Essais littéraire |
Chantée par un jongleur qui s'accompagne avec un instrument de musique, la chanson de geste, en ses débuts, est un message essentiellement oral. Les caractéristiques du style épique sont liées à ce phénomène, mais aussi aux objectifs de la chanson de geste : célébrer plutôt que dire, en inscrivant l'excès comme figure première. I. - L'oralité de la chanson de geste Le texte épique porte des marques significatives de sa fonction première, qui est d'entretenir une communication constante avec un public d'écoutants. 1. Le dialogue avec le public. - Le souci d'établir un contact direct avec des auditeurs est mis en place dès le début, où le récitant s'adresse à son public pour lui vanter la qualité de l'histoire qu'il leur propose : Plaist vus oïr de granz batailles et de forz esturs. De Deramed, uns reis sarazinurs, Cun il prist guère vers Lowis, nostre empereur ? (Chanson de GuillaumE) (Voulez-vous entendre le récit de batailles puissantes et de dures mêlées, l'histoire de Deramé, un roi sarrasin, et celle de la guerre qu'il commença contre Louis, notre empereur ?) Il peut également, au début de sa récitation, réclamer le silence : Laissiés le noise ester, si vos traies vers mi ! (AioL) (Cessez de faire du bruit, et rapprochez-vous de moI) ou résumer, soit au début, soit à différents moments de son texte, la matière qu'il a déjà chantée et celle qu'il veut encore proposer. Ainsi, le poète de la Chevalerie Ogier, avant d'aborder le récit de la guerre entre le héros et Charlemagne, résume les premiers exploits du personnage, qui est devenu le plus ferme soutien de l'empereur : En ses batailles le fist gonfanonier ; Pus (puiS) li aida maint chastel a brisier. Vient ensuite, sur plusieurs dizaines de vers, le résumé des événements à venir : meurtre du fils d'Ogier, Baudoin, par Chariot, le fils de l'empereur ; guerre inexpiable entre seigneur et vassal : Aine (jamaiS) puis n'ot pais entre lui et Ogier ; capture du héros par Turpin, enfin aide apportée par Ogier à Charlemagne : Se Dex (DieU) ne fust et li Danois Ogier Et la vertux au glorîous du ciel, Kallon perdist de France la moitié E Normendie dusqu'au mont Saint Michel. Sous la forme d'une fiche développée, le récitant propose donc un rappel du contenu du début de la chanson, et une annonce de ce que le public va entendre. Ces interventions du poète dans son texte sont fréquentes, même si elles sont généralement plus courtes que dans l'exemple précédent ; soulignant les étapes successives de la narration, elles montrent le souci d'une communication continuée entre le chanteur et son public. Dans Renaut de Montauban, l'importance de l'épisode de Vaucoulcurs - un des moments les plus pathétiques du poème - est soulignée par un appel à l'attention : Seignors, or faites pais, por Deu et por sun non, Si porez ja oïr gloriose chançon et l'on retrouve cette formule en un moment tragique du combat, celui où l'on croit Richard mort (8072-8073). Le jongleur invite son public à imaginer la violence d'un affrontement : Seingnors, se la fussez (si vous aviez été là) desoz le Pin roont, Ou Gascons assenblerent a Rollant le baron ! ou reprend de façon synthétique les éléments essentiels d'une partie du récit : Seingnors, grant fu l'assaut, mult en i out d'ocis De la gent Karllemaigne li rois de Saint Denis. Par ses commentaires épisodiques, le poète montre que le poème est constamment placé sous le contrôle d'un locuteur qui s'entretient avec son public. De telles interventions ont un but pédagogique : ranimer l'attention des auditeurs, maintenir présents à leur esprit des événements précédents ou annoncer de prochaines péripéties, de sorte que leur écoute des données immédiates du récit les situe par rapport au passé et à l'avenir. Ces interventions suggèrent donc aussi, et parfois de manière explicite, une interprétation de l'événement. Lorsque Ganelon entre en scène et se trouve nommé parmi les conseillers de l'empereur qui devront formuler une réponse aux propositions de Marsile, le récitant annonce un avenir qui porte les couleurs de la trahison : Guenes i vint, ki la traïsun fist (Chanson de Roland, 178). Certains propos peuvent nous renseigner sur la structure de la chanson ou sur les conditions de son exécution devant le public. Dans l'exemple de la Chevalerie Ogier cité précédemment, le poète articule nettement ce qu'il considère comme deux parties distinctes de son ouvre, les « enfances » du héros (1-3100) et la révolte du vassal, victime de l'injustice (le meurtre de son filS), contre son seigneur (3101 sq.). La chanson de Huon de Bordeaux permet d'imaginer des « tranches de récitation » correspondant à un découpage du poème. Au début de la laisse 43, soit après 4 975 vers, le récitant déclare que le soir est proche et qu'il est fatigué ; il invite tout le monde à revenir le lendemain après le repas : Près est de vespre, et je sui moult lassé. Or vous proi tous, si cier com vous m'avés Ni Auberon ne Huon le membre (Je vous prie tous, autant que vous m'aimez et que vous aimez Auberon et Huon le mémorablE) Vous revenés demain après disner ; Et s'alons boire, car je l'ai désiré Mais il convient aussi que chacun, le lendemain, apporte un sou noué au pan de sa chemise, afin de payer le chanteur : Et si vous proi cascuns (chacuN) m'ait aporté U pan de sa chemise une maille noué et la laisse suivante commence par une formule d'introduction qui permet de supposer effective l'interruption suggérée par le poète : Or vous redoi de Huelin parler On trouve une intervention analogue six cents vers plus loin. Le récitant se plaint qu'on ne lui ait pas apporté beaucoup d'argent (5514) et lance un nouvel appel à la générosité du public : Tous chiaus escumenie de par m'atorité (Seront excommuniés, de par mon autorité propre,) Du pooir d'Auberon et de sa disnité. Qui n'iront a lour bourses pour ma feme doner Ce nouvel appel ne délimite pas nécessairement une troisième tranche de récitation, qui serait très inégale par rapport à la première : on peut songer plutôt à une relance adressée à des auditeurs peu généreux. Mais, en tout état de cause, de telles indications revêtent une portée générale : même si elles ne correspondaient pas, pour le texte de Huon de Bordeaux, à un découpage précis de la récitation, elles montreraient du moins comment, vers 1260, on se représente la récitation des poèmes épiques et les relations que le chanteur entretient avec son public. 