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Les «académiques»: vertus du personnage et de l'histoire Certains romanciers ne sont guère affectés par les mutations esthétiques. Artisans talentueux du roman, ils s'accommodent à merveille des anciennes techniques. Ces romanciers « académiques » sinon académiciens, français ou Concourt : Michel Déon, François Nourissier, Jean d'Ormesson, Erik Orsenna, Hector Bianciotti, représentent la tradition du roman. «J'écris comme au siècle dernier, comme au siècle d'avant. Je suis, depuis longtemps, le dernier d'une lignée qui s'achève », déclare d'Ormesson {C'était bien, 2004). Leur narration, souvent à la troisième personne, respecte la chronologie linéaire et campe des personnages typés. Michel Déon persévère ainsi dans la manière des Poneys sauvages, du Taxi mauve, du Jeune homme vert, romans à succès écrits sans état d'âme durant la période triomphale du Nouveau Roman: Je vous écris d'Italie (1984) conjugue histoires d'amour et de morts violentes, impossible bonheur et nostalgie stendhalienne autour d'un soldat revenant en Italie où il a connu les combats de 1944. L'Argentin Bianciotti, qui écrit en français depuis 1985, semble vouloir incarner le «romancier français» par excellence. Sans la miséricorde du Christ (1985) rapportait les événements d'une vie, sans que cette chronique «ne s'écartât des faits», ni de la linéarité. Personnages précisément dessinés, lieux situés, chronologie fermement indiquée: tous les éléments du roman réaliste sont là, nuancés d'une assez proustienne peinture des sentiments, où se dessine par touches successives le portrait du narrateur. Après quelques récits autobiographiques écrits dans la même langue drapée (Ce que la nuit raconte au jour, 1992 ; Le Pas si lent de l'amour, 1995). l'écrivain distribue son passé argentin entre plusieurs personnages meurtris, mais dignes, en transposant le vécu - le personnage principal sera musicien plutôt qu'écrivain - : «J'ai aujourd'hui cinquante-six ans. Ce sont les dernières années pour atteindre la profondeur du chant, avant que les mains ne s'épaississent ou que les doigts ne tremblent, comme le tremblement subtil des étoiles » (La Nostalgie de la maison de Dieu, 2003). L'importance donnée aux personnages caractérise ces romans «académiques». Dans Le Gardien des ruines (1992), Nourissier en donne une liste: ils sont au moins une soixantaine. D'Ormesson parle de sa trilogie du Vent du soir (1985, suivi de Tous les hommes en sont fous, 1986, et de Le Bonheur à San Miniato, 1987) comme d'un « roman feuilleton, planétaire, avec beaucoup de personnages et beaucoup d'événements », qu'il prétend à la fois « traditionnel » et « moderne » (sous prétexte qu'il se passe dans le monde entier, et non en province ou à Paris, comme chez Balzac... l'argument peut sembler courT). L'auteur installe son romanesque «sur les chemins enchantés du souvenir et de l'imagination où vous ont déjà entraînés, au grand galop, sur des distances immenses, Julien et Fabrice, la belle Esther et le prince André, Emma, Odette, Aurélien - Arsène aussi, et Philéas, sans oublier Scarlett ! » S'emparant du mythe du Juif errant, il parcourt en tous sens l'histoire du monde (Histoire du Juif errant, 1990) et rassemble dans La Douane de mer (1993) tous les personnages qui ont écrit l'histoire de l'humanité, de George Sand à Gène Tierney, d'Ulysse à Bouddha... Il emprunte aux genres du XVIIIe siècle, le conte philosophique (le personnage de A., esprit venu de la planète Urql, doit rédiger un rapport sur la TerrE) et le dialogue (entre A. et O., le narrateur qui vient de mourir devant la Douane de meR), puis, de plus en plus ambitieux, donne dans Presque rien sur presque tout (1996) la parole à l'Homme, à Dieu (en 1981, il avait publié Dieu, sa vie son ouvrE) : le roman se fait total, roman-monde, synthèse des traditions. Erik Orsenna s'inscrit dans la même tradition rénovée du roman virtuose (Giraudoux, NimieR). Son ouvre érudite et ludique, qui n'ignore rien des techniques contemporaines (narration éclatée, jeux avec le lecteur, recours rusé à l'autofiction, cf. supra, p. 29) et promène ses personnages à travers la littérature universelle, s'abandonne au plaisir de raconter le monde, l'amour, les enfants, la musique, les jardins: «Depuis toujours, depuis l'enfance, les histoires l'arrachaient loin de lui-même. C'est que sans doute il n'était pas très attaché à sa propre réalité, ni très certain qu'elle existât. Sitôt VU était une fois prononcé, comme