Essais littéraire |
La poésie s'étend hors de son domaine propre, elle gagne les autres genres. Cocteau peut parler à propos de son ouvre de « poésie de théâtre » ou de « poésie de roman ». Cela implique que la poésie n'est pas liée à une forme spécifique, mais réside plutôt dans un état particulier, que le poète fait partager à son lecteur. Le public peut donc trouver à satisfaire son besoin de « poésie » ailleurs que dans le poème. Mais inversement, il lit peu de « poésie » au sens étroit et formel du terme. En 1937, dans sa préface à L'Homme blanc, Jules Romains déplore une telle situation, d'autant plus regrettable que l'époque compte nombre de grands poètes. En effet, alors que les poètes romantiques avaient bénéficié d'une large audience, on a vu, depuis la fin du xixc siècle, se creuser un fossé de plus en plus profond entre la poésie et le public. Sous le double patronage de Rimbaud et de Mallarmé, la poésie a voulu alors s'écarter du langage commun pour conquérir son propre langage. Le poète s'est fait « voyant », « voleur de feu ». Il a voulu donner un « sens plus pur aux mots de la tribu ». Le langage poétique est donc devenu, selon l'expression de Valéry, un « langage dans le langage », une sorte de langage sacré, difficile à déchiffrer. Conscients de ce divorce avec le public, certains poètes comme Éluard. Desnos. Tzara, ont cherché au cours des années trente à rapprocher la poésie et les lecteurs. Queneau ou Prévert écrivent volontiers des « chansons » et désacralisent le langage poétique tout en subvertissant le langage commun. Mais ce n'est qu'au moment de la Résistance que la poésie redeviendra, momentanément. « populaire ». Autonomie du langage poétique : de la « poésie pure » à l'image surréaliste En 1925, dans une communication devant les cinq Académies, l'abbé Bré-mond, historiographe du sentiment religieux, lance le débat sur la « poésie pure ». D'après lui, les mots sont, pour le poète, autre chose que des signes ; ils deviennent des « talismans », dotés donc d'un pouvoir mystérieux, en quoi consiste la « poésie pure »27, irréductible à tout ce qui pourrait appartenir au discours logique et prosaïque. Cette poésie pure n'est ni dans le sujet, ni dans les sentiments, ni dans les idées, ni même dans la musique. Surtout, la poésie est étrangère aux démarches de l'intelligence. Et Brémond voit une parenté entre l'expérience poétique et l'expérience mystique : la poésie, comme la prière, nous permet une connaissance intuitive de la réalité. À la limite, la poésie est une activité de l'esprit, qui peut fort bien se passer du « poème ». Le débat, qui fait grand bruit dans le monde des lettres-", n'a pas qu'un intérêt anecdotique. La notion de « poésie pure » en effet est dans l'air. Elle repose sur l'idée, implicite et partagée, au moins intuitivement, par beaucoup de poètes de l'époque, que le langage de la poésie est radicalement étranger à celui de la prose logique et discursive. L'expression de « poésie pure », qui avait déjà été employée par Baudelaire et Mallarmé, avait été mise à la mode en 1920 par Valéry, à qui Brémond39 V emprunte, quoique en la déformant. Pour Valéry, héritier de Mallarmé, il y a poésie lorsque le langage n'est plus asservi à un usage utilitaire, comme il l'est en prose, c'est-à-dire lorsqu'il vaut par sa vertu non intellectuelle, « magique », en tant que « charme » (« talisman » dit Bré-monD). Mais à l'inverse de ce dernier, Valéry ne dédaigne pas la musique du vers ; le titre de « Charmes » signifie d'ailleurs étymologiquement « chants » (carmina en latiN). De l'aveu de l'auteur, Le Cimetière marin est né d'un rythme, celui du décasyllabe, et non pas d'une idée à transmettre. Pour Valéry, l'essentiel n'est pas le sens du poème. Il considère d'ailleurs qu'il n'y a pas de « vrai » sens d'un texte poétique, car celui-ci n'use pas du langage univoque de la prose. Mais alors que Brémond tend à une interprétation mystique et « romantique » du phénomène, Valéry, qui, tout en se méfiant des mots, n'a qu'une mystique, celle du langage, en tant que création de l'esprit (« Honneur des Hommes/Saint langage »), peut affirmer que la création poétique est