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LE CLAIR ET L'OBSCUR DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE DE LA RENAISSANCE






Quand tout ce qui est venu par rapport du passé jusques à nous seroit vray et seroit sçeu par quelqu 'un, ce seroit moins que rien au pris de ce qui est ignoré.

Montaigne, Des coches



L'image que l'on s'est longtemps faite de la Renaissance est une image lumineuse. Avant-coureur de l'âge des lumières, ce moment historique aurait levé le rideau sur une scène que nous reconnaissons, puisqu'elle est saturée de notre connaissance et de nos moyens de connaître. Selon cette conception, la Renaissance serait l'aube de l'époque moderne, de notre modernité. Depuis une trentaine d'années, pourtant, un certain travail historiographique - les études de Franco Simone en représentent un geste fondateur ' - a cherché à dévoiler le caractère construit d'une telle image 2. Campagne de publicité ou même de propagande, la prétention des humanistes et de leurs successeurs en langue vulgaire à dissiper les ténèbres gothiques et à rendre à la culture européenne une lumière perdue, aurait fabriqué, selon cette interprétation, l'objet culturel que nous admirons et auquel nous assignons une place privilégiée dans notre mémoire collective.

Sans doute l'activité des écrivains de la Renaissance a-t-elle produit des conséquences réelles en transformant les habitudes mentales ; mais cette réalité n'aura plus le même statut, une fois que l'on aura admis sa contingence. Il s'agira surtout, dès lors, de reconnaître tout ce qui fut exclu du programme publicitaire humaniste, mais qui dut compter pour beaucoup dans le travail obscur du processus historique.



Reprenons cette question, pourtant, à partir de certaines évidences. On ne saurait nier que la contestation humaniste affiche l'éloquence (renouveau de la rhétoriquE), la clarté (réforme de la dialectiquE), la compréhension (commentaires, paraphrases, traductions de textes classiques et bibliqueS). La Paradesis d'Érasme, par une intuition extraordinaire, prône une accessibilité du texte biblique qui se réalisera grâce non seulement à la diffusion rapide de l'imprimerie mais aussi à une alphabétisation progressive qui, en 1516, n'allait pas de soi. Pour Lefèvre d'Etaples, parrain des évangéliques français, la vérité exigeait un langage simple et clair ; le cercle de Marguerite de Navarre se plie à cette exigence, préférant une poésie et une prose transparentes en langue vulgaire, et engendrant, comme le prologue de l'Heptameron nous le rappelle, un soupçon à l'égard de la rhétorique humaniste. La Cour n'est d'ailleurs pas composée de lettrés humanistes : Marot ne fait rien moins qu'étaler son érudition, Pontus de Tyard raconte l'histoire d'un courtisan qui se moque de la Délie de Maurice Scève 3, et la première poésie classicisante de Ronsard sera reçue avec tiédeur par la cour de Henri II. La manière de Cour infléchira et atténuera ainsi les apports de l'humanisme, d'une génération à l'autre, dans une évolution lente qui aboutira à la formation de l'honnête homme, figure pour qui l'obscurité est anathème. Pour Montaigne déjà, tout obsédé qu'il semble être par l'acte d'écrire, les choses valent infiniment mieux que les mots.

Les relations entre l'humanisme et la Cour sont pourtant dialectiques plutôt qu'oppositionnelles. La Cour se sert de l'érudition humaniste pour ses propres fins publicitaires : entrées royales, rencontres de chefs d'État (comme celle du camp du drap d'oR), décorations allégoriques aux murs des nouveaux châteaux, livres destinés à afficher le pouvoir, la richesse, et surtout la culture de la Cour (les Hymnes de Ronsard, élégamment imprimés par Wechel, en offrent un exemple frappanT) - pour fournir à tout cet appareil, les humanistes disposent de tous les moyens nécessaires, et s'y prêtent allègrement. Car leur projet, dès le début, est d'influer sur la vie pratique, et surtout par le haut, en formant la manière de penser et de parler des hommes qui font bouger le monde.

Pour toutes ces raisons, la culture d'élite de la Renaissance est une culture qui se veut publique ; elle travaille à mettre au point un langage - que ce soit le latin ou une langue vulgaire - qui puisse agir, s'ouvrir un accès dans tous les recoins de la société. Un langage transparent, donc, dont la figure exemplaire serait peut-être l'enargeia, figure d'une parole qui s'efface devant la réalité intense des choses qu'elle représente.