si l'on avait hissé une voile, il prenait la mer, il quittait la terre ferme pour l'univers raconté» {LongtempS). Il enracine le roman traditionnel dans l'art du conte, délègue la parole à une Africaine (Madame Bâ, 2003) et fait de la grammaire française, puis de l'imparfait du subjonctif, les personnages de récits destinés aux enfants (La grammaire est une chanson douce, 2001 ; Les Chevaliers du subjonctif, 2004). II s'agit de plaire, de surprendre, d'où ces paradoxes, raccourcis, rapprochements saugrenus qui voient l'Histoire par le petit bout de la lorgnette, comme dans L'Exposition coloniale lorsque deux derniers siècles d'épopée du caoutchouc permettent d'expliquer que la France n'aurait pas perdu Diên Bien Phû... sans les bicyclettes du Viet-Cong! La plupart de ces romans académiques tendent ainsi à la polyphonie : le plaisir de la narration s'y attache à une «vision du monde», tragique chez Bianciotti, désabusée chez Nourissier, plus comique chez d'Ormesson et Orsenna. La « nouvelle fiction » : vertus des mythes et de l'imitation Ce simple plaisir de raconter des histoires est assez partagé : roman populiste ou populaire de Michel Ragon et de Robert Sabatier, romans régionalistes de l'École de Brive (autour de Claude MicheleT)... Les «artisans du roman», de Yann Apperry à Jean Vautrin, de Patrick Grainville à Pascal Laine, du Suisse Jacques Chesscx au Russe Andreï Makine..., contribuent ainsi, dans les directions les plus variées (baroque, historique, etc.), à l'illustration d'un genre dont la fortune ne connaît pas de ralentissement. D'une année sur l'autre, les prix littéraires couronnent de préférence ces auteurs qui se gardent de bousculer les attentes lecto-rales. Quelques-uns font même de cette tradition un combat : en 1982, François Coupry fonde la revue Roman, décidée à remettre l'imagination à la première place. Contre le «roman psychologique petit français» et «l'écriture textuelle exsangue», quelques écrivains se regroupent sous l'étiquette de la «Nouvelle fiction» définie par Jean-Luc Moreau (La Nouvelle Fiction, 1992). La plupart de ces inventeurs d'histoires, qui soumettent les mythes à d'infinies réécritures, publient depuis longtemps : Frederick Tristan depuis 1959, François Coupry depuis 1970, Georges-Olivier Chateaureynaud et Hubert Haddad depuis 1974, Marc Petit depuis 1978. Tous reconnaissent en Cervantes et Stevenson leurs grands aînés... comme déjà Jacques Rivière qui, en 1913, appelait de ses voux dans la NRF un nouveau « roman d'aventures ». Les Egarés de Tristan (prix Goncourt, 1983) s'inspire du roman populaire anglais de la fin XIXe pour donner du XXe siècle une vision grotesque où les mythes de Faust et de Don Juan permettent d'expliquer le nazisme par une tragique et diabolique mystification. Grand connaisseur des religions extrême-orientales (cycle des romans « chinois » : Le Singe égal du ciel, 1972 ; La Cendre et la Foudre, 1982; La Chevauchée du vent, 1991) et de la tradition hermétique (Les Tribulations héroïques de Balthasar Kober, 1980; L'Atelier des rêves perdus, 1991), l'écrivain mêle érudition véritable et systèmes inventés. Ses fables complexes, dont les personnages, souvent écrivains ou affublés de noms d'écrivains célèbres, passent d'un roman à l'autre (Adrien Salvat, enquêteur dans L'Enigme du Vatican (1995), « faux polar sur 2000 ans », était éditeur à Bagdad dans L'Amour pèlerin, 1994), prétendent «démasquefr] la fiction inavouée de notre représentation du réel et relance[r] du même coup la quête infinie du sens» (Tristan, colloque de Calaceite, 1998). Plutôt que d'inventer sa propre écriture, Tristan adopte, pour chaque roman ou cycle romanesque, un style différent - « anglais », « chinois »... - : « Devoir se coltiner à chaque roman avec une écriture adaptée au sujet m'a toujours paru non seulement indispensable à l'unité interne du récit, mais prodigieusement riche en perspectives textuelles inattendues. Je n'ai jamais été un expérimentateur au sens où certains auteurs modernes l'ont entendu. J'ai plutôt cherché à rapprocher ce que nous avons nommé l'imitatio et ce que les traducteurs, au-delà de la signification juste, appellent l'interprétation du sens second. » Ses romans, comme ceux des autres membres de la « Nouvelle fiction », s'organisent autour de l'énigme : espionnage, science-fiction, roman policier, enquêtes diverses. Goût que François Cou-pry mène jusqu'aux frontières de l'étrange, campant (dans le cycle qui se clôt par L'Énorme tragédie du rêve, 1991) un