Essais littéraire |
Quand le nouveau roman de Victor Hugo, Les Misérables, est publié en France, au début de l'année 1862, Veuillot ne figure pas parmi les critiques les plus hargneux. Non sans mérite car, selon lui, le poète exilé incarne un des pires produits de l'esprit du siècle. Certes, il lui trouve « mauvais goût » et « mauvaises idées », mais s'il vitupère sa préface progressiste, il sait aussi reconnaître que « le livre de M. Hugo est véritablement une montagne », que son « but est grandiose assurément », qu'il s'agit d'une entreprise « haute et digne de considération », et qu'à tout prendre « le livre vaut mieux que la préface » : « Le génie de l'écrivain franchit d'un vol puissant les abîmes où se perd le sectaire. » Ce dernier mot, sous sa plume, fait sourire. En 1862, Hugo est depuis dix ans en exil, sur son « rocher » de Guer-nesey, après avoir refusé l'amnistie impériale de 1859: «Personne n'attendra de moi que j'accorde, en ce qui me concerne, un moment d'attention à la chose appelée amnistie [...] Quand la liberté rentrera, je rentrerai. » Les deux tiers des proscrits vivant à Guernesey sont revenus en France, Hugo ne leur en veut pas, mais, « s'il n'en reste qu'un... », il sera celui-là. Pourtant, la vie n'est pas vraiment drôle dans celte petite île anglo-normande de 63 km2, où il vit avec sa famille, dans sa maison de Hauteville, à Saint Peter Port. Lui, du moins, travaille, aligne les vers, écrit son roman. Juliette a suivi son grand homme, dans un état permanent d'admiration, peut-être heureuse de le voir échapper, lui qui ne la prend plus guère dans ses bras, aux innombrables tentations parisiennes. Mais, à défaut d'actrices et de femmes de lettres, le chasseur Hugo n'est pas à court de gibier : simples prostituées et pauvres filles qu'il ne manque pas de rétribuer, mais aussi visiteuses du continent moins vénales, parfois certaines voisines, tout un vivier dont il tient la chronique maniaque et cryptée dans un mémorandum spécial'. Juliette, qui ne connaît qu'une petite partie du tableau de chasse, parle de la « plaie vive » de son cher homme : une concupiscence insatiable. Mais lui, écrit dans ses Carnets : « Je l'ai dit ailleurs, et je le répète, la liberté d'aimer est aussi sacrée que la liberté de penser. Ceci est au-dessus de toutes les conventions sociales. Le droit prime la loi2. » Une frénésie qui ne le distrait jamais d'écrire. Une montagne, disait Veuillot de son roman ; une force de la nature, ce Hugo, sultan proscrit, couvert de femmes, et noircissant page sur page de ses vers, de sa prose et de ses dessins à l'encre mêlée de café. Il s'est fait sa vie. Ce n'est pas le cas des siens ; à part la docile Juliette, qui vit dans sa petite maison, non loin de Hauteville House. Adèle s'ennuie, François-Victor brûle de rentrer à Paris, Charles piaffe, Adèle II refuse tous les partis qu'on lui présente et s'amourache de Pinson, un officier de marine, le seul qu'elle veuille épouser (Hugo donnera son accord paternel en décembre 1861). La tension ordinaire qui règne dans la maison ne s'apaise que par la fuite. On va à Jersey, à Londres, dans l'île de Wight, en Belgique... Hugo fait connaître à Charles et Juliette l'île de Sercq. Tenant les cordons de la bourse, on le voit financer chichement les séjours de ses Adèle à Londres : « Londres est inquiétant à cette heure, et je regrette fort votre prolongation de séjour. Je t'envoie cependant la semaine que tu désires (7 jours, 130 francS). » Il a trouvé, après mainte hésitation, le titre de son nouveau recueil de vers : La Légende des siècles, dont les deux premiers volumes paraissent en septembre 1859 chez Michel Lévy et Hetzel. Une bonne surprise : Barbey d'Aurevilly, qui tient la critique littéraire dans Le Pays, et qui a exécuté trois ans plus tôt Les Contemplations (« un livre accablant... M. Hugo n'existe plus »), est devenu presque indulgent. Malgré les coups de