un exercice où l'esprit prend la mesure de ses pouvoirs, une « fête de l'intellect ». Dans une lettre de 1917 à Tzara, Pierre Albert-Birot parle de ses essais de « poésie pure » à propos de ses poèmes phonétiques (« Poèmes à crier et à danser », dans La Lune ou le Livre des poèmes, 1924), expérience de « lettrisme » avant la lettre. Ici encore le langage poétique perd sa signification intellectuelle pour acquérir d'autres pouvoirs. La poésie est, pour Albert-Birot comme pour Apollinaire, création d'un « nouveau langage ». De son côté, Reverdy parle volontiers de « pureté » à propos de la poésie. L'image poétique est selon lui une « création pure de l'esprit ». Le poète affirme son autonomie même à l'égard du « réel », il n'use plus du langage essentiellement référentiel de la prose. Avec Dada, le langage est délivré de son devoir de signifier. Comme l'a tout de suite remarqué Rivière, pour Dada le langage est un « être » et non plus un « moyen ». Le poème dadaïste est le plus souvent une association incohérente de mots qui s'agglutinent au hasard, sans se soucier de la syntaxe. La recette des « mots dans un chapeau » énoncée par Tzara pour expliquer le poème dadaïste exprime moins une confiance dans le pouvoir créateur des mots qu'un désir de faire table rase, remède draconien et désespéré aux mensonges du langage, la « pire convention ». Les mots « barbares » dont Michaux parsème ses poèmes, semblent s'inscrire dans une perspective analogue, de dérision et de destruction. Pour les surréalistes aussi, le langage est un « être » et non un simple moyen intellectuel de communication. Mais s'ils se méfient du langage, celui de la « tribu », ils croient pourtant aux pouvoirs d'un langage purifié, originel. Ainsi Éluard, plus surréaliste que dadaïste, veut, avec sa revue Proverbe en 1920, « justifier les mots ». En laissant couler les mots des Champs magnétiques, sans exercer aucun contrôle, Breton et Soupault se livrent au langage et à ses surprises. Le premier titre envisagé était Les Précipités, ce qui peut évoquer la rapidité d'écriture de ces textes mais aussi suggérer qu'il s'agit d'une substance décantée, chimiquement « pure », débarrassée des artifices et des conventions du langage ordinaire. Dans son Manifeste, Breton parlera d'« automatisme psychique pur » pour définir le surréalisme. Ce qu'apporte de plus neuf cette pratique du langage, c'est une extraordinaire moisson d'« images », c'est-à-dire, sous quelque forme que ce soit, des rapprochements imprévus, absurdes, entre des notions apparemment très éloignées. Les mots se groupent en fonction d'« affinités secrètes », guidés par leur « valeur émotionnelle » (Second ManifestE). C'est dans le même esprit que les surréalistes pratiqueront des « jeux » de mots, notamment Desnos, sous le masque de « Rose Sélavy », ou Leiris qui recompose les éléments sémantiques ou phonétiques des mots afin de faire coïncider les sons et les sens (Glossaire : j'y serre mes gloseS). Les mots ne servent plus, ils sont libérés, ils « font l'amour ». On comprend que pour Breton ou Péret la poésie ne puisse, sans « déshonneur », se mettre au service de quelque cause que ce soit. D'ailleurs, si l'on parle beaucoup de « poésie pure » au cours des années vingt, c'est en partie parce que durant la guerre on avait trop fait « servir » la poésie. L'« expérience poétique » La poésie pour les surréalistes n'est cependant pas une activité gratuite. Elle doit « mener quelque part ». Ils exaltent la vraie poésie pour mieux déconsidérer la « littérature ». La poésie se veut expérience spirituelle. Elle est « activité de l'esprit » plutôt que « moyen d'expression », selon une distinction établie par Tzara31. Pour Breton, peu importe le poème, la poésie est liée à l'existence : elle est chargée de « résoudre les principaux problèmes de la vie » et de faire accéder à l'unité perdue, à ce « point suprême » où doivent se résoudre les contradictions (Second ManifestE). La poésie est donc activité de connaissance. Lorsqu'il transcrit le message automatique ou lorsqu'il rapporte ses rêves, le poète surprend les secrets murmurés par la « bouche d'ombre ». Le poète est donc une