La littérature française de la Renaissance s'associe, de toute évidence, à ces aspirations. Si Rabelais, qui savait le grec et aurait pu écrire en latin, a choisi le français, et la forme d'un récit populaire, pour transmettre une vision passionnée et partiale de son époque, ce n'est pas parce qu'il voulait se cantonner dans un petit groupe d'éru-dits, jouant avec eux un jeu compréhensible aux seuls érudits de nos jours. Si - inversement - les devisants de VHeptameron excluent les gens de lettres, c'est parce qu'ils comptent bien parler, dans le langage de tous les jours, de choses (idées néo-platoniciennes, idées évangéliqueS) auxquelles les érudits leur avaient donné accès. Si Ronsard, sortant de Coqueret, hésite longtemps entre un style élevé, qui risque de bafouer le « simple populaire » (soit, les lecteurs courtisanS), et un style bas, c'est qu'il rêve d'une destinée poétique proprement nationale accomplie sous l'égide de mécènes nobles et royaux ; son ouvre entière sera traversée, d'ailleurs, par les tensions qui naissent de ce couronnement manqué.

Toujours est-il que cette littérature, si lumineuse à maints égards (surtout peut-être en anthologiE), résiste très souvent à nos tentatives de compréhension 4. Ceux d'entre nous qui ont essayé de présenter à nos étudiants les textes français de la Renaissance savent qu'ils peuvent être plus difficiles à aborder, plus étranges et étrangers, que ceux du Moyen Age ; et les débats acharnés des exégètes modernes sur Rabelais et sur Montaigne - débats qui semblent toujours loin d'une résolution, ou même d'un accord provisoire - interrogent l'écriture et la pensée du XVIe siècle jusqu'en son tréfonds. Qu'est-ce qui se passe ici ? Comment une écriture qui recherche l'éloquence et croit au pouvoir de la parole peut-elle s'entourer d'obscurité ?



Une première aire d'obscurité est constituée par l'érudition même dont nous venons de parler. Allégations, citations, allusions multiples chez Rabelais, mythologies et recherches lexicales chez les poètes de la Pléiade, cette érudition peut faire obstacle un certain temps à des lecteurs dont la formation laisse peu de place au corpus classique et biblique. Pour la plupart, il ne s'agit là que d'une obscurité de surface, facile à dissiper à l'aide des usuels d'une bonne bibliothèque, ou d'une édition annotée. Mais cette difficulté s'aggrave déjà par le fait que la culture « renaissante » transforme ou détourne ce qu'elle prend chez les anciens. Le style de Budé, que son ami Érasme trouvait trop coquet, n'est pas de tout repos même pour un bon latiniste moderne, et ce phénomène représente le début d'un problème essentiel, même si les écrits de Budé restent en pratique parfaitement traduisibles. L'obscurité de Budé n'est pas seulement, en effet, une obscurité « littérale » ; il ne s'agit pas d'un jeu d'humaniste enivré de sa maîtrise du style latin. Préoccupé de ce qu'il appelle le passage de l'hellénisme au christianisme, Budé impose à sa pensée et à son langage des exigences inédites. Son penchant pour les figures allégoriques est un symptôme parmi d'autres d'une mentalité complexe qui appartient à un moment particulier de l'histoire, et qui ne peut donc être expliqué uniquement à partir de données transtemporelles.

On pourrait dire la même chose de l'Éloge de la folie : très répandu, traduit en langue vulgaire, il représente cependant un foyer de valeurs dont la structure et l'orientation précises continuent à nous dérouter, malgré les commentaires patients et lucides des érasmiens modernes. Il est notoire que la présence de l'éloge paradoxal au cour de plusieurs textes français - éloge des dettes chez Rabelais, éloge de l'or chez Ronsard, éloge des cannibales ou de l'ignorance chez Montaigne - a le même effet : ambivalence radicale, ironie incontournable, jeu de rhétorique qu'on ne peut pas ne pas prendre au sérieux. Les gloses prolifèrent, ici encore, sans jamais déloger un reste d'inquiétude.

