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LE CLASSICISME - CONTRADICTIONS DE LA SOCIÉTÉ LOUIS-QUATORZIENNE






LE TOURNANT DE 1666



La fonction et, du coup, la nature de la littérature changent à partir de 1666 parce que le système louis-quatorzien impose son intégration. Les remous du procès Fouquet, achevé le 20 décembre 1664, sont apaisés. La reine mère meurt le 20 janvier 1666, le prince de Conti le 20 février : le parti dévot a perdu ses principaux soutiens. A partir de l'été 1667, le Roi a pour maîtresse la brillante Montespan. La guerre de Dévolution manifeste l'éclatante supériorité" française (mai 1667-mai 1668). On commence les grands travaux de Versailles (1668). Fin 1668, c'est la paix de l'Église : plus de conflit entre les jansénistes et les pouvoirs. Bref, tout va pour le mieux sous le meilleur des rois. L'heure n'est plus à l'esprit critique. C'est alors que le satirique Boileau s'intègre et que commence la grande carrière de l'écrivain courtisan le plus représentatif de l'époque, Jean Racine. Molière change de carrière : le roi n'a plus besoin de l'auteur de Tar-. tuffe, mais de l'amuseur de La Pastorale comique et à'Amphitryon. Bientôt, Bossuet, porte-parole des critiques des dévots, deviendra précepteur du Dauphin. Bientôt Lulli sera préféré à Molière.

Certes, le changement n'est pas total. Molière, tenu par le genre comique et sa personnalité réaliste, reste satirique. La Fontaine, qui a quarante-cinq ans en 1666, est en marge et sera vigoureusement critique en 1678. Mme de Lafayette, aristocrate et intellectuelle, analyse l'époque du haut d'un idéal nostalgique. Mais ceux qui s'intègrent au système et ne sont rien sans lui, Guilleragues et Racine, écrivent les œuvres les plus sobrement classiques et adhèrent pathétiquement à la passion tragique.



CONTRADICTIONS DE LA SOCIÉTÉ LOUIS-QUATORZIENNE



Frustration et sublimation

La magnificence louis-quatorzienne est la sublimation, dans les splendeurs des superstructures et du paraître, d'une crise des infrastructures et de l'être. Dans un moment où le système féodal n'assure plus le sens de la vie, où le système libéral ne l'assure pas encore, le pouvoir se mire dans son absolutisme, solitude splendide et tragique.



1. La vie économique et sociale a. Insuffisance de l'investissement

Etant, par son agriculture, le plus riche pays de l'époque, la France vit de l'exploitation de ses paysans accablés d'impôts. Manufactures et commerce colonial ne se développent guère, malgré les efforts de Colben. Les riches ne veulent pas y investir : il est tellement plus rentable de prêter à l'État, d'acheter un office* pour s'élever dans la hiérarchie sociale, de « vivre noblement », c'est-à-dire sans travailler : c'est ce qui distingue le gentilhomme qui perdrait son rang s'il dérogeait à cette règle. Ainsi, les élites tendent à vivre en parasites. Les dépenses de l'État, des Grands et des riches sont essentiellement guerrières et somptuaires (1). Cette économie de jouissance se retrouve dans l'art classique. b. La condition humaine sous l'absolutisme

L'absolutisme se veut un système achevé. Ses sujets admirent sa perfection. Mais du coup, ils n'ont plus de but, d'idéal, d'élan. C'est une grandeur sans ressort, un monopole qui dépossède ses sujets. Voici le monarque idéal selon Louis XIV : « Tous les yeux sont attachés sur lui seul ; c'est à lui seul que s'adressent tous les vœux ; lui seul reçoit tous les respects, lui seul est l'objet de toutes les espérances ; on ne poursuit, on n'attend, on ne fait rien que par lui seul [...] : tout le reste est rampant, tout le reste est impuissant, tout le reste est stérilité. »

Les grands seigneurs sont écartés du conseil* du roi, le Parlement* ne fera aucune remontrance de 1673 à 1715 ; les ministres, dont aucun n'a le pouvoir de Sully, Richelieu, Mazarin ou Fouquet, sont des « bourgeois », tirés de « la profondeur du néant » et faciles à replonger dans « ce non-être », dit Saint-Simon, qui exagère, mais dans la bonne voie. « Il m'importait qu'ils ne conçussent pas par eux-mêmes de plus hautes espérances que celles que je leur voulais donner » (Louis XIV).