héros mutant, protéiforme, en liaison avec le cosmos. Châteaureynaud cultive de même, en nouvelliste, le fantastique et le récit de rêve {Le Jardin dans l'île, 1989; Le Goût de l'ombre, 1997), conjoint spiritisme, espionnage et politique-fiction {Le Congrès de fantomologie, 1985) et retrouve, dans Le Démon à la crécelle (1999), la mythique lutte du bien et du mal. À l'opposé de ce «nouvel imaginaire» pour lequel plaide Alain Nadaud dans Malaise dans la littérature (1993), mytfies et littérature forment en effet le substrat de la « Nouvelle fiction » : Meurtre sur l'île des marins fidèles (1994) de Haddad reprend à L'Ile au trésor de Stevenson l'amitié du vieux capitaine et de l'adolescent, à travers le tournage d'un film adapté du roman. Haddad livre en 2007 Le Nouveau Magasin d'écriture, vaste répertoire des possibles romanesques puisés à l'histoire de la littérature. Le roman-feuilleton du xixc siècle sert de trame au Nain géant (1993) de Marc Petit, qui réécrit la légende du Golem. Milan Kundera, écrivain tchèque ayant choisi la langue française, s'est justement fait le défenseur d'une conception du roman librement voué à l'imaginaire et mène un combat sans relâche pour une forme seule capable, selon lui, d'exprimer ce qu'il y a de plus digne d'être sauvé de l'homme (après L'Art du roman, sa réflexion se poursuit dans Les Testaments trahis, 1993, et Le Rideau, 2005). Ses romans «français» rompent avec les grandes constructions de ses romans tchèques {L'Insoutenable Légèreté de l'être, 1984, trad.1987) au profit de formes plus légères, avec peu de personnages. Mais c'est toujours la même manière d'entrelacer les histoires aux commentaires d'auteur, mêlés de récits anciens {Point de lendemain de Vivant Denon dans La Lenteur, 1995 ; le mythe d'Ulysse et de Pénélope dans L'Ignorance, 2000), manière de donner un sens, toujours ouvert, à ces vies dont l'Histoire se joue. Dans L'Ignorance, Kundera ramène des exilés tchèques à Prague et s'interroge avec eux sur les questions essentielles: la vérité, l'identité (titre d'un roman de 1997) ou le bonheur. Sa prose, limpide et sèche, très «xvinc siècle» (Kundera adapte Jacques le fataliste au théâtre en 1981) met en lumière les motifs de personnages qui se croient libres : paradoxes d'une conception du roman que l'écrivain conduit jusqu'aux frontières de l'essai ou du dialogue philosophique, sans renoncer aux prestiges de la fiction, car « la seule raison d'être du roman est de dire ce que seul le roman peut dire». Josef est l'un des personnages de L'Ignorance, revenu depuis peu à Prague. L'auteur-narrateur introduit un nouveau personnage sans encore le nommer. Plus vaste est le temps que nous avons laissé derrière nous, plus irrésistible est la voix qui nous invite au retour. Cette sentence a l'air d'une évidence, et pourtant elle est fausse. L'homme vieillit, la fin approche, chaque moment devient de plus en plus cher et il n'y a plus de temps à perdre avec des souvenirs. Il faut comprendre le paradoxe mathématique de la nostalgie : elle est la plus puissante dans la première jeunesse quand le volume de la vie passée est tout à fait insignifiant. Des brumes du temps où Josef était lycéen, je vois émerger une jeune fille ; elle est longiligne, belle, elle est vierge, et elle est mélancolique parce qu'elle vient de se séparer d'un garçon. C'est sa première rupture amoureuse, elle en souffre, mais sa douleur est moins forte que l'étonnement qu'elle éprouve à découvrir le temps; elle le voit comme jamais elle ne l'a vu auparavant: Jusqu'alors, le temps s'est montré à elle sous l'aspect du présent qui avance et avale l'avenir; elle craignait sa vitesse (lorsqu'elle attendait quelque chose de péniblE) ou se révoltait contre sa lenteur (lorsqu'elle attendait quelque chose de beaU). Cette fois, le temps lui apparaît tout différemment; ce n'est plus le présent victorieux qui s'empare de l'avenir; c'est le présent vaincu, captif, emporté par le passé. Elle voit un jeune homme qui se détache de sa vie et s'en va, à jamais inaccessible. Hypnotisée, elle ne peut rien faire d'autre que regarder ce morceau de sa vie qui s'éloigne, elle ne peut que le regarder et souffrir. Elle éprouve une sensation toute nouvelle qui s'appelle nostalgie. Milan KUNDERA, L'Ignorance, © éd. Gallimard, 2003, p. 75-76. Esthétiques du roman : vertus de l'écriture Si Kundera choisit sa langue en fonction d'un modèle esthétique, bien des artisans du roman et de la « Nouvelle fiction », tout préoccupés de leurs