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LE RENOUVEAU DU ROMAN - Le tournant des années 80






1984 voit la parution de Meurtres pour mémoire de Didier Daeninckx, couronné par un succès immédiat. C'est dans cette première moitié des années quatre-vingt que s'esquissent de nouvelles orientations du roman, assez différentes de celles qui l'avaient caractérisé au cours de la décennie précédente. L'hégémonie exercée par le Nouveau Roman et par le groupe de Tel Quel, sur arrière-fond de structuralisme triomphant, avait impliqué un soupçon permanent sur des notions comme celles d'histoire, de personnage, de sujet, de réalité, battues en brèche notamment par Alain Robbe-Grillet dans son Pour un nouveau roman. D'où la difficulté de prendre la relève ressentie par des écrivains à leurs débuts qui, tout en ne souhaitant pas un retour naïf à des pratiques considérées comme périmées, se proposaient d'explorer de façon plus libre la gamme des possibles narratifs sans préjugés d'aucune sorte. Mais quelque chose bascule, justement, d'une décennie à l'autre.



En 1979, un écrivain à son premier livre, Jean Echenoz, renoue dans Le Méridien de Greenwich avec la narration suivie et le plaisir de raconter, tout en assumant une distance ludique par rapport aux clichés du roman d'aventure, d'espionnage et de science-fiction, qu'il multiplie jusqu'au paradoxe, entre Jules Verne et James Bond. Les romans suivants,



Cherokee et L'Équipée malaise, saturés à leur tour de références littéraires et génériques, iront dans le même sens. En 1984 un autre débutant, Jean-Philippe Toussaint, récupère dans La Salle de bains le goût d'une narration plus ou moins linéaire, qu'il traite pourtant de façon ironique, en la vidant d'événements ou plutôt en la remplissant d'événements tout à fait banals, généralement peu dignes d'un statut romanesque. Quant au sujet individuel, l'exigence d'une écriture capable de le viser explique le succès en 1983 du récit d'Annie Emaux La Place qui, tout en évitant l'introspection intime et faisant une large part au contexte extérieur, amorce un courant autobiographique destiné à se perpétuer jusqu'à aujourd'hui. Une attention renouvelée sinon aux personnages au moins aux êtres, aux vies singulières et à leurs trajectoires, souvent obscures et destinées à l'oubli, se manifeste toujours en 1984 dans les récits de Pierre Michon [Vies minusculeS) et de Pierre Bergounioux [CatherinE), qui entreprennent également l'évocation d'un milieu rural aujourd'hui effacé. L'ampleur d'un regard rétrospectif sur plusieurs générations confère en 1985 au premier ouvrage de Sylvie Germain, Le Livre des nuits, le souffle d'un poème initiatique. Affranchi progressivement de toute prétention à une suffisance autoréférentielle, le roman redécouvre le monde extérieur, dont il ne craint pas d'aborder les aspects sociaux les plus gênants. En 1982 François Bon expérimente dans Sortie d'usine un langage qui, sans tomber dans les clichés du discours réaliste, serait en mesure de restituer la dure réalité de la condition ouvrière, peu fréquentée par la littérature des années soixante et soixante-dix. La même année, un autre roman est consacré à un sujet pareil, L'Excès l'usine de Leslie Kaplan, qui à son tour représente les malaises de la vie d'usine par des techniques radicalement éloignées de toute écriture mimétique. Du social au politique il n'y a pas de grandes distances à franchir. Les espoirs déçus de mai 1968 trouvent en 1983 une expression presque allégorique dans Phénomène futur d'Olivier Rolin, où l'écrivain imagine une société post-révolutionnaire et post-apocalyptique parcourue par des tensions destructrices.



Au début des années quatre-vingt, des romans et des récits de nouveaux auteurs, se présentant tantôt comme textes de fiction tantôt comme narrations véridiques, racontent donc des histoires, esquissent des personnages, retracent l'itinéraire d'une subjectivité, s'ouvrent au monde rural et urbain. Bien sûr, ces écrivains ne reviennent pas pour autant à des codes littéraires devenus anachroniques. Quoiqu'elles cessent de ressembler à des puzzles et qu'elles soient foncièrement lisibles, leurs ouvres mettent en question le statut du récit, en explorent les possibilités, les horizons, les impasses. Les êtres mis en scène sont loin de disposer de caractères péremptoi-res et de personnalités bien définies. Le sujet autobiographique s'interroge et en s'interrogeant tisse (ou défaiT) sa propre consistance. Quant à l'image du contexte extérieur, elle ne va pas de soi, mais alimente un questionnement très intense sur les modalités de représentation, ses possibilités, ses limites. Ce que tous ces ouvrages ont néanmoins en commun, c'est d'échapper à une sorte de fatalité ou d'intentionnalité autoréférentielle, tout en gardant une permanente lucidité critique: bref, comme l'a souligné le critique Dominique Viart, ils proposent une littérature « transitive ».

À plus forte raison, un genre tel que le roman policier, traditionnellement enclin à valoriser la narrativité et le réalisme, reprend au cours de ces années un nouveau souffle, en visant de nouveaux objectifs et en élargissant son domaine traditionnel de chasse. Deux précurseurs ont osé secouer les habitudes acquises. D'abord Jean Meckert, alias Jean Amila, actif depuis 1941, dont la charge antiautoritaire résonne dans la dénonciation vibrante des exécutions sommaires de la Grande Guerre [Le Boucher des hurlus, en 1982) et dans des polars plus ou moins anarchisants. Mais c'est Jean-Patrick Manchette qui, déjà au cours des années soixante-dix, bouscule de fond en comble les pratiques du genre, en abordant franchement des thèmes politiques, tels que les méfaits du pouvoir [L'Affaire N'Gustro, en 1971, inspiré de l'affaire Ben BarkA) et les impasses de la révolte armée ultragauchiste [Nada, 1972). À la fin des années soixante-dix et surtout dans la première partie des années quatre-vingt, une nouvelle vague d'auteurs commence à traiter des situations aux fortes implications sociales et politiques, voire historiques : avec Daeninckx, c'est aussi le cas de Frédéric H. Fajardie (Tueurs de flics, 1979), Hervé Jaouen (La Mariée rouge, 1980), Thierry Jonquet (Du passé faisons table rase, paru en 1982 sous le pseudonyme de Ramon MercadeR), Gérard Delteil (Votre argent m'intéresse, 1985), Eric Kristy (Horde nouvelle, 1985).



LE RETOUR DU PASSÉ



Un certain nombre de facteurs contextuels favorisent ce genre d'orientation. La retombée des ferveurs révolutionnaires dans la société occidentale date justement des premières années quatre-vingt. À l'échelle internationale et nationale, le libéralisme économique commence à prendre le dessus, de sorte que le marché, dynamisé ensuite par l'essor des communications télématiques, étend progressivement son hégémonie sur toute la planète. Ce sont là les amorces de ce qu'on appellera la mondialisation. La délocalisation des entreprises va ébranler dans quelques années les données des économies nationales, sur lesquelles les Etats auront de moins en moins d'incidence. Les utopies de 68 s'éloignent et s'estompent, surtout en France où elles avaient eu leur tremplin. Il est vrai qu'une chance apparente de renouveau politique, économique et social se fait jour avec la victoire de François Mitterrand, élu président avec un programme socialiste aux élections de 1981. Mais les énormes difficultés qui caractérisent dès le début ce premier mandat entraînent un abandon des illusions et une inversion de tendance par rapport aux orientations initiales. Une partie de l'opinion de gauche déçue verra une conséquence de ce renoncement dans l'affairisme, la spéculation et le cynisme qui marqueront ce qu'on a appelé « les années fric ». C'est l'époque du désenchantement.