canif, Barbey avoue : « Nous avons trouvé un poète que nous n'attendions guère, un poète vivant quand nous pensions trouver un poète mort3.» Dans l'ensemble, l'accueil,est favorable, mais les remarques consignées par le député républicain Emile Ollivier dans son journal sont symptomatiques : « J'ai voulu lire La Légende des siècles... ; je n'ai pas pu. Il y a un si colossal mauvais goût, une langue si baroque, tant de recherche et d'obscurités que quelques beautés n'ont pu me retenir. » Dans le même temps, l'« ami » Sainte-Beuve, dans sa correspondance, évoque un « abus de la puissance », un « parti pris d'imagination et d'outrance », et - toujours - un défaut de tact, de « goût4 ». Une montagne ? Plutôt : un volcan en activité, crachant de la lave dont on ne fait pas les murs des maisons bourgeoises. Hugo reste en contact étroit avec le continent. A Michelet qui lui poste un exemplaire de La Femme, il répond par un vif éloge. A Baudelaire qui lui adresse ses Paradis artificiels (précisant : « Je passe ma vie à boire ce haschisch qu'on appelle l'azur et cet opium qu'on appelle l'ombre »), il écrit des remerciements enthousiastes. Quand Paul de Musset, le frère d'Alfred, mort en 1857, publie Lui, récit malveillant pour George Sand, il envoie une lettre ouverte à L'Indépendance belge: « George Sand est un cour lumineux, une belle âme, une généreuse et puissante combattante du progrès, une flamme dans notre temps... Je n'ai jamais plus senti le besoin d'honorer George Sand qu'à cette heure où on l'insulte. » Parallèlement, il suit les événements d'Italie, encourage Garibaldi, participe à une réunion de soutien aux patriotes italiens à Jersey, où il fait un discours passionné, repris par deux journaux parisiens, L'Opinion nationale et le Courrier de Paris, aussitôt victimes des foudres de la censure impériale. Cependant, sa thébaïde anglo-normande lui permet de reprendre son roman, commencé en 1845, interrompu en février 1848, et dont il a trouvé le titre définitif : Les Misérables. Il l'a tiré de sa malle aux manuscrits qui l'a suivi, le 25 avril 1860 ; il s'y replonge. Non sans angoisse. Il souffre d'un mal de gorge persistant, qui l'amène à laisser pousser sa barbe « pour voir si cela me protégera » ; il dort mal ; craint de mourir ; s'adonne aux tables parlantes. A Londres, il consulte le Dr Deville, qui le rassure. Voyageant en Belgique, il ne manque pas d'avoir une nouvelle liaison à Bruxelles (avec Hélène de KatoW) ; visite le champ de bataille de Waterloo à plusieurs reprises : il n'aura qu'un mot à en dire dans son roman, mais il veut « que ce mot soit juste ». Il a bonne mine, la barbe lui sied bien, il a perdu son visage rond : l'image du Victor Hugo de la postérité - tel qu'il sera statufié dans la cour de la Sorbonne - se fixe à cette époque. Retour à Guernesey, il se replonge dans le manuscrit ; le 30 juin 1861, il triomphe : « J'ai fini Les Misérables. » Façon de parler, car il faut, page à page, corriger, affiner, peaufiner, polir. Le marbre est encore brut. Orgueil de l'artiste : « Je vais donc tout revoir et tout relire ; grande et sérieuse incubation dernière, après laquelle je dirai : va ! Jamais plus grosse hydre ne sera éclose dans un gouffre. Dante a fait l'enfer de dessous, j'ai tâché de faire l'enfer de dessus. Il a peint les damnés, j'ai peint les hommes » (4 juillet 1861). Parallèlement, il faut mettre la main sur l'éditeur qui acceptera d'acheter les droits du livre pour '300 000 francs, tel est son prix. Énorme ! Humaniste, certes, mais dur en affaires ! Hetzel, mis au courant, déclare forfait. C'est son fils Charles qui, finalement, négocie les droits avec Lacroix et Verbockhoven. Ce sera donc 300 000 francs, droits de traduction compris, la durée de l'exploitation du titre par l'éditeur étant de douze ans. Celui-ci ne fera pas de prépublication en feuilleton, sauf dans le cas où la liberté de la presse serait