2. Le jongleur. - Quel est ce chanteur-récitant qui présente les textes épiques à un public qu'il a précédemment mis en haleine ? C'est d'abord un exécutant aux talents variés, capable de chanter, de jouer de la vielle et de présenter divers tours, ces pantomimes qui, on l'a vu, peuvent attirer sur lui les foudres de la censure ecclésiastique. Le jongleur rencontré par Huon insiste sur ses compétences d'instrumentiste mais aussi de danseur : Ves ci (voicI) me harpe, dont je sai bien harper, Et ma vïele, dont je sai vïeler, Et si sai bien et timbrer et baler (jouer du tambour et danseR) (Huon de Bordeaux, 7258-7260). Maugalie, dans Floovant, revendique des talents d'illusionniste : Tant sai d'enchantements n'en ai soz ciel mon maître : Je feroie bien ci sordre une fontenale (fontainE) Et de grifons volanz plus de mil a un terme (d'un seul couP). Enfin, outre les chansons de geste, le jongleur sait interpréter des poèmes lyriques, qui sont eux aussi chantés, des contes de toute sorte et notamment des récits pour rire (les fabliauX). C'est, au début du moins, un errant, qui se déplace en fonction du besoin qu'on a de ses services. Il peut, dans ce but, s'agréger à d'autres, et ce sont parfois des troupes nombreuses de jongleurs qui interviennent lors des mariages, comme celui d'Aye et de Ganor dans Aye d'Avignon : Qui veïst jouglaors du pais assembler ! Tantost qu'il ont oy de ces noces parler, Tant en i est venus que nus nés puet esmer Il peut aussi être à demeure au service d'un seigneur, et devenir un ménestrel, comme ce Jouglet dont nous parle le Roman de Guillaume de Dole, de Jean Rcnart, et qui joue un rôle si important auprès de son maître, l'empereur d'Allemagne. Dans la réalité, du reste, certains ménestrels pouvaient devenir propriétaires terriens et prétendre, une fois la terre acquise, à un titre de noblesse. Il existait aussi, dans certaines villes, comme Arras au XIIIe siècle ou Paris au XIVe. des confréries de jongleurs qui procuraient à leurs membres un statut plus assuré que celui des artistes isolés, dépendant entièrement du bon vouloir des employeurs. Jongleurs et ménestrels étaient-ils seulement des exécutants ? Il semble que, dans bien des cas, ils puissent être considérés comme l'auteur - le trouveur du poème. Fréquents sont en effet les exordes de chansons de geste où le jongleur oppose sa version du poème à celle de ses confrères, qualifiés de novices : Chantet vous ont cil autre jogleor Chançon novelle, mais il laissent la flor (Raoul de CambraI). Cil nouvel jogleor qui en suelent chanter (qui chantent habituellement l'histoire de la croisadE) Le vrai commencement en ont laisié ester (Chanson d'AntiochE). Le jongleur s'exprime ici comme un auteur, et le poète de la Mon Aymeri, pour mettre son texte en valeur, emploie le terme de troveor (auteuR) pour désigner les jongleurs qui, contrairement à lui, ne se sont pas intéressés à la vieillesse des familles de héros : il veut chanter : Cornent les gestes vindrenl a décliner, Cil trouveor les ont lessiez ester. La chanson du Moniage Rainouarl établit de son côté une équivalence entre auteur et jongleur, puisqu'elle attribue la composition d'une version correcte du poème à un certain Guillaume, Cil de Batpaumcs, qui tant est bien usez (habilE) De chançons fere et de vers acesmez (élégantS) Por quoi l'ont pris mains jogleors en hez (hainE), et le manuscrit 1583 de la Bibliothèque nationale de Paris attribue la qualité de jongleur à l'auteur de la Chevalerie Ogier : Raymbert la fist a l'aduré couraige (au cour constanT) Cil de Paris, qui les autres em passe (est supérieur aux autreS) Jonglierres fu, si vesqui son eage (c'est ainsi qu'il passa sa viE) Nous savons aussi qu'Adenet le Roi (2e moitié du XIIIe sièclE)), ménestrel au service du duc de Brabant puis du comte de Flandre, a composé plusieurs remaniements de chansons de geste. La distinction entre jongleur et auteur, entre exécutant et poète n'est donc pas systématique. 3. Le public. - Il semble peu fondé, contrairement à ce que suggèrent les théoriciens médiévaux, de ne retenir pour les jongleurs et pour les ouvres qu'ils interprètent, parmi lesquelles la chanson de geste, qu'un public populaire. Certes, les jongleurs se produisent au cours des foires, devant des auditeurs qui ne sont ni des lettrés ni des nobles, mais de petites gens ; les fêtes religieuses rassemblent également un public au statut peu relevé, dans lequel on peut reconnaître ces travailleurs, ces vieillards, toutes gens de condition modeste dont parle Jean de Grouchy. Mais il n'en va pas de même lorsqu'un jongleur se présente à la cour d'un seigneur et se met à exercer son art, car il le fait devant l'ensemble de la mesnie (la famille, les hôtes et les serviteurs du seigneuR), c'est-à-dire devant un public parmi lequel se trouvent des nobles. C'est ainsi que le Roman de la Violette nous montre Gérard, un chevalier déguisé en jongleur, interprétant au château de Nevers une laisse de Guillaume au Court Nez, ou, dans Guillaume de Dole, un jongleur très habile chantant de Gerbert de Metz devant l'empereur d'Allemagne. La conclusion est d'importance : une distinction des genres - notamment entre le roman et la chanson de geste - ne peut se fonder d'abord sur une différence entre les publics destinataires de l'art du jongleur, qui s'adresse à un auditoire très diversifié. 