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Essais littéraire

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« LE CID » (2 ou 9 janvier, 23 mars 1637)






1. Occasion et ressorts d'un chef-d'ouvre



Le 19 mai 1635, Louis XIII déclare la guerre à l'Espagne. En août 1636, l'armée espagnole des Pays-Bas arrive à quarante kilomètres de la capitale affolée : « tout y fuyait [...] comme si déjà Paris eût été au pillage » (MontglaT). Une réaction de salut public sauve la patrie en danger : en novembre, le péril est repoussé. Voilà pourquoi Corneille, en s'aidant fortement d'une pièce de Guilhem de Castro, passe de la comédie d'amour au drame héroïque et de la violence qui fait de Médée « un ennemi de tout le genre humain » (796) à l'énergie de Rodrigue et d'Horace, sauveurs de la patrie. L'affirmation de soi trouve sa vocation.

Cette chaude alerte soulignait brusquement l'importance d'une nouvelle structure, le pouvoir d'Etat, gardien d'un nouveau cadre de valeurs, la patrie (10), qui commande de nouveaux comportements, une nouvelle mentalité : cette discipline et ce dévouement que refuse une bonne partie de la noblesse, en rébellion contre Richelieu. Le Cid, c'est l'énergie des féodaux, des passions, du lyrisme épique mais soumise à la patrie, à la raison, au devoir, à une dramaturgie et à un style disciplinés. C'est la synthèse des forces vives du moment sous la forme qui nous est immédiatement sensible, celle de ressorts vitaux : l'honneur du père, le sang de la race (261-6, 401-4, 665-70, 685-6, 1602) (11), l'ardeur du guerrier, la passion des amants. Des caractères tout simples mais intensément signifiants. Car il ne s'agit pas ici d'introspection critique mais de psychomachie historique, d'autant plus prenante qu'elle correspond à une structure anthropologique fondamentale : le héros tue le père rival mais il est reconnu par le bon père et il épouse l'objet de ses voux.

Deux contradictions fondamentales. Entre le désir constitutif de la personnalité intime (manifesté surtout dans l'amouR) et le devoir constitutif de la personnalité sociale, intégré en honneur, gloire et vertu : c'est le déchirement de Rodrigue, de Chimène, de l'Infante. Entre le devoir féodal et le devoir monarchique, la loi du clan et l'intérêt national : c'est la perte du Comte et le salut de Rodrigue.



2. L'erreur du Comte



Au départ, le désir s'accorde au devoir féodal : Rodrigue et Chimène s'aiment et chacun est pour l'autre celui que son père veut lui destiner comme la valeur la mieux garantie par sa généalogie (11-24). Car le Comte et Don Diègue sont égaux au sommet de la hiérarchie avant le « choix du roi » (252). Signe des temps, c'est celui-ci qui introduit une hiérarchie et révèle la différence entre un sujet pour qui l'on



... doit ce respect au pouvoir absolu

De n'examiner rien quand un roi l'a voulu. (163-164) et I'« insolence extrême » (607) d'un « sujet téméraire > (563) qui « méprise son Roi » (565).

Dans la perspective féodale, le soufflet du Comte est un « juste châtiment » (235) : Don Diègue l'a insulté en lui disant qu'il ne « méritait pas » d'être choisi (224). De même, son refus de s'excuser correspond à la mentalité féodale et reflète le refus des accommodements que la royauté voulait substituer aux duels : ce serait « vivre sans honneur » (396 ; cf. 585-590). Il ne s'agit pas seulement ici de psychologie personnelle mais de l'évolution d'une société. Le Comte n'a pas seulement de « l'orgueil » (251, 651, 718), il commet une erreur historique. Sa « raison n'est pas raison » (599) dans la perspective absolutiste qui est celle de la pièce. Il croit que tout est fondé sur les capacités de quelques Grands.

« Tout l'État périra s'il faut que je périsse » (378 ; cf. 380-382). Il croit que ses « services » lui font un mérite plus important que sa désobéissance (365-368). Il ignore que



Quoique qu 'on fasse d'illustre et de considérable,

Jamais à son sujet un roi n'est redevable. (371-372)



Il va jusqu'à désobéir pour « conserver ma gloire » (367), alors qu'on « ne peut perdre sa gloire » (604) en obéissant au roi, qui s'en veut désormais la source. Ce qu'il appelle « désobéir un peu » (366) est « un attentat sur le pouvoir suprême » (606). Il croit qu'un roi peut « se tromper comme les autres hommes » (152). Erreur : la fonction du chef d'État, résultante de la contradiction entre les groupes sociaux, les dépasse dans l'intérêt collectif, les équilibre dans la justice. Sa décision constitue la loi, formule de vérité.