D'autres causes de malaise affleurent d'ailleurs au cours de ce double septennat. Les fantasmes d'un passé jamais définitivement enseveli commencent à réapparaître. Entre autres, la compromission du président dans sa jeunesse avec le régime de Vichy, aggravée par son amitié jamais reniée avec des personnages comme René Bousquet, chargé de lourdes responsabilités pendant l'Occupation, contribue à réveiller une mauvaise conscience latente dans la mémoire nationale. Depuis les années soixante-dix, d'ailleurs, on avait commencé à s'interroger sur la portée véritable des adhésions au régime collaborationniste et sur le rôle passif ou actif des Français dans la persécution des Juifs. Plusieurs facteurs concouraient à stimuler ce questionnement : entre autres, la projection en 1971 du film de Marcel Ophùls Le Chagrin et la pitié, bien que limitée à quelques petites salles ; le scandale suscité en 1972 par la grâce que le président Pompidou avait accordée l'année précédente à l'ancien milicien Paul Touvier, coupable de crimes contre l'humanité ; la publication en France du livre de l'historien américain Robert Paxton, La France de Vichy, qui affrontait la période de l'Occupation en mettant en relief l'autonomie d'initiative du régime collaborationniste, bien au-delà d'un état de nécessité imposé par les nazis. Une mode «rétro» alimentée par le cinéma surtout entre 1974 et 1978, dont Lacombe Lucien de Louis Malle est l'exemple le plus connu, soulignait le côté sombre de ces années-là, aux dépens du mythe héroïque de la Résistance, jusqu'alors valorisé de préférence. Il est à peine nécessaire de rappeler à ce propos le succès des romans de Patrick Modiano qui, depuis La Place de l'Étoile en 1968, n'avait certes pas attendu le retour de l'intérêt historique pour évoquer l'atmosphère d'une époque si trouble et ambiguë.

Au cours de la décennie suivante, une grande vague mémo-rielle amène au premier plan le souvenir de la Shoah, menacé entre autres par les velléités négationnistes, tandis qu'on commence à procéder aux inculpations de fonctionnaires de Vichy responsables de déportations, tels que Paul Touvier, Jean Leguay, René Bousquet et Maurice Papon : c'est ce qu'on a appelé la «judiciarisation» du passé. En 1987, Klaus Barbie sera l'accusé du premier procès français pour crimes contre l'humanité. La mémoire se subordonne à un enjeu d'ordre éthique (mais aussi juridique et judiciairE) dont la condamnation et la dénonciation de tout antisémitisme représente un élément fondamental.



Mais l'esprit du temps va plus loin. Loin de se borner au domaine politique et moral, cette orientation rétrospective embrasse l'ensemble de la vie sociale et culturelle. Il est possible que ce soit là un des effets du repliement qui a suivi la vigueur constructrice des Trente Glorieuses, dont la crise économique de l'Occident à la moitié des années soixante-dix avait stoppé l'élan. D'où un effet d'incertitude et une interrogation identitaire dont les historiens se font porteurs, comme le montre, entre autres, en 1984 l'ouvrage (inachevé) de Fernand Braudel, L'Identité de la France. C'est dans le cadre de ce phénomène que se manifeste une sollicitation générale de la mémoire individuelle et collective, dont l'ouvre dirigée par Pierre Nora à partir de 1984, Les Lieux de mémoire, représente une des expressions culturelles les plus symptomatiques. Loin de découler d'une hypertrophie du rapport des Français avec le passé, le choix de cette thématique vise au contraire à exorciser les conséquences de leur aplatissement généralisé sur un présent perpétuel sans épaisseur et sans durée, dénué de tout recul. C'est ce qu'a précisé Pierre Nora : « On ne parle tant de mémoire que parce qu'il n'y en a plus (...) Il y a des lieux de mémoire parce qu'il n'y a plus de milieux de mémoire» (Pierre Nora, «Entre mémoire et histoire. La problématique des lieux. I. La fin de l'histoire-mémoire » dans Les Lieux de mémoire, éd. Gallimard, coll. Quarto, 1997,1.1, p. 23). On peut attribuer ce « présentisme » à des causes multiples, y compris l'affaiblissement des liens sociaux, favorisé par le ralentissement de la croissance économique et l'emprise de la société de consommation et de l'influence des médias. C'est en tout cas afin d'éviter l'oubli total du passé national et local que l'on cherche à établir l'inventaire de ces lieux qu'« il fallait entendre à tous les sens du mot, du plus matériel et concret, comme les monuments aux morts et les Archives nationales, au plus abstrait et intellectuellement construit, comme la notion de lignage, de génération, ou même de région et d"'homme-mémoire" » [Ibid., p. 15).



Ce souci de préserver les traces et les témoignages du passé se fait de plus en plus institutionnel à partir des années 1970 et jusqu'à aujourd'hui, alimentant ce que Jean-Pierre Rioux a appelé la « fièvre commémorative et l'émoi patrimonial » (Jean-Pierre Rioux, « Mémoire et nation » dans J.-P. Rioux, J.-Fr. Siri-nelli, La France d'un siècle à l'autre, 1914-2000. Dictionnaire critique, éd. Hachette Littératures, 1999, p. 626). Les célébrations de toutes sortes d'anniversaires publics n'ont pas arrêté de se succéder au cours de cette période. En même temps, les stratégies de conservation et de valorisation des lieux de mémoire ont eu tendance à réifier, à travers la notion de patrimoine, une généalogie et une stratigraphie collectives destinées à sauvegarder (et démontrer?...) la cohésion et la vitalité persistantes de l'organisme national ou à en contrecarrer tout au moins l'étiolement et la dispersion. Quels que soient le bien-fondé et les implications de telles attitudes, on assiste ainsi à une officialisation du regard vers le passé qui en fait une sorte de « devoir de mémoire » à plusieurs égards : éthique, judiciaire, juridique, culturel et finalement politique.

Au cours de la dernière partie du XXe siècle on assiste donc, paradoxalement, à une incitation mémorielle au sein d'une société et d'une mentalité foncièrement amnésiques. Il ne s'agit pas tant ou seulement d'une attitude centralisée dictée par une stratégie d'État. Ces appels à l'anamnèse peuvent provenir d'instances et de composantes différentes de la société, de sorte qu'il n'est pas rare que se produise aussi un conflit des mémoires. Il n'en reste pas moins qu'au niveau éthique et politique cette orientation rétrospective a maintes fois permis de lever le voile sur des aspects refoulés, occultés ou manipulés de l'histoire française du siècle dernier: la guerre d'Algérie, l'Occupation, l'Indochine, la Grande Guerre, mais aussi les relents fascistes ou nazis, le stalinisme, les services parallèles, la spéculation, l'affairisme...