4. La part de l'écrit. - Si l'oralité joue un rôle essentiel dans la diffusion, mais aussi, comme on le verra plus loin, dans l'élaboration du texte épique, il serait excessif d'imaginer une rupture totale entre la chanson de geste et l'écriture. On notera d'abord que la culture médiévale est fondée sur un rapport entre des textes fondateurs - l'Ecriture, les ouvres des Pères - et une parole, celle des pasteurs et des prédicateurs, qui la font connaître au plus grand nombre. L'existence de recueils de sermons, dans lesquels foisonnent les anecdotes exemplaires (les exempla, que les jongleurs peuvent à l'occasion amplifieR), manifeste une symbiose entre l'attention portée au texte écrit et la nécessité d'une communication orale pour les illiterati, ceux qui ne savent pas lire, et surtout le latin. L'indulgence manifestée par Thomas Cabham à l'égard des jongleurs qui chantent les exploits des princes et la vie des saints (écrite par des clercS) établit un lien indirect entre le chanteur et le scripteur. Nous savons du reste que des genres beaucoup plus liés à l'écrit que la chanson de geste recourent partiellement, pour leur diffusion, à l'oral : c'est le cas du roman, dont le texte est lu en public, et même, parfois, des ouvres savantes, comme la Topographia Hiber-nica de Giraud de Cambrie que son auteur, afin d'en assurer le succès, présenta à Oxford en 1189 à des publics variés, au cours d'une lecture de trois jours. Les allusions à une source écrite ne sont pas rares dans les textes épiques. L'auteur du Roland d'Oxford mentionne la chartre el muster de Loiim (la charte du monastère de LaoN), ouvre attribuée au valeureux saint Gilles. Les Enfances Guillaume se présentent comme l'ouvre d' Uns gentis moines, ki a Saint Denise iert (étaiT) ; d'autres chansons de geste invoquent une source écrite conservée à l'abbaye de Saint-Denis, comme la Destruction de Rome ou le Moniage Guillaume II : L'estoire en est el rôle a Saint Denis (L'histoire figure dans les écrits conservés à Saint-DeniS). Rien ne nous garantit, bien sûr, qu'il en soit réellement ainsi ; mais ce qui importe, c'est que le poète épique revendique pour son ouvre le sérieux et la véracité attribués aux textes savants conservés dans les monastères, et tout particulièrement aux chroniques dont elles sont le berceau : qu'on songe, par exemple, aux Grandes Chroniques de France, élaborées à Saint-Denis. Autre indice, qui va dans le même sens : l'auteur d'une chanson de geste peut être qualifié de clerc, comme Bertrand de Bar-sur-Aube, présenté au début de Girart de Vienne comme Uns gentis clers qui ceste chançon fist. Reste enfin ce fait décisif : les chansons de geste ont été confiées à l'écrit dès le XIIe siècle. Certains des manuscrits conservés, de format modeste et d'exécution sommaire, auraient pu être, comme on l'a pensé parfois, l'aide-mémoire du jongleur qu'il emporte avec lui dans ses déplacements. Mais les manuscrits aisément maniables et ne comportant qu'une seule ouvre sont rares. Le manuscrit 25516 de la Bibliothèque nationale présente deux chansons de geste (Elie de Saint Gilles et AioL), qu'il fait suivre d'un roman d'aventures, Robert le Diable ; il s'agit déjà d'une petite collection, que la présence d'un roman ôte à la compétence du jongleur. Cela est plus vrai encore pour le manuscrit 860 de la même bibliothèque, qui regroupe un important ensemble de chansons de geste, dont certaines sont lices thématique-ment, comme une version rimée de Roland et Gaydon, Ami et Amile et Jourdain de Blaye, tandis que le dernier poème, très ample (Auberi le Bourguignon, 140 ff~), est sans rapport avec les autres. La qualité du manuscrit et ses dimensions excluent une autre destination que celle d'une bibliothèque. Enfin certains manuscrits, que nous appelons cycliques, proposent un ensemble de poèmes apparentés par leur contenu et manifestent, dans les procédés utilisés pour rendre cohérents les textes réunis (raccords, suppressionS), un travail de composition bien éloigné de toute improvisation. Ainsi, pour la très ample collection que constitue, avec ses chansons, le Grand Cycle de Guillaume d'Orange, l'étude des manuscrits menée par Mlle Tyssens montre l'extension progressive du cycle grâce à des « rassemblées » qui travaillent à partir de plusieurs collections primitives, que des compilateurs plus anciens avaient déjà constituées. Les différentes familles dans lesquelles se groupent les manuscrits organisent elles-mêmes, de façon autonome, les transitions : un tel travail est caractéristique de l'écrit et suppose un travail collectif, d'où l'hypothèse, formulée par M. Delbouille, de l'existence d'ateliers de copistes. Oralité et écriture ne s'opposent donc pas dans la chanson de geste. Au début, la performance est orale, et le poème est chanté en entier, par tranches successives, ou sous forme d'extraits. Mais lorsque nous nous trouvons, au xrv siècle, devant plusieurs dizaines de milliers de vers, nous pouvons penser que le texte, après avoir été composé par un lettré lui-même au fait de la littérature épique antérieure, n'est plus destiné à la récitation publique. Ceci n'empêche nullement de recourir aux marques traditionnelles de l'oralité, comme l'annonce d'un poème de grande valeur : Signour, or faite paix, chevaillier et baron, Bourgois et clerc et prestre, gens de religion, Et je vous chanterai une bonne chanson (Lion de Bourges, 1-3), mais il ne s'agit plus, semble-t-il, que de marques d'au-thentification du caractère épique. Le style épique Les objectifs de la chanson de geste - célébrer les exploits des héros d'autrefois - et les circonstances de sa diffusion - le chant exécuté en public - façonnent un style caractéristique, qui doit conjuguer célébration et récit, souci du dire vrai et stylisation tournée vers l'hyperbole. 