Essais littéraire |
De même qu'à travers tous les modes d'expression du Romantisme littéraire : poésie, théâtre, roman, histoire, on distingue une tendance intellectuelle commune, et comme un même mode de pensée, de même l'ensemble du Romantisme littéraire révèle les mêmes caractères d'art. C'est d'abord sur le terrain de l'art que le Romantisme s'est affirmé; c'est par des théories d'art que la nouvelle école a inauguré son existence ; mais les oeuvres s'en sont vite dégagées, et le nouvel aspect de l'art s'est affirmé par les ouvres plus que par les théories initiales. Le trait le plus apparent est d'abord la notion de liberté dans l'art, qui s'oppose à celle de règles et de tradition ; on reconnaît à l'artiste le droit de se créer une forme adaptée à son génie personnel, et le goût, au nom duquel on jugeait auparavant, s efface devant un nouveau critère ; celui-ci consiste dans l'impression, l'émotion que ressent le lecteur ; c'est le rapport de deux sensibilités, celle de l'auteur, celle du lecteur, qui permettra de juger l'ouvre. Comme la sensibilité du lecteur variera au cours des temps, on admettra comme normal que l'art évolue continuellement. C'est là une double cause de liberté, donc de diversité dans la production romantique : chez un même auteur, l'art évolue sans cesse, et le tempérament de chaque artiste crée, à une même époque, une grande diversité d'expression. C'est ce qui explique pourquoi l'école s'est dissociée à peine formée, pourquoi aussi il est difficile de l'enfermer dans un cadre précis. Elle a vite senti qu'elle ne pouvait être qu'un passage, qu'une étape ; elle n'a pas travaillé pour l'éternité, ou tout au moins n'a pas cru la mériter par la qualité définitive de la forme ; au contraire, chaque écrivain a tenu les yeux sur le public, épiant ses goûts pour tâcher de les satisfaire, plutôt que sur des modèles immuables ou sur une postérité lointaine qu'on n'eût pu imaginer que comme une continuation de ce que l'humanité avait de moins changeant dans les goûts. Art individuel, le Romantisme est en même temps, par une contradiction apparente dont nous venons de voir qu'elle est la conséquence de cet individualisme, un art populaire, qui ne se développe qu'en fonction des tendances d'un vaste public. Préoccupé du sentiment de la masse dont il veut être « l'écho sonore » même lorsqu'il semble la guider, l'écrivain, tout naturellement, s'adressera à elle ; la littérature sera une scène où l'auteur, comme un acteur, mimera les passions communes, afin que la foule reconnaisse à travers son jeu ses propres émotions - et ce sera le lyrisme - elle sera une tribune où l'auteur fera passer par sa bouche éloquente les vagues aspirations de cette foule - et ce sera l'épopée, la satire politique, le roman social. Les grands artistes romantiques, ceux du moins à qui ira la gloire, sont des hommes dont le tempérament n'est pas original au point de les rendre étrangers à la masse : un robuste bourgeois comme Hugo, un solide hobereau à demi paysan comme Lamartine, un fiévreux enfant de Paris comme Michelet, une sentimentale sans subtilité comme George Sand. Ceux dont le tempérament est plus original ou plus nuancé, comme Vigny, seront peu connus du grand public, ou à demi romantiques seulement. Le rare, l'exquis, le subtil, tout ce qui ne pourrait plaire qu'aux « bappy few » est, en général, exclu de la littérature romantique, et Stendhal, qui prétendit écrire pour eux, en fut puni par l'indifférence non seulement de la masse, ce qui serait normal, mais aussi des plus fins des lettrés. L'art en a-t-il perdu sa qualité ? Non pas. Tant est grand le bénéfice de la liberté que les artistes, perdue la contrainte extérieure, durent retrouver la seule contrainte féconde, la contrainte intérieure qu'impose le goût personnel. L'écrivain, pour le plus grand avantage de l'Art, fut contraint de masquer sa technique ; rien de plus subtilement écrit que telle pièce des plus familières de Pauca Meae, rien de plus simple à première vue. Il est devenu si facile d'écrire en vers que le tempérament poétique, que la profondeur du sens poétique est la seule chose qui puisse différencier le bon du mauvais poète ; la notion de vraie poésie reprend ses droits ; on ne peut plus feindre le talent si l'on n'a pas le génie ; on doit être d'autant plus poète que tout le monde peut faire des vers ; la poésie ne peut plus être un jeu, puisqu'elle n'a plus de règles ; elle est devenue quelque chose d'essentiel, un rapport mystérieux entre la réalité secrète des choses et l'âme, c'est-à-dire les mots. L'art n'est plus un vêtement qu'on accroche sur la nature pour la parer ; il est la nature même dévoilée dans un de ses rapports essentiels : le Romantisme contient en germe le Symbolisme. En cherchant donc à se faire entendre et sentir d'un large public, les poètes ont dû se dépouiller des académismes de salon où la poésie était, avant eux, en train d'étouffer ; mais par là ils ont retrouvé, sans les chercher, les lois profondes de l'art, beaucoup plus subtiles, beaucoup moins enseignables, que les règles superficielles du jeu poétique. C'est en semblant renoncer à l'art que les poètes, comme les peintres devaient faire à la fin du XIXe siècle, l'ont retrouvé. Ils y ont été aidés par de nouvelles obligations que l'évolution du goût leur imposait, et que peut-être l'évolution de la prose depuis Rousseau leur conseillait : l'harmonie, le nombre, la mesure, la musique, d'abord. La prose s'était dégagée plus vite que la poésie de l'intellectualisme abstrait ; dès 1760, un Rousseau, parce qu'il était moins imprégné de la tradition du bon style