Boissière. c'est d'abord un journal des tranchées, destiné à dénoncer le « bourrage de crâne ». puis une revue anticonformiste. Mais à partir de 1931. le ton change : Le Crapouillot s'engage à gauche et va même jusqu'à faire l'éloge de Staline. Dans le climat tendu des années trente, au moment de la montée du fascisme, apparaît Commune (1933-1939). noyautée par des communistes (c'est l'organe de l'Association des écrivains et artistes révolutionnaireS) mais qui se veut largement ouverte aux intellectuels progressistes : elle rassemble les signatures de Barbusse, Aragon, Malraux, Gide, Romain Rolland. Guéhenno, etc. Se fait aussi jour un catholicisme de gauche qui s'exprime dans Esprit, revue culturelle plutôt que « littéraire », fondée en 1932 par Emmanuel Mounier, défenseur du « personnalisme » chrétien contre l'individualisme moderne. Elle se propose de lutter contre le « désordre établi » et d'ouvrer en faveur d'un véritable épanouissement de l'homme. Parmi cet ensemble de revues plus ou moins fortement politisées. La NRF occupe une place éminente et originale. C'est le phare littéraire de l'entre-deux-guerres33. Fondée en 1909 dans un esprit opposé à celui du symbolisme, elle reparaît en 1919 après la fin de la guerre. C'est d'abord Jacques Rivière qui la dirige jusqu'à sa mort en 1925, puis elle est prise en charge par Jean Paulhan qui deviendra officiellement directeur en 1934. Elle tient à maintenir le principe d'autonomie de l'art et de la littérature par rapport à la vie sociale. Son rayonnement vient de ce qu'elle sait allier le respect de certains principes « classiques » d'équilibre et de discipline avec un esprit d'ouverture aux littératures étrangères comme aux expériences modernes. Rivière s'y montre attentif à Proust comme à Dada ou à Freud (Quelques progrès dans l'étude du cour humain, 1926 ; Nouvelles Études. 1947). Autour d'elle se développe donc ce « classicisme moderne » auquel on aspirait dès avant 1914 et qui trouve son âge d'or au cours de l'entre-deux-guerrcs. Tout en accordant une large place à la création, la revue brille aussi par ses « Notes » critiques - où s'expriment notamment Benjamin Crémieux. Ramon Fernandez. Marcel Arland (Essais et nouveaux essais critiques, 1952) -. par les chroniques d'Albert Thibaudet (Réflexions sur le roman. Réflexions sur la littérature, 1938), qui y définit son concept de « génération littéraire » (Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, 1938). Bien d'autres revues se consacrent à la littérature, mais certaines s'arrêteront au début des années trente : Commerce (1924-1932). publication luxueuse, dirigée par Valéry, Fargue et Larbaud. qui accueille les mêmes créateurs reconnus que La NRF mais aussi les surréalistes (c'est là que paraît Une vague de rêves d'AragoN) ; Mesures (1935-1940), proche de La NRF: La Revue européenne (1923-1930), très éclectique, qui est dirigée par Soupault, Larbaud, Jaloux. Quant aux Cahiers du Sud (1925-1969), ils s'ouvrent à l'avant-gardc à partir de 1928 et deviennent selon Jean Cayrol « le seul steamer en haute poésie »M. Nombreuses, mais souvent éphémères, sont les publications où s'exprime l'avant-garde. De 1919 à 1925, L'Esprit nouveau se fait l'organe du « purisme » d'Ozenfant et Jeanneret (Le CorbusieR). Littérature, fondée en 1919 par Breton. Aragon et Soupault, est d'abord une revue assez « classique » (Gide, Fargue, ValérY) avant de devenir en 1920 l'organe de Dada. Puis elle prépare le surréalisme et cède la place en décembre 1924 à La Révolution surréaliste (« la revue la plus scandaleuse du monde »), que suivra de 1930 à 1933 Le Surréalisme au service de la révolution (SASDLR) : ces deux dernières témoignant elles aussi non seulement de l'attrait croissant de la politique sur la littérature, mais encore du besoin de dépasser le domaine de la littérature ; c'est ce que montreront également une autre revue surréaliste, Minotaure (1933-1938), une revue « mystique » comme Le Grand Jeu (1928-1930) ou bien encore Acéphale (1937-1939), revue de Georges Bataille, qui entreprend une réflexion sur la notion de « sacré ». |
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