intrigues, accordent peu d'importance à l'écriture. À trop vouloir imiter le roman-feuilleton, certains finissent par écrire d'une manière qui, évaporé le plaisir de l'énigme, supporte mal la relecture. Sans négliger romanesque et imaginaire, d'autres écrivains font au contraire de l'écriture la question centrale. Leur « goût du roman » passe certes par une imprégnation de la tradition romanesque - roman picaresque pour Michel Chaillou qui livre une rêverie sur le roman précieux L'Astrée dans Le Sentiment géographique (1976), Proust et Gracq pour Jean-Paul Goux et Ariel Denis, Bossuet et Faulkner chez Richard Millet -, mais cultive surtout un art de la phrase. Pour Chaillou, chaque roman n'existe que par la grâce d'une écriture qui suscite une voix. Domestique chez Montaigne (1980) donne ainsi lieu à une polyphonie de voix historiques: celle de Montaigne, celle d'Alex, le gardien du château, celle de François de Paule Latapie, inspecteur en mission sous Louis XVI, de Gabriel Lorgerie, le personnage principal, revenu sur les lieux où son enfance s'est réfugiée durant la guerre. Comme chez Montaigne, le flux verbal, véritable sujet du livre, se nourrit de citations. Géographie et Histoire informent un romanesque qui explore la matérialité de la langue, entre marmonnement confus, phrases inachevées, repentirs de diction. Dans Le ciel touche à peine la terre (1997), Chaillou relève un autre défi : faire entendre la langue du narrateur, un jeune Hollandais de 1650, qui écrit son récit de voyage en français «pour rendre ces pages incompréhensibles à ceux qui nous voisinent, entourent et que j'ai pour tâche d'énu-mérer». Aussi s'agit-il de lui trouver un français qui ait cette patine du temps sans tomber dans les aléas du roman historique. L'épaisseur de la phrase, scandée de noms propres, de termes techniques, de tournures maladroites, déploie un paysage, une époque et une culture - entre deux eaux, entre deux religions - tout proches encore des légendes et fascinés par les Indes lointaines. Avant ce roman « hollandais », Chaillou avait écrit un roman « russe », La Rue du Capitaine Olchanski, autre traversée d'un paysage livresque (PouchkinE). Son roman «révolutionnaire» met en scène Mirabeau en Matamore ébouriffe (2000), saisi par une autre communauté polyphonique de voix : ses personnages sont tissés de paroles et non « typés » comme ceux des écrivains académiques, et c'est là toute la différence. Jean-Paul Goux aussi est attentif à la vibration des mots. Ce lecteur subtil de Julien Gracq (Les Leçons d'Argol, 1982) défend le roman comme une «fabrique du continu » (titre d'un essai paru en 1999) et une « voix sans repos» (autre essai, 2003). A l'opposé de la phrase «ébouriffée» de Chaillou, qui recrée le mouvement de la pensée par le bouillonnement du verbe, celle de Goux s'installe dans l'héritage de Proust, de Henry James, de Claude Simon et surtout de Julien Gracq. Englobante, elle entraîne le lecteur dans sa progression presque angoissante vers on ne sait quelles limites : « La phrase n'y gagne pas certes en légèreté, elle tire à elle cependant toute l'attention fascinée qu'on portait dans le roman traditionnel aux combinaisons de l'intrigue; la mécanique de ses agencements, la précision de ses emboîtements, la tension des attentes qu'elle ménage et la satisfaction des attentes comblées qu'elle procure, sont les exacts équivalents des qualités quon demandait au récit », écrit-il à propos de Gracq (« Le temps de commencer», Genèses du roman contemporain, CNRS éditions, 1993), formules qui s'appliquent parfaitement à sa propre écriture. Le projet est défini dès son premier roman, Le Triomphe du temps (1978) : « Il faudrait parler du souci que j'ai eu de rendre le texte continu : c'est une manière d'occuper le Temps, de se le soumettre, que la musique porte à son comble. Le flux musical me fascine, parce qu'il organise le Temps. » Dans les romans suivants, La Fable des jours (1980) et Lamentation des Ténèbres (1984), Goux s'oppose à la doxa de l'avant-garde : « [...] je sais seulement que le lyrisme, l'écriture de l'amour et de la nature, le discours de la ferveur et de l'enthousiasme sont aujourd'hui interdits par les idéologies littéraires d'avant-garde: je vois seulement qu'on y perd beaucoup. La "nécessité de se confronter aux grandes expériences sensibles du passé", pour reprendre l'expression de Breton, ne saurait être niée d'un simple haussement d'épaules dédaigneux. » Sa trilogie « Les champs de fouilles » {Les Jardins de Morgante, 