sorte de « médium », mais sans les implications spiritualistes qu'implique ce mot, puisque ce qu'il explore, c'est l'inconscient. Le poète se trouve pourvu d'un don prophétique. Breton en donne pour preuve son poème automatique « Tournesol » (Clair de terrE) écrit en 1923, qui annonce la rencontre de 1934 (L'Amour foU). Le surréel n'est pas l'irréel mais la synthèse du réel et de l'imaginaire. Par cette idée de la « voyance » poétique, les surréalistes se rattachent par-delà Rimbaud aux romantiques allemands pour lesquels la poésie est déchiffrement de l'univers. Ils sont représentatifs d'un renouveau des valeurs romantiques32, très sensible depuis les lendemains de la guerre. Le mythe orphique de la poésie reprend force, notamment avec Cocteau. Pour lui. le poète est celui qui déchiffre des messages sybillins. Il « décalque l'Invisible » (Opéra, 1927). « Jeux mais merveilles ». dit le titre d'un poème d'Opéra. La poésie est dépistage de l'insolite. Cocteau est obsédé par l'idée de la traversée du miroir, qui fait atteindre l'autre côté des choses. Le mythe de l'Ange résume cette idée d'une communication entre deux mondes, que l'on donne ou non une valeur surnaturelle à « l'autre monde ». Comme pour les surréalistes, la poésie de Cocteau est aventure intérieure avant d'être écriture. Elle n'est pas liée essentiellement à une forme, mais elle peut les prendre toutes. A sa manière. Saint-John Perse se situe lui aussi du côté des poètes-mages, investis d'une mission d'« Initié » ou d'« Officiant ». Le poète use d'un « langage où se transmet le mouvement de l'Être" ». La poésie est donc connaissance. Et la parole poétique est une liturgie. D'où un langage solennel, formé de vocables souvent rares mais précis et concrets, ou bien, comme chez Valéry, un recours fréquent au sens étymologique, ce qui est un moyen de compenser l'arbitraire du signe. La poésie se veut approche de l'Absolu. Chez certains, comme Daumal, celte expérience spirituelle que constitue la poésie est de nature mystique. À d'autres, la foi catholique permet d'associer mystique et poésie. Milosz, qui a subi une illumination mystique en 1914 et s'est converti au catholicisme en 1927, cherche, grâce à la magie des mots, à retrouver la plénitude, que seule donne la connaissance de Dieu. La poésie est alors déchiffrement de signes, initiation à la vérité, comme le suggère le « Cantique de la Connaissance » (La Confession de Lemuel. 1922). La poésie de Milosz. qui use du langage chiffré des symboles et procède par rythmes amples, est bien, comme le voulait Brémond, l'équivalent d'une « prière ». Poésie mystique aussi que celle de La Tour du Pin. Dans ses poèmes, où la nature sauvage de la Sologne se trouve transfigurée par l'évocation des légendes, il poursuit une « quête » de nature spirituelle : La Quête de joie. L'expérience poétique est donc comme une ascèse (La Vie recluse en poésie. 1938). Depuis sa conversion au catholicisme en 1924, Jouve veut trouver dans l'acte poétique « une perspective religieuse, seule réponse au néant du temps » (En miroir, 1954). Pour Jouve comme pour les surréalistes, la poésie est exploration de l'inconscient. Toutefois il y trouve non pas des merveilles mais des monstres, ceux du Péché et du Mal. Érotismc et mysticisme se confondent (Les Noces, 1928). Comme le Christ, le poète est dans l'angoisse, il doit produire une « sueur de sang ». Le mythe orphique de la poésie, qui avant 1914, s'était maintenu avec Apollinaire - à un moment où pourtant les valeurs symbolistes étaient en crise -, connaît une résurgence au lendemain de la guerre, notamment avec le mouvement surréaliste. Pour d'autres cependant, la poésie n'est pas expérience métaphysique, spirituelle, mais elle est tout au moins expérience existentielle. Pour Michaux, elle est opération magique, « exorcisme » de son mal de vivre. 