Essais littéraire |
La pensée du XVIIe siècle, celle du moins qui apparaissait sous le signe de Descartes et du cartésianisme, se donnait un point de départ très net. C'est l'acte même de la pensée individuelle, se saisissant dans le mouvement par lequel, en pensant, elle se pense. Cette saisie de soi-même par soi-même est le point de départ authentique de la pensée, puisqu'il ne suppose ou ne requiert rien en deçà de son opération. L'acte de pensée cartésien mérite donc d'être considéré comme un point initial. Il ne se raccorde à rien en arrière. Il est comme une sorte d'autocréation se réalisant dans un vide. A chaque instant, moi qui pense, je tire de ce vide mon être pensant. A partir de ce point, librement, je procède. Avec le XVIIIe siècle, toutefois, il n'en était plus tout à fait de même. Je me découvre, certes, dans ma pensée présente, mais celle-ci cesse de m'apparaître comme une activité créatrice, existant pour ainsi dire en elle-même et ne reposant sur rien. Penser, c'est bien se découvrir en train de penser, mais cette activité pensante que j'éprouve et dont je me reconnais le sujet, ne se présente plus d'emblée à moi qui l'éprouve, comme créatrice unique de moi-même. Pour celui qui en est à la fois le sujet et l'acteur, elle apparaît comme une sorte d'agitation confuse, intimement vécue mais emmêlée à un amalgame d'expériences sensibles, qu'il s'agit, si on peut le faire, d'analyser et d'interpréter. L'homme du XVIIIe siècle ne se contente pas de se découvrir. II s'interroge. Descartes, lui, ne s'interrogeait pas. Directement, sans hésitation, par une détermination première, il atteignait en lui une certitude unique, et le reste allait ensuite se disposer à la suite de ce point. Il suffisait donc pour lui d'un simple acte de conscience de soi pour se croire autorisé à aller tout de suite plus avant. Mais pour Locke et ses successeurs, il en va tout autrement. Le mouvement de la pensée cartésienne partant à la conquête du monde ne leur paraît plus pouvoir se dispenser d'un retour vers une réalité mentale mal connue, mais dont il devient impossible d'ignorer les révélations. D'où une attirance nouvelle de l'esprit pour des expériences confuses, de toutes sortes, qui l'attirent vers des profondeurs intérieures encore mal définies. Aussi, tout au long du XVIIIe siècle, voyons-nous les écrivains de l'époque modifier sensiblement l'expérience de soi qui est la leur. La pensée ne prétend plus atteindre directement, immédiatement, une connaissance certaine de soi-même. Élle s'efforce, au contraire, non sans une certaine gaucherie, avec nombre de tâtonnements, d'établir un rapport fragile, tou-jours révisable, souvent imprévisible, entre fêtre qu'on est et la multitude d'expériences particulières qu'il lui est donné de faire dans le plus grand désordre. Ce rapport ne peut être évidemment que très incomplet. Il ne peut fournir de renseignements valables que sur un petit nombre d'événements limités, reliant tant bien que mal le proche au moins proche, les sensations aux idées, et cela, le plus souvent, au cours de circonstances fortuites, où se mêlent de façon inextricable le connu et l'inconnu. Tous les écrivains du siècle sont marqués à un plus ou moins grand degré par ce caractère d'incomplétion et de désordre. Ils l'acceptent sans trop de résistance. Us se rallient sans regret à la conception d'un univeri qui ne serait plus nécessairement réglé par un nombre très restreint de principes, tous absolument clairs. Le Sxviii6 siècle est l'âge où l'on voit pour-la première fois l'homme reconnaître l'inintelligibilité au moins partielle du monde. Il compose, non sans plaisir, avec sa propre ignorance. Il sait d'avance qu'il lui faudra tenir compte des mille lacunes qu'il découvre dans toutes les tentatives d'explication dont, jadis, il se contentait si facilement. Il commence à se défier des généralisations toutes faites. Ainsi l'on voit la pensée de Condillac comme celle d'Helvétius témoigner