DIRECTIONS DU NÉO-POLAR



C'est dans cette atmosphère culturelle, sociale, politique que se développe ce qu'on appelé le néo-polar français ; et c'est notamment cette imprégnation historique qui caractérisera de plus en plus le nouveau cours représenté par des écrivains qui. à partir des années quatre-vingt, suivront cette direction pendant les décennies suivantes: Didier Daeninckx, Thierry Jonquet, Frédéric H. Fajardie, Jean-Bernard Pouy, Jean-François Vilar, Gérard Delteil et bien d'autres. «Polar», «néopolar » ou « noir » : cet éventail terminologique ne se prête pas à des distinctions et des oppositions péremptoires. Ces termes désignent un genre ou un sous-genre qui s'opposent plus ou moins au roman policier « traditionnel ». Comme l'explique Thierry Jonquet, «le roman policier pur [...] décrit le déroulement d'une enquête et la recherche d'un coupable. Ce roman met en scène un crime, avec un coupable inconnu, et toute la fiction se construit alors autour de la résolution du mystère» («Entretien avec Thierry Jonquet : "Mettre le lecteur sous tension" », dans Le Français dans le monde n° 316, juillet-août 2001, p. 49). On pourrait ajouter que dans ce genre de récit, la punition du coupable et le dévoilement de la vérité rétablissent au moins au niveau symbolique l'ordre social violé par le crime et rassurent donc le lecteur. En revanche, dans le roman noir «le coupable importe peu, il s'agit d'une atmosphère, une situation sociale ancrée dans une réalité propre au romancier » [Ibid.). Les intrigues « noires » ne sont pas forcément axées sur un héros détective ou représentant de la loi, tandis que la révélation de la vérité, si et quand elle se produit, n'implique pas forcément le châtiment du criminel. Il arrive également que la punition n'entraîne pas une révélation publique de la vérité et donc qu'elle ne rétablisse pas la loi transgressée et la justice outragée. D'ailleurs la culpabilité individuelle y est souvent beaucoup moins importante que la responsabilité sociale ou politique.



Horizons d'une écriture



Au-delà des nuances typologiques, sur lesquelles il sera bon de revenir, un des itinéraires fondateurs de ce courant est assurément celui de Didier Daeninckx. Tout jeune, au « temps de l'innocence» (Didier Daeninckx, «L'Écriture des abattoirs» dans Écrire en contre, © éd. Paroles d'aube, 1997, p. 128) à savoir bien avant de songer à devenir écrivain, en tant que simple lecteur, il constate un manque. Ce jeune admirateur passionné d'Hugo, Balzac, Maupassant ne trouve pas dans la littérature des années soixante-dix une sensibilité au fait social comparable à celle des grands écrivains réalistes et naturalistes du XIXe siècle. Au cours de cette décennie, c'est encore la tendance métalinguistique et autoréférentielle du Nouveau Roman et de Tel Quel qui domine la scène parisienne et remporte le consensus, sinon du public, à coup sûr du milieu intellectuel et littéraire. Pendant cette période, les lectures de Daeninckx doivent leur bonheur au hasard et à la fraîcheur des rencontres livresques : Raymond Queneau, Dashiell Hammett, Jack London, Robert Desnos, John Steinbeck, Fedor Dostoïevski, Louis Guilloux, Raymond Chandler, Eugène Dabit. Mais parmi les contemporains, seul le roman noir américain paraît à Daeninckx, par ailleurs passionné de surréalisme et de Brecht, embrasser réellement la dimension sociale et politique. L'exemple décisif le plus proche est pourtant celui de Manchette, dont l'attitude révoltée et l'écriture froide savent cerner parfaitement les mutations de la société. Grâce à la « bombe Manchette » (« Entretien avec Didier Daeninckx: une modernité contre la modernité de pacotilles », Mouvements n° 14, mars-avril 2001 : dossier « Le polar entre critique sociale et désenchantement », p. 9), Daeninckx comprend que l'on peut à nouveau viser le réel par l'écriture et notamment par l'écriture romanesque.

Cet accès de Daeninckx à la création littéraire n'a eu, selon son témoignage, rien de délibéré et n'est pas né d'un désir de bâtir une ouvre ou d'entreprendre une carrière. Deux impulsions de genre différent y concourent: une volonté d'écrire et une réaction à l'air du temps, une exigence intime et un malaise face au contexte extérieur, social et politique. Ouvrier imprimeur de son métier, il avait dû changer souvent d'établissement à cause de la crise de ce secteur, jusqu'à échouer dans une imprimerie où il fallait reproduire un nombre incalculable de fois un formulaire de réparation des voitures Renault. Son refus de réitérer mécaniquement le même document génère une envie puissante de produire quelque chose de plus original et de plus personnalisé, un texte où chaque mot compterait. C'est ainsi qu'en 1977 il commence à écrire un premier roman, Mort au premier tour. Mais au-delà des conditions de plus en plus insupportables de son travail, ce qui à ce moment-là pousse Daeninckx à l'écriture c'est aussi, comme il l'a rappelé lui-même, le choc de l'après-68, «le fait de savoir que la défaite était consommée [...] la page était tournée [...] tournée pour très longtemps » [Écrire en contre, p. 49).

D'un côté, donc, un malaise individuel, de l'autre une impasse collective. Le roman était pour lui un moyen de déjouer la dépression, de reprendre le contrôle de sa vie, de réagir à une réalité frustrante: «C'était ce double chemin. Un chemin très individuel mais aussi une façon d'attaquer le "Quartier général" » [Ibid.). L'écriture du roman permet de sortir de soi et d'expérimenter les réalités qui tiennent à cour. Lorsqu'il entreprend Mort au premier tour Daeninckx, qui est à l'époque membre du Parti communiste français et de la Confédération générale du travail, constate l'hostilité de son parti à l'égard des nouvelles revendications montantes, écologistes et régionalistes. Il se met alors à se renseigner de près sur ces questions, notamment sur les dangers du nucléaire qui inquiètent l'opinion publique après l'incident de Three Miles Island en 1979. Cette approche de l'écriture suscite un double mouvement de l'enquête: l'approfondissement des problèmes est suscité par l'écriture, de même que l'écriture est stimulée par le constat des problèmes. La documentation est interrogée en fonction de la fiction, qui à son tour étoffe sa charpente et renforce sa crédibilité grâce à l'apport de la documentation.

Cette enquête préparatoire avait sans doute été insuffisante, puisque Daeninckx fut très mécontent de la qualité de son premier roman, proposé sans succès aux éditeurs et accepté seulement en 1982 par Le Masque. À l'origine de ce qui fut ressenti par l'auteur comme un échec, il y avait à son dire un défaut de métier, aussi bien dans la restitution de l'action et des décors que dans la présentation des personnages et l'agencement des dialogues. Mais quelque chose d'autre manquait, à savoir l'expérience directe des milieux représentés, car Daeninckx n'avait jamais visité l'Alsace, où se situait l'intrigue. Les difficultés techniques seront surmontées au cours des années suivantes (1977-1982), où Daeninckx se consacre à des activités d'animateur culturel et ensuite de journaliste loca-lier, qui lui fourniront des angles d'approche des faits, des gens, des situations. Quant aux lacunes de connaissance, son travail d'information sera par la suite beaucoup plus systématique et direct, comme en témoigne la réussite exemplaire de son deuxième ouvrage, Meurtres pour mémoire, précédé par toute une enquête menée à propos des épisodes à raconter et des lieux où ils se déroulent.