1989, La Commémoration, 1995, La Maison forte, 1999) opère la rencontre fructueuse d'un sujet, d'une technique et d'un style. La redécouverte d'un lieu extraordinaire - la maison et les jardins de Morgante, poète célèbre de la Renaissance - par l'archiviste Wilhem, le photographe Thubert, le jardinier Chaunes, et une femme, Maren, constitue le sujet. La technique entremêle les récits des personnages se racontant leurs découvertes successives, cependant que leurs sentiments (l'amour, l'amitié, la hainE) évoluent, après la découverte d'un jardin secret, palimpseste du jardin visible, vers des débats qui tournent au tragique... À la géométrie omniprésente, obsédante dans les descriptions de jardins et de bâtiments, correspondent les ricochets d'une narration sans innocence, travaillée de rapports fluctuants entre les personnages. Le style, enfin, pratique une phrase ample, attachée aux moindres nuances de la lumière, des formes, des couleurs: «Je cherche ainsi des phrases-paysages, qui ont de la surface et du volume et qui déplacent en bougeant des territoires entiers, sans plus de rupture que les regards du marcheur. » Le roman retrouve ainsi ses deux fonctions essentielles : faire découvrir un monde, le mettre en récit, mais avec un phrasé qui redouble le plaisir du romanesque. Extrait du récit de Maren qui a « découvert » la petite maison de verre en compagnie de Chaunes, tout au fond des jardins. Et dont elle a fait son lieu privilégié. « Mais le plus sûr rempart contre cet égarement de l'esprit auquel paraissait tour naturellement porter une déambulation errante dans la maison de Morgante, ce fut sans aucun doute cette petite maison de verre que son charme seul me fit d'emblée élire et qui se révéla en fait aussi nécessaire pour moi que le sont à un marcheur endurant les haltes et les étapes. Quand il m'arrivait de penser avec Chaunes que la maison de Morgante ne pouvait être que l'ouvre torturée d'un architecte pervers - pensée simpliste, pensée simplificatrice, à laquelle il était paradoxalement réconfortant parfois de s'en remettre, parce que l'hypothèse d'un ordonnateur unique, d'un tout-puissant maîtte d'eeuvre, a toujours paru plus commode que la prise en compte du long travail du temps -, il me semblait, et contre toute évidence puisque la maison de verre était manifestement bien postérieure à la maison de Morgante, que le génie de ce grand manipulateur d'espace qui avait ouvré à Morgante pouvait être attesté par la seule existence de cette retraite parmi les arbres, demeure des apaisements, légère, gracieuse et rassurante comme les mille oiseaux voletant qui l'entouraient sans discontinuer. Nous nous retrouvions là, souvent, Chaunes et moi, en fin d'après-midi, encore tout étourdis, longtemps silencieux, l'un près de l'autre dans ces faureuils recouverts d'une housse blanche ou légèrement bleutée, devant la verrière, entre les murs blancs, et la maison de Morgante s'éloignait. Il me fallut un cettain temps pour deviner que ce qui faisait si infailliblement s'éloigner de l'esprit la maison de Morgante, c'était que ma petite maison de verre possédait ses petits bruits bien à elle, que son parquet réagissait sous le pas et vivait aussi sa vie autonome et imprévue, quand la terre cuite des planchers de Morgante, tintait soutd et se taisait, se serait tue pour toujours si personne n'était venu la frapper, et que ces arbres si proches de la verrière apportaient incessamment ou le bruit propre de leur agitation, du ftoissement, du frôlement de leurs branches et de leuts feuilles, ou le changeant et répétitif piaillement des oiseaux qu'ils hébergeaient, quand tout au contraire, et c'était évidemment particulièrement sensible dans ces moments où nous nous arrêtions et restions, immobiles sur le siège d'une chambre bleue, les innombrables pièces de Morgante, déjà parfaitement calmes lorsqu'elles étaient en façade, s'enfonçaient partout ailleurs dans d'immenses profondeurs de silence au sein desquelles il semblait par moments qu'il fût délicieux d'être immergé - et l'on pouvait alors supposer qu'à la manière de ces glacières enfouies sous la tetre des jardins et où l'on conservait jusqu'au cour de l'été la glace de l'hiver, la maison de Morgante avait eu ses pièces de silence, où il avait été possible à n'importe quel moment d'aller se rcrirer -, mais au sein desquelles il semblait aussi par moments qu'il fût tettible d'être englouti - et l'on ne pouvait alots s'arracher à leur vide angoissant qu'en fixant son attention