Louis XTV est « Roi partout, Roi dans tous les moments », « toujours Roi et jamais homme », par conséquent « jamais à son aise avec personne ni personne avec lui » (Saint-SimoN). « N'ayez d'attachement pour personne » conseillera-t-il à son petit-fils appelé au trône d'Espagne. Sa femme « n'osait lui parler » (Mme de CayluS). Son frère manifeste la « subordination résignée qu'exige l'autorité absolue du roi » (l'ambassadeur de Venise, 1683). Son fils aîné, privé de toute responsabilité, sera « noyé [...] dans la graisse et dans l'apathie », « absorbé dans la matière » (Saint-SimoN). Revenu d'exil, Condé, jadis si hautain, est « servile » (FoscarinI). Pour un peu, « il aurait rampé » (Madame*). Son fils se fait remarquer par « la plus basse, la plus puante, la plus continuelle flatterie » (Saint-SimoN). Le système empêche les êtres de s'affirmer et d'être reconnus. Il réduit les fils des ci-devant héros en courtisans qui se disputent la faveur du maître. S'il est la cause de la splendeur du classicisme, il l'est aussi de sa vision tragique.

Au cœur de ce régime de splendeur, la Cour : un bon millier de personnes vers 1680. Elle exerce une séduction irrésistible. Loin d'elle « non seulement on est malheureux, mais on est ridicule » (Mme de Sévigné). Mais, alors que François de Sales, Faret, les moralistes de la première moitié du siècle y voyaient un lieu d'éducation autant que de corruption, tous maintenant condamnent ce « centre de la corruption du monde » (BourdalouE). « La flatterie, le mensonge, la trahison, la fourberie ». voilà « les vertus de la cour » (le P. Rapin, 1679)- « Comme c'est de la cour que dépendent toutes les affaires [...], l'ennemi du genre humain y jette tous ses appâts, auxquels personne n'échappe » (Bossuet, 1655). On s'y consume en d'avilissantes flatteries (La Rochefoucauld, M.P. 60), en d'épuisantes et souvent vaines intrigues dont parlent La Fontaine, La Princesse de Clèves et tant d'autres. « Qu'est-ce que la vie de cour ? Faire céder toutes ses passions au désir d'avancer sa fortune. Qu'est-ce que la vie de cour ? Dissimuler tout ce qui déplaît et souffrir tout ce qui offense pour agréer à qui nous voulons. Qu'est-ce que la vie de cour ? Érudier sans cesse la volonté d'autrui et renoncer pour cela, s'il est nécessaire, à nos plus chères pensées » (Bossuet, 26 mars 1662). Il en résulte une dépossession de soi qui explique la vision tragique de nos classiques : car les splendides divertissements ne comblent pas les âmes (p. 190).



En 1661, autour d'un roi de vingt-trois ans, la jeune cour se « divertissait avec tout l'agrément imaginable, sans aucun mélange de chagrin » (Mme de LafayettE). « Je n'avais jamais vu la cour plus belle » : « la vertu, l'innocence (...) paraissaient régner sur le trône », entourées des plaisirs (Mme de MottevillE). Mais bientôt viennent les réactions contre le procès Fouquet et le premier adultère. Le roi est absorbé par sa charge. Si les divertissements viennent à manquer, c'est l'ennui dont se plaint le duc d'Enghien en 1664-1667 et que signale ensuite Mme de Sévigné (10 décembre 1670, 18 février 1671, 29 janvier et 5 février 1674...). Les fêtes officielles sont un peu guindées. A partir de 1672, la guerre va grignoter bonheur et prospérité. « Tout le monde est au désespoir et se ruine » (Mme de Lafayette, 27 février 1673). « La joie [...] n'est plus de mode à la cour [...] où l'on ne rit plus depuis plusieurs années » (Mme de Sévigné, 1676).