complètement rétablie, et moyennant un minimum de 500 000 francs destinés à la fondation d'un « nouveau grand journal démocratique ». Ce n'est pas pour demain. Le 2 décembre 1861, Lacroix est à Guernesey ; il en repart avec la première partie des Misérables intitulée « Fantine ». Le 25 février 1862, Hugo envoie une courte préface à Lacroix. On y lit : « Tant qu'il existera, par le fait des lois et des mours, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d'une fatalité humaine la destinée qui est divine ; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l'homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l'atrophie de l'enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que, dans de certaines régions, l'asphyxie sociale sera possible ; en d'autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu'il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles. » Ce n'est pas du meilleur Hugo, et bien des lecteurs s'interrogeront notamment sur cette « atrophie de l'enfant par la nuit » : s'agit-il de l'obscurantisme catholique, du catéchisme, ou, ce n'est pas contradictoire, de l'absence d'enseignement « gratuit et obligatoire » qu'il prône par ailleurs5 ? On comprend aussi pourquoi des adeptes de l'art pour l'art comme Théophile Gautier (qui en a fait la théorie dans la préface de son roman Mademoiselle de MaupiN) ou comme Flaubert ont pu détester ce livre prédicateur. L'auteur de Madame Bovary, pourtant grand admirateur d'Hugo, sera le plus impitoyable. En plein dans la rédaction de Salammbô, il écrit à une de ses correspondantes, Edma Roger des Genet-tes : « Il n'est pas permis d'en dire du mal. On a l'air d'un mouchard. La position de l'auteur est inexpugnable. - Moi qui ai passé ma vie à l'adorer, je suis présentement indigné ! Il faut bien que j'éclate, cependant. Je ne trouve dans ce livre ni vérité, ni grandeur. Quant au style, il me semble intentionnellement incorrect et bas. C'est une façon de flatter le populaire. Hugo a des attentions et des prévenances pour tout le monde. [...] Où y a-t-il des prostituées comme Fantine, des forçats comme Valjean et des hommes politiques comme les stupides cocos de l'A,B,C ? Pas une fois on ne les voit souffrir, dans le fond de leur âme. Ce sont des mannequins, des bonshommes en sucre, à commencer par Mgr Bienvenu. Par rage socialiste, Hugo a calomnié l'Église comme il a calomnié la misère. [...] Ce livre est fait pour la crapule catholico-socialiste, pour toute la vermine philosophico-évangélique. [...] Décidément ce livre, malgré les beaux morceaux, et ils sont rares, est enfantin. » Selon Flaubert, Hugo résume dans ce roman « l'ensemble des idées banales de son époque », ajoutant, cependant, qu'il garde son avis pour lui : « Tout ce qui touche une plume doit avoir trop de reconnaissance à Hugo pour se permettre une critique6. » Tous n'auront pas le même scrupule. Le 30 mars 1862, la première partie, « Fantine », est imprimée. A cette époque, Victor Hugo a quelques prises de bec avec son fils Charles, qui lui reproche d'organiser chaque semaine chez lui les « repas des enfants pauvres », qui se déroulent selon un rite édicté par le maître (« Ils diront en se mettant à table : Dieu, soyez béni. Et en se levant : Dieu, soyez remercié »). Hugo, dans une lettre à sa femme, alors à Paris, s'explique : « Le vrai socialiste unit la pratique à la théorie, et donne le pain au corps en même temps que les idées aux esprits. [...] Cela dit, je veux la république sociale, avec la liberté, bien entendu. Ma profession de foi est implicitement dans les dix lignes qui sont la préface des Misérables : plus d'ignorance ni de misère ; et en attendant partageons un peu notre pain avec les petits enfants qui vont pieds nus » (22 mars 1862). Les deux premiers volumes mis en vente s'arrachent, le succès est immédiat. Le 15 mai, les parties conjointes titrées « Cosette » et « Marius » connaissent le même