sur les seuls bruits internes de son propre corps, mais c'était comme si le silence même de Morgante vous eût contraint à vous enfermer dans l'ultime enceinte de votre propre corps. » Jean-Paul GOUX, Les Jardins de Morgante, © éd. Payot, 1989. Avec des moyens en apparence plus simples, proches de ceux d'un Alexandre Vialatte ou d'un Jacques Réda, Dominique Pagnier, dans Les Filles de l'air (1997), La Vraie (1999) ou Les Sours clair de lune (2001), s'installe dans un univers très influencé par le romantisme allemand, mais la quête qui conduit souvent ses personnages au-delà des frontières - celles de l'Est ou celles du réel - n'est jamais détachée des contingences de la vie quotidienne, et l'humour colore secrètement cette prose si proche de la poésie. Saluée par Jean-Paul Goux et par François Bon aussi bien que par Alain Nadaud, l'ouvre de Julien Gracq inspire aussi Ariel Denis, qui lui a consacré deux études. Dans Une découverte (1988) toutefois, c'est Les Démons, roman de l'écrivain autrichien Heimito von Doderer, qui fournit la trame d'un récit à la composition musicale (Ouverture; quatre parties; FinalE). Ariel Denis y montre comment un livre peut bouleverser et donner naissance à un livre nouveau. Reprenant la leçon du Temps retrouvé, le narrateur reconstitue une année de sa vie, et, à travers elle, toute une existence vouée à la littérature, en réunissant dans un roman ce qu'au même moment Gracq réserve à des livres de critiques et de fragments {Lettrines, Carnets du grand chemin; En lisant en écrivanT). De même Un Anniversaire (1986) fait tenir ensemble, autour des quarante ans du narrateur, réminiscences, réflexions, histoires d'autrefois (les années 1960) et méditations sur le temps. Valigan: une enquête (2000), roman effervescent et drôle, s'écrit sur fond de bibliothèque et d'Europe balkanique en feu. Ariel Denis conduit ainsi le lecteut sur « le chemin des choses essentielles », sans cesser de jeter un regard critique sur cette folie qu'est la lecture portée à son point d'incandescence. Le renouveau de l'ampleur romanesque Le goût du romanesque, qui avait souterrainement perduré dans des ouvres discrètes au cours des années formalistes, revient de manière plus visible sur la scène littéraire. D'abord traité avec la distance de l'ironie ou de la parodie par ces romanciers ludiques que l'on a dit impassibles (cf infra p. 410), il s'affirme, depuis 2005, dans des romans qui retrouvent de l'ampleur (au-delà de 400 ou 500 pages...) et renouent avec la multiplication des personnages et des péripéties. Des écrivains issus d'horizons divers, parfois même de la poésie (Hedi KaddouR), peut-être lassés par des formes autofictives qui ont perdu leur pouvoir d'innovation, et soucieux de rivaliser avec les littératures étrangères dont les médias continuent de vanter les intrigues solides et les protagonistes fortement caractérisés, ou plus simplement encore mus par le désir de raconter des histoires proches de celles qui les firent rêver, y viennent tour à tour. On distingue néanmoins deux manières de le faire, selon que l'on s'abandonne au romanesque avec les délices d'une immédiateté sans encombre, ou avec les malices de la virtuosité littéraire. Mais, dans les deux cas, c'est l'Histoire qui demeure le partenaire majeur: l'écrivain traverse les périodes, mobilise les événements, au point qu'après l'apparition du « roman archéologique », caractéristique de la littérature contemporaine (cf. supra, p. 271), le renouveau du romanesque semble favoriser une relance du roman historique. Reste à savoir si ce modèle est adopté tel quel ou mis en perspective, s'il est exploité ou perturbé. Du côté de l'adhésion élective, Anne-Marie Garât renoue avec la verve des grandes sommes romanesques (910 pages!) : Dans la Main du diable (2006), une histoire d'espionnage à la chronologie linéaire court de la fin 1913 à la mobilisation générale du 1er août 1914, mais offre le tableau très encyclopédique d'un demi-siècle de bouleversements scientifiques (PasteuR), artistiques (les Ballets tusseS) et politiques (grandes grèves, guerreS). Foisonnant d'intrigues gigognes et d'hétéroclites péripéties, le récit redécouvre l'esthétique et les personnages du roman-feuilleton: une jeune héroïne innocente, mais perspicace, se débat au milieu de complications familiales, historiques, scientifiques et politiques sans nombre. L'apparente conformité du livre aux modèles du genre et ses emprunts à l'ancien roman d'analyse psychologique favorisent néanmoins les