Incarnant l'erreur, le Comte sera éliminé. Rodrigue, techniquement inférieur, va lui montrer que le signifiant tire sa valeur de son signifié, le combattant de la cause à laquelle il se dévoue - du moins en littérature.



3. Le choix de Rodrigue



Apprenant la querelle qui brise leur bonheur, Rodrigue, comme Chimène, réagit d'abord en amoureux, contre cet



Impitoyable honneur, mortel à mes plaisirs. (461)



Mais il comprend peu à peu qu'il n'y a qu'une solution, l'honneur étant condition nécessaire de l'amour-estime. Chimène ne voudra pas plus d'un lâche que de l'assassin de son père (elle le confirme en 491-494). La dernière strophe des stances,



Je dois tout à mon père avant qu 'à ma maîtresse masque le calcul réaliste de la précédente. Impossible de suivre un amour dont on voit la perte assurée » dans les deux cas. Alors,



... sauvons du moins l'honneur,

Puisqu 'après tout il faut perdre Chimène.



Quand il le répète devant elle, on voit même qu'au fond, dans son principe, l'amour poussair à la même solution que l'honneur :



Qui m'aima généreux me haïrait infâme. (900) Alors, « j'ai dû » tuer ton père



Pour effacer ma honte et pour te mériter. (905-906)



Chimène réplique à l'unisson :



Tu t'es, en m'offensant, montré digne de moi, Je me dois par ta mort montrer digne de toi. (941-942)



L'on aboutit ainsi au tragique propre à Corneille : la valeur d'un héros qui assume pleinement sa responsabilité le conduit à l'impossible. Il ne reste qu'à mourir (329, 343, 848, 870, 938, 1070). Du moins selon l'ordre féodal.



4. De la tragédie féodale à l'épopée patriotique



La tragique contradiction entre la loi patriarcale et le libre choix du désir va être résolue par l'épopée patriotique, au moment où s'installe l'absolutisme, compromis historique entre féodalisme et libéralisme. Le roi Don Fernand paraît effacé. En effet, ce n'est pas un héros actif : il n'incarne pas une passion mais l'équilibre statique de la raison, de la justice (149, 643-747, 1396). C'est son choix qui a provoqué le drame, c'est sa décision qui y mettra fin. Dernier mot de la pièce, son nom en est la clef.

Au moment où Rodrigue sombrait dans le désespoir, c'est le bon féodal qui a trouvé la solution :



Il n 'est pas temps encor de chercher le trépas

Ton prince et ton pays ont besoin de ton bras. (1071-72)



C'est l'heure de la reconversion. Les cinq cents amis venus venger la querelle féodale formeront le noyau de l'armée nationale (1080-84). La victoire transforme Rodrigue. Dans la tragédie féodale, c'était essentiellement un fils (sept fois dans les 747 premiers vers, une seule dans les 1119 vers suivantS). L'épopée nationale a fait de lui un chef, un héros, le Cid (c'est-à-dire, dans la langue des vaincus, le SeigneuR) : jamais avant III, 6 ; trois, quatre et cinq fois à partir de là. C'est le digne remplaçant du Comte - à cette différence près que c'est un sujet respectueux (1239-1246) -, le sauveur (1122), le « libérateur » (1116) de la patrie, l'artisan du « salut public » (1149)-La loi des clans féodaux exigeait la vengeance du sang. Mais nous voici dans un autre système où « Rodrigue à l'État devient si nécessaire » (180-189) que son crime est aboli (1424).



Ce qui fut juste alors ne l'est plus aujourd'hui

Quoi ? pour venger un père est-il jamais permis

De livrer sa patrie aux mains des ennemis ? (1175-84)



Chimène même doit sacrifier sa vengeance à un devoir plus élevé :



Que le bien du pays t'impose cette loi. (1203)



Sa conscience morale résiste autant qu'elle peut, mais son amour éclate et elle accepte le mariage (surtout dans le texte de 1637) demandant juste un délai pour son deuil. La tragédie féodale se résout dans l'unisson d'une épopée triomphale et d'une passion comblée.