empressement de la part des lecteurs qui font la queue devant les librairies. Le 19 mai, Hugo expédie la fin du manuscrit ; le 30 juin, les cinquième et sixième parties sortent des presses, à Bruxelles et à Paris. Ces 10 volumes constitueront un des plus grands succès de librairie du xixc siècle. Or, contrastant fortement avec l'accueil du public, l'avis des confrères de Victor Hugo est, dans l'ensemble, négatif, et la critique se fait volontiers mordante. Certains choisissent comme Flaubert de se taire publiquement : Théophile Gautier, l'ancien combattant de la bataille d'Hernani ; Sainte-Beuve, toujours proche d'Adèle Hugo, mais qui n'en pense pas moins. Ne confie-t-il pas à ses Carnets ces mots désabusés : « Les Misérables tiennent le haut du pavé. Le goût du public est décidément bien malade. Le succès des Misérables a sévi et continue à sévir au-delà de tout ce qu'on pouvait craindre. Il y a des succès épidémiques. » Puis, plus judicieux : « Victor Hugo est un homme qui a des facultés extraordinaires et disproportionnées. Son roman des Misérables est tout ce qu'on voudra, en bien, en mal, en absurdités ; mais Hugo, absent ou exilé depuis onze ans, a fait acte de présence, de force et de jeunesse. Ce seul fait est un grand succès. Il a, au suprême degré, la faculté de réalisation. Ce qu'il invente de faux et même d'absurde, il le fait être et paraître à tous les yeux.» La chronique des frères Goncourt est révélatrice. Ils écrivent en avril : « Une grande déception pour nous, Les Misérables d'Hugo. J'écarte la morale du livre : il n'y a point de morale en art ; le point de vue humanitaire de l'ouvre m'est absolument égal. » Quant à l'ouvre, elle « grandit Balzac, elle grandit Eugène Sue, elle rapetisse Hugo. [...] Rien de vivant : les personnages sont en bronze, en albâtre, en tout, sauf en chair et en os. [...] Pour le style, il est enflé, tendu, court d'haleine, impropre à ce qu'il dit. C'est du Michelet de Sinaï7... ». Ledit Michelet, pourtant, boude, ne remercie pas Hugo de l'exemplaire reçu. Les Goncourt, le 29 juillet : « Michelet a rencontré, ces jours-ci, un de ses amis : "Ah ! je suis bien vieilli ! Il y a eu, cette année, deux choses qui m'ont fait bien du mal ! D'abord, la mort de mon fils ; et puis, le roman d'Hugo ! Comment ! Il fait un évêque estimable et un couvent intéressant ! Il faut être comme Voltaire : un ennemi de vos idées, de vos principes, il faut le peindre toujours comme un gueux, comme un coquin, comme un pédéraste !" George Sand, il est vrai, n'est pas loin de partager cette opinion : « Je crie parfois contre un peu trop de christianisme », écrit-elle à Hugo qui, dépité, lui répond : « Je m'étais figuré que ce livre nous rapprocherait encore, et voici qu'il nous éloigne » (6 mai 1862). Enfin, toujours les Goncourt, le 28 septembre : « J'ai fini Les Misérables. Cela ressemble assez à un dimanche en Ecosse. Du soleil, de l'herbe, des joies ; puis tout à coup, un monsieur, qui déploie une chaire à prêcher, et un prêche sur les atomes cosmiques, le socialisme, le progrès, la théologie - des nuages et des orages ! » Quant à ceux qui écrivent dans les journaux, ils n'ont pas le compliment facile. Certes, Charles Baudelaire a été un des premiers à vanter le roman d'Hugo, dès le 20 avril 1862, dans Le Boulevard: «Il est bien évident que l'auteur a voulu, dans Les Misérables, créer des abstractions vivantes, des figures idéales dont chacune, représentant un des types principaux nécessaires au développement de sa thèse, fût élevé jusqu'à une hauteur épique. C'est un roman construit en manière de poème, où chaque personnage n'est exception que par la manière hyperbolique dont il représente une généralité. » Ce qui est bien vu. Pour conclure, Baudelaire se dit en plein accord avec l'auteur d'« un livre de charité, un étourdissant rappel à l'ordre d'une société trop amoureuse d'elle-même et trop peu soucieuse de l'immortelle