Essais littéraire |
Le théâtre contemporain ne cesse de remettre le langage en cause, d'inaugurer de nouvelles interactions verbales, de jouer avec la matière des mots. Il poursuit le travail de sape des années 1950 contre un langage outil de communication, et contre les prétentions de la « belle langue », de la tragédie du XVIIe siècle au langage précieux de Giraudoux, à dire le réel. Une littérature nouvelle surgit contre la tradition « littéraire » d'un théâtre qui était davantage destiné à être dit qu'à être joué. La théâtralité se déplace ainsi de la forme dialoguée à une exploitation singulière de la parole. Les transgressions qui touchent à renonciation théâtrale et à la structuration du drame n'interdisent pas l'émergence de nouveaux langages dramatiques où l'action, la fable, le personnage prennent une forme originale. La déconstruction du récit et du dialogue Les pièces du répertoire contemporain racontent de moins en moins et de façon de plus en plus décousue. Le parti pris de la disÀ continuité et du fragmentaire troue le récit linéaire de vides narratifs, crée des béances dans l'histoire, introduit non-dits et silences. Les pièces de Vinaver, faites de scènes, morceaux et mouvements montrent que le monde ne peut plus être appréhendé de façon unifiée mais ponctuelle, à travers failles et brisures, approximations de la parole. Dans les pièces de Lagarce, le texte bouleverse la dramaturgie traditionnelle en diluant l'action dramatique, l'intrigue, la fable. J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne (1997) est constitué de douze séquences successives, séparées par des points de suspension qui reprennent la même situation : l'attente de cinq femmes. L'action ne progresse pas de façon chronologique et logique mais module un rituel répétitif au cours duquel les voix de ces femmes cherchent à attirer l'attention du jeune homme et à s'assurer de son amour. Le dénouement reprend la situation originelle d'attente sans que le récit du voyage ait été proféré par le jeune homme, absent, endormi ou mort déjà : « Ou toutes les trois encore, sur le seuil de la maison, attendant encore, toutes les trois, ne sachant plus rien, là, sans jamais se quitter... ». La déconstruction du récit s'accompagne souvent d'un éclatement du dialogue. Comme l'a souligné Michel Corvin dans son Dictionnaire encyclopédique du théâtre, alors que « le dialogue est le signe de reconnaissance le plus immédiat du théâtre comme genre jusqu'à la fin des années 1960 », celui-ci tend à éclater de façon évidente « quand ses éléments constitutifs, les répliques, ne sont plus attribués en propre à des personnages individualisés». Le personnage énonciateur s'est affaibli, dépossédé de son identité sociale et de ses traits psychologiques, diffracté en doubles multiples ou disparaissant. L'incertitude concernant l'énonciateur contamine le destinataire. L'échange verbal ne respecte plus les règles de la bonne communication et le dialogue se libère de la situation et de l'action. Sujets et thèmes s'enchevêtrent en obéissant aux désirs et aux pulsions de ceux qui parlent dans un tressage de paroles à l'origine indéterminée ou venues d'espaces différents, comme chez Michel Vinaver, Valère Novarina ou Joris Lacoste. Depuis les années 1980, le théâtre semble également préférer le monologue au dialogue, la première personne s'imposant comme le point névralgique de l'écriture contemporaine. Un personnage travaille sur sa mémoire, témoigne de son mal-être, dialogue avec lui-même comme dans Credo et Le Rôdeur d'Enzo Cormann (1982), Sixsolos (1992) de Serge Valletti ou C'est-à-dire (1993) de Christian Rullier. Sous le signe des « dramaticules » de Beckett {Solo, 1982), ces pièces se rapprochent du solipsisme. L'inflation du monologue manifeste la solitude essentielle de personnages enfermés jusqu'à l'autisme dans leur discours ressassant et leur besoin irrépressible de trouver un interlocuteur, même dans le public. Le flux de la parole déstructurée et ressassée chez Philippe Minyana ou Jean-Luc Lagarce fait du monologue le lieu de l'amplification lyrique et de l'affleurement d'une vérité enfouie. Chambres, Inventaires, Les Guerriers de Minyana juxtaposent des récits de vie, des destins qui ne s'articuleront pas sur le plan du récit. Célébration de la langue Échappant à la norme, les auteurs mélangent au sein d'une même pièce divers types de paroles (duos, duels, chour, polyphonie de voiX), alternant de longs récits et des échanges stichomythiques, des monologues et des dialogues, réintroduisant un chour comme chez Jean-Luc Lagarce ou