Lorsque dans certains entretiens Daeninckx mentionne à propos de Meurtres pour mémoire ces phases préliminaires de documentation, inspirées par son « souci d'ausculter le réel » («Entretien avec Didier Daeninckx... », p. 12), il se réfère surtout à des recherches rétrospectives. Grâce à un montage de diapositives effectué par un sociologue, il tâche de reconstruire des lieux désormais disparus: il s'agit du bidonville de Nanterre, habité par les Algériens qui furent massacrés le 17 octobre 1961 par la police. Ayant eu connaissance de ce crime ignominieux pendant qu'il s'intéressait à une autre manifestation brutalement réprimée, il dépouille à la Bibliothèque nationale les journaux de l'époque qui, par fragments, lui font deviner petit à petit l'étendue et la gravité des événements de cette journée. Les témoignages d'archives ne suffisant pas pour en restituer la vérité intolérable, il lit la presse clandestine de cette année-là et rencontre des anciens militants du FLN qui furent torturés et battus. Grâce à un Algérien, il peut lire les photocopies de lettres où des survivants racontent leur expérience. Loin de ne viser que des situations actuelles, une bonne partie de la préparation de Meurtres pour mémoire est tournée vers l'exhumation d'un passé brûlant. Par son travail de recherche, Daeninckx a contribué, vingt-trois ans après, à faire connaître un épisode resté jusqu'alors presque inconnu de l'opinion publique.



UN RAPPORT AU TEMPS



Le réel pris en charge par le roman de Daeninckx relève donc en bonne partie d'une dimension temporelle, perçue à travers un regard en arrière. Il est intéressant de constater que, loin de constituer un caractère épisodique, cette orientation rétrospective représente selon cet auteur une composante intrinsèque du genre policier. À cette époque-là, il publie dans la « Série noire » et se reconnaît en gros dans cette étiquette générique, avant de la considérer quelques années plus tard comme trop réductrice. En effet, il déclare n'avoir jamais aimé le terme «roman policier», trop proche d'une expression telle que «roman policé», et en tout cas trop discrédité par l'opinion commune plus soucieuse de qualité. Il n'aime pas non plus le mot «polar», à ses yeux trop dévalorisé par le suffixe typiquement dépréciatif ar, sans compter sa scabreuse signification argotique. « Thriller » est un mot insupportable, sa prononciation française évoque «frileux», ce qui risque de «glacer» le genre. L'appellation qu'il préfère est celle de «roman noir», qui renvoie aux meilleurs romanciers américains des années vingt et trente, Chandler, Hammett. Or, ce qui est intéressant, c'est que selon Daeninckx la structure du roman noir est absolument moderne parce qu'elle mélange passé et présent, en permettant de dévoiler la vérité. Il y a évidemment à se demander quel peut être le lien entre modernité, passé, présent et vérité. L'écrivain s'est expliqué là-dessus. La vitesse des événements à l'époque actuelle est si vertigineuse que tout ce qui arrive s'efface immédiatement, pour laisser la place à un présent perpétuel sans assises et sans durée: « [...] on n'a pas encore eu le temps de réfléchir sur les choses qu'elles sont déjà mortes [...]» (Écrire en contre, p. 68). D'où le culte d'une modernité de pacotille, réduite à une actualité éphémère et superficielle. Si l'on veut comprendre ce qui se passe et ne pas se laisser emporter, il faut freiner cette accélération permanente et se donner le temps de recueillir et étudier les données qu'elle laisse derrière elle. Comme les journalistes sont conditionnés par une contrainte d'immédiateté, il revient aux romanciers et ensuite aux historiens d'accomplir l'identification des traces et le travail de déchiffrement. Qu'est-ce d'ailleurs que le roman policier sinon une remontée dans les indices laissés par le criminel? On comprend alors que le roman noir est moderne parce qu'il essaie de comprendre notre présent; mais il est impossible de comprendre notre présent si on ne le débarrasse pas de la modernité entendue comme amnésie, si on ne le relie pas à ce passé qui seul en explique le sens et lui donne un horizon.

S'il est si important de sauvegarder la connaissance du passé, c'est que selon Daeninckx il est une «composante essentielle de notre présent» (Ibid., p. 144). Comme l'attitude dominante de notre société est justement celle de déjouer toute persistance de la mémoire, il s'ensuit que le roman tel qu'il le conçoit ne peut qu'aller à contre-courant de l'orientation générale. Dans la perspective de Daeninckx, l'écriture du roman noir (ou l'écriture de son roman, en particulieR) est forcément une écriture contre. D'ailleurs, à son dire, l'écriture est toujours « contre ». Plus précisément : quand il déclare être contre la disparition de la mémoire, il dit en même temps : contre le pouvoir. En somme, cela signifie en quelque sorte qu'être contre la disparition de la mémoire équivaut à être nécessairement contre le pouvoir. La réciproque est vraie : être contre le pouvoir veut dire (entre autreS) entraver la disparition de la mémoire.



Quel est l'enjeu de cette lutte contre le pouvoir en tant que facteur d'oubli? Il s'agit d'un impératif d'ordre éthique et politique. Si l'on veut effacer quelque chose, c'est qu'on veut le cacher; si l'on veut le cacher, c'est qu'il est inavouable. Bien sûr, au niveau d'une stratégie culturelle d'ensemble, il est fréquent que l'acte d'effacer soit plus important que les choses effacées, dont la nature peut être indifférente et négligeable. Mais il arrive aussi, assez souvent, que des événements, des épisodes et des situations spécifiques soient l'objet d une censure délibérée ; leur divulgation révélerait l'iniquité, permanente ou sporadique, des méthodes employées par des corps de l'Etat ou par les classes dirigeantes pour affermir ou garantir l'ordre établi si celui-ci correspond à leurs intérêts. Un silence prolongé pendant trop longtemps sur telle ou telle phase honteuse de l'histoire collective équivaut à une sorte de refoulement, qui ne peut qu'empoisonner de l'intérieur la vie d'une communauté. Des comportements qui ne sont pas démasqués peuvent d'ailleurs se répéter impunément; c'est aussi à ce danger que l'on peut référer l'exergue bien connu de Meurtres pour mémoire: «En oubliant le passé, on se condamne à le revivre. » Qu'il s'agisse de combattre l'effacement du passé comme méthode ou le refoulement de telle ou telle période scabreuse, le travail de mémoire répond à une exigence de rendre à la société une pleine conscience des maladies qui la rongent et qui en empêchent un développement plus respectueux de la dignité humaine.

Ce déni du passé n'est pas forcément en contradiction avec la muséification de la mémoire et l'attitude commémorative qui ont caractérisé au niveau public la vie culturelle des trente dernières années. Loin de déranger l'enfouissement des vérités incommodes dans l'oubli, une mémoire aseptique et réifiée peut au contraire le faciliter. La mémoire qu'une posture éthique et politique doit favoriser est une mémoire contre, ou une contre-mémoire.