loi de fraternité8 ». Hugo remercie, enchanté de l'analyse de Baudelaire, « profonde et haute ». Or, le même Baudelaire écrit à sa mère, le 10 août 1862 : « Tu as reçu sans doute Les Misérables [...] Ce livre est immonde et inepte. J'ai montré, à ce sujet, que je possédais l'art de mentir. Il m'a écrit, pour me remercier, une lettre absolument ridicule. Cela prouve qu'un grand homme peut être un sot9. » Baudelaire a-t-il forcé son admiration dans son article ou a-t-il exagéré son blâme dans la lettre à Mme Aupick ? Du moins Baudelaire a-t-il fait une belle étude dans un journal. Ce n'est pas le cas de Cuvillier-Fleury, ancien précepteur du duc d'Aumale, qui foudroie l'exilé dans le Journal des débats du 29 avril : « Ce livre d'accusation contre la société s'intitulerait plus justement L'Épopée de la canaille, et la société n'est pas faite pour la canaille, mais contre elle... » Mais le plus décevant pour Hugo est Lamartine, dont il se sentait si proche. Il lui a pourtant bien expliqué ce qu'il a voulu faire : « Oui, une société qui admet la misère, oui, une religion qui admet l'enfer, oui, une humanité qui admet la guerre, me semblent une société, une religion et une humanité inférieures, et c'est vers la société d'en haut, vers l'humanité d'en haut et vers la religion d'en haut que je tends : société sans roi, humanité sans frontières, religion sans livre. Oui, je combats le prêtre qui vend le mensonge et le juge qui rend l'injustice. Universaliser la propriété (ce qui est le contraire de l'aboliR) en supprimant le parasitisme, c'est-à-dire arriver à ce but : tout homme propriétaire et aucun homme maître, voilà pour moi la véritable économie sociale et politique. Le but est éloigné. Est-ce une raison pour n'y pas marcher ? J'abrège et je me résume. Oui, autant qu'il est permis à l'homme de vouloir, je veux détruire la fatalité humaine ; je condamne l'esclavage, je chasse la misère, j'enseigne l'ignorance, je traite la maladie, j'éclaire la nuit, je hais la haine. Voilà ce que je suis, et voilà pourquoi j'ai fait Les Misérables. Dans ma pensée, Les Misérables ne sont autre chose qu'un livre ayant la fraternité pour base et le progrès pour cime " » (24 juin 1862). Si d'aventure pareille lettre était passée sous les yeux de Flaubert, on imagine quelles diatribes supplémentaires le roman d'Hugo aurait provoquées. Qu'en pense Lamartine ? La déclamation, la profession de foi emphatique, l'éloquence à laquelle on n'a pas tordu le cou, l'ancien orateur de la Chambre et de l'Assemblée nationale, y a donné lui aussi à pleines voiles. Il dispose depuis 1856 d'une revue mensuelle, le Cours familier de littératurel2, où il continue à faire paraître ses poèmes et à recenser les nouveaux livres. Plus conservateur qu'en 1847, Lamartine n'en reste pas moins fidèle aux principes de 1789, ce qui lui vaut les coups de bâton de Veuillot et le retrait d'un certain nombre d'abonnés catholiques. Son affaire bat de l'aile. C'est alors que Napoléon III s'interpose, en lui offrant une aide substantielle. Refus de Lamartine, qui a sa dignité. Il préfère solliciter la générosité de ses abonnés. C'est dans ces circonstances qu'il rédige et publie cinq entretiens sur Les Misérables, sous le titre : « Considérations sur un chef-d'ouvre ou le Danger du génie » : « Je veux, écrit-il, défendre la société, chose sacrée et nécessaire quoique imparfaite, contre un ami... » Pourquoi ce livre est-il « dangereux » ? Parce que - et comment ne pas sentir dans ces paroles le vaincu de 1848 ? : « La plus meurtrière et la plus terrible des passions à donner aux masses, c'est la passion de l'impossible. » Le cas de Barbey d'Aurevilly mérite attention. Il a enterré Hugo sous ses Contemplations, il l'a ressuscité des morts sous les feux de La Légende des siècles. Va-t-il se faire de nouveau fossoyeur ou confirmer qu^Hugo est bien vivant ? Jules Barbey d'Aurevilly, à près de cinquante-quatre