de leur intérêt pour des expériences précises, attestées par l'observation et nuancées par l'analyse. A l'intérieur de limites définies, il leur devient possible d'établir quelques rapports satisfaisants mais partiels. Tout autour continue de s'étendre une ' région indéterminée, sans points de repères fixes et avec laquelle on ne peut avoir que des relations extrêmement vagues. C'est ce qu'on appelle parfois le pays du Je ne sais quoi.' On le traverse pour passer du monde de la précision à son contraire, le monde du senti ment pur et de la rêverie. Cette existence parallèle de deux mondes mentaux que tout sépare et qui pourtant existent simultanément comme deux des lieux les plus fréquentés de la pensée, se retrouve déjà chez Malebranche, distinguant soigneusement entre pensée proprement dite et sentiment. C'est ce dernier, le monde du sentiment et particulièrement du sentiment de soi, qui se trouve considéré avec le plus de faveur au XVIIIe siècle. Il apparaît comme le plus riche, parfois le plus profond, toujours le plus séduisant. Toutefois c'est un monde à demi enseveli dans }a pénombre. C'est un monde presque irrationnel, où la pensée n'a plus le droit de se présenter comme pensée : monde des demi-teintes, des demi-révélations, des formes ambiguës, des suggestions douteuses, bref, de la confusion et de l'indéfinissable. Personne n'a écrit sur ce monde avec autant de profondeur, de sincérité, de puissance poétique, nous l'avons vu, que Jean-Jacques Rousseau. Il fut non le premier en date, mais le plus génialement doué pour sentir, pour pressentir, tout ce que ce monde mystérieux avait à la fois de secret et d'universel. Mais l'exploration par Rousseau de cet univers presque inconnu et cependant si familier est restée ce que restent toutes les explorations du monde intérieur : un ensemble d'aperçus discontinus sur la profondeur des lieux auxquels ils donnent accès, mais au seuil desquels ils ne peuvent que nous mener, sans nous procurer le fil d'Ariane, grâce auquel nous pourrions nous y aventurer sans .nous perdre. Ce fil' d'Ariane; pourtant, un homme se rattachant encore au XVII siècle en avait déjà révélé l'existence et lui avait même déjà donné une place exceptionnelle dans sa conception du monde; encore que ce ne soit que plus tardivement, vers le milieu du siècle suivant que son originalité fut pleinement reconnue. Cet homme fut Leibniz, surtout considéré ici dans la perspective de ses écrits sur les perceptions obscures. La pensée leibnizienne ne se contente pas, en effet, de reconnaître comme celle des sen-sualistes, iin__monde du sentiment, essentiellement irrationnel, composé surtout d'expériences isolées, confuses, indéfinissables; ou ne révélant qu'un état d'esprit second, caractérisé plutôt par l'émotion que par la pensée proprement dite. Pour Leibniz, au contraire, le monde des perceptions obscures est un monde homogène, d'une profondeur exceptionnelle et étendant ses réseaux à tous les étages de la vie mentale. Aux yeux du leibnizien, il n'y a donc pas d'opposition réelle entre ce qui est vécu par le sentiment et ce qui est pensé par la pensée. Le senti 'et le pensé ne sont que des étapes différentes d'une même activité spirituelle; et même ce ne sont pas des étapes rigidement séparées l'une de l'autre, mais au contraire communiquant l'une dans l'autre, sans qu'on puisse jamais clairement les distinguer. De l'une à l'autre il y a non seulement un rapport saisis-sable mais un échange constant. Ainsi, dit Leibniz, la per-ception distincte d'une monade est le développement, l'explication des perceptions obscures correspondantes... Dans cette phrase se révèle le génie synthétique de celui qui l'a prononcée. Alors que les philosophes anglais et français de la même période voyaient une opposition très nette entre la pensée obscure et la pensée distincte, Leibniz, au contraire, cherche entre elles une fusion. Bien plus, il ne considère le distinct que comme une version développée