L'ESPACE DU POUVOIR



Cette orientation rétrospective reste fonctionnelle à la compréhension et l'élucidation du présent, tout en répondant à des exigences et des propensions tout à fait personnelles, sur lesquelles on reviendra. Si l'on veut dévoiler et dénoncer les méfaits du pouvoir, il faut en montrer non seulement les antécédents occultés, mais aussi les espaces où ils s'accomplissent. D'où l'importance de la ville, qui incombe même lorsqu'elle ne constitue pas le seul théâtre de l'action. Le roman moderne, on le sait, est urbain. En tant que réseau complexe de relations, la ville se prête particulièrement à alimenter ces intrigues du «noir», polyphoniques et foisonnantes, parfois difficiles à démêler même de la part du lecteur. L'évaluation de ce lien de la part de Daeninckx est encore plus précise et péremp-toire, puisqu'elle assume une connotation politique: «Si le roman noir est né dans la ville, c'est parce que la lutte des pouvoirs s'y situe et que les pouvoirs s'y concentrent» (Ibid., p. 67). À l'éparpillement des pouvoirs qu'il y avait auparavant, succède leur concentration en un seul lieu : la ville. Quand le pouvoir a pris une forme, alors on peut l'identifier et l'attaquer frontalement. D'où la naissance du roman noir et la logique/ logistique d'un roman comme Meurtres pour mémoire, où l'on montre quel est le siège et quel est le fonctionnement du pouvoir. On en voit les manifestations et les effets, sous forme de policiers déchaînés qui tuent et massacrent dans les rues de la capitale, et on en perçoit l'échelonnement hiérarchique, puisque la police ne fait qu'obéir à des ordres émanant d'un centre de commandement. C'est donc la ville qui « permet de montrer toutes les facettes du pouvoir, d'indiquer où est le pouvoir premier » [Ibid.).

On constate donc chez Daeninckx autour de 1997, date de ces assertions, une conception centraliste et presque spatiale du pouvoir. Serait-il encore possible d'identifier des Palais d'hiver à prendre? Vaut-il mieux décliner le terme au singulier ou au pluriel, y a-t-il une seule nature de pouvoir ou plusieurs, une seule relation de pouvoir ou des dispositifs obliques et ramifiés qui traversent la société de façon oblique? Ce sont là des questions soulevées depuis quelques décennies par des philosophes comme Foucault, des politologues, des sociologues. La réponse de Daeninckx s'articule dans ses ouvres encore plus que dans ses positions explicites à ce sujet, d'ailleurs épisodiques. Pour ce qui est de la ville, là aussi on songe à une géographie plus mobile et fuyante des mégapoles actuelles, dont même les limites extérieures sont difficiles à définir, par rapport aux structures urbaines d'autrefois, beaucoup plus statiques et hiérarchisées : les rapports de classe identifiaient plus nettement les quartiers et se définissaient par rapport aux distances vis-à-vis du centre. Il n'en reste pas moins que le rapport centre/périphérie, qu'on l'entende ou pas au sens spatial ou métaphorique, reste dramatiquement actuel a plusieurs égards.

L'attention de Daeninckx envers les banlieues, qui relève egalement de sa biographie, montre à quel point il a saisi les Problèmes essentiels de la vie sociale, qui trouvent dans le milieu urbain leur expression extrême. On parle souvent de Daeninckx comme de l'écrivain des marges par excellence. Mais les franges dont il traite, loin de se réduire à des cas limite et des situations exceptionnelles, représentent la vérité (refouléE) de la société, tout comme la banlieue est la vérité renversée de la vie urbaine. Autrement dit, les marges urbaines et celles de la société ne sont pas tant ou seulement des états, elles sont des processus d'exclusion qui ont tendances à se réitérer. C'est ce que le «noir», comme le conçoit Daeninckx, a parfaitement compris : « Le roman noir ne parle pas des faits exclus, des hommes rejetés. Rien ni personne ne se situe en dehors de la société. [...]. Disons que le roman noir s'intéresse davantage à la queue du peloton, aux distancés et qu'il hasarde son regard dans la voiture-balai pour dire que, lorsque la marge est affectée, le centre se trouve à découvert » (Ibid., p. 11).

Cette implication réciproque de la ville et du pouvoir montre le caractère concret de la posture romanesque de Daeninckx qui, dans ses romans, n'aborde jamais aucun problème de façon théorique. Faits et personnages sont inséparables du lieu; aucune histoire ne se développe sinon à partir d'un lieu; beaucoup plus qu'un décor, le lieu est à la fois le personnage principal et la structure de ces récits. Dans la genèse de la narration, le lieu précède toute autre composante. Il faut que le lieu soit assez consistant et suggestif pour que l'élaboration du récit puisse s'ébranler.

Espace et temps concourent donc à cette saisie du réel que Daeninckx a visée dès ses débuts. Une saisie qui n'est pas seulement description, mais aussi compréhension. Pour comprendre il ne suffit pas de regarder le lieu tel qu'il est, il faut remonter en arrière vers ce qu'il a été, vers ce qui s'y est passé. Loin de se borner à un inventaire du visible, le travail de documentation est mené de façon telle qu'il restitue à la physionomie d'un lieu sa profondeur et sa raison d'être temporelles.



UN NOUVEL ENGAGEMENT



Cette exigence d'un rapport au réel implique chez Daeninckx la pratique d'une écriture qui ne craint pas d'aller à rebours des vérités officielles, des mentalités dominantes, des lieux communs. Il l'a, comme on l'a vu, qualifiée lui-même d'écriture contre : « contre le temps, contre les stéréotypes, contre tout ce qui a été écrit, contre l'écriture elle-même » (Ibid., p. 68). Pourtant, si l'on s'en tient à ses déclarations, on se méprendrait si l'on voyait là une posture volontaire dès le départ, même si elle est affichée dans le titre du livre d'entretiens Écrire en contre. Ni l'écriture ni le choix de ses sujets n'ont jamais été l'objet d'une intention délibérée. Il vient d'une famille d'insoumis, dont il a intériorisé l'esprit. Son grand-père paternel avait déserté en 1917 et avait été condamné à trois ans de travaux forcés. Du côté maternel, l'autre grand-père, maire communiste de Stains en 1935, avait mené une lutte tenace contre Doriot, et sera marginalisé après la guerre par son parti pour avoir désapprouvé à l'époque le pacte germano-soviétique. Sa mère, militante de gauche pendant toute sa vie, avait rendu des services précieux à la cause ; entre autres elle avait accueilli chez elle les émissaires de Hanoï pendant les négociations de Paris entre Américains et Nord-Vietnamiens, s'était rendue en Espagne à plusieurs reprises pendant la dictature pour transmettre des directives aux militants communistes, avait soigné Waldeck Rochet affolé par la dégénération soviétique et l'invasion de la Tchécoslovaquie.

Ce qu'il y avait en commun entre toutes ces existences c'était le courage de lutter au nom de leurs principes pour la liberté et la justice, contre toute forme d'oppression et d'autoritarisme. C'est cette atmosphère qui prédisposait Daeninckx a écrire contre-courant. Son attitude politique a d'ailleurs suivi, à des époques moins tragiques, une trajectoire analogue. H a déclaré avoir toujours oscillé entre deux influences, anarchiste et communiste. Inscrit pendant plusieurs années au PC, où il a joué aussi un rôle d'animateur culturel, il en a constaté progressivement l'attitude dogmatique et le cynisme actique; d'où la décision de l'abandonner en 1982, due aussi à la découverte que le parti sabotait de façon subreptice l'union de la gauche et prônait le vote pour Giscard d'Estaing et contre Mitterrand aux élections présidentielles. Par la suite, sans s'embrigader dans aucun parti, il a dénoncé toutes les nostalgies fascistes, racistes et stalinistes, en stigmatisant plus en général l'autoritarisme, l'intolérance et toute oppression, physique, économique, idéologique, exercée sur des marginaux et des minorités tant en France qu'à l'échelle planétaire. Ce genre de lutte s'est accommodée beaucoup mieux de l'adhésion à des formes agiles et non dogmatiques d'organisation, dont son infatigable animation du journal en ligne amnistia, net est un témoignage bien significatif.

