Essais littéraire |
L'abbé Prévost est un sentimental ou un sentimentaliste. Non pas le plus grand de son siècle. Rousseau, sans conteste, sera plus grand que lui. Mais il est un écrivain qui, tout autant que Rousseau sans doute, bien que par des voies assez différentes, a su, avec une réussite admirable, au moins dans quelques-uns de ses romans, explorer les vastes étendues du sentiment. Chez Prévost, ces dimensions sont celles d'une immensité intérieure si mal définie, si peu connue, si désertique même en certains de ses endroits, que le personnage décrit par lui dans ses romans nous apparaît le plus souvent comme un voyageur égaré dans un lieu sans limites et sans forme précise, sorte de terre inexplorée, de vague région située aux confins de toute autre, où il avance en hésitant, non sans appréhension, comme s'il était perdu dans la nuit. C'est ce caractère que nous devons retenir avant tout autre chez l'abbé Prévost. Avant Nodier, avant Chateaubriand, avant l'auteur des poèmes ossianiques, il a été un des premiers à s'aventurer dans cette profondeur indéfinie à laquelle on donne parfois le nom d'espace imaginaire, mais qui est en réalité l'étendue mentale se développant à perte de vue dans le fond de nos pensées, même les plus familières. Seulement, à la différence de ceux qui viendront après lui, en particulier les préromantiques, si, comme eux, Prévost s'engage profondément dans ces régions troubles, il n'y entre, si l'on peut dire, que par la petite porte; comme un résident de l'endroit qui, sans presque se rendre compte de la portée de l'action qu'il entreprend, franchit la barrière qui sépare son champ des terres voisines et se trouve bientôt perdu au beau milieu d'une savane ou d'une forêt vierge. Ainsi Prévost, ou son personnage, s'enfonce, presque sans l'avoir voulu, dans un « pays inconnu », dans une terre mentale inexplorée et sans limite. Et d'abord il n'est qu'à demi surpris par son dépaysement. Mais peu à peu il se rend compte qu'en avançant dans une région qui lui semblait être d'abord une simple continuation de celle où il avait l'habitude de vivre, il est maintenant au-delà des lieux qui lui étaient familiers. La différence essentielle qui se révèle à lui entre son monde habituel et ce monde nouveau, où il s'aventure, c'est que le second est privé d'un plein éclairage. C'est un monde nocturne, voilé, indistinct, où il est difficile, peut-être impossible, de trouver des points de repère, de démêler ce qui est à demi éclairé de ce qui est plongé dans l'ombre, un monde où il n'y a plus de routes tracées ni de formes familières. Ce monde n'est pas le monde extérieur, celui où les objets ont un aspect reconnaissable. C'est le monde intérieur, au contraire, celui des peines et des craintes, des joies et des désirs; mais avec cette particularite essentielle que, chez l'auteur de Cleveland, de Manon Lescaut et de tant d'autres récits ayant pour thème mille aventures enchevêtrées, le monde dont il s'agit ici est le monde des sentiments, monde où rien n'est défini, où l'on perd pied à chaque instant, où ce que l'on éprouve, si intense que ce soit, n'est jamais délimitable. On s'y enfonce, on s'y égare, on y poursuit sans repos une course presque sans but, dont les péripéties se distinguent mal les unes des autres, où il semble que c'est toujours la même aventure qui se prolonge, encore qu'elle se trouve renouvelée de fond en comble, de moment en moment. C'est là le monde du sentiment pur, trop confus pour qu'on puisse définir les causes qui le déterminent, monde où la joie et la douleur, la surprise et la déception échangent leurs rôles, sans modifier le timbre de l'émotion qu'elles provoquent, où les impressions généralement les plus tranchées se fondent les unes dans les autres, sans qu'on puisse percevoir les différences. En un mot, dans cette littérature du sentiment pur, les contraires, le plus naturellement du monde, s'unissent et même se confondent. Alors qu'à l'époque de l'abbé Prévost, au cour du XVIIIe siècle, tant d'écrivains spécialement lucides et avertis, comme Richard-son, analysent avec exactitude la nuance exacte de chaque sentiment, Prévost va dans la direction inverse. Il unifie et synthétise, là où tant d'autres s'appliquent à différencier les expériences qu'ils décrivent. Prévost, lui, ne peut que gommer les différences et noyer dans un même sentiment indéterminé les tendances apparemment les plus diverses. Or une telle démarcation du bon usage courant n'a rien de délibéré. Aux yeux de l'abbé Prévost, les forces actives diverses qui s'exercent dans l'univers mental comme dans l'univers physique, si différentes qu'elles puissent être de prime abord pour qui en est le sujet, perdent très vite leur indépendance, leur spécification particulière. Elles se ramènent toutes pour l'auteur à être en fin de compte une sorte de substance spirituelle, commune mais indéfinissable, qui est, sans spécification aucune, le sentiment tout court. Toutes les différences, quelles qu'elles soient, se trouvent ainsi éliminées. Reste un univers intérieur, entièrement indifférencié, et qui inspire parfois la même horreur que l'idée du néant. L'ABBÉ PRÉVOST : TEXTES Le philosophe cesse ici d'apercevoir, mais il sent dans le fond de son être une secrète inclination, un penchant actif qui le porte, il ne sait encore à quoi. Comment pourra-t-il définir ce sentiment ? C'est l'exigence de quelque besoin inconnu qui demande à être rempli. (Cleveland, t. 5, p. 406.) Je me trouve comme à l'entrée d'un pays inconnu. (Ibid., t. 7, p. 5.) Quelle variété dans les événements de la vie... Quel enchaînement de choses qui ne se ressemblent point et qui ne paraissent pas faites pour se suivre. {Histoire d'une Grecque moderne, t. II, p. 208.) Tous mes sentiments sont des transports. Ils m'entraînent avec une violence et une confusion inexprimables. Je passe si rapidement de l'un à l'autre qu'ils paraissent tous ensemble à mon âme, quoiqu'elle n'y distingue rien dans l'ivresse qu'ils lui communiquent. (Cleveland, t. 7, p. 6.) Mon imagination troublée ne me représentait plus rien que confusément. Je n'avais ni idées, ni sentiments distincts. (Cleveland, t. 6, p. 24.) J'avais tous mes malheurs présents... [mais] je n'étais plus capable de les distinguer, ni de les comparer. (Cleveland, t. 6, p. 93.) Dans le trouble d'esprit et de cour où j'étais, je ne pouvais même démêler quels étaient les mouvements qui dominaient dans mon âme. (Cleveland, t. 5, p. 365.) ... mes infortunes... Le sentiment qui m'en reste n'a point la variété de sa cause : ce n'est plus... qu'une masse uniforme de douleur... (Cleveland, t. 5, p. 266.) [Le sentiment que j'éprouvais] semblait tendre à l'obscurcissement de toutes mes facultés naturelles et me conduire par degrés à l'anéantissement... Il n'y avait point d'instant où je ne me crusse prêt à tomber dans un vide immense, qui me causait la même horreur que l'approche du néant. (Cleveland, t. 6, p. 93.) |
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