Essais littéraire |
Le rôle joué par l'ouvre poétique de Baudelaire est comparable à celui qu'a joué celle de Flaubert dans le domaine romanesque. Tous d'eux achèvent l'ère d'un certain classicisme et ouvrent un autre âge, qui est encore le nôtre aujourd'hui, celui de la modernité. Précisons que par ses dates (1821-1867) Baudelaire a vécu au moment même où pouvait se produire cette « révolution » dans l'histoire de notre poésie française. D'une part, en effet, l'homme Baudelaire reste, de par la générosité et la fougue de son tempérament, un romantique et, d'autre part, par les contacts qu'il a eus avec les gens de l'équipe du Parnasse contemporain, il connaît parfaitement les réactions des poètes de sa génération qui sont autant de réactions antiromantiques. Ainsi, par nature ou par expérience, il se trouve, en plein milieu du siècle, au cour même du conflit poétique que nous avons déjà analysé : pour une poésie de l'émotion, ou pour une poésie « gratuite » et purement esthétique ? Le génie, la réussite de Baudelaire, ne sera pas de trancher en faveur de l'une ou l'autre de ces deux options, mais de mesurer les excès de l'une comme de l'autre et de proposer une nouvelle voie où les rapports du langage et de la forme avec l'émotion et plus généralement l'inspiration seront eux aussi des rapports nouveaux. S'il est des ouvres qui prennent tout leur sens dans leur confrontation avec l'existence où elles ont pris place, celle de Charles Baudelaire en fait bien partie. Sa vie peut se résumer en une suite de drames qui déterminent tantôt la matière, tantôt l'esprit de sa création. Né à Paris en 1821, Baudelaire va perdre très jeune son père et réagir avec une extrême violence et une profonde révolte au remariage de sa mère avec le fameux général Aupick. Elève puis étudiant dans les années 1840 dans des établissements parisiens, sa « réaction » le conduit à fréquenter de plus en plus les milieux de la bohème artistique et littéraire. Mais ce « dépaysement social » ne lui suffit pas. En 1841, avec l'accord d'ailleurs de sa famille qui espère ainsi l'arracher aux influences néfastes de la bohème, il s'embarque pour un voyage aux Indes qu'il ne terminera pas complètement mais dont ses poèmes conserveront, sous la forme d'images étonnantes, la trace de visions et de sensations nouvelles pour lui : l'océan immense, l'exotisme de l'île Maurice, les senteurs d'un autre monde... De retour à Paris, et après avoir exigé sa part de l'héritage paternel, il renoue certaines amitiés littéraires (avec T. Gautier notammenT) et mène la vie mouvementée d'un « dandy » qui a du talent et de l'argent. De cette époque de sa vie date aussi sa fameuse liaison avec Jeanne Duval, une mulâtresse qui, en dépit des péripéties d'une liaison bien orageuse, restera pendant vingt ans sa maîtresse. C'est peut-être qu'en elle il retrouvait cet exotisme splen-dide que son voyage lui avait fait découvrir en 1841. Mais cette liaison et d'autres excès, insupportables pour sa « respectable s famille, ne seront pas tolérés. En 1844 il se voit soumis à la surveillance d'un conseil judiciaire et se voit aussi retirer ce qui lui restait de sa part d'héritage. Réduit â une maigre rente, la misère désormais ne le quittera plus, et il lui faut maintenant travailler pour vivre et pour survivre. Cet événement d'ordre purement familial a en fait une importance déterminante sur la suite de sa carrière littéraire. Condamné à travailler, Baudelaire va en effet essayer de gagner de l'argent grâce aux talents de sa plume, non point encore poétique, mais critique. Pendant quinze ans, de 1845 à 1859, son métier réel sera d'être critique littéraire et critique d'art. C'est entre ces deux dates extrêmes qu'il rédige les divers recueils des Salons (1845, 1846, 1859) et l'Exposition universelle (1855) qui sont autant de textes d'analyse et de réflexion sur les productions artistiques et littéraires des plus grands artistes français et européens (peintres, musiciens...) et des plus grands écrivains de l'époque. Par-delà la valeur inestimable que représentent ces textes en tant que jugements d'un poète génial sur ses contemporains, on devine l'importance fondamentale que cette expérience critique aura sur l'activité créatrice du poète lui-même. Si la conscience esthétique de Baudelaire, dans son propre travail, a été si aiguë, il le doit avant tout à ces ouvres « alimentaires ». C'est en exerçant les qualités de