On oppose, à juste titre, la Cour et Port-Royal, pôles symboliques de la contradiction constitutive de cette société. Mais augustinisme et divertissement répondent à la même condition historique. La frustration des sujets de l'absolutisme suscite l'avidité : de salut chez les uns, de jouissance chez les autres, celle-ci justifiant la réaction de celle-là. «Avidité et [...] impuissance » (Pascal, Pense'es, 148). Racine qui renie Port-Royal pour se jeter dans le monde y vérifie en fait la vision de l'homme qu'on lui avait apprise et qu'il exprime par l'amour tragique.



2. La vie de l'esprit : dogmatisme et moralisme



La discipline religieuse, politique, morale, mondaine et esthétique triomphe : la raison n'est plus une force conquérante, construc-tive et pas encore une analyse critique, destructrice, mais essentiellement un dogmatisme normatif. « Notre raison n'est raison qu'en tant qu'elle est soumise à Dieu » (Bossuet, 8 février 1674).

Le gouvernement souhaite le progrès scientifique et technique, facteur de prospérité. Il patronne le Journal des Savants (1665), fonde l'Académie des sciences (1666), l'Observatoire (1667), un Conservatoire des machines, des Arts et Métiers, ébauche d'enseignement technique. On favorise les inventeurs (Mariotte, PapiN) ; on attire des savants et techniciens étrangers : Huyghens, Cassini, le drapier Van Robais. Mais on impose aux manufactures une réglementation normative qui, tout en assurant la qualité, interdit l'initiative. Le dogmatisme conservateur est encore plus net là où il renforce le système. Alors que la théorie de Copernic s'est imposée à presque tous les savants, la France officielle, à l'Université, dans l'Église et au gouvernement, persiste à le déclarer hérétique et faux. L'enseignement du cartésianisme est interdit par la Sorbonne* (1669, 1671) et par le roi (1667, 1675, 1680, 1685). Les esprits avancés se moquent de ce conservatisme — sauf quand il s'agit de littérature. Il est piquant de voir Boi-leau pourfendre l'aristotélisme dans YArrêt burlesque (p. 275) alors que, théoricien du Parnasse et soutenu par la quasi-unanimité des grands écrivains jusqu'en 1682, il ne jure que par Aristote, Horace, les règles et les modèles de l'Antiquité. Plus que jamais, l'écriture est soumise aux normes, heureusement intégrées par les meilleurs auteurs.

Une forme particulièrement nette de l'assujettissement à l'ordre, c'est le moralisme. A l'élan religieux succède une Église plus solide certes (des prêtres mieux formés, des évêques et abbés plus sérieuX), mais un peu administrative et une religion moraliste. L'audience de l'augustinisme se confirme et notamment celle de Port-Royal, surtout après la paix de l'Église (p. 186). Sur cent inventaires de bibliothèques après décès rédigés entre 1671 et 1700 — qui correspondent à des achats antérieurs en moyenne de trente ans — 88 signalent la Bible (contre 48 pour les inventaires de 1642-1670 et 59 pour ceux de 1601-1641), 43 saint Augustin (contre 20 et 19), 18 saint Thomas (contre 12 et 10). Arnauld (35 fois; suit de près Aristote et Cicéron (39) et précède les chantres de l'humanisme stoïcien, Sénèque (32), Plutarque (28) et tous les auteurs contemporains. Rigoureux et critique, le « jansénisme » séduit les intellectuels. Tandis que « les pénitents (...] des Jésuites [sont pour] la plupart personnes faibles » (RacinE), « la dévotion du fameux Port-Royal était celle des gens d'esprit » (Saint-SimoN).