Patrick Kermann, ce qui a pour effet de saper l'opposition générique entre le dramatique et l'épique et d'inventer des dramaturgies ouvertes qui refusent de conclure et d'arrêter la signification. Si le dialogue demeure présent dans de nombreuses pièces, il s'étire en de longues répliques dans les pièces de Lagarce, Koltès, Cormann et n'a plus pour fonction l'échange de points de vue et d'arguments. Aussi l'intérêt se concentre surtout sur les modes d'apparition de la parole, sur la manière dont les choses sont dites. Intonations, hésitations, réticences, silences, soupirs jouent un rôle déterminant. L'essence de la théâtralité ne se trouve plus dans le dialogue mais dans la parole scénique, dans l'activité même du langage, ce qui caractérisait déjà le théâtre de Nathalie Sarraute {Pour un oui ou pour un non, 1982) ou de Marguerite Duras {La Musica deuxième, 1985). Dans Ma Solange, comment t'écrire mon désastre, Alex Roux (1996), texte de Noëlle Renaude écrit directement pour l'acteur Christophe Brault, un homme ressuscite près de huit cents personnages, sours, voisins, parents, femmes jeunes et vieilles, qu'il a croisés de sa naissance à sa mort. Alors que la fable théâtrale n'est sous-tendue par aucune nécessité, la parole qui raconte en les enchevêtrant des bribes d'histoires, des fragments d'un passé incertain, des projets morts-nés, des ratages, tend à se substituer à l'action elle-même. Ce travail sur la langue prend des formes différentes. Philippe Minyana, Daniel Lemahieu ou Michel Vinaver cherchent hors de tout naturalisme à restituer la parole des gens ordinaires, une langue pauvre, minimale, véhiculant des clichés, rongée par des silences. Loin de céder au mépris, cette dévalorisation de la capacité expressive des sujets peut ouvrir sur une parole poétique comme dans Une envie de tuer sur le bout de la langue (1994) de Xavier Durringer. De cette pièce à la dramaturgie « réaliste », sans effet littéraire ou poétique, se dégage une musique singulière qui naît de la vitesse et du rythme des échanges. D'autres auteurs prennent le parti de « l'exhibition des mots » selon le titre d'un ouvrage de Denis Guénoun. La parole, comme si elle renouait avec une confiance dans le langage, se déploie en affirmant sa fantaisie {Le Bourrichon en 1989 de Jocl Jouanneau, Via negativa en 1996 d'Eugène Durif, Donc en 1999 de Jean-Yves PicQ) ou en assumant son ambition lyrique et musicale comme dans les pièces d'Olivier Py {La Servante en 1995, L'Apocalypse joyeuse en 2000) ou de Laurent Gaudé {Onysos le Furieux, 1997, Cendres sur les mains, 2002). À partir de la langue existante, il s'agit parfois d'inventer une langue «autre», excessive, qui s'oppose à la langue usée de la communication et des média. Chez les inventeurs de langue comme Gildas Bourdet {Le Saperleau, 1982) ou Daniel Danis {Le Chant du Dire-Dire, 1996), Valère Novarina, Michel Tremblay (qui introduit le «jouai» dans Les Belles-sours, 1972) ou Pierre Guyotat {Bivouac, joué en 1988), le théâtre est à la recherche d'une parole ouverte sur la profondeur du corps. À cette fin, le langage dramatique doit se délivrer des tentations de l'écriture, du « beau style », des phrases bien construites, à la logique irréprochable, qui vont à l'encontre des lois de l'intonation et du rythme. La langue désirée, qui met « les ventres, les dents, les mâchoires au travail », selon Novarina, cherche à explorer l'espace où le corps visible communique de façon immédiate avec le corps enfoui. La voix, le rythme et le silence sont privilégiés dans cette quête. À la jonction du corps et du langage articulé, la voix s'efforce de dire la présence au prix d'un grand effort syntaxique et rythmique comme si elle se souvenait du corps perdu à travers des cris, des bruits, des émissions sonores. L'ouvre de Novarina évolue ainsi vers une prose de moins en moins discursive pour faire place au travail du souffle. Depuis L'Atelier volant (1968-1970), une vocalité monstrueuse se généralise dans les pièces ultérieures comme dans ce fragment du Monologue d'Adramélech (1985): «Tranche, allez, hoche, parle, travers la bouche, lance-nous d'un mot fièrement lapé, un bon sifflet qu'il nous ébranle ; de ton hochet vas-tu languer et percer l'air, réponds ou siffle, satané chant, vibre ! Qu'est-ce que tu veux que je réponde?... Veux plus répondre quand on m'appelle. Silence, votre voix empêche d'avancer les travaux! Silence, vos travaux empêchent d'avancer le vol vocasson de mes voxes ! Silence, Abliblalech, ton babillage m'empêche de te compter les pas ! » Le rythme permet à la pulsion de