A deux pas du paradoxe programmatique de ces textes, on retrouve ce qu'on appelle l'ésotérisme du XVIe siècle. Ce terme, dont le sens se plie à plusieurs tendances intellectuelles différentes, a toutefois le mérite de dénoncer la part d'ombre dont se prévalent, volontairement, les auteurs de cette Renaissance apparemment si lumineuse. De l'hermétisme néo-platonicien à la cabbale, de l'alchimie à l'astrologie, de la divination à la prophétie, nous savons que la notion d'une doctrine occulte, qu'il faut maîtriser mais en même temps cacher au regard profane, a laissé ses traces dans bon nombre de textes français du XVIe siècle. Pour Guy Le Fèvre de La Boderie ou Biaise de Vigenère, cela est évident ; mais Rabelais aussi y fait très souvent allusion (le prologue du Gargantua, le Tiers Livre tout entieR) ; Ronsard parle des mystères que le poète doit envelopper dans le manteau fabuleux de la poésie ; Montaigne s'intéresse aux sorcières et aux effets qui dépassent la compréhension rationnelle ; Béroalde de Verville s'enfonce dans le labyrinthe des connaissances « curieuses ».



Le problème posé par ces phénomènes est écarté par ceux qui auraient tendance à croire que ces systèmes de pensée représentent les restes un peu gênants d'une mentalité dite primitive ; ceux-ci se contentent de féliciter discrètement Rabelais ou Montaigne de l'émancipation intellectuelle dont ils sont censés témoigner. La solution opposée consiste à vouloir à tout prix décrypter l'énigme du texte, l'entraîner triomphalement à la lumière du jour. De notables succès - les recherches de l'école Warburg, des commentaires brillants du Songe de Poliphile ou des livres d'emblèmes, les apports de l'histoire sociale - font penser que ce travail d'éclaircissement pourrait être poursuivi plus ou moins indéfiniment.



Il est notoire, pourtant, que l'obsession herméneutique, la recherche à tout prix d'un sens caché, risque de tourner en abus. Le projet d'une « Key to Ail Mythologies » livre la figure de l'érudit fictif M. Casaubon, dans le Middlemarch de George Eliot, au ridicule ; même la regrettée Frances Yates, dans certains de ses derniers ouvrages, se laisse trop facilement séduire par le leurre des significations secrètes ; et on connaît des équivalents dans le domaine du folklore. Cette poursuite d'un gibier qui s'abstient de se livrer définitivement n'est que l'autre face, en fait, de l'attitude qui consiste à détourner son regard d'un phénomène plutôt répugnant. Les deux approches sont strictement anachroniques dans la mesure où elles supposent une continuité ou même une équivalence entre la pensée moderne et celle du XVIe siècle. Expliquons ce paradoxe. La première consiste à croire que tout ce qui a été pensé au XVIe siècle est susceptible d'être récupéré par notre imagination, traduit dans notre langue à nous ; ici, donc, à la limite, aucune trace d'obscurité ne subsisterait. L'autre approche croit reprendre à la Renaissance ce qui lui est propre, en laissant de côté l'impropre, comme si l'impropriété ne faisait pas partie de son essence. La Renaissance, c'est l'avant-nous : libérons donc les esprits éclairés de cette époque des tâches d'ombre qui risquaient, çà et là, de les offusquer.

Il semblerait dès lors que le terme « ésotérisme », suspect en ce qu'il dénomme un terrain à exclure ou à coloniser, devrait faire place à une conception différente des relations entre le clair et l'obscur dans la littérature du XVIe siècle. La pensée dite ésotérique n'est pas une chose à part, mais un des nombreux symptômes d'une mentalité où ce qui est clair pour nous est souvent inséparablement mêlé à ce qui nous est obscur, où toutes les catégories ont une place différente de celle qu'elles auraient selon notre perspective. J'irais jusqu'à dire : le texte le plus innocent de la Renaissance française - un morceau d'anthologie par Ronsard ou Du Bellay, une page de Montaigne qui semble étonnamment proche de nous - devrait éventuellement être lu comme s'il partageait avec les ésotérismes une obscurité foncière.