A Port-Royal, à partir de 1663, l'ardeur théologique cède à un rationalisme moraliste, qui caractérise le nouvel Arnauld et surtout Pierre Nicole (1625-1695) dont les Essais de morale ont un vi'f succès. A mi-chemin entre l'augustinisme et un néo-thomisme, il pense que nos capacités ne sont pas entièrement détruites par le péché originel : nous pouvons contribuer, pour une faible part, à notre salut. D'où à la fois une relative confiance humaniste et un strict moralisme : capables, nous sommes responsables. Chacun doit se soumettre, se maîtriser, se dévouer, s'efforcer consciencieusement pour ce monde et pour l'autre.

La vertu, qui était vigueur (2), devient obéissance. Chez Corneille, la fréquence moyenne de vertu et vertueux décroît (11 et 0,4 de 1659 à 1674, contre 21 et 1 de 1640 à 1651), tandis que celle de devoir augmente : 11,7 contre 8,2. L'effort ne tend plus au dépassement, mais à l'analyse critique. L'antihumanisme augustinien se généralise, même chez les antijansénistes ou des auteurs qui ne se réclament pas de la religion (La Rochefoucauld, Racine, Mme de LafayettE). Dans le monde, on est volontiers libertin. Mais plus de philosophie militante : la tranquillité d'un bonheur épicurien. La société est scandaleusement injuste, mais on ne saurait la changer (Saint-Évremond (3), La Fontaine, le second MolièrE). Il faut s'accommoder à l'ordre établi en préservant sa liberté intime.

Dans ses premières œuvres, de 1674 à 1678 (4), Malebranche, formellement cartésien, renverse l'humanisme promérliéen de son maître en méologie antihumaniste et en idéologie de la soumission à l'c Ordre immuable et nécessaire, loi inviolable de toutes les intelligences et de Dieu même » (1684-1697). « L'amour de l'Ordre n'est pas seulement la principale des vertus morales, c'est la vertu mère, fondamentale, universelle » (1684).



3. La psychologie a. Ruine de la générosité



Le triomphe de l'absolutisme, de l'augustinisme, du rationalisme, du moralisme, de l'an de plaire, ruine définitivement la générosité, exaltation d'une vigueur passionnelle. Désormais le but c'est de plaire, l'honneur c'est de servir et « si un sujet disait à son roi [...] qu'il le servirait généreusement, [...] il pécherait contre le respect» (Cassaigne, 1674). En 1656, Godeau exaltait saint Thomas Becket, « généreux défenseur des libertés de l'Église » conue un roi « criminel ». Retz révolté en faisait son modèle (1654-1660). En 1668, Bossuet, dans le panégyrique de ce saint, parle tout autrement : « Est-il donc permis à un sujet d'avoir de la force contre son prince ; et pensant en faire un généreux, n'en ferons nous point un rebelle ? [...]. La force selon le monde s'étend jusqu'à tout entreprendre ; la force selon l'Eglise ne va pas plus loin que de tout souffrir. » Généreux et générosité deviennent rares chez Corneille. Les moralistes ne parlent guère de cette notion que pour la critiquer et la ramener au nouveau principe : l'amour de soi. « Toutes les pièces de M. Corneille, qui est sans doute le plus honnête des poètes de théâtre, ne sont que de vives représentations de passions d'orgueil, d'ambition, de jalousie, de vengeance et principalement de cette vertu romaine qui n'est autre chose qu'un furieux amour de soi-même. Plus il colore ces vices d'une image de grandeur et de générosité, plus il les rend dangereux » (Nicole, 1667). A partir de 1660, le sens moderne est plus fréquent que l'ancien : une société de concurrence courtisane et mondaine, dominée en fait par l'intérêt égoïste, réagit en proclamant la nécessité de l'altruisme. b. Confirmation de l'amour-propre intéressé et de l'avidité de bonheur



Le nouveau principe psychique, c'est l'amour de soi, égocen-trisme intéressé. Jamais notre littérature ne l'a proclamé avec une telle force. Pascal et La Rochefoucauld ne sont pas isolés. « C'est l'amour-propre qui fait toutes nos actions » déclare Bossuet (1655), qui dénonce la « corruption presque universelle que l'intérêt a faite dans le monde » et surtout à la Cour : « Intérêt, dieu du monde et de la Cour » (1666). Corneille même révise sa vision de l'homme :



L'amour-propre est la source en- nous de tous les autres

Lui seul allume, e'teint ou change nos désirs.