ans, est en passe de devenir célèbre. Après des vers de jeunesse restés largement méconnus, il a fait scandale par son roman, Une vieille maîtresse (1851) - roman pas très catholique, bien que son auteur se fasse un défenseur de l'Église, de la tradition, des idées les plus réactionnaires, comme il le prouve quelques mois plus tard en publiant Les Prophètes du passé tout à la gloire de Chateaubriand, de Joseph de Maistre, de Louis de Bonald et de Lamennais. Son livre, violente charge contre l'esprit démocratique, inscrit Barbey dans le courant contre-révolutionnaire. Il n'a pas toujours nage dans ces eaux-là. Jeune homme sous la Restauration, mauvais sujet, fêtard à Paris, en rupture avec sa famille noble du Cotentin, il se dit républicain, boit sec, fume l'opium, mène une vie de « ribaud splendide », selon sa propre expression. Il change d'orientation sous la monarchie de Juillet, cette période de philistins, dont il rejette avec hauteur le matérialisme, et qui encourage chez lui ses tendances aristocratiques. Désormais dandy, préoccupé de sa mise, toujours originale, promenant son ennui dans quelques salons, il cesse d'être républicain et démocrate, lit avec passion « le grand de Maistre », et, sans être encore revenu à la fois catholique, poursuit les hérétiques de sa vindicte dans son Journal intime, le Mémorandum, et dans ses articles13. Dans Le Globe, Le Phare de Dieppe, L'Époque, Le Moniteur de la mode, Le Constitutionnel, il vante les mérites du concile de Trente et des jésuites. Le pas est franchi en 1846, date à laquelle il s'affiche officiellement catholique, mais non pratiquant. Adhésion politique plus que métaphysique. En 1847, il réussit à faire paraître une Revue du monde catholique, dont il est le rédacteur en chef. La révolution de Février, tout en le prenant au dépourvu, ne l'effraie pas. car il porte peu d'estime à la monarchie de Juillet. Mais, dès le mois de mars, il freine l'élan de ses amis : « Quoi qu'il arrive, et dans la mesure du possible et du praticable, je serai plus du côté de Yordre, dont nous n'avons jamais assez, que du côté de la liberté dont nous commençons à avoir trop. » La république n'est pas faite pour la France, il en est persuadé et traite Lamartine de « Marat catholique». En publiant en 1851 ses Prophètes du passé, il a définitivement choisi son camp. On pourrait dire : celui de Veuillot, si Barbey n'éprouvait pas quelque mépris pour ce plébéien sans art, bégueule, fleurant la sacristie. « Ah ! n'étriquons pas le catholicisme, comme à L'Univers ! » Il continue, du reste, à mener joyeuse vie, la bourse mieux pourvue grâce au succès rencontré par Une vieille maîtresse. Il est clair que Barbey repousse les idées de liberté et de démocratie, qu'il adhère pleinement au principe d'autorité : « Lorsque nous serons las, et cette fatigue commence déjà, des pouvoirs fictifs, conventionnels, et remis en question tous les matins, nous reviendrons au pouvoir vrai, religieux, absolu, divin, à la Théocratie exécrée, mais nécessaire et bienfaisante, ou nous sommes donc destinés à rouler, pour y périr, dans les bestialités d'un matérialisme effréné. La notion de droit devrait donc s'éteindre dans l'esprit de l'homme ; car qui dit droit, dit droit absolu, et il n'y en a pas en dehors du catholicisme. » Cette même année 1851, sa vie bascule, quand il fait la connaissance de la baronne Rafin de Bouglon, dans le salon de M'"e de Maistre. Elle est belle, veuve, pieuse, altière ; elle devient vite, pour lui, l'« Ange blanc », à laquelle il rêve d'unir sa vie. Mais sa vie, pour l'heure, est consacrée aux créanciers. Commencent alors d'interminables fiançailles, au cours desquelles Mme de Bouglon entend régler ses affaires, caser sa fille, donner un état à son fils, tandis que lui, Barbey, s'efforce d'éponger ses dettes. Il multiplie les travaux de plume, renonce à ses sorties, refuse de revoir ses compagnons de débauche, et