son intelligence sur les ouvres des autres qu'il va se forger précisément une intelligence tout à fait exceptionnelle de son propre travail poétique que, dès 1845, il mène dans les temps de loisirs que lui laissent ses activités. C'est en 1857 que paraît, sous le titre Les Fleurs du Mal, un recueil poétique auquel il travaillait depuis longtemps déjà. Il est aussitôt traîné en justice pour « immoralité » dans certaines de ses pièces (n'oublions pas qu'un premier titre choisi par l'auteur pour ce même recueil était Les LesbienneS). Ce n'est pas un hasard si la même année un autre novateur est lui aussi attaqué en justice pour immoralité dans une ouvre littéraire : Gustave Flaubert pour son roman Madame Bovary ! Les deux ouvres font scandale pour leur contenu « osé », mais la « révolution » qu'elles apportent est ailleurs. Baudelaire, un moment découragé par ces attaques, se soumet aux exigences de la censure, prépare et publie une seconde édition. Mais dès 1860 la maladie, qui s'ajoute aux méfaits des excès d'alcool et de drogue, le poids des dettes, la douleur de l'incompréhension ont commencé à miner le poète. Après une tournée de conférences sans gloire à Bruxelles en 1864, il revient à Paris, ombre de lui-même, presque aphasique et à demi paralysé. Agé de quarante-six ans seulement, il meurt le 31 août 1867, pour aller rejoindre ces « splendeurs situées derrière le tombeau » qu'il avait déjà cherché à deviner ou à entrevoir dans sa poésie. Ce n'est qu'après sa mort que seront publiés ses Journaux intimes et ses Petits Poèmes en prose auxquels il travaillait depuis plusieurs années. La structure même des Fleurs du Mal est incontestablement révélatrice des drames de cette vie débauchée, amère et besogneuse. Baudelaire n'a jamais caché que c'était lui tout entier, avec ses rêves et ses répulsions, ses joies et ses douleurs, qu'il avait mis en scène dans l'espace poétique de son recueil T« Dans ce livre atroce, écrit-il, j'ai mis tout mon cour, toute ma tendresse, toute ma religion (travestiE), toute ma haine... » Mais dans son esprit l'écriture poétique est aussi recomposition d'un ordre, reconstruction d'un itinéraire, là où l'existence n'a laisse qu'une suite de hasards ou de non-sens. Le 6oin qu'apporte le poète à l'ordonnance des multiples poèmes selon un plan bien précis n'est pas à prendre à la légère. Il écrivait en 1861 à Alfred de Vigny : « Le seul éloge que je sollicite pour ce livre est qu'on reconnaisse qu'il n'est pas un pur album et qu'il a un commencement et une fin. » Regardons donc d'un seul coup d'oeil l'architecture totale du recueil pour en prendre la mesure et essayer d'y percevoir un « sens ». Après une très longue première partie où il évoque en plus de quatre-vingts pièces la double postulation de son être, « Spleen et Idéal », le poète peint dans les quatre suivantes lés quatre tentations susceptibles de l'arracher à la misère de ce déchirement apparemment indépassable : la ville des « Tableaux parisiens », le « Vin », le vice métaphoriquement nommé « Fleurs du Mal », et la «"Révolte ». Mais seule la dernière et cinquième tentation " a peut-être une pleine signification ; c'est celle de la sixième partie du livre : la « Mort ». On voit déjà comment l'originalité de Baudelaire tient à l'importance prise dans le recueil par la première partie qui est tout à la fois description manichéenne et tentative d'exorcisme des contradictions d'une sensibilité exceptionnelle. Romantique par tempérament, nous l'avons dit (et il y aurait beaucoup à écrire notamment sur le sens du « satanisme » baudelairieN), Baudelaire refuse le simple discours lyrique où les sensations, les douleurs et les passions du cour viendraient prendre place « naturellement ». C'est qu'il se défie de sa nature et de la Nature : écrire au contraire signifie pour lui prendre ses distances par rapport à la spontanéité naturelle, en s'appuyant sur toute la volonté de son intelligence esthétique. Intelligence qui va systématiser le drame pour mieux le mettra en scène et mieux le maîtriser : d'un côté, les angoisses et les péchés du spleen, de l'autre, les séductions vertueuses et gracieuses de l'idéal. Le spleen est pour Baudelaire le maître mot de sa description de toutes les détresses et de toutes les angoisses de l'existence. Ce n'est plus la tristesse languissante d'un Lamartine, ni même la « grande douleur » d'un Musset, c'est une terrible prise de conscience de la malédiction qui pèse sur le génie poétique condamné à vivre, comme L'Albatros déchu, au milieu des railleries du monde : Le poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l'archer ; Exilé au sol au milieu des huées. Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. Le spleen c'est surtout l' « ennui », ce sentiment terrible de la médiocrité inexorable du quotidien qui anéantit tous les dons et toutes les espérances du génie : Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis. Et que de l'horizon embrassant tout le cercle Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ; (...) l'Espoir Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique. Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. ( Spleen.) Et si l'on peut dire que d'une certaine manière l'esthétique baudelairienne est une esthétique hostile à la nature, c'est que partout la nature, en d'insupportables visions, renvoie au poète les images concrètes de ce spleen intimement vécu : Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d'été si doux : Au détour d'un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux, Le» jambes en l'air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons. Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d'exhalaisons. (Une Charogne.) Et pourtant c'est au cour même de cette sinistre détresse et de ces visions répugnantes qu'apparaissent parfois les lumières de l'idéal. (L'idéal est à la fois sensations, sentiments, monde rêvé et rêve quelquefois incarné. C'est la sphère impalpable des idées pures et des aspirations innocentes qui ont noms Beauté, Pureté, Vertu. « Monde, écrit Baudelaire, des belles saisons, des heureuses journées, des minutes délicieuses. » Univers, écrit encore le poète, où : Là tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. L'idéal est ainsi avant tout un horizon ou un paysage qui satisferait à la fois les exigences de l'âme et les désirs du corps|; paysage d'une Vie , antérieure qu'il faut retrouver : J'ai longtemps habité sous de vastes portiques Que les soleils marins teignaient de mille feux (...) C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs (...) Mais que le lecteur ne s'imagine surtout pas que cette systématisation opérée par Baudelaire entre spleen et idéal est là pour faciliter une quelconque réconciliation des contraires. La dialectique n'est pas du monde baudelairien, et en aucun cas l'ensemble de la première partie des Fleurs du Mal ne pourrait se lire comme le récit de l' « arrachement » aux troubles du spleen et de l'accession aux délices de l'idéal. Si arrachement il y a, il n'est que ponctuel et fugace, inscrit par la magie des mots dans le seul instant heureux d'un poème aussitôt oublié : Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, (...) Mon esprit, tu te meus avec agilité. (...) Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ; Va te purifier dans l'air supérieur. Et bois, comme une pure et divine liqueur. Le feu clair qui remplit les espaces limpides. (Elévation.) Le drame baudelairien est précisément que l'idéal relève de l'instant et que le spleen relève lui du temps, de la durée. Après les éblouissements de l'in6tant, c'est la chute qui guette nécessairement l'homme dans les supplices du temps qui est toujours L'Ennemi : O douleur I O douleur ! Le Temps mange la vie, Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cour Du sang que nous perdons croit et se fortifie ! Ennemi de l'homme, le temps l'est aussi du poète à qui il refuse la pleine durée qu'exigerait la création libératrice : Pour soulever un poids si lourd, Sisyphe, il faudrait ton courage ! Bien qu'on ait du cour à l'ouvrage, L'Art est long et le Temps est court. (Le Quignon.) On comprend dès lors comment devant cette difficile ou même impossible « maintenance » du paradis rêvé, le poète soit tenté de lui substituer des « paradis artificiels », aussi divers soient-ils. Entendons par paradis artificiels toutes les illusions et tous les artifices concrets et sensibles, impalpables ou psychologiques, que le poète s'invente pour combler le vide de ses désirs et éviter la chute fatale. Artifices ainsi que toutes les formes de l'ivresse; celle du parfum qui suggère plus qu'il ne recrée les paysages perdus : Guide par ton odeur vers de charmants climats, Je vois un port rempli de voiles et de mâts Encor tout fatigués par la vague marine. Pendant que le parfum de9 verts tamariniers Qui circule