collages et puise aux journaux d'époque : L'Illustration, Le Journal illustré, Le Temps...comme pour les mettre en perspective. C'est aussi à partir d'une abondante documentation, avec parfois certaines difficultés à l'intégrer au récit sans suture, que s'élabore Les Bienveillantes de Jonathan Littell (900 pages aussI). Indépendamment du point de vue narratif choisi et des références mythiques (cf. supra, p. 170), c'est bien à un roman historique traditionnel que l'on a affaire. Il est vrai que l'auteur, d'origine américaine, continue de trouver dans son pays d'origine maints exemples d'une forme un peu tombée en désuétude dans le nôtre. Dans Simples mortels (2003, 420 p.), Philippe de la Genardière étend à la fin du siècle les catastrophes qui en ont marqué la première moitié. Reprenant aux romans-fresques le principe d'une famille emblématique (comme Duhamel ou Martin du GarD), il alterne les chapitres sur chacun de ses membres, jouant de l'adresse à la seconde personne et de passages en italiques assumés par la voix d'un historien, ou d'un sociologue, décrivant l'univers apocalyptique dans lequel ils vivent: médias trompeurs et omniprésents, vache folle, sida, religions, guerres, attentat du 11 septembre... Les longues phrases rebondissant d'un paragraphe à l'autre, itératives et volontairement ressassantes comme celles de Faulkner, de Claude Simon ou de Jean-Paul Goux, scandent l'inféodation de l'âme à la marchandise et dessinent la débâcle sans grand espoir de rédemption. Ce travail du style et de la forme distingue ce livre du romanesque immédiat. Il s'agit ici de se nourrir des fictions anciennes et des pratiques modernes pour refonder l'ambition panoramique du roman. Plus retors dans l'organisation du récit, jouant en virtuose d'une chronologie éclatée mais dont les ruptures s'articulent à des nécessités logiques, Hedi Kaddour conjugue dans Waltenberg (2005, 711 p.) les inflexions d'un John Le Carré et d'un Aragon (celui de La Semaine saintE) pour tisser les fils d'une histoire d'amour, d'amitié et d'espionnage, qui s'étend de 1914 à 1991. Une narration brillante fluctue au gré des associations d'idées, des retours en arrière et des fragments de monologues intérieurs. Là encore, l'adhésion au romanesque est clairement affichée par l'auteur, qui la revendique : « Je suis rentré de promenade en ayant décidé d'écrire un gros roman d'aventures. J'avais à l'esprit Les trois Mousquetaires, Vingt mille lieux sous les mers, ou Les Aventures du capitaine Hornblower. Tous créent un univers si bien rythmé qu'une fois ouvert, on est incapable de lâcher le roman ». Mais son expérience de la poésie lui donne des exigences envers l'écriture. Ne pas tout sacrifier à la péripétie, au cliché, mais, comme il le répète, croiser La Montagne magique et Les Trois Mousquetaires: réconcilier les lectures d'enfance et les admirations adultes. Le roman historique s'y distribue en voix multiples, prend soin de varier les rythmes, parfois simultanés, de l'action vive et de la rétrospection lente. Le roman joue ainsi avec son passé romanesque, qu'il féconde de poésie et de lucidité critique. Venu comme Kaddour de la poésie, Robert Marteau déploie la chronique romanesque d'un village au tournant des années 1920-1930 (Dans l'herbe, 2006, 410 p.) Une polyphonie de voix populaires en orchestre la mémoire. La matière brute du quotidien rural s'y développe en longues vagues musicales, dans un romanesque à ras de terre et de langue, tous deux goûtés pour leur saveur commune et singulière. Ces glissements des poètes vers le narratif les rendent souvent sensibles, sinon à la poésie de la langue du moins à son rythme. Quelles qu'en soient les variations, le retour à l'ampleur romanesque tient donc du dialogue avec la littérature. Jean Rouaud en fournit la meilleure illustration: Limitation du bonheur (2006) renonce au récit de filiation qui a rendu le romancier célèbre (cf. p. 87) au profit de la rencontre très romanesque, sur une route des Cévennes, d'Octave Keller, communard en fuite (le héros romantiquE), et de Constance Monastier (la belle jeune femmE), veuve d'un vieil industriel (le méchant barboN) qui l'a épousée en secondes noces après l'avoir recueillie pauvre. Mais l'histoire est seconde par rapport aux digressions du Je narrateur sur l'Histoire (celle de la CommunE), le cinéma, la photo... et surtout par rapport au commentaire dont il accompagne et justifie sa narration, contre Zola, tête de turc affichée qui masque l'autre adversaire : le roman