se rapproche peu à peu de Dieu dans le sillage de son Ange : « Tout ce que j'ai d'âme, de passion, de préoccupation, d'amour humain, tourne et repose sur une seule tête, fine et délicate comme celle d'une madone de missel '5. » En mai 1855, il n'est toujours pas marié, mais il annonce à son ami Trebutien qu'il a fait ses Pâques. Barbey entre alors dans une période heureuse, la plus heureuse, sans doute, de sa vie. Il apure peu à peu ses comptes, remporte deux procès contre des créanciers trop avides, gagne sa vie grâce à ses articles du Pays, adore son Ange blanc, serein, contemplatif, armé de toutes les patiences quant à la date toujours repoussée de son mariage. En politique, il est assez isolé : trop bonapartiste pour les légitimistes (il a approuvé le coup d'État du 2 DécembrE) ; trop méprisant pour les bonapartistes. Réconcilié avec sa famille, il reprend goût au pays natal, au Cotentin de son enfance, et évoque la chouannerie normande dans L'Ensorcelée, sortie en 1854. Parti rejoindre Mme de Bouglon, l'éternelle fiancée, dans les Pyrénées, il pousse ce cri du cour : « Que le Midi me semble chétif en comparaison, et que la nature du Nord est supérieure. Dans le Midi, ce qui me frappe, pour les choses comme pour les personnes, c'est le manque absolu de distinction. » La longue attente de ces éternelles fiançailles fatigue pourtant sa tempérance, il renoue avec les compagnons d'autrefois, court de nouveau les théâtres, flûte le Champagne en galante compagnie. Serait-il la dupe d'une coquettel6 ? Mme de Bouglon et lui ne se marieront jamais, leur amour restera platonique. C'est tout de même elle qui l'a ramené vers les autels et son pays natal. Ils se reverront de loin en loin, Barbey ne cessera de l'aimer. Au début des années 1860, il s'impose comme critique littéraire. Ses romans, Le Chevalier Des Touches et Un prêtre marié sortiront plus tard, en 1864 et 1865. Il a gardé son originalité de dandy, s'habillant de façon démodée et voyante ; il est hautain, sarcastique, antipathique aux yeux de beaucoup. Ayant peu d'amis, il fréquente surtout le marquis de Cus-tine, autre grand seigneur, qui, après les scandales de sa jeunesse, provoqués par son homosexualité, s'est enfoncé lui aussi dans le catholicisme ultramontain. Un refuge, pour des hommes qui haïssent leur époque, sa vulgarité, la démocratisation des mours. Volontiers provocateur, Barbey clame les mérites de l'Inquisition, se fait plus ultra que les ultras d'un catholicisme théocratique. Et voici que lui parviennent les deux premiers volumes des Misérables. Le 19 avril 1862, le premier article qu'il leur consacre est publié par Le Pays. Le tapage dû à la sortie du livre d'Hugo l'agace profondément : une affaire de gros sous pour un livre raté. Barbey attaque d'abord les idées d'Hugo qui vient d'écrire « le livre le plus dangereux de ce temps ». En apitoyant les cours généreux, l'auteur sape toutes les bases de la société. « Le dessein du livre est de faire sauter toutes les institutions sociales, les unes après les autres [...] avec des larmes et de la pitié'7. » Donner raison au criminel contre le gendarme, rendre sympathique le voleur contre le juge, cela démontre l'irresponsabilité du romancier. Barbey s'en prend aussi à la facture du roman. A la fausseté de ses personnages : Fantine, « une fille mère qui aime son enfant bien plus (naturellemenT) qu'une femme vertueuse » ; l'évêque Bienvenu, faux comme prêtre et « impossible » comme nature humaine ; Jean Valjean, forçat très improbable... Il concède un peu de vérité à Javert, un mouchard non sans grandeur - un miracle dans cette galerie gnangnan. La technique du roman est mise en pièces : pourquoi ces suspensions continuelles du récit au profit des dissertations et du commentaire de l'auteur ? « M. Hugo interrompt son récit, l'arrête, le coupe de réflexions, de contemplations, qui durent parfois tout un chapitre - puis il le