1. Laisse et récit. - La laisse, unité de type lyrique, est un obstacle à la progression du récit, en même temps que l'instrument efficace de la célébration. Des stratégies diverses sont mises en ouvre, soit pour favoriser la diégèse, soit pour tirer parti des virtualités du chant. A) Enchaîner. - La démarche habituelle, étudiée par J. Rychner, consiste à reprendre, au début ou dans le cours de la laisse suivante, des éléments qui figurent dans la laisse précédente. Ainsi, dans la Chanson de Guillaume, la laisse 31 se termine par le vers suivant : En sun estriu se fert un motun gris qui est repris au début de la laisse 32 : En sun estriu se fïert un gris motun. A côté de cette formule simple, dans laquelle les reprises textuelles peuvent subir certaines modifications, on trouve des formules plus complexes, dans lesquelles un élément de jonction relie, sous forme d'écho, n'importe quelle partie de deux laisses successives. Dans le Guillaume, le premier vers de la laisse 59 : Del dolent champ quant Girard fu turné n'est pas seulement la reprise des deux vers qui terminent la laisse précédente E quant il issi (sortI) de la dolente presse, Sun bon cheval li crevé suz la sele ; il est également l'écho du premier vers de cette laisse : Girard s'en turne par mi le coin d'un tertre. B) Stratégies narratives. - Le poète peut souhaiter accélérer la progression du récit : il limitera alors les procédés de reprise, privilégiant la succession linéaire des événements ; il peut au contraire multiplier les effets de reprise, au point d'immobiliser le récit. Dans le premier cas, la dimension narrative est privilégiée, dans le second, un élément particulier est détaché, qui peut être exploité de façon lyrique. Les laisses 57-59 du Couronnement de Louis participent du premier type. A la fin de la laisse 57, Gui l'Allemand déclare à ses hommes qu'un combat singulier doit mettre fin à la guerre contre les chrétiens. Dans la laisse 58, un messager est envoyé par Gui au roi Louis ; Guillaume arrive sur ces entrefaites, et la laisse se termine par l'annonce de sa réponse au messager : Ou veit le mes (messageR) fièrement l'en araisne (lui parlE) La laisse 59 commence donc tout naturellement par l'adresse au messager : « Amis, bels frère », dist Guillelmes li frans. La succession des trois laisses est parfaitement fluide et privilégie le déroulement rapide des faits ; on peut utiliser pour ce type de démarche, comme l'a fait Rychner, le terme d'horizontale narrative. A l'opposé se trouvent des passages où la recherche de similarité est telle que l'action paraît immobile. Dans les laisses 171-173 du Roland, le héros tente de briser son épée, afin qu'elle ne tombe pas aux mains des païens. Trois motifs sont à chaque fois repris : l'impossibilité de briser l'épée Cruist li acers, ne freint ne ne s'esgruignet (l'acier grince, il ne se brise ni ne s'ébrèchE). une méditation sur la noblesse de l'arme, par laquelle Roland a gagné, pour Charlemagne, de nombreuses batailles, enfin la volonté de soustraire l'arme aux païens : Ne vos ait hume ki pur altre fuiet ! Rychner a donné à ces laisses parallèles, où se déploie le système d'échos propre au chant, le nom d'horizontale lyrique. Il faut noter que la tonalité lyrique n'y est pourtant pas systématiquement associée : un passage descriptif, éventuellement plaisant, peut recourir à ce procédé. Dans Huon de Bordeaux, trois laisses parallèles évoquent la foule qui circule dans Babylone, regardant le héros avec surprise : Laisse 47 Mil en trova qui ferent les cevaus Et autres mil qui traient es travaus (et mille autres qui les tirent vers les travailS) Mil en trova qui juent as escas (échecS) Et autres mil qui del ju (jeU) furent mas. Laisse 48 Mil en trova, saciés a ensiant (sachez-le bieN) Qui as puceles juent a lor talant (à leur gré) Et autres mil qui del vin sont bevant. Laisse 49 Mil en trova qui el palais s'en vont Et autres mil qui repairié en sont (en sont revenuS) Tout chil millier esgarderent Huon. On peut trouver une énumération comparable, amusante elle aussi, dans les laisses 26-28 du Charroi de Nîmes. Mais la récurrence des sonorités et des images favorise la tonalité lyrique, et l'on ne s'étonnera pas de trouver ces laisses parallèles employées dans des passages pathétiques, et notamment dans les scènes de lamentation : tel est, dans le Roland, le passage des laisses 206-210 où Charlemagne pleure la mort de son neveu. Un passage plus bref de la Chanson de Guillaume offre un exemple analogue ; il montre Girard, envoyé par Vivien auprès de Guillaume, qui se dépouille en chemin de son équipement devenu inutile puisqu'il ne peut plus combattre aux côtés de son ami : Laisse 60 « Ohi, grosse hanste (lancE), cume peises al braz ! N'en aidera Vivien en Larchamp, Qui se combat a dolerus ahan. » Dune la lance Girard en mi le champ. Laisse 61 « Ohi, grant targe (bouclieR), cume peises al col ! N'en aidera a Vivien a la mort. » El champ la getad, si la tolid (l'enlevA) de sun dos. Le texte est ici lyrique à un double titre, par les plaintes de Girard, mais aussi par la renonciation à porter les armes, dépouillement symbolique de la valeur guerrière qui signe la rupture du compagnonnage héroïque. 2. Motifs et formules. - Le principe de récurrence, que nous avons vu à l'ouvre dans les procédures d'enchaînement des laisses, commande de façon plus générale le discours épique, qui vient se couler dans le moule de séquences narratives cadrées avec précision et recourt, à l'intérieur du vers, à des formules stéréotypées. A) Motifs. - Chanter de geste revient tout d'abord à traiter un certain nombre de scènes que leur contenu permet de repérer : rassemblement du conseil du seigneur, échange d'ambassadeurs, préparatifs du combat, affrontements entre deux champions, mêlées, rêves prémonitoires, jalousie d'un personnage, meurtre déclenchant une guerre. Le traitement de ces scènes à faire - de ces motifs narratifs - suppose le recours à une rhétorique qui permet la mise en forme poétique d'une séquence : c'est à ce travail précis qu'on peut réserver, comme le propose J.