(Tite et Bérénice 279-281)



L'humanité de La Fontaine est régie par l'avidité de profit qui utilise la force et la ruse. Celle de Molière par l'égocentrisme tyran-nique d'Arnolphe, Harpagon, Jourdain, Argan et même Alceste, sans parler de Claudine, Frosine, Nérine, Scapin, Sbrigani, qui annoncent les affairistes profiteurs des comédies fin de siècle.

L'avidité de bonheur se développe parallèlement à l'avidité de profit. Il est maintenant banal d'affirmer que, du plaisir à la béatitude, ses diverses formes sont au principe de nos sentiments et de nos actes. « Tout le monde veut être heureux et [...] c'est le but où tendent toutes les actions » (La Rochefoucauld, selon Méré). « Nous voulons tous être heureux et il n'y a rien en nous ni de plus intime, ni de plus fort, ni de plus naturel que ce désir. » C'est « une secrète avidité d'une jouissance éternelle » qui nous fait aspirer au salut (Bossuet, 1668).

Corneille, jadis chantre du sacrifice héroïque, confesse que la gloire est vaine à côté du « moindre moment d'un bonheur souhaité » (Suréna, 311). L'aspiration au bonheur hante l'œuvre de Racine. Mais ce n'est qu'un idéal quasi utopique et menacé d'extermination, qui sert surtout à aiguiser la douleur et la fureur des frustrés :



Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m'outrage.



De Taxile à Mathan, combien de héros raciniens pourraient reprendre ce cri de Phèdre ? Dans un monde où la valeur n'est plus a la portée des hommes, le seul bonheur possible est celui qui résulte de la sadique frustration que l'on inflige à un rival (5). « Ce n'est pas ce qu'il y a de réel dans les objets qui nous plaît, c'est de voir que nous avons ce que les autres n'ont pas » (NicolE). Un bonheur € n'est pas un bonheur s'il ne fait des jaloux » (La Thébaïde, 1444). Le désir du défi anime Pyrrhus (Andromaque, 1502-1504) et Aricie {Phèdre, 443-456), la soif de vengeance suicidaire, sado-masochiste, illumine Étéocle et Polynice (Thébaïde, 1313-72), Hermione (Andromaque, 1261-70), Roxane (Ba/azet, 1326-29), Ériphile, Aman (Esther, 475-480), Mathan (Athalie, 958-962). c. Réhabilitation de l'intérêt : vers le libéralisme



Ce bonheur après lequel soupirent désespérément les sujets de l'absolutisme existe bien. Et pas seulement en Dieu : il pourrait être le fruit de leur avidité même. L'Anglais Hobbes, porte-parole d'une économie et d'une société déjà libérales, l'avait défini dès 1651. «Le succès continuel dans l'obtention de ces choses dont le désir reparaît sans cesse, autrement dit le fait de prospérer continuellement, c'est ce qu'on appelle félicité. » Notre XVIII» siècle le connaîtra. Quelques contemporains du classicisme tragique y pensent déjà : Pascal (cf. p. 191), La Rochefoucauld (cf. p. 196-197). Silhon (1661) voit dans l'intérêt « le lien de la vie civile et l'âme de l'économique », la raison de la subordination politique et le ressort de l'espérance théologale. Nicole (1671 et 1675), janséniste, dénonce l'amour de soi; mais comme observateur social, il le réhabilite avec éclat. « L'amour-propre produit la civilité » et même la vertu. Car « la plus générale inclination qui naisse de l'amour-propre est le désir d'être aimé ». D'où « un mouvement d'aversion » pour les actions « capables de nous attirer l'infamie ». « On peut conclure [...] que pour réformer entièrement le monde [...] et pour rendre les hommes heureux dès cette vie même, il ne faudrait, au défaut de la charité, que leur donner à tous un amour-propre éclairé, qui sût discerner ses vrais intérêts. » Voilà comment, dès la fin du premier quart du règne personnel de Louis XIV, un esprit très imprégné de tradition augustinienne, un homme qui a refusé le monde, se fait le chantre du libéralisme. A travers lui, on passe de la condamnation théologique de la nature déchue à la célébration sociologique de l'homme industrieux et civilisé ; de la dénonciation des causes de l'amour de soi à l'apologie de ses effets. d. Les passions ; l'amour