de l'obscur, et laisse même entendre que de l'obscur au distinct il y a une continuité. A l'origine,' l'obscur existerait en nous comme donnée primitive, pensée non encore développée mais existant dans toute la densité de sa profondeur initiale, attendant de parvenir à la clarté et à la distinction par une sorte de dépliement progressif de sa richesse interne, qui ferait apparaître tardivement ce qui, initialement, restait enfoui dans sa profondeur. Plus encore, cette profondeur originelle dont la richesse demeure à demi voilée dans l'indétermination de la pensée primitive, contient déjà pourtant en elle-même tout ce qu'elle épanouira par la suite dans le dévoilement des aspects d'abord dissimulés dans son sein. Ainsi une infinité d'idées obscures existent déjà, à l'état latent, en nous-mêmes, longtemps avant que nous en prenions pleine conscience. Ou plutôt cette plénitude n'existe jamais si richement, ou, du moins, avec une telle profondeur de sens que dans les arcanes non encore explorés d'une pensée qui n'en est pas encore au stade de l'épanouissement. Bref, notre âme n'est jamais si proche de l'univers pris dans son ensemble, que lorsqu'elle le voit confusément à l'intérieur d'elle-même; - comme si déjà, avant tout développement, se trouvait enveloppé ce qui, plus tard, se développerait sous la forme d'idées explicites. Bien plus, en renversant le mouvement réflexif que Leibniz décrit comme le processus naturel de la pensée obscure se muant peu à peu en idées distinctes, il devient possible, toujours selon Leibniz ou les continuateurs, au XVIIIe siècle, de sa doctrine, de concevoir le processus contraire, celui par lequel l'esprit s'enfonçant graduellement en sens inverse, à l'intérieur de lui-même peut remonter des pensées distinctes jusqu'à leur obscure origine; atteignant ainsi l'état premier où il était déjà capable de les entr'apercevoir dans leur unité synthétique. En un mot, la pensée profonde de Leibniz laisse entendre qu'il n'est pas impossible, en suivant cette voie ascendante, de retrouver quelque chose de l'unité synthétique première en laquelle toutes les pensées distinctes se trouvaient initialement confondues, et cela sans distinction, sans détermination. Opération infiniment séduisante si elle aboutit, mais qui reste, hélas, le plus souvent interrompue : « Notre âme a un magasin d'une infinité d'idées obscures », écrit Beausobre, un des disciples de Leibniz. Mais il ajoute : « C'est un magasin dont la plus grande partie ne parviendra jamais à un certain degré de clarté. » Beaucoup de nos idées obscures sont donc, selon les leibniziens, condamnées à ne pas parvenir au jour. Elles dorment, éternellement obscures, perdues tout au fond d'une conscience impuissante à les récupérer. D'autres émergeront, mais en gardant des traces de leur obscurité natale; ou seront devenues indéchiffrables pour n'avoir pas su préserver toute la densité de leur sens premier. Elles deviendront vagues, douteuses, imprécises. Tronquées et énigmatiques, il leur sera interdit de se révéler telles qu'elles étaient ou pouvaient devenir. Chez tous les disciples de Leibniz se retrouve cette croyance en l'existence parallèle, à l'intérieur de nous-mêmes, de deux consciences, l'une plus ou moins vive, l'autre, sorte de conscience brumeuse, conscience obscure, plus riche en principe que la conscience éveillée, mais freinée d'autre part par la faiblesse de nos organes mémoratifs. Cependant, de l'espèce de confusion que crée presque toujours en nous le caractère partiel, inachevé, de ces révélations intimes, deux gains importants semblent se dégager. D'une part, en raison de l'ignorance relative où la pensée actuelle se découvre presque toujours plongée par le caractère incertain des révélations qui lui sont faites, émerge, dès l'époque du préromantisme, une tendance qui s'était déjà, plus d'une fois, manifestée avec force dans l'esprit humain : la tendance à s'interroger, à solliciter plus ou moins anxieusement