Essais littéraire |
Le poète Reverdy - on ne s'en est peut-être pas clairement avisé jusqu'ici - est un écrivain considérable, non pas seulement en tant que poète, mais ce qui est moins connu, en tant que penseur. On pourrait dire que sur un point, mais sur un point essentiel, sa pensée a des similitudes évidentes avec la pensée de Descartes. Descartes, en effet, comme chacun sait, fonde sa philosophie sur la suspension ou suppression hypothétique qu'il fait de toute réalité externe et objective. Au point de départ de sa pensée il ne laisse pour ainsi dire subsister que l'être pensant isolé, réduit à la seule conscience de son propre moi. Or, ne peut-on pas dire que Reverdy assigne à sa pensée un point de départ analogue puisqu'il se présente lui-même au début de certains de ses poèmes dans la situation d'un prisonnier enfermé dans sa cellule et qui, en raison de ce fait, se découvrirait privé de la possibilité d'avoir le moindre rapport avec le monde extérieur ? Le poète se révèle donc ici dans une situation similaire à celle de Descartes, sinon même aggravée. Il se voit contraint, peut-être pour toujours, à ne pouvoir user que d'une pensée purement privative et négative, puisqu'elle est sujette à la plus radicale suppression de son champ d'observation. La similitude entre ce prisonnier imaginaire et le penseur de Descartes est donc évidente. Tous deux se trouvent réduits, l'un par son acte propre, l'autre par la contrainte, à se trouver sans contact direct avec le monde extérieur. Mais alors que le premier tire de son isolement un avantage spirituel considérable du fait qu'il se trouve ainsi libéré de l'obligation de ne pas attacher la moindre considération à ce monde du dehors qu'il supprime mentalement de sa pensée, Reverdy, très différemment, ou plutôt le personnage qu'il décrit et avec lequel il s'identifie, se découvre condamné à ne pouvoir, pour ainsi dire jamais, sortir de sa situation claustrale. La différence entre ce qu'on peut appeler le Cogito de Descartes et celui de Reverdy, est donc très nette. Le premier est fondamentalement optimiste et s'affirme par la fameuse phrase : « Je pense, donc je suis. » - L'autre se découvre comme venant d'un être incapable de reconnaître pleinement la présence de lui-même, sinon de la façon la plus restrictive et par conséquent la plus misérable. Cette situation est identique à celle du malheureux Edmond Dantès dans le roman de Dumas père, s'éveillant avec horreur dans un cachot du château d'If. C'est l'état de l'être se découvrant dans tout le tragique de son manque d'être : « Plus je pense, écrit Reverdy, et moins je suis. » - Penser, se penser, c'est donc, dans ce second cas, prendre conscience, dans toute son acuité, du rétrécissement qui s'accomplit en nous dès que nous nous découvrons être les sujets et les victimes d'un monde externe qui se confronte à nous et nous accable, tout en se séparant cruellement de nous. Contrairement donc à Descartes, Reverdy constate que le Cogito n'est pas un moyen infaillible de conquérir ou de garder son indépendance, puisqu'on s'y découvre à l'intérieur de murailles qui se referment sur nous-mêmes. Le Cogito de Reverdy, comme le Cogito du malheureux Edmond Dantès, est caractérisé par la conscience de la plus rigoureuse des réclusions. C'est le Cogito d'un manque. Il consiste dans la conscience d'une privation d'être. Un tel Cogito est donc presque entièrement négatif. Reverdy le reconnaît lui-même : « La poésie, constate-t-il, est dans ce qui n'est pas, dans ce qui manque. » On pourrait même pousser plus loin le paradoxe en faisant remarquer que la poésie, étant essentiellement une affaire de l'âme, et la nature de l'âme n'ayant vraisemblablement rien de positif, il en résulte que toute poésie n'est pas dans ce qui est, mais dans ce qui n'est pas, dans le non-être. La poésie n'aurait aucune positivité. Elle ne saurait être autre chose que la manifestation d'un état composé pour une bonne part d'absence, de vide et de nuit. Il semble donc qu'on se trouve confronté très vite dans la poésie de Reverdy, comme peut-être aussi dans sa vie propre, par une limite, par un mur. Au-delà il n'y aurait rien, rien à voir, ni à dire, ni à faire, sinon parfois, pour une permission de très courte durée, bénéficier de la faculté qu'ont les prisonniers de se soustraire très temporairement au réel et de se déplacer dans le vide, dans le nul, dans le négatif. Sortant de la chambre close où il se trouve condamné à vivre, le prisonnier obtiendra de quelque geôlier indulgent la brève autorisation de faire quelques pas au-dehors. Il lui sera permis de se promener pour un temps dans un de ces espaces trompeurs qui, dans les prisons, portent le nom de préaux. Dans cet espace, pour un court moment, un changement aura lieu, sinon de place réelle, au moins de lieu mental, car l'endroit dont il s'agit semble au prisonnier ne plus se conformer aux dimensions rigoureusement déterminées des espaces cellulaires. Ainsi le poète échappe fictivement à la consigne des déterminations précises. Il s'imagine transporté inespérément dans le monde libre des indéterminations. Mais est-ce pour de vrai ? « Je ne suis pas plus loin que ma prison », constate le prisonnier,fcbientôt contraint de réintégrer sa geôle. REVERDY : TEXTES Rien ne fera d'un pont à l'autre la lumière Rien ne fera jouet les gonds rouilles de l'épaisse portière Il suffirait d'un geste à peine dessiné D'un mouvement de lèvre sans murmure D'un regard sans intention trop arrêtée Il suffirait de rien Mais rien ne suffira Dans la nuit de velours Masque du vide. Quel chemin est venu finir à cet endroit ? La nuit se meurt en cet endroit Où l'on a trouvé des limites Le réel bouche l'horizon Il y a une barrière qu'on ne franchit pas Toutes les portes sont fermées Le silence ferme la nuit C'est derrière le mur que tout se passe Qu'y a-t-il là derrière ? Seigneur ouvrez-moi cette porte noire qui tient tout le fond de [l'univers Je voudrais être aux premiers jours De mon enfance Et revenir M'en aller de l'autre côté Il ne me reste plus que des objets durcis et des espaces [morts. Là toutes les portes sont hermétiquement closes Je ne suis pas plus loin que ma prison. |
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