-P. Martin, le nom de motif rhétorique. A) Soit le motif du combat à cheval. La lutte de Turpin contre Corsablix, qui vient de le défier, permet d'en reconnaître les différentes phases : éperonner le cheval, frapper l'adversaire, briser le bouclier, percer le haubert, plonger l'arme dans le corps, jeter le cadavre à bas du cheval, lancer un sarcasme : Sun cheval broche (éperonnE) des esperuns d'or fin, Par grant vertut si l'est alet ferir (frappeR), L'escut li freinst (brisE), l'osberc h descumfist (démaillE), Sun grant espiet par mi le corps li mist, Empeint (embrochE) le ben, que mort le fait brandir (le secouE), Pleine sa hanste (à pleine hampE) l'abat mort el chemin. Guardet arere, veit le glutun gésir (étendU). Ne laiserat que n'i parolt (il ne manquera pas de lui parleR), ço dit : « Culvert (grediN) paien, vos i avez mentit » Dans cet exemple presque canonique, il manque pourtant un élément, le défi adressé à l'adversaire : on le trouve dans la bouche de Corsablix (1238-12142), à quoi répond le sarcasme de Turpin. Le motif est donc un cadre, qui fournit une série d'éléments dans un ordre précis ; mais le jongleur a toute liberté pour utiliser un tel canevas. Le poète de la Chanson de Guillaume développe longuement, à propos du premier coup porté par Vivien, le motif de l'enseigne brandie (315-320) : il s'agit de montrer que le jeune homme est devenu le chef des guerriers chrétiens, et qu'il saura faire meilleur usage de l'insigne de sa fonction que Tiébaut et Estourmi, qui viennent de prendre la fuite en foulant aux pieds la flamme fixée au sommet de leur lance (262-278). Le combat de Guillaume contre Corsolt, dans le Couronnement de Louis, oppose la forme très régulière du motif: Le blanc halberc li desront (écartE) et desmaille, La vieille broigne (tunique de cuiR) ne li valut meaille (ne le protégea en rieN), Par mi le cors son reit (puissanT) espié li passe... et sa conclusion imprévue : One li paiens n'en perdi son corage B) Le combat à l'épée obéit, lui aussi, à un code précis, dont l'ordonnance est destinée, comme pour le combat à cheval, à rendre sensible la puissance extraordinaire du coup porté ; l'auditeur est convié à suivre la pénétration de l'arme dans le corps de l'ennemi, comme lorsque Roland tue Chernuble : L'elme li freint (brisE) u li carbuncle (escarboucleS) luisent, Trenchet le cors e la cheveleure. Si li trenchat les oilz e la faiture (le visagE), Le blanc osberc, dunt la maile est menue, E tut le cors tresqu'en la furcheûre (l'enfourchurE) Chernuble une fois mort, l'arme poursuit son chemin et tranche l'échiné du cheval. C) La puissance inouïe des coups portés inspire au poète quelques variations. De même qu'Olivier fait merveilles avec le tronçon de sa lance qui diminue progressivement sans que la vigueur de ses coups s'en ressente (Chanson de Roland, 1351-1359), le jeune Roland massacre, dans Aspremont, le païen Aumont avec une sorte de pieu (n'étant pas chevalier, il ne porte pas encore l'épéE) : Tel cop li donc en son elme devant Que la cervclc li fist caïr errant (tomber à l'instanT) ; Fiert et refiert trois cols (coupS) en un tenant (sans arrêteR) De son côté Guillaume, lorsqu'il affronte un adversaire particulièrement vil, se sert de ses poings pour pratiquer une sorte d'assommade redoutable. Harpin de Nîmes en fait l'expérience dans le Charroi : Par tel air (violencE) li dona un cop tel, L'os de la gueule (la nuquE) li a par mi froé (brisé), Que a ses piez l'a mort acravanté (abattU). De telles variations montrent qu'un même motif rhétorique est justiciable de traitements fort divers : la syntaxe narrative de la chanson de geste est riche et permet d'éviter, lorsqu'on a affaire à un bon poète, toute monotonie. B) Formules. - Au niveau microtextuel, celui de la construction du vers, une réserve de formules permet au jongleur de présenter ses personnages et le cadre de leur action. Il s'agit de formules invitant l'auditeur à se rendre présent au spectacle des affrontements (lors veïssiez, vous auriez vu alors ; es vos : voicI) ou à l'écoute du fracas des armes (lors oïssiez : vous auriez entendu alorS) ; on rencontre aussi des épithètes descriptives concernant des personnages, des chevaux, des gestes, des armes. Le choix et la répartition de ces formules, l'introduction dans un passage descriptif d'une dominante ou d'un détail particulier et rare suffisent pour distinguer un texte et caractériser un style. Entre deux descriptions d'adoubement, par exemple, bien des différences peuvent se présenter. Avant le début de la bataille, le poète du Roland montre les païens en train de revêtir leurs armes : Paien s'adubent des osbercs sarazineis... Lacent lor elmes mult bons, saraguzeis, (de SaragossE) Ceignent espees de l'acer vianeis (de ViennE), Escuz ont genz, espiez valentineis (de ValencE) E gunfanuns blancs e blois (bleuS) e vermeilz La plupart des épithètes marquent l'origine des armes, qui est elle-même sarrasine (Saragosse, ValencE) : c'est donc le monde païen, hommes et armes, qui s'apprête à fondre sur les chrétiens. Dans une scène comparable, la Chanson de Guillaume insiste sur le chatoiement et l'efficacité des armes : Il n'i out celui de blanc halberc ne se veste E de Saraguce verz healmes en lur testes. D'or les fruntels (bandeaux à l'avant du heaumE) e les flurs e les esses (ornement en forme de S), Espees ceintes, les branz (lameS) burniz (brillantS) vers terre; Les bons escuz tindrent as manveles (poignéeS), Espees (épieuX) trenchanz as poinz destres, Chevals coranz (rapideS) d'Arabe suz lur seles Les formulesjouent le rôle d'unités rhétoriques susceptibles d'entrer, au gré des poètes, dans d'innombrables compositions ; mais elles peuvent aussi se dégrader en éléments lexicaux, appelés à jouer le rôle de cheville. Ce risque sera plus grand dans les textes rimes que dans les poèmes assonances, puisque la double exigence de la rime (vocalique et conso-nantiquE) invite à trouver dans un stock toujours mobilisable d'épithètes des instruments commodes. On en a déjà l'indice avec Âspremont, texte en décasyllabes qui est pourtant de grande valeur. Après avoir montré que c'est dans la lutte contre Aumont que le jeune Roland a conquis l'olifant, le poète poursuit sur une rime en -ont : Le bone espee Durendal le voilant Et Vielantiu (son chevaL) qui tant estoit corant. Vint a son oncle, qui la estoit séant, De grant lasté (fatiguE) traveillié (épuisé) et suant ; Tôt son vïaire (visagE) ot en set lius sanglant Le risque de banalisation de l'épithète ou de la formule ne fera que s'accroître avec la généralisation de l'alexandrin au xuf siècle ; un beau texte comme Renaut de Montauban n'y échappe pas toujours : une rime en é.e (laisse 262) appelle des participes passés à valeur d'épithète (ensanglantée, dorée, ennoreE), de même qu'une rime en é (laisse 421) : gemmé, monneé, afolé, pelé. Avec les poèmes du xiv* siècle, c'est parfois un hémistiche entier (le plus souvent le seconD), qui prendra un caractère formulaire. 