sa propre pensée, à se demander si elle ne dissimule pas quelque vérité profonde sur notre être le plus intime. La question Que suis-je ? Où suis-je ? si souvent posée par saint Augustin, puis par tant d'autres au Moyen Age et jusqu'au xvne siècle, revient souvent chez les préromantiques, et reviendra plus souvent encore au siècle suivant. Et puis il y a surtout le fait que la réitération persistante de cette demande, invite celui qui en est le sujet, non plus seulement à spéculer sur ce qu'elle peut cacher, mais à l'accepter pour ce qu'elle est, c'est-à-dire la révélation d'une double réalité inscrite en nous-mêmes, d'une part celle de notre être actuel se présentant dans ses limitations propres, dans le caractère distinct et reconnu de sa personne, et d'autre part, sous l'aspect d'une demande anxieuse d'information sur ce que nous pourrions être simultanément, dans un autre monde, celui de la profondeur. Cette dernière demande ne concernerait plus des aspects déterminés, mais se rapporterait, dans l'ignorance, à une indétermination fondamentale. LEIBNIZ : TEXTES Une âme ne peut lire en elle-même que ce qui y est représenté distinctement, elle ne saurait développer tout d'un coup tous ses replis, car ils vont à l'infini. (Mona-dologie, 61.) On pourrait connaître la beauté de l'univers dans chaque âme, si l'on pouvait déplier tous ses replis... Mais comme chaque perception distincte de l'âme comprend une infinité de perceptions obscures qui enveloppent tout l'univers, l'âme même ne connaît les choses dont elle a perception qu'autant qu'elle en a des perceptions distinctes... Chaque âme connaît l'infini, connaît tout, mais confusément. (Principes de la nature et de la grâce,13) Il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion... Ces petites perceptions sont de plus grande efficacité qu'on ne pense. Ce sont elles qui forment ce je ne sais quoi, ces goûts, ces images, ces qualités des sens, claires dans l'assemblage, mais confuses dans les parties. (Nouveaux Essais, préface.) LES LEIBNIZIENS Notre âme se représente, à la vérité, l'univers entier, mais c'est d'une manière confuse... Nous recevons des impressions de tous les mouvements qui arrivent dans l'univers, et notre âme en a des représentations obscures... (Mme du Chatelet, Institutions physiques, 1742, p. 152-) Notre âme a un magasin d'une infinité d'idées obscures dont la plus grande partie ne parviendra jamais à un certain degré de clarté, dont quelques-unes peuvent avec plus ou moins de peine devenir claires, dont un petit nombre passent tour à tour de la clarté à l'obscurité... (Beausobre, Réflexions sur la nature des idées obscures, p. 414.) Ces parties confuses et imperceptibles font partie de l'image peinte au fond de l'oil, et elles ont leur part à la perception totale. (SuLzer, Explication d'un paradoxe psychologique, 1759, p. 439.) Dans les plus petites nuances de la sensibilité existent des traces profondes non seulement des sensations qui ont ouvert pour nous la carrière de la vie, mais des moindres circonstances qui en ont diversifié la chaîne. (Ancillon, 1790.) L'indéfini en durée, en étendue, en force que nous offrent les grandes parties de la nature, nous met en rapport avec l'infini, et l'effroi qu'il nous inspire n'est qu'une sorte de recueillement et de respect... Les effets du demi-jour, de l'obscurité, du vaste silence et de la nature, du bruit uniforme des vagues, tiennent au même principe... Le pouvoir qu'ils exercent sur l'âme vient de ce qu'ils ne lui offrent rien de circonscrit et de déterminé, et de ce qu'ils lui ouvrent par là même un champ infini d'idées et de sentiments. (Ancillon, Considérations sur l'idée et le sentiment de l'infini, 1805, p. 53.) [Quand] nous nous jetons dans le vague des sentiments et des idées, dans les champs immenses de l'espace et du temps, nous étendons notre existence. (Ancillon, 1825, Pensées sur ['homme, t. 2, p. 79.) |
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