11 avoue écrire « par hygiène » (Postface de 1934 à La nuit remuE). Pour Artaud elle est un témoignage de l'existence de l'esprit (Le Pèse-nerfS). Pour Joë Bousquet elle une manière de vivre. Pour Reverdy, elle est corps-à-corps avec le réel : « Le poète est un four à brûler le réel. » Elle est l'expression de son conflit tragique avec la réalité. En revanche pour Valéry, la poésie n'a de sens ni existentiel ni métaphysique : elle est un simple exercice intellectuel, une expérimentation sur le langage. Valéry n'a pas une conception « orphique » de la poésie. Et au cours des années trente, on verra chez certains s'amorcer un mouvement de réaction contre les ambitions romantiques et orphiques de la poésie : avec Jean Follain (Chants terrestres, 1937). Guillevic (Requiem, 1938) ou Ponge (Douze Petits Écrits, 1926, Pièces, repris dans Le Grand RecueiL). Chacun à leur manière, ils rompent avec le surréalisme, l'impérialisme de l'image et la fuite dans l'inconscient, ils prennent le « parti » des choses. Bientôt Caillois dénoncera violemment Les Impostures de la poésie (1945). C'était déjà chose faite avec Queneau lorsqu'il avait fait une sévère critique31 du livre de Rolland de Renéville, L'Expérience poétique (1938), qui définissait la poésie en tant qu'expérience spirituelle. Sur un ton moins polémique, Jacques et Raïssa Maritain dans Situation de la poésie (1938) veulent distinguer ces deux domaines que beaucoup tendent à confondre, le domaine de la mystique et celui de la poésie, ou tout au moins celui de la connaissance et celui de la création. Automatisme ou création C'est par la théorie de l'automatisme que le surréalisme se montre le plus révolutionnaire. Breton renoue sans doute avec l'idée romantique d'inspiration, il fait du poète un médium, mais il en fait aussi une machine, un « modeste appareil enregistreur ». Il élimine ainsi la conception romantique du « génie ». puisque l'automatisme permet à tous d'être poètes. Il doit aboutir à une poésie impersonnelle. D'où les écrits collectifs. Breton se fie au hasard et refuse toute intervention de la volonté et de la conscience. Il est toujours resté fidèle au moins au principe de l'automatisme, même si dans la pratique il reconnaît qu'elle a connu une « infortune continue ». C'est précisément sur ce point que la théorie de Breton sera le plus contestée, et parfois par les surréalistes eux-mêmes. Crevel par exemple refuse d'admettre la possibilité d'un réel automatisme. Mais même ceux qui acceptent de pratiquer l'écriture automatique peuvent ne lui accorder qu'une place limitée. Ainsi Eluard a-t-il toujours voulu maintenir la distinction entre le texte automatique, le récit de rêve et le poème (Avant-propos à Les Dessous d'une vie ou la Pyramide humaine, 1926). Aragon a fait remarquer que toutes les productions automatiques ne sont pas de valeur égale (Traité du stylE). Tzara dans Grains et Issues (1935) fait la critique de l'écriture automatique, considérée comme un « tic » et propose avec le « rêve expérimental » une association de la pensée dirigée et de la pensée non dirigée. Il veut réconcilier la poésie « moyen d'expression » et la poésie « activité de l'esprit ». Quant à René Char, après avoir participé aux activités surréalistes (Le Marteau sans maître. 1934 ; Ralentir travaux. 1930, écrit avec Breton et ÉluarD), il prend ses distances, comme en témoigne Moulin premier (1936), où l'auteur s'en prend violemment aux faux poètes, « visages qui trafiquent du sacré [...], acteurs de fétides métaphores, [etc.]35 ». Le problème de l'arbitraire de l'image oppose Breton à Reverdy. C'est à celui-ci pourtant que l'auteur du Manifeste avait emprunté la définition de l'image comme rapprochement de deux réalités distantes. Mais Reverdy parle de rapports « lointains et justes"' », ce qui exclut l'arbitraire sur lequel insiste Breton. Comme beaucoup de ses contemporains, Reverdy croit que la poésie se nourrit des richesses de l'inconscient, mais il donne un rôle essentiel à la conscience, qui contrôle et organise. Il n'aime ni les jeux de mots ni les jeux du hasard. La création poétique exige de la rigueur (Le Gant de crin. 1927). Max Jacob au contraire multiplie les calembours, il semble se fier au hasard (« le cornet à dés »). Pourtant, avec son Art poétique (1922), il fait la part belle au travail, à la volonté, il loue les vertus du classicisme. De même, Cocteau se laisse séduire par l'appel de l'irrationnel (L'Ange Heur-tebise. 