jouer dans la langue comme dans le langage physique rêvé par Antonin Artaud. Le langage y obéit aux pulsations du corps dans une formulation confuse, véritable incantation que rythme une danse verbale infinie. Dans un jardin, trois personnages, un bonhomme de terre, une femme changeante et une voix d'ombre refusent de se soumettre à l'espace et interrogent l'énigme du langage... La vorx d'ombre La main se lève, la bouche s'ouvre, le corps respire. Entrent Jean Violocorde et Qui Va, l'Enfant Thiozule et Rufite, la Germitude, l'Enfant Presque Parfait, Jean Sécalaire et sa Matière et son Balancier, l'Enfant de Plumace et Matagrossier, le Montreur de Suite, Son Ombrelle, la Personne en Matière Vive, Jean Vulviac, l'Enfant Mani-pulaire et Son Trou à Idée, le Fauteur d'Ombte et Son Sachoir, Jean Séminal, la Femme aux Actes, Madame Rouge, les Manouvriers Humains, les Enfants Vénériens, Jean Séquence, le Mangeur Oura-nique, l'Enfant Interdit, Jean Qui Sonne Vilain, la Femme des Matières, l'Enfant Mordant le Sol seul contre Tous: ils sortent; entrent la Personne Vivante et le Bonhomme de Terre. La femme séminale Puisque vous êtes sur un théâtre maintenant, désaccomplissez ce que vous avez vécu. Le bonhomme de terre J'ai vécu la simoniade chez Jean Terrier; j'ai vécu l'Enfant Amphatu-saire et son Trou à idée ; j'ai vécu les gens dévorant l'éparpillement du détritus de Marcelle Fusier; j'ai vécu le petit Véloce continuant à faire-faire et son cadet lui refusant d'aller; j'ai vécu madame Louise-bref longeant le mur trois fois de suite et allongée à la suite de mesures prises contre lui ; j'ai vécu les chutes de Roget Blanqui jeté du haut de la rivière par les gens; j'ai vécu la décrépitude de vivre pour toujours en viande seule; j'ai vécu le sentiment de la nature chez un arbre ; j'ai vécu Jean Luisance se portant au secours des déléocraties voisines et leur demandant de temettte les pantalons à action ; j'ai vécu l'urmillement des choses blondes, les fusées de Marcel Pétaud, les deux pierrots saisis d'peur face aux perspectives de prolongation des définitions humaines-et-inhumaines ! Valère Novarina, Le Jardin de reconnaissance, © éd. P.O.L, 1997. Cette ouverture musicale du langage sur le corps caractérise de nombreux auteurs, comme Enzo Cormann dans Noises (1984) ou Ké voï? (1985) qui définit son rapport au langage comme un rapport d'oreille fantasmée : « Il y a un aspect partition du texte, un rythme volontaire dans la mise en espace des mots sur la page qui produit un espace différent de la ponctuation. Les vides laissent entendre qu'il y a des corps, les blancs sont des réservoirs d'énergie qui prennent leur sens à être joués, sur lesquels la rêverie du comédien peut s'inscrire. » L'étrange relation qu'entretient la musique avec la mort apparaît dans Mingus, Cuernavaca (1991), un «Jazz poem » auquel a collaboré le musicien Jean-Marc Pado-vani, qui évoque les dernières heures de Charles Mingus. Avec ses rythmes improvisés, ses syncopes, ses contre-points, le jazz est apte à restituer avec une grande justesse le mouvement d'une agonie. Le rôle de plus en plus important de la musique dans les pièces du répertoire contemporain est à cet égard significatif. Loin de se réduire à une illustration redondante, la musique révèle les harmoniques cachées, inachevées dans le texte et échappant donc à la lecture ; parce qu'elle brise la linéarité du discours verbal à travers ses rytiimes, elle est perçue comme une parole autonome, un mouvement du sens. Philippe Minyana, Michel Deutsch, Christophe Huysman (Le Sang chaud de la terre, 1992) intègrent des chansons et des musiques au sein de leur écriture. À rebours, des metteurs en scène tentés par l'écriture comme Eric Da Silva (L'Emballage théâtrE) tendent à « musicaliser » les mots en inventant une langue construite sur une série de néologismes, de mots en expansion qui font sens à la manière d'un lapsus. Découpés, triturés, contractés, les mots font entendre un opéra polyphonique dont le trop-plein de sens, comme chez James Joyce, entraîne aux limites du non-sens: «J'alchiminetai un refrain trisextuel, de vrai ratures et par entrailles un message de mirage en mirage, un métissage verbial, gestomacal, sonyromane, imagivore, une dramanalphabeturgie s'amplifiera instrumentalement, phonétiquement» (Da SilvA). Cette orchestration du corps peut révéler aussi l'érosion de l'organisme, le travail de la mort qui trouve une expression sonore à travers les soupirs, les plaintes, les accidents du souffle. Le personnage pour finir Dans les dramaturgies antérieures, la cohérence du