dans l'air et m'enfle la narine, Se mêle dans mon âme au chant des mariniers, (Parfum exotique.) celle du tabac dans La Pipe qui réconforte le corps tout en envoûtant le cour : J'enlace et je berce mon âme Dans le réseau mobile et bleu Qui monte de ma bouche en feu, celle du vin, poison délicieux, qui peut métamorphoser le réel le plus infâme et le rendre supportable : Le vin sait revêtir le plus sordide bouge D'un luxe miraculeux. Et fait surgir plus d'un portique fabuleux Dans l'or de sa vapeur rouge, Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux, (Le Poison.) celle de la drogue, autre poison magique, qui rompt la tyrannie du temps et fait accéder l'âme à de nouveaux espaces : L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes, Allonge l'illimité, Approfondit le temps, creuse la volupté. Et de plaisirs noirs et mornes Remplit l'âme au-delà de sa capacité. (Le Poison.) Artifices aussi que toutes les complaisances de la sensation : la mollesse magnétique des Chats qui envahit les sens d'une étrange intensité : Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques, Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin, Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques. la tiédeur engourdie et rassurante de ces crépuscules au Balcon : Les soir» illuminés par l'ardeur du charbon Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses (...), tiédeur ambiante que prolonge souvent la moiteur généreuse et féconde du sein de l'amante : Quand, les deux yeux fermés, en un chaud soir d'au- [tomme, Je respire l'odeur de ton sein chaleureux, Je vois se dérouler des rivages heureux Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone. (Parfum exotique.) Artifices encore que ces illusoires départs vers les pays perdus ou rêvés que l'on n'atteint jamais : Mon enfant, ma sour Songe à la douceur D'aller là-bas vivre ensemble Aimer à loisir Aimer et mourir Au pays qui te ressemble. (L'Invitation au voyage.) C'est que la tentation suprême, l'artifice ultime où conduisent tous les autres est bien celui de la mort, horizon de toutes paroles, dernier voyage et voyage idéal où tous les espoirs et tous les désespoirs viendraient se fondre dans les délices d'une éternité entrevue : O Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre ! (...) Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte ! Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau. Plonger au fond du gouffre. Enfer ou Ciel qu'importe ? Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau ! (Le Voyage.) L'ordonnance des parties II à VI des Fleurs du Mal pourrait là encore donner l'idée d'un itinéraire rigoureux. Mais les tentatives des paradis artificiels que nous avons mentionnées ne relèvent pas plus que le couple spleen-idéal d'une pensée logique ou dialectique. Chaque tentative ne prend son sens que dans l'immédiateté et l'espace clos d'un poème unique. Le rejet du spleen et la quête de l'idéal comme les prodiges multiples de cet apprenti sorcier du langage ne se comprennent pas dans leur continuité mais bien dans leur variété et leur coexistence à tous niveaux dans le recueil. Spleen et idéal, vice et vertu, satanisme et mysticisme, blasphème et recueillement, femme du corps et du plaisir ou femme du cour et de la contemplation, Jeanne Duval ou Mme Sabatier, Paris sordide et îles embaumées, médiocrité du quotidien et mort adulée, autant de contradictions que la poésie des Fleurs du Mal ne résout- pas, tout simplement parce qu'elle se nourrit de leur permanence cyclique, sans cesse ravivée par le langage dont la ferveur signifie, elle, la voie d'une autre ascèse et d'une autre libération beaucoup plus essentielles. Et pourtant, de prime abord, l'ouvre poétique de Baudelaire, sous son aspect formel et langagier, ne semble en rien révolutionnaire. En regard de la violence de cette sensibilité déchirée les moyens de l'expression paraissent bien sages et bien « classiques ». Nul doute en ce sens que les contacts que Baudelaire eut avec Gautier et les Parnassiens n'aient contribué à cette sagesse formelle. Rien de plus classique en effet que l'utilisation que fait le poète des mètres traditionnels (octosyllabe, décasyllabe, et surtout alexandriN), même si c'est pour les prendre parfois aux pièges d'un prosaïsme volontaire ; rien de plus classique encore que son utilisation abondante de cette vieille forme poétique qu'est le sonnet. Et pareillement, tel poème d'une structure