1925, poème « automatique ») mais fait l'éloge de la lucidité : comme Valéry, il affirme que le poète « ne rêve pas. il compte » (Le Secret professionnel. 1922 : Le Rappel à l'ordre. 1926). Jouve fait appel à l'inconscient mais ne renonce pas à le gouverner. Ni Cendrars, ni Michaux, ni Albert-Birot n'ont jamais accepté le principe de l'automatisme. Quant à Fargue, proche des surréalistes par ses images saugrenues, lyriques ou triviales, et ses jeux avec les mots, il se méfie de l'inspiration. Il formule une esthétique fondée sur le travail et le choix lucide de l'artiste : « Ne nous sers que du café filtre » (Suite familière. 1929). On songe à l'art de la « litote » au sens où l'entend Gide, quand il définit l'art classique. C'est aussi l'esthétique de Valéry. Le poète reçoit des vers « donnés par les dieux », mais il se doit d'être lucide. Il doit refuser les délires de la Pythie. Le poète pour Valéry est un constructeur, son art est semblable à la musique comme à l'architecture, ce que suggère le dialogue socratique, Eupalinos ou l'Architecte (1921). À rencontre de ce que Paulhan, dans Les Fleurs de Tarbes, appelle la « Terreur » (représentée par romantisme ou surréalismE), on assiste à un retour de la « Rhétorique ». C'est en ce sens que, dans une série d'articles des années trente (repris dans Le Voyage en GrècE). Raymond Queneau prend des positions « classiques », refusant de voir une libératîorrde l'esprit dans sa soumission aux hasards de l'automatisme. Le futur fondateur de l'Oulipo insiste, comme Valéry, sur la nécessite de créer selon des règles, et des règles arbitraires. Pour lui comme pour Gide, « l'art vit de contrainte et meurt de liberté ». Le poète moderne et « l'ancien jeu des vers » Le caractère spécifique reconnu traditionnellement à la poésie est l'usage de la forme versifiée ainsi qu'un certain nombre de règles strictes qui s'y rattachent. Or tout l'effort de la poésie moderne semble être de se libérer, selon une formule d'Apollinaire, de « l'ancien jeu des vers ». Dès la fin du XIXe siècle, au moment de la « crise de vers » dont parle Mallarmé, on voit apparaître, et le poème en prose, qui supprime la distinction entre vers et prose, et le vers libre, qui abolit toute règle au profit de la spontanéité créatrice et de la nécessité intérieure. Ce mouvement se poursuit et s'amplifie au cours de l'entre-deux-guerres. Les ennemis de la métrique traditionnelle sont nombreux. Tel Claudel qui n'hésite pas à affirmer que les plus grands poètes français sont des prosateurs, de Rabelais à Michelet. Il s'agit là d'une prose qu'on peut qualifier de « poétique ». Le poème en prose est de nature différente. Comme tout poème, il constitue un système clos. Les brèves anecdotes de Plume se suffisent chacune à elle-même, elles relèvent de cette esthétique de la discontinuité, propre au poème en prose, de même que les historiettes de Poisson soluble que Breton public en même temps que son Manifeste. Lorsque Max Jacob reprend la formule du poème en prose (Le Cornet à dés, 1917), il insiste sur son aspect construit, dense, autonome. Il tend d'ailleurs à éliminer la forme narrative. Mais elle n'est pas incompatible avec ce type de poème, par exemple chez Fargue. La prose de ce dernier se déploie mélodiquement en amples mouvements lyriques, car pour le poète « la poésie est le point où la prose décolle ». Michaux au contraire coupe les ailes au lyrisme de même que Ponge. Celui-ci invente le « proê-mc ». où la description se veut claire et impersonnelle. Le poème en prose peut être long : par exemple Le Voleur de Talan (1917) de Reverdy, improprement baptisé « roman », ou bien Grabinoulor d'Albert-Birot avec sa coulée de mots sans ponctuation. Mais parfois il se condense jusqu'à l'aphorisme, comme chez René Char. Chez ce dernier comme chez beaucoup de ses contemporains, un même recueil peut faire alterner prose et vers sous la forme des vers libres. Ceux-ci sont des vers non mesurés, c'est-à-dire qui ne se plient pas à un mètre particulier et qui généralement ne sont pas rimes. Ils se distinguent de la prose par le découpage typographique qui les isole et ils retrouvent ainsi l'essence même du vers, qui est