Cette hypothèse volontairement hyperbolique a pour but de contester les catégories de pensée et d'imagination que nous adoptons parce qu'elles sont commodes : parce qu'elles nous conviennent. A partir d'une telle contestation, on est mieux placé pour concevoir ce qui, précisément, est mixte ou mêlé dans les ouvrages de cette époque. On peut très bien supposer que le mélange est le signe d'une époque en transition rapide, d'un moment où les fils s'entrecroisent, où les hiérarchies intellectuelles s'embrouillent, où les paradoxes (au sens littéraL) fleurissent. Mais notre responsabilité historique consisterait alors à accepter ce mélange, à en faire l'objet de notre regard, plutôt qu'à en défaire les nouds et aplanir les rugosités. Il est évident, d'ailleurs, que « mélange » ici ne veut pas dire fouillis désordonné. A chaque pas, on rencontre la trace de séparations, de distinctions, de hiérarchies ; cependant elles sont souvent placées différemment qu'on n'aurait prévu ; les frontières, çà et là, nous apparaissent comme gauchies ou atténuées.

L'ouvre de Rabelais est en quelque sorte le paradigme d'un mélange qui n'est pas du tout fortuit, et qui est à maints égards voulu. Chez Rabelais comme chez Marguerite de Navarre, une frontière surtout est refusée : celle qui mettrait les pratiques religieuses et l'intelligence morale à l'écart de la vie quotidienne. A Thélème, à Serrances, les gens laïques refont une abbaye à leur guise, ce qui veut dire qu'ils lèvent la censure qui les aurait empêchés d'aborder, en langue vulgaire et sans être docteurs en théologie, les sujets les plus sérieux. Rabelais va plus loin seulement dans le sens que tous les langages, toutes les formes de savoir, confluent chez lui ; il y en a d'obscurs, bien sûr, mais leur obscurité est toujours mesurée, commentée, jugée : elle n'est jamais un jeu d'initiés, à moins d'être parodiée en tant que telle.



Il en va de même de la question : le livre de Rabelais appartient-il à la haute culture humaniste ou à la culture populaire ? Fausse question, d'abord parce que Rabelais, visiblement, connaît toutes les cultures de son époque et s'en sert abondamment quand il écrit ; ensuite parce que la cloison étanche que nous mettons volontiers entre ces domaines équivaut à une pétition de principe. La vraie question, chez Rabelais, est de savoir exactement où l'érudit et le pratique s'entrecroisent ou s'entrecoupent, comment ils se modifient réciproquement, quel était à ce moment ponctuel de l'histoire l'angle de vision d'un observateur intelligent. Dans le monde de Rabelais, monde juste assez différent du nôtre pour que l'on puisse facilement se tromper, tout, à partir du geste de planter des choux, est susceptible d'avoir un sens autre.

Pour Scève, pour Du Bellay, pour Ronsard, la démonstration aurait des bases différentes mais elle suivrait la même démarche. Le passage chez Ronsard d'une réflexion sur la hiérarchie cosmique à des réactions que nous appellerions « superstitieuses » (la rencontre, près d'une potence, avec les démons ; les expériences surnaturelles dans Le ChaI) est un témoignage précieux parce qu'il laisse entrevoir le conditionnement imaginaire à partir duquel Ronsard devait concevoir les systèmes philosophiques qu'il avait à sa disposition. Dès lors, il ne s'agit plus de se demander : quelles idées philosophiques ou religieuses régissent l'ouvre de Ronsard ? Mais plutôt : à quel point de vue faut-il se placer pour participer - quelque partiellement que ce soit - aux perceptions du monde relayées par cette poésie étrange ?

Ces précautions méthodologiques valent sans doute pour la littérature et la pensée de n'importe quelle époque. Mais la période dont nous parlons ici est à la fois un cas-limite et une exception. Un cas-limite parce que le bousculement extrême des lignes de force rend encore plus clair leur déplacement par rapport à notre attente ; une exception parce qu'il n'y a pas d'autre époque que l'on pourrait appeler, selon l'expression des historiens anglais, « early modem ».