3. Stylisation et hyperbole. - Dans sa volonté de célébrer des exploits qui enthousiasmeront un public mêlé, la chanson de geste associe dépouillement et profusion. A) La syntaxe simplifie au maximum les articulations entre les propositions ; elle privilégie la construction paratactique, notamment dans les scènes de combat. L'action se construit par succession d'images données à voir, qui aboutissent à une impression de rapidité et d'accumulation : Li quens (comtE) Guillelmes a Baucent galopé, (mis au galoP) Son escu a devant son piz (poitrinE) torné, Brandist la lance au gonfanon fresé (garai de galonS) Même dans les passages argumentatifs (scènes de conseiL), les liens hypotactiqucs sont peu nombreux, et l'expression de la conséquence est privilégiée. Ainsi, dans Aliscans, Guillaume évoque les services rendus à Louis : Toz tes barons fis a ton pié aler, N'i ot si cointe (hardI) qui l'osast deveer (refuseR)... Tu me juras, que l'oïrent ti per (de telle façon que tes compagnons l'entendirenT) Se en Orenge m'asailloient Escler (EsclavonS), Ne me faudroies por les membres coper (tu ne m'abandonnerais pas, même si on devait te couper les membreS). B) Une mise en scène stylisée, au service de l'hyperbole. - Rien de plus sobre que le décor d'une scène d'épopée : l'exiguïté du vitrail y suffit, comme on le voit dans l'image que donne des derniers instants de Roland le fameux vitrail de Chartres : à gauche le héros fendant de son épéc un rocher en deux, de l'autre Roland sonnant du cor, au milieu, des cadavres de combattants. Grâce à quelques éléments, une « pierre bise », la « longue haleine » du cor, cet arbre et cette hauteur qui marquent l'endroit où Roland se couche pour mourir, le discours épique installe une pauvreté ardente qui déploie une puissance infinie, nourrie qu'elle est par l'imaginaire du lecteur. A côté de la paix qui marque la mort du héros, des visions terribles sont proposées, comme l'incendie du bourg d'Origny, dans Raoul de Cambrai, où les quelques éléments retenus construisent un univers impitoyable : Li sains (la graissE) fait le grant feu esforcier, Fiert soi (il se prenD) es tors et el maistre cloichier (clocheR). Les covretures (toitureS) convint jus trebuchier. Entre .ii. murs ot si grant charbonier (brasieR) Les nonains (religieuseS) ardent (brûlenT), trop i ot grant brasier ailleurs, le poète sait exprimer, grâce à quelques thèmes vigoureusement contrastés, la marche implacable du destin. Aalais, mère de Raoul de Cambrai, a consacré toutes ses forces à la défense des intérêts de son fils ; elle en vient pourtant à le maudire, parce qu'il veut se battre à tort contre le lignage de Vermandois ; mais à peine a-t-elle commis ce crime véritablement contre nature qu'elle se repent, implorant la grâce divine : « Ren moi mon filz sain et sauf et gari » Mais lorsqu'elle sort de l'église, après sa prière, elle aperçoit Guerri, l'oncle de Raoul, qui vient pour hâter les préparatifs de guerre ; les effets de la malédiction d'Aalais sont déjà en marche, et parmi eux, la mort de Raoul, que rien ne pourra arrêter. La stylisation propre au discours épique atteint donc la puissance d'émotion la plus grande ; ce résultat tient à l'économie de cette écriture, dans laquelle le lyrisme apporte aux éléments narratifs une vibration indéfinie. III. - Le personnage épique Figure majeure de l'écriture épique, le personnage est aussi le lieu textuel où s'exprime de la façon la plus visible le message de la chanson de geste, puisqu'il donne à voir ce héros que le poème a pour mission de célébrer. 1. Le type. - Comme tous les autres personnages de la littérature médiévale, mais peut-être à un degré plus aigu, le personnage épique est un type, c'est-à-dire la réalisation exemplaire dans une figure déterminée de vertus ou de vices liés au système de représentation de l'auteur et du groupe pour lequel il travaille. Le type est donc à l'opposé de toute démarche individualisante ; il peut être schématique ou complexe, selon la pauvreté ou la richesse des éléments qui le constituent ; la monotonie n'est pas la règle, car des variations nombreuses peuvent apparaître au sein d'un même type, comme le montrent les quelques exemples suivants. Charlemagne est le type du souverain ; les attributs dont il est paré visent à faire de lui le pôle qui attire tous les regards : Gent ad le cors e le cuntenant fier ; S'est kil demandet (si quelqu'un le demandE), ne l'estoet enseigner (inutile de le désigneR) Baligant, lui, est le type du chef des païens ; le poète dresse de lui un portrait flatteur (3157-3162), tout à fait digne d'un héros chrétien : mais tout s'inverse à partir du vers 3164 : Deus ! quel baron, s'oûst chrestientet ! (s'il était chrétieN), sa valeur, entièrement tournée contre la vraie foi, devient alors négative. Roland et Olivier sont deux types de guerrier ; quelques formules suffisent à les camper : Ambedui unt merveillus vasselage : Puis que il sunt as chevals e as armes. Ja pur mûrir n'eschiverunt (éviteronT) bataille mais le poète peut aussi les distinguer l'un de l'autre : Rollant est proz e Oliver est sage Deux attributs, prouesse et sagesse, orientent dans des sens différents des figures relevant du même type. Le contraste, installé à l'intérieur d'un personnage, peut créer des figures originales, celle du combattant petit (donc apparemment inefficacE), mais valeureux : Guiot, frère de Vivien, dépasse à peine les arçons de son cheval Petit est Gui e h cheval est grant (Chanson de Guillaume, 1553), mais il saura se battre : Mielz portad armes que uns hom de trente anz Renouart, lorsqu'il se présente devant Guillaume, est accoutré comme un valet de cuisine, mais il porte une arme qui fera merveille contre les Sarrasins : E desur sun col portât un tinel (perchE) ; N'est ore nuls hom qui tel peûst porter Le contraste est inversé chez Ganelon ; sa beauté est soulignée au début du Roland : Vairs out les oilz e mult fier lu visage ; Gent out le cors e les costez out larges ; Tant par fu bels, tuit si per l'en esgardent mais cette beauté est un masque ; attirant le regard de ses compagnons, elle détourne leur attention des véritables intentions du personnage : se venger de Roland, quel qu'en soit le prix. Le guerrier