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Le roman d'aventures






1. Roman de voyage, roman d'épreuves, roman noir



L'imaginaire, à lui seul, ne suffit pas à retenir l'intérêt du lecteur : il y a des romans ennuyeux. Le meilleur moyen de ne pas ennuyer, c'est d'accumuler les péripéties. Qu'un héros soit engagé dans l'accomplissement d'une mission, dans la conquête d'une femme ou dans la poursuite d'un secret, il faut qu'il rencontre sur son chemin des obstacles, mais aussi des circonstances favorables. Le roman de voyage et le roman d'épreuves ont été, depuis l'Antiquité, les deux voies royales du roman d'aventures. On peut certes concevoir des épreuves qui ne soient pas liées à un voyage, mais, du moins jusqu'au début de ce siècle, il était difficile d'envisager un long voyage qui fût dépourvu d'épreuves. Le roman d'aventures est voué, par nature, aux époques où l'aventure est encore possible. Aller de Paris aux confins de la Sibérie orientale, c'est le thème d'un beau roman de Jules Veme : on ne pourrait guère le récrire en 2000, sauf à le situer délibérément dans le passé. Il n'est pas étonnant que, d'Alexandre Dumas à Michel Zevaco, le roman d'aventures soit un roman de cape et d'épée : les Pardaillan ont pris le relais des Mousquetaires. De nos jours l'aventure romanesque doit se réfugier dans le roman historique ou dans le roman d'anticipation : elle peut trouver aussi sa place dans deux domaines qui sont en marge de la vie ordinaire : celui du roman policier, celui du roman d'espionnage. Rajeuni par ces formes nouvelles, le roman d'aventures garde le dessein de nous arracher à la vie quotidienne, de nous introduire dans un monde où le héros court à chaque instant des risques, et d'abord le risque de mourir. Certes au divertissement que suscitent des péripéties sans cesse renouvelées pouvait s'ajouter, jadis, l'avantage d'acquérir la connaissance d'une époque ancienne, de ses moeurs et de ses institutions : ou bien, dans le roman de voyage, la découverte de pays exotiques. L'accent restait mis sur l'intérêt que prend le lecteur au succès d'une mission, à la réalisation d'une vengeance, à la découverte d'un secret.

Le roman de voyage, première des catégories établies par Bakhtine. remonte à l'Antiquité. Le héros est dépourvu de traits particuliers et ce n'est pas sur sa personne que se concentre l'intérêt, mais sur les déplacements qu'il effectue dans l'espace : de ville en ville, de port en port, il explore la diversité géographique d'un monde d'ailleurs immobile, dépourvu de tout devenir. L'exploration est parfois moins géographique que sociale : ainsi dans le Satiricon de Pétrone, que Montherlant considérait comme le premier grand roman occidental, un jeune marginal, Encolpe, accompagné de son cher Giton, mène une vie oisive et voit au fil des jours se dérouler le tableau varié des mours de son temps. Au Moyen Âge. dans les récits inspirés de l'Antiquité ou des légendes bretonnes, s'est confirmé le goût d'un roman conçu comme le moyen de s'évader de la vie quotidienne, pour accéder à un monde fertile en péripéties. Avec le roman picaresque, la littérature occidentale a retrouvé le goût du voyage : d'auberge en auberge, le héros connaît des aventures sans nombre : il est dépouillé par des voleurs, tenu captif dans un repaire de brigands, libéré par une complicité charitable, recueilli par un saint prêtre ou une riche personne, contraint bientôt de reprendre la route, soumis sans cesse aux aléas de la destinée. Le picaresque n'a pas disparu du roman contemporain : il y en a des traces dans les romans de Céline. Beaucoup d'autres romans modernes, Jacques Petit l'avait montré (Positions et oppositions sur le roman contemporain, Klincksieck, 1971), mettent en scène un marginal qui va de quartier en quartier, de ville en ville, travaillant de petits métiers, faisant quelques rencontres, mais ne s'attachant jamais, attentif à éviter tout ce qui pourrait le retenir et le fixer, n'ayant d'autre souci que de vivre au gré des heures et ne sacrifiant qu'à une seule obligation : celle de trouver sa subsistance.

Le roman d'épreuves est une autre catégorie de roman d'aventures : le héros doit faire la preuve de sa loyauté, de son courage en affrontant une série d'épreuves. C'est donc sur lui que se porte l'intérêt du lecteur. Le roman de chevalerie du Moyen Âge, puis le roman héroïque de l'âge baroque ont répondu au souci de laisser une série d'aventures faire irruption dans la vie du personnage principal : un hasard vient rompre le déroulement ordinaire de la vie : c'est alors que le roman commence ; il s'achève quand le cours normal des choses reprend ses droits. Entre ces deux moments, la vie devient mouvementée ; le héros ne se transforme pas au contact des difficultés, comme ce sera le cas avec le roman de formation ; simplement, il reste égal à lui-même dans l'adversité, il ne fait que confirmer les vertus qui ont toujours été les siennes.