selon Claudel « une idée isolée par du blanc37 ». Il suffit à Cendrars de découper les phrases du Mystérieux Docteur Cornélius pour en faire les vers de Kodak. Ce faisant, il instaure un autre rythme que celui de la prose. Celle-ci est continue, alors que la discontinuité des vers due aux blancs, aux silences, fait « respirer » le texte autrement, créant des mises en relief, des décalages entre vers de longueur différente, etc. La disposition typographique est une caractéristique traditionnelle du vers. Reverdy accorde beaucoup d'importance à cet aspect visuel, en rompant l'alignement des vers : chacun d'eux prend de ce fait plus de densité, exprimant la quintessence de l'impression ou du sentiment. Cocteau fait de même dans Le Cap de Bonne Espérance (1919) et Aragon dans Feu de joie (1920). Les surréalistes ont tendance à donner le pas à l'image sur le rythme. Breton, après avoir « liquidé » la « poésie » (c'est-à-dire les « formes » de la poésiE) dans Mont de piété, libère l'image dans Clair de terre ou Le Revolver à cheveux blancs : c'est elle qui commande le vers. Rien ne rappelle les mètres traditionnels. Ceux-ci apparaissent pourtant parfois au milieu des vers libres. Ainsi les chants de L'Homme approximatif àt Tzara comportent certains alexandrins, régulièrement césures ou non, dont la présence accentue l'impression de « vers faux », donnée par les autres vers, ces effets de dissonance traduisant bien le désarroi du poète. Pour Jouve, contrairement à Breton, la poésie doit être « chant ». C'est dire l'importance qu'il accorde à la ligne mélodique. La tension tragique de ses poèmes vient de leur rythme brisé, avec des contrastes brusques entre vers courts et vers longs, des effets de déséquilibre et de rupture. Quant à la rime, dans les vers libres, elle est supprimée ou du moins employée de façon intermittente. Pourtant le poème va souvent comporter toutes sortes d'échos, rimes intérieures, assonances, allitérations, effets d'anaphores ou d'autres types de répétitions. Max Jacob va très loin dans ce sens parce qu'il aime les jeux de sonorités. Il pratique même volontiers la rime-calembour (Le Laboratoire central, 1921), en accord avec le sens du burlesque dont il fait preuve même dans le mysticisme. Aragon lui aussi, malgré sa volonté de dérision envers les prestiges traditionnels de la poésie, se montre sensible aux effets phoniques, il ne se refuse pas totalement aux rimes (Feu de joie, 1920 ; Le Mouvement perpétuel, 1926). Une variante du vers libre est le « verset ». forme utilisée par Claudel et ainsi nommée par référence à la Bible. C'est un vers souvent assez long, apte aux grands mouvements lyriques et dans lequel Claudel évite soigneusement de retrouver des éléments métriques traditionnels. Ce long vers est souvent celui de Milosz. le « prophète ». C'est aussi celui de Saint-John Perse qui, contrairement à Claudel, recherche les mètres classiques, les alexandrins surtout, noyés dans des mouvements plus amples. Ce rythme majestueux est dès le début celui d'Anabase : le premier vers se termine par un alexandrin : « Sur trois grandes saisons m'établissant avec honneur, j'augure bien du sol où j'ai fondé ma loi. » Si le poème en prose et le vers libre ont gagné du terrain, le vers « régulier » ou « mesuré » n'est pas mort pour autant, et pas seulement parmi les partisans du néo-classicisme, comme Maurras par exemple. Dans ses poèmes volontiers narratifs ou didactiques, il respecte les règles classiques et montre son goût et son sens de la musicalité (La Musique intérieure, 1925). La prosodie traditionnelle, mais sur des rythmes « naïfs » et populaires, fait le charme de la poésie de Marie Noël. Elle y exprime les joies et les tourments d'une âme profondément religieuse (Les Chansons et les Heures, 1921). Le mouvement néo-classique a une certaine force vers 1920, en poésie comme dans le domaine des arts plastiques, chez Picasso ou Braque notamment. Ainsi on crée une « Nouvelle Pléiade », dont fait partie Valéry. Charmes comporte plusieurs « Odes », avec notamment de grandes strophes de dix vers. Mais chez Valéry la forme parfaitement classique n'empêche pas l'intégration des