sarrasin peut faire l'objet d'un portrait-charge, dont la laideur, opposée à la beauté des chrétiens, signifie la méchanceté. Ainsi de Corsolt, adversaire de Guillaume au début du Couronnement de Louis : Les uelz (yeuX) ot roges com charbon en brasier, La teste lee (largE) et herupé (hérissé) le chief (la têtE). Entre dous uelz ot de lé (largE) demi pié. Une grant teise de l'espalle al braier (ceinturE) Plus hisdos om ne puet de pain mangier Pourtant, de même que Baligant est parfaitement valeureux, un guerrier sarrasin peut être beau, et Margariz de Sibilie, dans le Roland, inspire l'amour : Pur sa beltet dames li sunt amies ; Celé nel veit vers lui ne s'esclargisset (toutes celles qui le voient s'éclairent de joiE) 2. Constitution du personnage épique. - S'inscrivant dans le cadre d'un type, le personnage épique n'est pas l'objet d'analyses approfondies de la part du narrateur, qui se borne à de courtes indications sur le comportement de ses héros. Ainsi, lorsque Roland entend Gautier de l'Hum annoncer sa mort prochaine, le narrateur évoque le chagrin et la colère qui saisissent le chef de l'arrière-garde décimée : Rollant ad doel (chagriN), si fu maltalentifs (en colèrE) En la grant presse cumencet a ferir (frappeR) Mais, la plupart du temps, la construction du personnage s'effectue par le moyen des actes qu'il accomplit et des paroles qu'il prononce ou que d'autres profèrent à son sujet. Sa vaillance se mesure à la façon dont il affronte le danger, aux coups qu'il porte dans la bataille - et qui utilisent le cadre des motifs décrits plus haut -, éventuellement à sa mort glorieuse qui témoigne de sa fidélité constante à sa mission. Les sentiments éprouvés s'expriment eux-mêmes par des actes, des gestes, des manifestations physiques : Quant l'ot Willame, sin ad sun chef crollé (hoché), Plorad des oilz pitusement e suef, L'eve li curt chalde juste le niés (le long du neZ) Comme tous les actes épiques, ces manifestations prennent une forme hyperbolique, dont la mort est l'étape ultime ; c'est elle qui exprime à sa juste valeur la souffrance d'Aude : Pert la culor, chet (tombE) as piez Carlemagne, Sempres (à l'instanT) est morte. Deus ait mercit (ait pitié) de l'anme ! il est donc aventureux de rechercher dans le héros épique les marques d'un « caractère » que le poète n'a pas pu ou pas voulu y mettre. N'en déduisons pas que le personnage soit plat : les actes qui le signifient ne l'épuisent pas, mais le situent au-delà de toute prise ; il en est de même pour les propos qu'il tient. La part du discours est en effet essentielle dans la chanson de geste et répond, comme en abyme, à la voix du poète qui, à l'intention de l'auditeur-lecteur, chante les exploits des héros. Les propos des personnages préparent l'action, la commentent, permettent d'en comprendre le sens et d'en juger les protagonistes. Les scènes de conseil, où les vassaux, conformément à l'hommage qu'ils ont prêté, assistent le seigneur de leurs avis, sont le lieu canonique de ces échanges, et les 660 premiers vers du Roland, soit le sixième du texte, sont consacrés à une suite de délibérations de ce genre. Des avis divergents qui s'échangent émerge la véritable stature des personnages : ainsi, au début du Guillaume s'opposent la sagesse de Vivien, qui recommande d'appeler son oncle à l'aide contre les païens : Od poi compaignie ne veintrun (vaincronS) pas Arabiz et la sottise d'Estourmi, que pousse uniquement sa jalousie à l'égard de Guillaume : Estrange gent tant le loent tut dis (les gens d'ailleurs ne cessent de le loueR) E noz homes fait tuz tenir a vils Mieux qu'aux commentaires, toujours brefs, du narrateur, l'auditeur est donc renvoyé, pour connaître les personnages, aux propos de ceux-ci. Les deux scènes du cor où s'affrontent, en tenant des positions inversées, Roland et Olivier, permettent de situer, en relation avec le contexte différent des deux scènes, le problème épique posé par le poète, car la formule célèbre Rollant est proz e Oliver est sage est aussitôt brouillée, comme on sait, par des affirmations qui placent les deux héros au même niveau de vaillance. Même si la Chanson de Roland désigne, dès le vers 178, Ganelon comme un traître, c'est un protagoniste de la dernière partie du poème, Thierry d'Anjou, qui démontre la culpabilité du personnage : Que que Rollant a Guenelun forsfesist, Vostre servise l'en doûst (aurait dû) bien guarir. Guenes est fels (féloN) d'iço qu'il le trait Vivien, dans le Guillaume, nomme la forfaiture commise par Tiébaut et Estourmi, qui ont pris la fuite : ce sont les porte-étendards eux-mêmes qui ont abandonné leurs gens : En champ (en pleine bataillE) nus faillent nostre gun-fanuner De tels propos ont à plusieurs reprises valeur exemplaire, et les personnages féminins jouent à cet égard un rôle exceptionnel : Aude montre à Charlemagne que personne, pas même son fils Louis, ne remplace Roland, et qu'elle ne peut que le rejoindre dans la mort : Ne place Deu ne ses seinz ne ses angles (angeS) Après Rollant que jo vive remaigne (restE) ! Guibourc rappelle Guillaume aux exigences de son lignage, qui consistent à s'exposer à la mort en conquérant des terres sur les païens (Chanson de Guillaume, 1322-1324), et surtout, dans la scène célèbre des portes d'Orange, présente dans le Guillaume comme dans Alis-cans, elle montre à son époux que l'identité de celui-ci se confond avec la valeur héroïque. Impossible pour elle de reconnaître Guillaume en ce fuyard qui cherche à entrer dans Orange, alors que des Sarrasins maltraitent des captifs chrétiens : Ja n'en lessasses paiens noz genz mener Ne a tel honte batre ne dévorer ; Ja nés sofrisses si près de toi aler ! Par sa parole, le personnage féminin peut donc rejoindre et dire, mieux que le héros masculin, l'idéal héroïque, mais d'autres images de la femme circulent aussi dans la chanson de geste. Dès la seconde moitié du xn' siècle, le thème de la Sarrasine amoureuse montre que le héros épique est aussi apte à séduire qu'à combattre, et la réécriture de la Prise d'Orange qui nous est parvenue raconte comment Guillaume, attiré par la beauté d'Orable dont il a entendu parler, se rend à