Cette liberté intellectuelle et éthique de Daeninckx lui a fait prendre ses distances par rapport au modèle traditionnel d'engagement littéraire tel qu'il s'est affirmé au cours du xixe et surtout du XXe siècle. Si un écrivain prétend montrer le chemin à son public, a-t-il remarqué, il arrive soit qu'il lui indique la bonne direction (et ce fut le cas exemplaire du J'accuse de ZolA) soit qui lui en suggère une mauvaise. Cette dernière éventualité est malheureusement la plus fréquente, comme le met notamment en évidence l'itinéraire d'Aragon, dont le combat en faveur d'une société plus juste s'est transformé en acceptation esthétique du réalisme socialiste et en complicité politique avec le régime stalinien au moment même où celui-ci faisait assassiner les intellectuels soviétiques. Ce sont des contradictions dans lesquelles Sartre aussi s'est fourvoyé, pour ne citer qu'une autre expérience symptomati-que. Ces attitudes aboutissent inévitablement à des impasses. Selon Daeninckx, « généreux dans ses prises de position, un écrivain peut se brûler à la flamme qu'il tend pour éclairer les autres » [Ouvertures dans Meurtres pour mémoire [1984], La bibliothèque Gallimard, texte & dossier, 1999, p. 24).

L'argument essentiel que Daeninckx oppose à la pratique et à la conception traditionnelles de l'engagement est donc encore plus d'ordre politique qu'esthétique : celles qui ont l'apparence de bonnes causes peuvent ne pas se révéler telles, et alors il vaut mieux ne pas s'y tromper et surtout ne pas tromper les autres. Une telle attitude est évidemment plus aisée si on ne dispose pas de certitudes absolues à transmettre ou de messages à délivrer. N'ayant pas à supporter un bagage dogmatique écrasant, Daeninckx se conçoit comme une sorte d'irrégulier et de franc-tireur, respectueux tant de l'autonomie intellectuelle et éthique du lecteur que du caractère problématique de l'histoire humaine. Il ne récuse pas pour autant l'exigence morale qui est à la base de tout engagement, mais il en fait plutôt un critère de choix des sujets de ses romans, axés sur les situations ou les événements inacceptables qu'il lui tient plus à cour de faire connaître. C'est un passage de Sartre (malgré touT) utilisé comme exergue de Camarades de classe (2008), qui résume cette attitude: «Si personne ne le dit, à quoi nous sert-il de le savoir?». En revanche, ce n'est pas en tant qu'écrivain que Daeninckx prend position face aux injustices et aux prévarications dont il constate la pratique en France et ailleurs. Mais il est certain que sa notoriété d'écrivain lui procure un auditoire particulièrement étendu et facilite son accès à des sources variées d'information.



La remontée de l'histoire



Loin de ne concerner que les faits du présent, cette tension éthique de découverte et de dénonciation s'étend aux événements du passé. Pour comprendre ceux-là il faut d'ailleurs remonter à ceux-ci. Si l'on fait l'économie de cette connaissance, on risque de n'être jamais libres d'avancer. Deux exergues lapidaires illustrent ces mots d'ordre de Daeninckx: celui, déjà cité, de Meurtres pour mémoire, « En oubliant le passé on se condamne à le revivre », et un autre, ouvert sur l'avenir: «La littérature est une arme chargée de futur» (Le Dernier Guérillero, 2000). Jusqu'où faut-il alors pousser la recherche afin d'expliquer la société actuelle? Quelle est l'époque la plus reculée à laquelle nous restons liés par un fii continu de causes et de conséquences? Si l'on ne tient pas compte d'une nouvelle («Les passeurs de liberté») concernant l'envoi clandestin en 1853 des Châtiments de Victor Hugo dans la France de Napoléon III, l'épisode historique le plus éloigné auquel Daeninckx est sensible c'est la Commune. La Commune semble représenter le tournant à partir duquel les aspirations populaires à la liberté, à la justice, à la fraternité sont périodiquement et brutalement frustrées par les classes dominantes. À partir de là, toute une série d'événements et de situations ne font que resserrer l'étau : la Première Guerre mondiale, l'oppression coloniale, la Seconde Guerre mondiale, le régime de Vichy, la déportation organisée, la diffamation de la Résistance, la guerre d'Algérie, les nostalgies fascistes, nazies, racistes.

Ce regard rétrospectif n'implique pas forcément que les histoires racontées par Daeninckx se situent dans des périodes plus ou moins lointaines. Comme l'action se déroule souvent à la suite d'un crime ou d'une disparition, les besoins de l'enquête imposent une anamnèse susceptible de remonter loin en arrière. Le cas le plus connu est celui de Meurtres pour mémoire, où c'est grâce à un va-et-vient entre les années quatre-vingt, le massacre des Algériens du 17 octobre 1961 et l'époque de Vichy que l'énigme de deux homicides apparemment inexplicables s'éclaircit. Beaucoup d'autres exemples pourraient être mentionnés, parmi lesquels Le Bourreau et son double (1986), histoire de l'enquête menée dans une banlieue des années quatre-vingt-dix sur un crime dont la clé secrète remonte à la guerre d'Algérie. Le point de départ de la narration coïncide le plus souvent avec des événements présents dont on cherche les causes dans des époques précédentes. Il y a évidemment des exceptions : Le Der des ders (1985) se déroule directement au lendemain de la Grande Guerre; et l'action de la nouvelle déjà citée, «Les passeurs de liberté», est située en 1853.