langage et l'intégrité corporelle définissaient le personnage. Le personnage du théâtre contemporain, depuis les marionnettes d'Alfred Jarry jusqu'aux numéros chez Nathalie Sarraute (H 1 et H2 dans Pour un oui pour un non, 1982) ou aux initiales chez Marguerite Duras (Le Shaga, 1968), semble avoir abdiqué son ancienne unité. Réduit aux mots vides de sens qu'il prononce, il donne l'impression d'être privé d'intériorité. Le principe psychologique d'identité, qui était représenté par la notion de « caractère», s'avère dépassé. La contradiction entre la nécessité de dire quelque chose et l'impossibilité de signifier ne trouve aucune résolution. Dans les pièces de Michel Deutsch ou de Jean-Paul Wenzel, la « mort » du personnage suggère la déshumanisation de la société et l'aliénation de l'homme, dépossédé de son langage propre par la langue morte de l'idéologie qui « parle » avec ses lieux communs et ses automatismes. Certains textes ne déterminent même pas la répartition des répliques, laissant la liberté au metteur en scène de choisir le nombre et l'identité des énonciateurs. Pourtant, le théâtre actuel n'est plus obsédé par l'idée de décons-truirc à tout prix le personnage. Le texte offre au lecteur des possibilités de reconstituer, bribes par bribes, l'identité singulière de celui-ci, la nature intime de ses motivations. Il s'agit de construire la réalité du personnage non seulement à partir de ses paroles disséminées dans le texte mais aussi à partir des paroles des autres personnages, des doubles contraires comme chez Bernard-Marie Koltès, ou complémentaires comme chez Philippe Minyana et Enzo Cormann, ou encore à travers des points de vue multiples et contradictoires comme dans Le Fils de Christian Rullier (1985). Cette lecture indirecte, biaisée, qui exige une coopération active, permet de repérer les relations de symétrie et de réciprocité entre les différents locuteurs. Loin de réduire le personnage à une présence impersonnelle, insaisissable à force d'être diffractée dans la multiplicité des récits, la parole joue sur les variations de forme, les intensités des affects, les excès du verbe pour restituer de l'humain. Même s'il est un pur jaillissement verbal, le théâtre de Valère Novarina appelle l'apparition physique et bien vivante du corps de l'acteur. Dans sa Lettre aux acteurs, Novarina leur demande de ranimer le texte, de le réécrire avec leur corps en le mettant au travail, de « refaire la parole mourir du corps », non celui de l'auteur mais les postures musculaires et respiratoires dans lesquelles le texte s'est écrit. C'est à cette condition que, derrière le texte exténué, aux mots à bout de souffle et aux lettres presque mortes, l'acteur pourra accéder au corps véritablement vivant, une machine à rythme et flux qui n'est plus le corps humain habituel, mais ces «machines désirantes» dont parlaient Gilles Deleuze et Félix Guattari. Chez Novarina comme d'ailleurs chez Guyotat et Vinaver, la renaissance du corps prend la forme d'un hymne à la vie intense et profonde du dedans organique. Le discours récurrent sur « la « mort du théâtre », que sous-tend une conception normative du théâtre comme art « plein », « riche », et qui privilégie la place de Fauteur et un texte clos, demandant à être illustré sur scène, rate ce qui fonde la richesse du théâtre contemporain : un théâtre évidé de ses lieux communs, dont la forme dit justement le renoncement à la forme. Comme l'a montré Michel Corvin, le déclin du théâtre comme genre, la transgression des critères de la fable, du personnage et du langage, la faillite des anciennes structures formelles de la temporalité et de l'espace, constituent peut-être une chance pour le théâtre de devenir vraiment autonome. L'impression d'illisibilité, qui vient parfois de la fragmentation du langage, des perturbations du dialogue et de la déperdition du dire, appelle plus que jamais le travail d'un metteur en scène. À l'image des dernières pièces de Philippe Minyana, Prologue ou Le Couloir (2004), collages brutaux et syncopés de fragments d'existences, de bribes de langage qui renvoient au dénuement et aux doutes de personnages anonymes, le théâtre ne cherche ni la maîtrise ni l'achèvement ; il cultive l'accident, la défaillance, la fugacité des instants qui immobilisent une émotion du corps. Instants rares où un être fait entendre l'écho douloureux de sa voix à ceux qui l'écoutent. Instants uniques où un corps singulier advient dans l'éphémère comme un événement irremplaçable, suspendu entre vie et mort. |
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