Orange et conquiert la ville, après avoir gagné les bonnes grâces d'Orable. Le texte épique hésite en effet à soumettre son héros au pouvoir de l'amour ; il préfère accorder l'initiative à une femme, sarrasine par surcroît, qui saura incarner le désir amoureux. Dans Huon de Bordeaux, la fille du païen Yvorin s'éprend, dès le premier regard, du héros ; au lieu de le battre aux échecs, elle espère bien être vaincue, de manière à goûter l'amour entre ses bras : Vauroie (je voudraiS) ja ke li gus (jeU) fust fine, Si me tenist dejouste son costé Et puis fesist toute sa volenté D'une façon générale, toutefois, la parole relève, dans la chanson de geste, du registre le plus élevé. Avec l'oraison funèbre ou planctus, elle célèbre la vaillance du guerrier disparu : Niés Vivïens, mar fu, jovente bêle, (c'est la douleur que la perte de votre belle jeunessE) Ta grant proesce, qui toz tans iert novele c'est elle aussi qui, dans la prière du plus grand péril - celle que le guerrier prononce dans un moment de grande détresse - associe le combat mené par le héros à la geste divine et rappelle aiusi la dimension religieuse de l'épopée signalée par les théoriciens : Glorios père, qui formas tôt le mont, Qui fesis terre sor le marbrin (de marbrE) perron. De mer salée la ceinsis (ceigniS) environ, Adam fesis de terre et de limon... Si corn c'est veir (vraI), et creire (croirE) le deit on, Defent mon cors de mort et de prison C'est elle encore qui, déployant autour de l'action épique un passé glorieux, fait échapper le texte à un présent indéfiniment répété. Rappelant les services qu'il a rendus, un héros repousse tout à coup l'horizon temporel de la geste et les limites de sa vaillance : telle est la fonction du rappel des conquêtes permises à Roland par Durendal, ou des victoires procurées à Guillaume par Vivien : Sez que dirras a Willame le fedeil (le fidèlE) ? Se lui remenbre (qu'il se souviennE) del chanp (de la bataillE) Turlen le rei, U jo li fis batailles trente treis (Chanson de Guillaume, 655-657). 3. Héros individuel, héros pluriel. - Si la chanson de geste met en valeur, dans bien des cas, une figure centrale, celle-ci se constitue par rapport à d'autres, dans un réseau serré de ressemblances et d'oppositions. Quel est le héros du poème que nous appelons Chanson de Roland1. Le manuscrit d'Oxford ne peut nous renseigner : il ne comporte aucun titre, et son explicit désigne seulement la geste que Turoldus declinet (achève ?). Est-ce Roland ? De fait, Charlemagne le reconnaît comme chef de l'arrière-garde et il impose sa volonté à tous ; mais son personnage se dégage progressivement d'un tissu de relations entretenues avec d'autres figures, au premier rang desquelles se trouve celle d'Olivier. Le débat institué à l'intérieur de ce couple épique - d'un côté, la volonté de poursuivre, quelles que soient les conditions, la mission imposée, de l'autre le souci de la mener à bien - permet de distinguer, à l'intérieur du type du guerrier épique, les inflexions propres à Roland et celles qui caractérisent Olivier, faisant du premier la figure centrale de la chanson. Le personnage épique a donc une consistance propre, mais celle-ci ne se révèle qu'à travers le miroir que lui proposent d'autres figures complémentaires. Le couple épique est un procédé majeur de cette construction plurielle du héros. Il peut être durable, comme dans la Chanson de Roland - la cumpaignie de Roland et d'Olivier -, ou constamment renouvelé, comme dans le Guillaume, où chaque nouveau combat reconstitue un couple nouveau : Vivien et Girard au début, Guillaume et Girard dans le second engagement, Guillaume et petit Gui dans le troisième, Guillaume et Renouart à la fin du poème. La chanson inscrit ici la rupture du compagnonnage comme une exigence de l'héroïsme, et le couple sert moins à identifier avec précision chaque personnage qu'à construire la propriété paradoxale du personnage épique : constamment associé à d'autres, il est condamné à la solitude. Le principe de complémentarité entre les deux personnages peut donner naissance à des figures plus complexes, comme dans Renaut de Montauban, où l'unité de base devient la fratrie (les quatre fils AimoN), à laquelle est associé Maugis, le cousin. A l'intérieur de ce système, des couples continuent pourtant d'offrir des traits contrastés : à la maturité de Renaut s'oppose la fougue de Richard, lui-même étayé sur la sagesse d'Aaiard ; quant aux ruses et aux enchantements de Maugis, ils forment un contrepoint plaisant à la vaillance purement chevaleresque de Renaut. Une autre mise en ouvre de la complémentarité essentielle au déchiffrement du héros épique est l'opposition entre héros confirmés et personnages en devenir (les héros à'enfanceS) : une biographie des héros - qui se situent à divers moments de la durée - est ainsi esquissée, mais surtout les héros jeunes permettent d'approcher, à travers des manifestations surprenantes, le caractère indicible de la valeur épique. Le héros d'enfances, qui n'a pas encore droit aux armes du chevalier, se révèle souvent par l'excès d'une violence primitive, dont les ennemis ne sont pas toujours les victimes exclusives ; ainsi Roland, consigné à Laon avec ses jeunes compagnons alors que l'armée de Charles se met en marche, force le passage en mettant à mal le portier : Lors fu saisiz li vilains malostruz. Granz cols li donent et des poins et des fuz. (bâtonS) Ainz que chascuns i ait dos (deuX) cops feruz, Li orent il trestoz les os moluz (Aspremont, 1310-1313). Le jeune héros recourt volontiers à la ruse, comme Girard qui, souhaitant s'emparer de l'équipement de Tiébaut, le fait s'approcher de lui dans le Guillaume en prétendant lui révéler la cachette d'un trésor. Mais il peut aussi faire preuve d'une sagesse que son âge devrait exclure ; dans Guillaume, encore, le poète recourt plusieurs fois avec le personnage de petit Gui au topos du puer senex (l'enfant à sagesse de vieillarD) ; les conseils qu'il donne à son oncle sont d'un héros confirmé, et Guillaume le félicite en disant : Cors as d'enfant e raisun (langagE) as de ber (d'un preuX) |
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