DU PASSÉ À L'HISTOIRE



Comme cette référence au passé, loin de se borner à l'évocation de vies singulières, s'étend à leur contexte social, politique et culturel, c'est l'histoire tout court que les romans et les nouvelles de Daeninckx mettent en cause. Ce ne sont pas des récits historiques, mais des récits qui interrogent l'histoire, conçue aussi bien comme le cours des événements et des actions que comme la narration qu'on en fait ou que l'on en a faite. Cet aspect méta-narratif est capital. La narration historique est la plupart des fois manipulée et conditionnée par les pouvoirs établis. Sa crédibilité est compromise par des déformations et des omissions. Ce sont surtout ces lacunes intentionnelles que Daeninckx entreprend de dévoiler. Les sources officielles ont l'habitude de se taire à propos d'épisodes et de situations dont la connaissance jetterait une lumière sinistre sur leurs responsables. Dans Le Der des ders on rappelle que des officiers français commandèrent en 1917 de tirer sur des soldats russes qui, après avoir été envoyés en appui sur le front français, s'étaient mutinés en se rangeant du côté de la révolution soviétique. Ce fut surtout Meurtres pour mémoire qui contribua de façon décisive à lever le voile sur le massacre des Algériens perpétré par la police à Paris le 17 octobre 1961. À l'époque aucun organe d'information n'avait saisi la portée et le sens de ce qui s'était passé. Comme le rappelle Daeninckx, qui avait mené des recherches à la Bibliothèque nationale, «il y avait quelques informations datant de 1961 sur le 17 octobre [...] des pages de faits divers qui racontaient qu'on retrouvait des dizaines de cadavres dans la Seine, dans les écluses, au Havre, à Rouen, et encore un peu partout [...] » (Meurtres pour mémoire, Gallimard, p. 20). Mais ces données fragmentaires manquaient d'une explication d'ensemble. On ne montrait que les effets, tandis que les causes restaient inconnues. Il est vrai que, sans qu'il y eût des études d'ensemble, quelques petits articles dans Les Temps modernes et dans L'Express, de Françoise Giroud, de Marguerite Duras et de Jean Cau concernaient cet épisode. Mais ce fut grâce à la presse clandestine et surtout à des photocopies de lettres des survivants recueillies par le FLN que Daeninckx put se rendre compte de la gravité de ce qui s'était passé vingt-trois ans auparavant. Finalement, il avait pu et su déchiffrer lui-même une vérité que Meurtres pour mémoire eut le Mérite de communiquer au grand public, de façon mille fois Plus efficace que tous les articles du monde. L'écrivain montre Par sa démarche même quelle doit être une attitude critique lucide face aux zones honteuses de l'histoire (cours des événementS) et aux silences complices de l'histoire (narration des événementS). Ce sont d'abord une approche et une sélection perspicace des sources qui peuvent ramener à la lumière ces trous noirs dont le passé collectif est constellé. Le romancier devance et oriente le détective, qui prolonge et redouble son enquête. On devine chez l'un et l'autre une passion de la documentation, un goût de l'archive.

Cette exigence de se renseigner s'accompagne d'une instance éthique, celle de transmettre les résultats des investigations entreprises et des découvertes faites. Et pour ce faire, Daeninckx mène des recherches soigneuses. Il ne s'agit pas seulement de révéler des épisodes délibérément occultés, mais aussi d'amener au grand jour des faits inconnus ou mal connus. C'est ainsi qu'une familiarité acquise avec le monde tsigane et gitan, unie à des recherches historiques et bibliographiques, est à la base de La Route du Rom (2003), où il est question des avanies et des injustices infligées en France aux « nomades » pendant la période de l'Occupation. Les voyages de Daeninckx en Nouvelle-Calédonie fournissent un support culturel solide à Cannibale (1998) et au Retour d'Ataï (2002), où il est question des humiliations dont les Kanak, mis en cage comme des sauvages et des cannibales, furent victimes à l'occasion de l'Exposition coloniale de Paris en 1931. C'est également de la fréquentation de ce pays que découle l'ambiance de Je tue il... (2003), dont l'action se situe également en Nouvelle-Calédonie tout de suite après la Seconde Guerre mondiale. En commentant l'échec de son premier livre, Mort au premier tour, ensuite réécrit de fond en comble, Daeninckx observait que pour écrire des histoires, il faut aller sur place, engranger de la réalité (et enregistrer des traces, pourrait-on ajouter, lorsqu'il s'agit d'évoquer des faits du passé).



TRACES DU XIXe SIÈCLE



Point de repère le plus reculé de la rétrospection opérée par les récits de Daeninckx, le xixe siècle représente pour lui à la fois une période d'élans vers la liberté et d'entreprises systématiques de répression et d'oppression. Dans «Les passeurs de liberté » (Raconteur d'histoires, 2003) c'est le message antiautoritaire de Victor Hugo que les contrebandiers en 1853 font pénétrer en France en y transportant des exemplaires des Châtiments. C'est encore un mouvement généreux de ce poète qui sauve la vie d'un combattant de la commune, Valmore Carrier, condamné à la peine capitale à cause d'une accusation injustifiée (« Condamné à mort ! », Ibid.). À l'origine de toute l'histoire racontée dans Le Retour d'Ataï il y a l'insurrection des Kanak en 1878, à la suite de laquelle le chef Ataï eut la tête tranchée par les Français. Mais l'insoumis le plus exemplaire et le plus romanesque c'est le communard Maxime Lisbonne, blessé à l'époque des combats, emprisonné ensuite pendant huit ans en Nouvelle-Calédonie (encore !), devenu à son retour metteur en scène des pièces de Louise Michel (d'où le beau tête-à-tête des deux dans la nouvelle «La première de Nadine», Ibid.), inventeur du strip-tease en 1884 et de la restauration à domicile. Et la fascination exercée sur Daeninckx par ce personnage, le « D'Artagnan de la Commune», est telle que le protagoniste de 12, rue Meckert (2001), un journaliste, en porte justement le nom. Evidemment, il y a à la base de ces références l'attrait permanent de la Commune, dont on peut rencontrer des traces minimales, non imposées par les nécessités du récit : c'est ce qui se passe dans Métropolice (1985) quand les deux personnages en fuite dans les souterrains du métro parcourent ces galeries où semble encore persister l'ombre des combattants qui s'y réfugièrent en mai 1871, les derniers jours de la Semaine sanglante.

Mais si un des visages du xix" siècle est celui de la révolte sinon de la révolution, l'autre qui lui correspond de façon spéculaire consiste dans l'écrasement de ces ferments de liberté, que ce soit en France (tyrannie de Napoléon III, massacres de 1871) ou dans les colonies, telles que la Nouvelle-Calédonie.



LA GRANDE GUERRE



La Plupart des histoires racontées par Daeninckx mettent P lutot en cause les phases capitales du xx siècle. La Grande Guerre y a une place de choix. Il s'agit d'un événement énorme qui, par certains côtés, perfectionne l'oppression hiérarchique de classe, par d'autres inaugure un lien entre spéculations économiques privées et exploitation cynique du patriotisme. Ce n'est pas le conflit en tant que tel qui inspire Le Der des ders, mais l'atmosphère à la fois trouble et euphorique de l'après-guerre, où les manigances des puissants et de la pègre ont beau jeu. Le personnage le plus néfaste est le colonel Fantin de Larsaudière, coupable entre autres d'avoir tué de sang-froid un de ses soldats qui avait été témoin de sa lâcheté en plein combat. Après la guerre, il est capable d'assassiner et de faire assassiner les gens tant pour supprimer des traces de ses forfaits précédents que pour accroître ses richesses. Il est vrai que dans ce climat violent et dépourvu de scrupules personne n'est innocent, comme le montrent les déviations criminelles des anarchistes impliqués dans des affaires de récupération d'appartements, dont certains finissent par tuer le héros du roman, le détective René Griffon.