reprend, ne le rattache pas, ne le recolle pas, mais l'égaillé, le débraille et l'éraille. Il fait ce qu'il veut, il est chez lui, non pas sous son dais d'autrefois, les jours de présentation et de baise-mains romantiques, mais pantoufles aux chenets, les mains dans les poches, avec le sans-gêne d'un homme mené plus qu'il ne le croit par la mystérieuse logique des choses, et qui, ayant répudié l'art pour la politique - et même pour le sans-culottisme politique -, devait un jour ou l'autre, arriver au sans-culottisme littéraire. » Que reste-t-il de tout ce fatras ? Deux pages réellement belles par-ci par-là, pas grand-chose au total : « Les Misérables ne sont pas un beau livre, et, de plus, c'est une mauvaise action. » Le 28 mai, dans le même journal, Barbey pourfend la livraison suivante avec une même ardeur, en remarquant, malicieux, le grand silence de la vieille garde : qu'en disent les Gautier et les Sainte-Beuve ? Devant cette partie, intitulée « Cosette », il souligne le déséquilibre de la composition : la bataille de Waterloo et la description des couvents - qui contiennent de vraies beautés - sont hors sujet, l'histoire même de Cosette étant fort peu de chose. M. Hugo disserte, M. Hugo professe, M. Hugo déclame, M. Hugo prêche : la démocratie, la bonté humaine, le socialisme... Le 9 juin, Barbey s'occupe de la suite, « Marius », « troisième tiroir de ce roman-commode », sans indulgence supplémentaire. Le 14 juillet, il y revient : « Ici, ce n'est plus l'ordre et l'art qui manquent : c'est la vie même, c'est l'intérêt humain, c'est le fond du roman, c'est le héros. » Et de comparer ce désespérant Marius aux héros de Stendhal - ô Fabrice, ô Julien Sorel... Sept jours plus tard, Barbey achève son exécution, en passant au crible « Jean Valjean ». Les barricades sont grotesques, les discours d'Enjolras tournent aux « pastorales emphatiquement imbéciles », Marius n'est décidément qu'un « pleutre idyllique », et cette histoire mélo de l'égout de Paris, où Valjean se retrouve nez à nez avec Thénardier, tout cet épisode rocambolesque ne sert à Hugo qu'à démontrer son savoir encyclopédique sur la carte et les égouts de Paris. Bien-être du mot « fin » à l'ultime page : « Nous nous trouvons enfin sortis de ce roman des Misérables, où il y a vraiment beaucoup de misérables et de misères, de choses ordes [archaïsme : « qui exprime le dégoût »], puantes et désagréables... On en sort un peu comme Jean Valjean sort de son égout. » Le 30 juillet, Barbey, brochant sur le tout, ajoute un codicille, « Les Mamelouks de M. Victor Hugo », visant ainsi les amis de l'auteur, ses défenseurs, ses laudateurs. Sur les murs de l'Odéon, il a lu des graffiti contre lui : « Barbey d'Aurevilly Idiot ! » Mais tous ces gens-là se moquent de l'art : « Sans la politique qui y gronde, le livre des Misérables tomberait dans l'opinion, juste au rang qu'il mérite, au niveau que doit avoir un livre décousu partout, et qui, les premières surprises traversées, disons-le, devient ennuyeux. La politique ! la politique ! voilà le vent qui a enlevé l'immense cerf-volant et l'a promené au haut des airs, aux yeux ravis de cette foule qui battait des mains. Mais, si le vent cessait de souffler, il tomberait tout à plat. » Dernière image : Les Misérables sont une « magnifique omelette soufflée qui va tout à l'heure s'aplatir». Réponse lapidaire de Victor Hugo dans ses Carnets : « Les grands hommes sont-ils blessés par les Zoïles ? Nonl8. » Plus touché qu'il ne dit, sans doute, Hugo ! Mais la postérité donnera raison au romancier contre ses détracteurs : les rééditions des Misérables ne cesseront pas, et le roman d'Hugo s'imposera parmi les chefs-d'ouvre de la littérature universelle, non seulement par l'humanitarisme qu'il propage mais bien par l'éclat du style et par la puissance évocatrice de ses personnages devenus légendaires. |
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