que l'homme de lettres que fut Voltaire dès 14 ans, avait compris que l'auteur pouvait se faire sensible au cour du lecteur sans passer par son esprit ; il avait pressenti que l'art est une sorte d'incantation où le mystère des sons et des nombres joue le premier rôle. Chateaubriand le suivit. Lamartine ne fit pas autre chose, et son Lac est bien asséché lorsqu'on en supprime la musique et le mouvement, comme son Chêne est bien dépouillé sans le murmure du vent dans son feuillage ! Or, cette loi du nombre ne s'enseigne pas ; on la sent ou on ne la sent pas et, si on exclut de la poésie ce qui ne lui obéit pas, on en rétrécit le domaine au point de le réserver aux seuls poètes vraiment doués. C'est ce don, temporaire et parfois instantané, qu'ils appellent « inspiration », c'est ce rythme intérieur, brusquement surgi dans la sensibilité du poète. La couleur ensuite, et le concret ; si le poète est devenu, après 1850, le Voyant, il a été d'abord visuel. Autre don nécessaire et que Hugo possède plus que tout autre. Lamartine introduit l'harmonie ; Hugo la conserve, et il y ajoute la forme et la couleur. Il ne s'agit plus de cette couleur empruntée, livresque, qui n'acquiert ses entrées qu'après un stage chez quelque grand Ancien on quelque moderne estimé, mais de celle qu'on observe dans la nature des choses ; l'introduction du concret dans la poésie demande un art plus sûr, parce qu'il est plus difficile de garder l'unité du ton quand la réalité concrète se trouve mêlée à la hauteur des pensées ou à la profondeur des sentiments. Maintenant que tout l'arsenal des ressorts de la nature se trouve ouvert au poète, le choix des armes devient plus délicat, et rien ne guide plus désormais ce choix que le goût du poète et le tact de son intuition. L'Art est choix, et le choix est d'autant plus difficile qu'il est en apparence plus libre et que le domaine où il peut s'exercer est plus vaste. On retrouve toujours cette idée : la liberté supprime les « contraintes fausses » et les remplace par des contraintes essentielles. Le concret est d'abord entré dans la poésie sous forme d'images. Le registre des images s'est trouvé par là infiniment étendu. Devant ces énormes disponibilités, le poète fut amené à donner à l'image sa vraie place dans la poésie, la première. Il a compris que ce qu'il y a d'intime dans tout », dont Hugo a bien vu, dès 1827, que c'était le véritable objet de la poésie, ne pouvait s'exprimer que par une transposition en images. Sans doute va-t-il rarement jusqu'au symbole, et la a faucille d'or dans le champ des étoiles » est une image qui n'est nullement un symbole ; mais un grand pas est accompli dans l'évolution de la poésie ; l'image n'est plus un agrément disposé de place en place dans le poème ; elle n'en est pas encore l'essence ; mais elle en est désormais la trame. Une autre conséquence de l'introduction du concret dans la poésie, c'est la ruine de la muraille qui séparait artificiellement la prose de la poésie ; sans doute, cette muraille devait, à partir du symbolisme, se dresser plus haute et plus infranchissable, mais dressée sur un autre plan. La poésie emploie la langue de la prose, et inversement : la prose d'un Michelet semble de la poésie, et souvent de la plus haute, dont le rythme a été dissocié, et qui, cependant, conserve encore nombre d'alexandrins isolés qu'on n'est pas étonné d'y trouver. Ce ne sera plus par la langue que la poésie se distinguera de la prose ; d'où, encore une fois, la nécessité d'en arriver à une différence qui soit plus fondamentale. La prose elle-même, libérée dès avant le Romantisme, a accentué son évolution ; dédaignant, elle aussi, les savantes fioritures, les jeux d'esprit et les grâces aussi bien que la savante précision, elle tire sa qualité du naturel apparent et du travail, de fait, avec lequel l'écrivain moule son expression sur son tempérament ; prose individuelle, miroir d'une sensibilité, elle vaut ce que vaut cette sensibilité, plutôt que ce que vaut l'intelligence de l'auteur. Mais le triomphe éclatant et nouveau de la poésie l'a trop laissée dans l'ombre ; Vigny est souvent un médiocre poète, embarrassé et plat ; il est toujours un prosateur admirable de pureté, de justesse et d'aisance. Hugo est un poète de génie, mais c'est aussi un de nos plus grands prosateurs ; il a l'art de conter avec une absolue clarté, l'art des projections et des « éclairages », toutes les ressources du mouvement, la langue la plus riche et la plus juste. La prose de Sainte-Beuve soutient la comparaison avec la meilleure prose classique. Les romantiques connaissent les ressources de notre langue comme aucun classique ne les a connues, et ils trouvent en elle un instrument tellement plus complexe que celui qui était à la disposition des classiques qu'ils en sont plus admirables peut-être ; que leur manque-t-il ? Le seul art sans doute de la condensation, l'art de suggérer l'idée, le sentiment, la nuance ; mais faut-il se plaindre de leur trop robuste santé ? « Nous autres modernes, disait déjà Mme de Staël, en toutes choses, nous disons trop » ; parole que devait singulièrement vérifier sa postérité romantique ! Saisis, comme un Hugo, par le délire verbal, et enivrés par le vin nouveau des mots, ou, comme un Musset, possédés par la passion, les romantiques sont volontiers éloquents ; la poésie comme la prose sont imbues des procédés d'une rhétorique assez élémentaire qui est, de tous les caractères de leur art, celui qui a le plus vieilli, et contre lequel réagiront le plus vivement la poésie et la prose d'après 1850. |
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