D'autres récits se déroulent au milieu des combats et dénoncent le massacre absurde des poilus sur le front. Quand ceux-ci ne supportent plus de s'exposer à cette tuerie inhumaine et qu'ils essaient de refuser, ils sont fusillés sur-le-champ: c'est ce qui arrive dans la nouvelle « Le Monument » [Le Dernier GuérillerO). Face à cette guerre, il n'y a pas de réparation morale possible de la part de la société officielle. Une réflexion presque méta-esthétique se développe dans la seconde partie de ce texte, où un sculpteur est chargé de bâtir un monument conçu pour rendre hommage à la mémoire de tant de soldats de toutes les nationalités ensevelis dans les collines de l'Aisne. À juste titre l'artiste voudrait éviter d'ajouter un autre groupe de bronze aux innombrables exemples de cette statuaire institutionnelle, qui ne se bornait pas à commémorer, mais « [...] pansait le traumatisme de la guerre [...] détournait la douleur [...] anesthésiait le désespoir» («Le Monument», Le Dernier Guérillero, © Verdier, 2000, p. 21). Face à des situations extrêmes, le problème qui se pose pour un artiste est celui de trouver un moyen de représentation qui soit en mesure de faire ressortir leur caractère intolérable. «Dans son esprit [...] le travail du sculpteur se devait d'être au niveau des souffrances des hommes et des paysages» [Ibid., p. 21). C'est à cause de ce souci d'éviter toute abstraction emphatique que le sculpteur choisit de ne pas reproduire des corps humains et d'utiliser plutôt des morceaux de bois noircis par le feu, de ce bois dont les torsions, les nouds, les fissures peuvent peut-être rendre les souffrances les plus indicibles de l'être humain. Mais les trois poteaux que l'artiste choisit pour son monument sont justement, sans qu'il le sache, ceux où dix ans auparavant l'on avait attaché les poilus fusillés pour insubordination. Quelle que soit la bonne volonté de l'art, les souffrances des humbles sont sans rachat. Toutefois ce dénouement semble suggérer également une interprétation inverse, à savoir qu'un art non mimétique et non commémoratif, capable de puiser ses matériaux à la réalité brute, peut restituer la vérité du vécu. L'abrutissement du front se manifeste encore dans la nouvelle « Le point de vue de la meurtrière », où le narrateur paie de sa vie le crime accompli par un autre soldat qui voulait se venger d'un viol subi.



HANTISE ALGÉRIENNE



Les méfaits de la guerre d'Algérie et de la décolonisation, traités seulement de biais dans Itinéraire d'un salaud ordinaire, se manifestent au premier plan dans Le Bourreau et son double. Le texte de ce roman est réparti en deux niveaux narratifs alternés, dont l'un concerne le présent référentiel (années quatre-vingt à CourvillierS) et l'autre, dont on comprend vite le statut rétrospectif, évoque des épisodes abjects de torture et d'abrutissement relatifs à la répression algérienne. Ce second groupe de séquences semble découler d'une hantise ineffaçable, d'un souvenir obsédant dont on comprendra à la fin l'importance révélatrice, même par rapport à la solution de l'énigme criminelle. Un passé qui ne passe pas... Encore une fois, les bourreaux d'hier sont les ennemis des travailleurs et les agents du pouvoir économique. Cependant, il n'y a aucune vision manichéenne du milieu décrit, car personne ne peut s'y dire totalement innocent.

Si le cauchemar algérien n'occupe qu'une partie, soit-elle décisive, de l'intrigue du Bourreau et son double, il monopolise à lui seul le sujet de la nouvelle « Corvée de bois » (Bacon-teur d'histoireS), dont on a tiré une adaptation en bandes dessinées. Comme dans Itinéraire..., on suit de l'intérieur la transformation progressive d'un jeune étudiant d'abord en bourreau impitoyable, prêt à tuer et à torturer, et ensuite en fonctionnaire du ministère de l'Intérieur préposé à un service plus ou moins réservé de surveillance politique, de fichage, de censure préventive. Le lecteur ne connaît que le point de vue du protagoniste, qui raconte son histoire à la première personne. Aucun commentaire d'un narrateur externe n'intervient à formuler le sens des faits, à évaluer leur qualité morale °u à orienter le jugement du lecteur. Bien sûr, la progression teur, les histoires racontées abordent alors les problèmes du présent : intrigues des politiciens au niveau national et surtout local, corruption et spéculation, affaires équivoques, gestions brutales du personnel menées par certains industriels, nostalgies extrémistes de type nazi, fasciste et staliniste. Mais il est question également des malaises du monde urbain, de ses transformations sous la pression d'intérêts multiples, de la vie difficile des marginaux qui peuplent ses banlieues. Sans compter l'analyse des mentalités de masse, dont les habitudes sont l'objet d'une attention volontiers ironique, notamment dans les nouvelles.



RECHERCHE D'UN REGARD



La représentation d'une société inquiète et désagrégée pose évidemment le problème du point de vue à adopter. La posture démiurgique du narrateur omniscient n'a plus cours en littérature depuis longtemps. Il faut emprunter un regard singulier qui sache, qui doive et qui veuille scruter le réel, l'évaluer, dépasser les apparences. D'où la tendance à déléguer la focalisation au détective et au journaliste. Pour ce qui est de la première catégorie, c'est l'inspecteur Cadin qui fonctionne au début comme véhicule de cette perspective attentive, perspicace et critique. Il est même trop sensible aux maux du monde, à tel point qu'il deviendra de plus en plus désadapté, jusqu'à connaître une déchéance irréversible qui débouchera sur son suicide. Grâce aux mutations et aux péripéties de Cadin, on parcourt avec lui le nord, le centre et le sud de la France, à travers Strasbourg, Hazebrouck, Courvilliers, Toulouse, Toulon, Roissy, Aubervilliers. Ses enquêtes l'amènent souvent à déranger les autorités locales, d'où les promotions qu'on lui accorde pour l'éloigner, quitte à le punir lorsqu'il avance trop loin. D'ailleurs, il reste toujours un spectateur qui ne parvient jamais à vraiment s'intégrer: «il était toujours resté extérieur a la ville, ou plus exactement aux gens... Il se sentait comme dans un sas: son existence entre deux portes, la première qui s'ouvre sur la rue, la deuxième qui donne sur les secrets... Au chaud, mais à côté » (Le Facteur fatal, © Gallimard 11990], Folio, p, 28). Mais Cadin sait très bien regarder. Il déniche dans Le Géant inachevé (1984) la corruption qui sévit dans les milieux industriels et commerciaux de la petite ville de Hazebrouck. Le recours de certains industriels aux milices privées pour surveiller et intimider leurs ouvriers est au centre du Bourreau et son double. C'est encore la corruption politique et économique, susceptible d'arriver jusqu'au crime, qui fournit le sujet de l'épisode toulousain du Facteur fatal, où l'on assiste également à la tentative raciste de faire tomber sur un immigré arabe la responsabilité d'un meurtre commis par un gros bonnet de la ville. Le cynisme avec lequel l'opinion publique et même les tribunaux désignent des boucs émissaires est dénoncé dans le chapitre sur Strasbourg («Croix de bois, croix de fer... ») du même roman, dans lequel une espèce de clochard portugais est accusé injustement d'avoir abordé une fillette qui, en réalité, a tout inventé. On constate d'ailleurs dans le même épisode, se déroulant en 1977, la persistance de nostalgies nazies chez des personnages respectables de la ville.

Naturellement, l'exploit le plus brillant de Cadin est celui qu'il accomplit dans Meurtres pour mémoire, en montrant à quel point des responsables de crimes contre l'humanité, non seulement jouissaient au cours des années quatre-vingt d'une impunité totale, mais pouvaient occuper des postes importants dans l'administration de l'État et dans la gestion de l'ordre public.



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