apparemment originale comme Harmonie du soir s'avère n'être qu'une heureuse mais fidèle imitation des « pantoums » hugoliens des Orientales. Mais, dira-t-on, ce rigoureux technicien du vers. n'est-il pas quand même un novateur en matière de poésie en prose et d'expression symbolique ? Là encore les inventions de Baudelaire ne sont pas si personnelles qu'on le dit parfois. Pour ce qui est de l'ouvre poétique en prose (dont d'ailleurs Baudelaire aurait sans doute souhaité pour titre Le Spleen de Paris plutôt que Petits Poèmes en prosE), disons que dès l'époque romantique Baudelaire eut au moins deux devanciers très respectables : Aloysius Bertrand tout d'abord, auteur entre autres du célèbre Gaspard de la nuit, et surtout Maurice de Guérin, véritable maître en prose poétique et musicale (cf. La Bacchante et Le CentaurE). L'influence du premier sur l'auteur du Spleen de Paris est incontestable. Et quand Baudelaire écrit : « Quel est celui d'entre nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale, 6ans rythme et rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?» il ne fait encore que considérer la prose comme un moyen parmi d'autres, et préférable en certaines « circonstances », d'expression de l'émotion, mais en aucun cas, comme le fera plus tard Rimbaud par exemple dans les Illuminations, il ne suppose la prose capable d'ouvrir un nouvel espace poétique et par conséquent capable d' « inventer » d'autres émotions et d'autres réalités que celles qui jusque-là étaient accessibles à la poésie versifiée. Pareillement, son utilisation des symboles poétiques n'est pas en soi une preuve d'originalité. L'usage qu'il en fait, dans un poème comme L'Albatros par exemple, n'est pas foncièrement différent de celui qu'en faisait dix ans plus tôt le Vigny des Destinées. Non, l'originalité de l'auteur des Fleurs du Mal est résolument ailleurs, dans un exercice nouveau de l'Imagination et dans une pratique également nouvelle de tout le système des images poétiques. Puisque son intelligence d'homme lui fait voir partout, dans les déchirements de sa nature humaine comme dans les spectacles écourants ou illusoires de la Nature, les traces d' « implacables démons », c'est à son imagination de poète qu'il va demander les moyens d'un soulagement et d'un exorcisme. Il faut bien sûr parler ici de cette fameuse théorie des « correspondances » qui est la clé essentielle de l'esthétique et de la poétique de Baudelaire. Pour lui la Beauté - qui est aussi le salut - n'est pas de l'ordre de la nature ou de la réalité, elle est toujours derrière les apparences, toujours à conquérir au prix d'un inlassable travail : Les poète» devant mes grandes attitudes, Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments. Consumeront leurs jours en d'austères études ; Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants De purs miroirs qui font toutes choses plus belles : Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles ! (La Beauté.) Le poète sera le déchiffreur des « miroirs », l'explorateur de ce qui se cache derrière la façade des a monuments », parcourant le chemin incertain qui mène de la réalité naturelle toujours insatisfaisante à la surréalité pleinement heureuse des images poétiques. Pour ce faire, il va regarder ce que lui offre la réalité non pas comme autant d'objets ou d'êtres qui seraient des fins en soi, mais comme autant de « symboles » d'un absolu et d'une transcendance qu'ils masquent et révèlent tout à la fois. Le poète va décoder ainsi la réahté et la faire parler la parole essentielle qu'elle contient et dont lui seul connaît la traduction. De l'insignifiance apparente du réel il va faire naître un langage difficile et « confus » mais profondément signifiant, que la Nature murmure pour qui sait l'entendre : La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles ; L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers. (Correspondance».) Ainsi la poésie totale et parfaite serait pour Baudelaire traduction totale et sans faute de 1' « universelle analogie ». Si cette dernière est loin d'être complètement réalisée dans les Fleurs du Mal, il n'en reste pas moins qu'au seul niveau des sensations le poète a exploité au maximum ce que lui livraient ses sens, pour suggérer toutes les harmonies et toutes les complicités subtiles qui se nouaient dans ces profondeurs intimes et charnelles de l'être humain.. Cet aspect premier et presque physique