Dépossédé, travaillé par le besoin, le sujet de l'absolutisme, du Dieu caché et d'une vie mondaine concurrentielle est « esclave des passions » (Esprit, 1678). Il n'y en a plus de « noble ». Leur bon usage n'est plus concevable. Toute passion est « concupiscence », « rage d'illusion et de folie » qui « renferme les semences de tous les crimes » et ne permet d'« espérer de bonheur ni dans cette vie ni dans l'autre » (Nicole, 1671 et 1675). « Il n'en faut qu'une seule pour corrompre le cœur » et nous « damner » (Bourdaloue, 1676). La morale devient une introspection culpabilisatrice « telle qu'aucune civilisation n'en avait sans doute jamais connue » (J. DelumeaU). Voilà qui éclaire la condition tragique chez Racine ou Mme de Lafayette. Pour punir l'âme damnée, Dieu se contente de « l'abandonner à ses passions et l'empêcher de les satisfaire [...]. Elle forme elle-même son enfer [...] par ses propres passions qui deviennent ses bourreaux » (NicolE).

A la Cour et dans le monde, relations galantes et mariages d'intérêt coexistent tranquillement. Tandis que les couples adultérins s'affichent, l'amour conjugal « n'est plus du tout à la mode et passerait pour ridicule », dira bientôt Madame*. Quand sa femme devient maîtresse du Roi, Montespan a le mauvais goût de faire du bruit : Louis XTV l'exile et « on se moque de lui » (Saint-Maurice, 1668). La mort de M. de Clèves paraît bien romanesque : «Je n'ai presque vu personne qui l'ait plaint » (Valincour, 1678).

En littérature, on veut « de l'amour partout » : il fait seul « la bonne ou la mauvaise fortune de nos ouvrages », reconnaît, de mauvais gré, Corneille (1663). Lui-même badigeonne son Œdipe de galanterie, puis, peu à peu, souligne l'importance d'un véritable amour. Ses derniers héros veulent



Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir. (Surina, 268)



Car la passion maintenant, même chez Quinault, est liée à une vision pessimiste de la condition humaine : expression de notre avidité d'êtres incapables de se suffire, elle est irrésistible et, chez les meilleurs auteurs, mortelle. L'amour, qui est loin d'être un thème permanent de la haute littérature, y est essentiel de 1667 à 1678 : Racine, Mme de Lafayette, les Lettres portugaises ne parlent que de cela. Ce n'est plus l'élan volontaire vers un être que l'on admire et dont on s'estime digne. A un premier niveau, c'est « une passion de régner » sur autrui : « il n'y a point de passion où l'amour de soi-même règne si puissamment » (La Rochefoucauld, M. 68 et 262). Revanche donjuanesque de la volonté de puissance chez un être hanté par son insuffisance, qui s'étourdit dans les conquêtes pour les abandonner aussitôt, car rien ne peut combler son vide. Mais les grands créateurs dépassent bientôt ce stade pour montrer l'aspiration de l'être déchu et impuissant à un idéal inaccessible qui le nie. On passe ainsi à!Andromaque à Britannicus, Bajazet et Phèdre, de M. de Nemours à M. et Mme de Clèves, de Célimène à Alceste, du superficiel séducteur des Lettres portugaises à l'authenticité de sa victime. L'amour tragique est l'ersatz de l'impossible salut.