formaliste. Rouaud continue là une réflexion amorcée dans deux essais-fictions sur sa pratique - et sa conception - du roman (La Désincarnation, 2001 ; L'Invention de l'auteur, 2004). L'ampleur se cherche aussi dans la reprise : Luc Lang donne un nouveau souffle à son ancien roman, Liverpool, marée haute (1991) dans La Fin des paysages (2006, 497 p.) Le prétexte est le même: des caisses pleines d'ouvres d'art africain destinées à une exposition s'écrasent sur les docks de Liverpool, tuant un ouvrier. Ce roman composite et foisonnant paraît emprunter autant à Joyce qu'au romanesque conventionnel, ne serait-ce que par l'emportement de ses monologues aux phrases infinies, le mélange des tensions intimes et de la sphère publique, les errances dans la ville portuaire dont le délabrement n'est qu'imparfaitement compensé par le recyclage culturel de ses friches industrielles. C'est aussi l'affrontement des mondes, une Afrique pillée de sa création pour suturer les blessures d'un Occident moribond. Le romanesque contemporain ne sollicite pas seulement l'Histoire: il s'interroge sur l'état du monde présent. Il ne cherche, du reste, pas toujours l'ampleur mais s'impose aussi dans des romans qui ne cèdent en rien sur l'écriture ni sur l'exigence formelle, même discrète et tenue. Richard Millet met à l'épreuve un désir que la rumination porte à l'incandescence dans le diptyque que forment deux récits en première personne : celui d'un journaliste disgracieux (Le Goût des femmes laides, 2005), dont les pulsions de jouissance s'affament d'être repoussés, et celui d'une femme frustre et frustrée {Dévorations, 2006). C'est encore un romanesque de la langue, d'abord, que celui de Michel Chaillou (cf. supra p. 382) qui installe, dans la Vendée de brume de Virginité (2007), une sour en désir du personnage de Millet, pareillement soumise à l'archaïque inertie des lieux et du temps. Mais le vent marin amplifie le récit, évoque une arrière-grand-tante amoureuse sous l'Empire dans un récit nomade livré au vagabondage des mots. François Vallejo retrouve ces mêmes confins de l'ouest, avec une inventivité balzacienne toute vouée à la restitution des tensions politiques du Second Empire, mâtinées d'obscures pulsions sexuelles (Ouest, 2006). Le romanesque s'élabore souvent, on le voit, en de telles alchimies du corps, des lieux et de l'histoire. Dans Julien Letrouvé, colporteur (2007), Pierre Silvain retrace, à l'ombre tutélaire de Voltaire et de Stendhal, sinon de Giono, le parcours plein d'embûches d'un colporteur de livres de la Bibliodièque bleue à travers la Révolution française et la bataille de Valmy. Le livre, qu'aucun cependant ne sait lire, favorise la rencontre avec un déserteur prussien (préfiguration d'autres périodes troublées de l'histoire allemandE) et une femme accueillante. On y perçoit les téminiscences de l'une des origines du roman : le picaresque, qui connut une grande fortune au XVIIe siècle avant d'être moqué par Jacques Le Fataliste de Diderot. Enzo Cormann, venu du théâtre, en retrouve les accents pout suivre l'itinéraire désordonné de son narrateur, « soussigné Vénus, Artiste général », peintte d'art brut autodidacte, vaguement inspiré de Gaston Chaissac ou de Dubuffet (Le Testament de Vénus, 2006). Décidé à écrire son testament, parlant de lui à la troisième personne dans un style qu'il s'efforce de vouloir notarial sans y parvenir tant sa gouaille l'emporte, ce personnage bénéficie du talent de Cotmann pour le monologue, déjà éprouvé au théâtre. Demi-orphelin, voyou, prisonnier, «gambergeant» l'art à l'hôpital psychiatrique, il parcourt toutes les marges d'un monde qui ne semble pas fait pour lui, comme le picaro son ancêtte. Avec ces recours aux délectations du romanesque, mâtiné d'une lucidité moderne qui ne nuit jamais au plaisir, le roman français semble ouvrir un nouveau pan de son histoire, d'autant que l'ampleur gagne du terrain aussi dans d'auties registres, peu inféodés au romanesque pur (voir supra, Alain Fleischer, L'Amant en culottes courtes, 612 p. ; Hubert Lucot, Le Centre de la France, 443p. ; F. Bon, Tumulte, 542p. ; et infra, Arno Bertina, Anima Motrix; Nicole Caligaris, Rarnum des Ombres; Régis Jauffret, Microfictions, etc.) Tout se passe comme si, lassés des formes brèves, fragmentées, et des couits récits qui ont paru relativement dominer la scène littéraire depuis deux décennies, le XXIe siècle commençant renouait avec une insatiable faim littéraire. |
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