des « correspondances» rejoint pleinement la théorie psychophysiologique des synesthésies qui veut que « les parfums, les couleurs et les sons se répondent », créant ainsi les réseaux complexes du sentiment, de la sensation et de la sensualité où s'enracinent l'infini et l'absolu : Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants, Doux comme des hautbois, verts comme les prairies, - Et d'autres, corrompus, riches et triomphants, Ayant l'expansion des choses infinies, Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens. Qui chantent les transports de l'esprit et des sens. (Correspondances.) C'est dans cette magie sensorielle poursuivie dans la magie verbale de l'écriture poétique que se trouvent tout le génie et toute la réussite de Baudelaire. C'est dans cet envoûtement senti et vécu, prolongé par le chant ou l'incantation, qu'il a trouvé l'unique aépassement des contradictions du moi et du monde ou des déchirements internes de sa seule personnalité. Réussite qui est avant tout réussite du langage en ce qu'il a de plus profond : ses pouvoir*; de suggestion, de transfiguration et d'unification.^La beauté n'est nulle part dans les choses, elle est partout dans les mots et les images du langage poétique qui, dans leur agencement subtil et dans leur mélodie plus signifiante encore que leur « sens », la révèlent et l'arrachent à 1' « exil » où les seuls arguments de la raison et les seules passions du coeur ne pouvaient l'atteindre. Mais nul mieux que Baudelaire lui-même ne pouvait, comme il le fit dans une magnifique page de prose, expliquer ce miracle de la poésie : « C'est cet admirable, cet immobile instinct du Beau qui nous fait considérer la Terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. La 6oif insatiable de tout ce qui est au-delà et que révèle la vie est la preuve la plus vivante de notre immortalité. C'est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par la musique et à travers la musique que l'âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau ; et quand un poème exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d'un excès de jouissance, elles sont bien plus le témoignage d'une mélancolie irritée, d'une postulation des nerfs, d'une nature exilée dans l'imparfait et qui voudrait s'emparer immédiatement sur cette terre même d'un paradis révélé. Ainsi le principe de la poésie est strictement et simplement l'aspiration humaine vers une beauté supérieure et la manifestation de ce principe est dans un enthousiasme, un enlèvement de l'âme ; enthousiasme tout â fait indépendant de la passion, qui est l'ivresse du coeur et de la vérité qui est la pâture de la raison. » Ainsi pour Baudelaire toute image, toute séquence de son discours poétique, aussi modeste et simple soit-elle, est véritablement métaphore, signe d'un ailleurs idéal implicitement contenu dans la réalité signifiée - fût-elle sordide - mais « délivré » seulement par le pouvoir des mots. C'est en pratiquant pour la première fois dans l'histoire de notre poésie française une véritable « alchimie » du langage que Baudelaire ouvre ainsi l'ère de la modernité poétique, lui qui dans l'Epilogue ébauché pour son oeuvre nous prenait à témoin de sa réussite : O vous, soyez témoins que j'ai fait mon devoir Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte. Car j'ai de chaque chose extrait la quintessence. Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or. C'est en cela que lui, le lecteur ébloui de Chateaubriand, l'admirateur du grand Malherbe, achève pourtant également tout un autre âge poétique. C'est qu'après lui la poésie ne servira plus seulement de moyen d'expression aux certitudes d'une raison, comme chez les classiques, ou d'espace d'effusion aux émotions et aux « intermittences d'un cour », comme chez les romantiques. Il s'est « élevé » un jour pour proclamer que le poète est l'homme libéré qui plane sur la vie, et comprend sans effort le langage des fleurs et des choses muettes. C'est cette parole que ses successeurs spirituels, Lautréamont, Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, les symbolistes, et plus tard les surréalistes reprendront à leur compte. Eux aussi cesseront de voir dans le langage poétique un simple moyen ou une fin en soi, mais y reconnaîtront la clé d'une intelligence toujours renouvellée de l'ordre apparent ou caché du moi et des réalités du monde. |
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