4. Conditions de la pratique littéraire



L'influence des salons recule à partir de 1665.

Le pouvoir domine la vie littéraire : par les gratifications (p. 185) ; par les institutions (deux académies officielles sur dix-neuf en 1660, treize sur seize en 1682) ; par le contrôle de l'édition ; par le prestige de la Cour, qui attire tous les écrivains et donne le ton au public.

L'importance de la littérature pour la gloire du régime, la sublimation de ses problèmes et le divertissement de la Cour favorise la promotion de l'écrivain. Ce terme rejoint en dignité celui d'auteur, l'homme qui fait autorité. Ce que nous appelons littérature affirme son autonomie dans l'ensemble de la vie intellectuelle malgré les protestations de Furetière : « On appelle [...] abusivement les Belles Lettres la connaissance des Poètes et des Orateurs ; au lieu que les vraies Belles Lettres sont la Physique, la Géométrie et les Sciences solides » (1690). Les créateurs de fiction égalent en prestige les érudits lettrés. Le roi choisit comme historiographes Racine et Boileau, au grand scandale de la noblesse d'épée. Cependant, à la Cour on « n'estime que les titres de guerre et [...] l'on considère comme vil l'homme de qualité qui sait écrire » (Primi Visconti, 1680). La Rochefoucauld, Mme de Lafayette et bien d'autres affectent l'anonymat. Enfin, les moralistes condamnent la fiction littéraire qui nourrit les passions.

Le système louis-quatorzien a pensionné les écrivains ; il leur a offert un public ; il leur a montré la voie de la sublimation esthétique. Les chefs-d'œuvre de Racine, Molière, Bossuet n'auraient pas vu le jour sans lui. Mais, après les avoir promus, il les a réquisitionnés, limitant leur carrière littéraire. La première victime est Molière : à partir de 1666, le roi triomphant n'a plus besoin de l'auteur de Tartuffe, mais de l'amuseur de La Pastorale comique, de Milicerte, d'Amphitryon. Molière saura se réadapter ; mais Lulli et Quinault font mieux l'affaire : dix mois avant sa mort, sa situation est devenue difficile. Puis la promotion de Bossuet comme précepteur du Dauphin (1670) l'enlève à la prédication ; celle de Racine et Boileau comme historiographes (1677) arrête leur activité littéraire (6). Guille-ragues, devenu secrétaire de la Chambre du Roi (1669), puis ambassadeur à Constantinople (1677) a mieux à faire que des Portugaises. Enfin, à partir de 1679, le système perd prise sur les forces vives. Alors s'arrête la littérature de sublimation dans une structure close.



Dès 1682 commence une autre littérature, dont la fonction et l'esthétique sont inverses : elle est critique et faite de réflexions juxtaposées.



5. Préludes à la querelle des Anciens et des Modernes



La question va inévitablement se poser : le siècle de Louis ne vaut-il pas celui d'Auguste ? Dès 1662 et 1664, Marolles et Le Laboureur défendent l'épopée moderne, nationale et chrétienne. Sorel (Bibliothèque française, 1664) et Guéret (1667) proposent un premier catalogue de modèles modernes. Puis Le Laboureur proclame Les avantages de la langue française sur la langue latine (1667). Desma-rets fait chorus (1670). Bouhours incline prudemment dans le même sens (1671). Les cercles littéraires se divisent. La publication de VArt poétique (10 juillet 1674) cristallise la réaction des modernistes, majoritaires à l'Académie : discours et lectures de poèmes par Quinault, Perrault et Desmarets (13 aoûT). Celui-ci publie Le Triomphe de Louis et de son siècle puis une vigoureuse Défense du poème héroïque, où il oppose les richesses de la Bible et la qualité des ouvrages modernes à ceux des Anciens, « pleins d'erreurs et d'extravagances ».

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