5. Une mauvaise querelle



Le Cid fut un triomphe « qui ne se peut exprimer » (Chapelain, 22 janvier 1637). « Beau comme Le Cid » devint un proverbe (Pel-lisson, 1653). Mais la fierté provocante de Corneille (cf. p. 89, l'Excuse à Ariste, publiée vers le 20 févrieR), la jalousie de certains auteurs (Scudéry, MaireT), le pédantisme et le moralisme d'une époque soucieuse de codifier l'art et de régler les mours suscitèrent une violente querelle qui aboutit à l'arbitrage de la toute nouvelle Académie française. On accuse Corneille de plagiat (l'Académie le blanchirA), de ne pas respecter les règles (contestable car Le Cid est une tragi-comédie, genre plus libre, et ne sera intitulé tragédie qu'en 1648), de maladresses d'expression et surtout de proposer à notre admiration une « parricide ». On voit cette « fille dénaturée [...] aimer encore ce qu'elle doit abhorrer [...] et pour achever son impiété joindre sa main à celle qui dégoûte encore du sang de son père. Après ce crime qui fait horreur [...], elle lui dit cent choses dignes d'une prostituée pour l'obliger à battre ce pauvre sot de Don Sanche [...] ce qui la rend indigne de voir la lumière ». Au dénouement, loin de la châtier, « un Roi caresse cette impudique ; son vice y paraît récompensé, la vertu semble bannie de la conclusion de ce poème ; il est une instruction au mal » parce qu'il exalte une « infâme passion » ; il « foule aux pieds les sentiments de la Nature et les préceptes de la Morale » (ScudérY). C'est aussi sur l'immoralité de cette « fille trop dénaturée », qu'insiste l'Académie. « Ses mours sont du moins scandaleuses si elles ne sont en effet dépravées ». Elle trahit « ses obligations naturelles ». C'est là une de ces « vérités monstrueuses [...] qu'il faut supprimer pour le bien de la société ».



« La nature », « la morale », « le bien de la société », trois façons de désigner l'ordre établi sans voir que l'attitude de Chimène est fondamentalement dictée par la nouvelle norme : le bien de l'État (12). Nous jouis-sons de trouver dans Le Cid un amour meurtrier du père. Mais l'amour n'est pas seulement ici sentiment d'une personne particulière ; il exprime l'adhésion à un nouveau modèle : le héros d'État, grand seigneur devenu sujet dévoué.

A l'articulation entre une époque féodale, rebelle, passionnelle, lyrique et une époque absolutiste, soumise, rationnelle, Le Cid inclut toute la vigueur de la première dans l'ordre de la seconde, animant la raison d'État par le sang féodal. Ici, le désir rebelle est châtié ; mais celui qui se soumet et croit se sacrifier sera récompensé au-delà de son espérance Au-delà des talents de l'auteur, Le Cid est un chef-d'ouvre parce que situé à la rencontre de deux conditions humaines, à un moment où les cadres et les valeurs changent de sens, il les conjugue toutes deux jusqu'à faire du devoir une ardeur et du désir un splendide idéal, comblant à la fois chez le spectateur la raison et la passion. Un sujet romanesque et une remarquable série de scènes exaltantes ou pathétiques mais organisée en action logique, une pensée rationnelle exprimée dans un style lyrique : voyez par exemple les stances, exaltantes et si bien calculées. Ou ces moments où le pire malheur s'exhale en duos amoureux :



D. Rodrigue

O miracle d'amour !

Chimène

O comble de misères !

D. Rodrigue

Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !

Chimène Rodrigue, qui l'eût cru ?

D. Rodrigue

Chimène, qui l'eût dit ? Chimène Que notre heur fût si proche et sitôt se perdît ? (985-988)



Par son joyeux dynamisme, son lyrisme (13), par la place qu'il accorde à l'amour où le sujet manifeste par son « choix » (902, 1170, 1585, 1592) l'indépendance de son «désir» (46, 853, 1584, 1686) à la poursuite de son « plaisir » (461, 514, 1069), Le Cid, tragi-comédie, se ressent encore du début des années trente et des comédies libérales de Corneille. Horace sera plus sévère.





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