valeurs symbolistes comme le montre sa conception de la « poésie pure ». Valéry est plutôt le représentant d'un « classicisme moderne », celui de La NRF, qu'un véritable néo-classique. De même Cocteau subit vers 1922 une crise aiguë de néo-classicisme, avec maints poèmes de Vocabulaire (1922) et surtout Plain-Chant (1923) où il use à plusieurs reprises du quatrain alternant l'alexandrin et l'hexasyllabe ; mais même lorsqu'il se livre à des expériences modernistes, il ne renonce jamais totalement au vers mesuré ni aux rimes, même s'il en use avec une certaine désinvolture. Opéra associe les diverses manières de Cocteau. Pour lui, l'esprit moderne et « l'ancien jeu des vers » ne sont pas inconciliables. Il explique que le poète moderne débarrassé des « règles » classiques éprouve cependant le besoin de retrouver des « lois » fondamentales : « Il retourne aux lois avec un esprit nouveau. » De nombreux poètes, avec diverses nuances, en fourniraient d'autres exemples. Dans la perspective du « classicisme moderne », certains tendent à concilier tradition et modernité. Jules Romains par exemple rejette les routines classiques mais aussi le caractère informel du vers libre (Petit Traité de versification, 1924. avec la collaboration de Georges ChennevièrE). 11 réclame un vers fortement rythmé et veut remplacer les échos mécaniques de la rime par d'autres rappels phoniques (Ode génoise. 1925). Le souvenir des grands vers classiques se perpétue, quoique sous des formes assouplies, chez La Tour du Pin : La Quête de joie est fondée sur des vers pas toujours rimes mais toujours rythmés : décasyllabes ou alexandrins graves et majestueux. Superviellc enfin, sur un ton bien différent, plus discret, assourdi et légèrement prosaïque, retrouve volontiers - après Gravitations où il usait encore de vers libres - le rythme de l'alexandrin, et souvent aussi ceux de mètres plus courts, notamment l'octosyllabe, mais sans s'astreindre aux rimes, ce qui crée une musique plus discrète. Mais c'est aussi du côté de poètes plus « révolutionnaires » que subsistent ces formes traditionnelles. Nous avons déjà évoqué la réaction de Queneau contre l'automatisme surréaliste. Lorsqu'il publie son premier texte poétique, Chêne et Chien, c'est une « autobiographie en vers », ce qui récuse la distinction des genres et sonne comme un défi au surréalisme. Il s'y met sous le patronage de Boileau et il use de l'octosyllabe ou de l'alternance entre l'alexandrin et l'hexasyllabe, mais dans une tonalité burlesque puisqu'il associe un rythme noble à des sujets triviaux, à une langue familière et à des rimes parfois fantaisistes Chez Audiberti s'allient paradoxalement la métrique régulière et le déchaînement baroque des mots et des images (Race des hommes. 1937). Il affectionne particulièrement l'alexandrin, non celui de Racine mais celui de Hugo, avec ses libertés. Ce rythme ample charrie un langage chatoyant où se mêlent le noble et l'argotique, les archaïsmes, les néologismes, les mots rares et les calembours. Même chez des surréalistes comme Éluard ou Desnos, les rythmes traditionnels semblent toujours prêts à resurgir. Le lyrisme romantique de Desnos s'exprime volontiers en des vers amples : quatrains d'alexandrins dans Le Fard des Argonautes (1919, in Corps et biens, 1930) ou The Night of Loveless Nights (1930, in Fortunes, 1942). En 1933, les strophes de six vers de sept syllabes de la « Complainte de Fantô-mas » (FortuneS) renouent avec la chanson populaire. Quant à Éluard, bien qu'il ne retourne jamais à la versification régulière, il use couramment de vers non rimes mais mesurés, disposés en quatrains, et chez lui l'alexandrin n'est pas rare, sous sa forme classique ou avec des césures préclassiques. Ces « lois » que. selon Cocteau, les poètes modernes veulent retrouver avec un esprit nouveau, ne sont-elles pas ces lois d'équivalences et de répétitions que la critique moderne désigne comme signe majeur de « poéticité » ? Comme le faisait déjà remarquer Baudelaire : « Le rythme et la rime répondent dans l'homme aux immortels besoins de monotonie, de symétrie et de surprise. » |
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