En effet, les textes français du XVIe siècle participent à l'histoire - politique, sociale, culturelle - avec une intensité extraordinaire ; ils y font allusion à chaque tournant, ils s'engagent, ils font de l'histoire. A d'autres époques de la culture européenne, la littérature en langue vulgaire joue un rôle plus marginal, dans la mesure où elle reste (ou est tenuE) à l'écart du pouvoir. Au Moyen Age, cela est vrai parce que le latin continue à être le langage du pouvoir ; à l'époque moderne, l'essor des sciences permet de définir une catégorie esthétique, nommée « littérature », qu'elles relèguent à une fonction secondaire, disjointe de la vie pratique. Cette proposition générale fera penser tout de suite, sans doute, à de nombreuses réserves et exceptions ; la littérature n'est d'ailleurs jamais en réalité marginale comme phénomène historique. Notre hypothèse servira quand même à dégager, encore une fois, le caractère foncièrement mixte du XVIe siècle français, ce dérapage des catégories qui nous auraient permis de cerner - par exemple - une allusion rabelaisienne ou une « sentence » de Montaigne comme élément d'un système intégré. Chaque fragment de cette littérature souvent si fragmentaire s'offre à nous comme une évidence, tout en plongeant ses racines dans l'obscurité d'une histoire que nous ne voyons plus ; une histoire récente, mais déjà effacée de notre mémoire collective.



Et voilà le problème essentiel, et la solution, si solution il y a. L'histoire de la Renaissance française est une histoire « pré-modeme » dans la mesure où nous y décernons, rétrospectivement, les origines de notre modernité : nationalismes européens, essor du marché capitaliste, sécularisation progressive, vision relativiste du monde, scepticisme, écriture autobiographique... La liste pourrait se prolonger indéfiniment ; ajoutons pourtant « érudition objective », puisque les éditions et commentaires humanistes annoncent déjà la méthode de l'histoire positiviste qui régit toujours - malgré des contestations notoires - nos recherches et nos cours universitaires. Bref, la Renaissance est un miroir où nous croyons voir ce qui nous constitue en tant que modernes, ce qui fait qu'il y a eu progrès depuis un temps ténébreux situé au-delà de notre Renaissance lumineuse.

Ce récit nous est pourtant trop commode ; il écarte trop volontiers ce qu'il y a de foncièrement différent dans l'imagination du XVIe siècle ; et surtout il ajoute un dénouement que ceux qui vivaient cette actualité-là auraient sans aucun doute trouvé étrange, invraisemblable (ils auraient dit « merveilleux »). La clarté même de la Renaissance est dans ce sens un leurre, une fiction que la culture européenne moderne a inventée - ou acceptée, dans la mesure où cette fiction avait déjà été inventée par les humanistes - parce qu'elle en avait besoin. Pour que nos lectures méritent une telle clarté, il faudrait, avec une patience infatigable, restituer à ce moment de notre histoire si proche, si lointain, sa part d'obscurité bénéfique.



Jean-Paul Sartre définit ainsi la phénoménologie du souvenir :



Une réminiscence, par sa face d'ombre, renvoie à l'événement que nous avons vraiment vécu ; par sa face de lumière, elle se donne pour une image qui vise un passé disparu plus qu'elle ne le restitue, que nous soutenons à l'existence par une certaine tension, qui, par bien des côtés, nous échappe, se fond dans l'indistinct, et par d'autres, semble une reconstruction logique à partir d'un savoir. Seul, dans le meilleur des cas un noyau irréductible mais en lui-même indéfinissable lui conserve encore l'opacité du vécu.



Il est évident que la mémoire collective - « l'histoire » - comporte un résidu encore plus lacunaire des événements réellement vécus ; à plus forte raison, donc, cette « face d'ombre » dont parle Sartre, peut sembler impénétrable, irrécupérable quand on se donne la tâche de déchiffrer les traces d'un passé lointain.

La structure de cette analyse n'en est pas moins pertinente à nos propos. La face d'ombre des textes du XVIe siècle et de leur histoire serait ce que nous ne comprenons pas parce que notre mentalité n'est plus la leur ; parce que les fragments qui en restent ne suffisent pas à reconstituer une totalité ; parce que nos tentatives de synmèse seront toujours minées par des lacunes irrémédiables. A condition de respecter cette obscurité, pourtant, nous pouvons espérer atteindre à une autre clarté, moins facile, moins rassurante, mais aussi plus fidèle à notre mémoire imparfaite, et en dernière analyse plus humaine. Car elle nous rapprocherait, en fait, de ces étrangers du XVIe siècle, nos amis, nos précurseurs, qui souvent se dérobent quand nous essayons de les aborder trop familièrement, mais qui, quand nous leur laissons leur part d'obscurité légitime, nous font parvenir l'écho clair de leur manière d'être au monde. C'est après tout dans des conditions semblables qu'ont eu lieu la rencontre d'Alcofribas avec le planteur de choux, la rencontre de Montaigne avec les habitants du nouveau monde.

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