Le roman noir, qui venait de l'étranger, et qui a rencontré en France, à la fin du XVIIIe siècle, un succès considérable, a été une forme très appréciée du roman d'aventures. Il comportait - à l'imitation du roman d'Ann Radcliffe - un arsenal de la terreur : apparitions de spectres, phénomènes surnaturels. Certains romans, inspirés du Moine de Lewis (traduit en 1793), mettaient l'accent sur le caractère monstrueux du criminel : la dépravation de ses instincts le conduisait à de sombres histoires de sang et de folie. Dans certains lieux mystérieux - un château isolé sur une lande, une forêt -. des attaques à main armée, des séquestrations, des disparitions troublantes constituent le ressort de l'intérêt. Des jeunes filles retenues prisonnières dans les souterrains d'un couvent, d'innocents voyageurs victimes de guets-apens attirent la sympathie et la pitié du lecteur qui prend un vif intérêt aux épisodes mouvementés de ces aventures frénétiques. Le roman noir est souvent le roman de la persécution. Le ressort de l'intérêt tient aux rapports du scélérat et de sa victime. Le héros, l'héroïne, le scélérat et le protecteur sont les personnages habituels de ces récits. Le criminel est parfois un hypocrite qui est châtié à la fin : si le justicier arrive trop tard pour sauver la victime innocente, au moins peut-il démasquer le coupable. Un bric-à-brac de la terreur donne à ces romans leur couleur sombre ; mais le ressort de l'intérêt est l'affrontement du scélérat et du protecteur. D ne faut pas oublier que les plus grands romanciers de l'époque romantique se sont inspirés en plus d'un endroit des mêmes et des procédés du roman noir. Cependant il commença à décliner vers 1840, sauf à triompher encore dans le roman-feuilleton.



2. Alexandre Dumas et Jules Verne



Alexandre Dumas ne dédaigne pas d'avoir recours à des châteaux en ruines, à des demeures étranges comportant des caves, des souterrains, des oubliettes, des chambres de torture : c'est au roman noir qu'il a emprunté ces lieux fantastiques. Mais alors que le roman noir, comme le roman picaresque, présentait des épisodes enchaînés de façon hasardeuse, au cours desquels le héros connaissait à tour de rôle des succès et des revers, Alexandre Dumas a su donner à ses romans une puissante unité d'intérêt : pour ne prendre que deux exemples, Les Trois Mousquetaires sont l'histoire d'un conflit entre deux camps ; Le Comte de Monte-Cristo est l'histoire d'une vengeance : Edmond Dantès, jeune marin, est sur le point d'épouser la jeune fille qu'il aime, quand il est soudain arrêté, jeté dans un cachot du château d'If. Il est victime de trois hommes : l'un est jaloux, l'autre convoite sa fiancée, le troisième espère, en le perdant, obtenir de l'avancement. Dans son cachot. Dantès parvient à communiquer avec un autre prisonnier, l'abbé Faria. qui, au moment de mourir (et après avoir formé son intelligence et son caractèrE), lui révèle le secret d'un immense trésor caché dans l'île. Dantès s'évade, bénéficie de la fortune qui lui a été ainsi léguée, rentre en France et consacre désormais sa vie à rechercher et à punir les trois misérables qui ont jadis causé sa perte : il réussit à la fin. après bien des péripéties, des déguisements, des poursuites, à obtenir sa triple vengeance.

Les Trois Mousquetaires, c'est le récit mouvementé d'un conflit entre deux camps : les mousquetaires protègent le secret de la reine, ils sont entièrement dévoués à son service et il leur faut affronter les obstacles que dressent, dans le camp adverse, Richelieu, Milady et les autres. Un triple agencement qui rend l'his- toire captivante : il y a un secret : l'amour de la reine pour Buckingham ; un défi : elle doit paraître à un bal avec les ferrets qu'elle a eu la faiblesse de lui donner et qu'elle avait reçus en cadeau de son royal époux ; un temps compté : les mousquetaires ne doivent pas seulement, malgré toutes les embûches qui leur sont tendues, rapporter les ferrets, ils doivent les rapporter à temps. À chaque instant, ils risquent la mort, ils ont affaire à forte partie : évasions, fuites, calvacades. combats singu- liers tiennent le lecteur en haleine. Dumas a bien senti aussi qu'il fallait que le lecteur pût épouser la juste cause des mousquetaires, éprouver de la sympathie pour eux, s'identifier à eux, souhaiter à chaque moment leur succès ; il a fait de Milady, dans le camp adverse, le type de la perversité méchante. Tous ces puissants ressorts de l'intérêt sont servis par la vivacité du récit, le relief des héros, leur courage et leur force : ce sont des caractères exceptionnels et Dumas disait lui-même de son roman que c'était une « épopée chevaleresque ».

J'ai toujours aimé la géographie, écrivait Jules Veme, comme d'autres se spé- cialisent dans les recherches historiques. » Il a voulu composer en effet une longue série de romans qui montrent des héros occupés à explorer des régions inconnues de la terre. L'aventure chez lui est liée à cette exploration : les difficultés ne cessent de surgir au fur et à mesure que le héros progresse vers le but qu'il s'est fixé. Le romancier (en cela il était bien de son tempS) ne se prive pas de donner des leçons de choses tout en racontant des aventures passionnantes : à des moments particulièrement tendus de l'action, il prolonge le suspens en présentant des exposés sur la géographie et sur l'histoire du pays que le personnage est en train de traverser. Mais l'essentiel reste le voyage, la traversée des mers ou des steppes. Jules Verne a même emmené son lecteur dans l'aventure sous-marine du capitaine Nemo, avec Vingt mille lieues sous les mers : la révolte ombrageuse de ce marin singulier et de ce savant hors de pair conduit à la découverte émerveillée d'un monde mystérieux. Quant au voyage de Michel Strogoff, l'intérêt en est renforcé, dès le début, par une intrigue puissamment exposée : le tsar est privé de toute communication avec son frère le Grand Duc, à Irkoutsk, par suite de soulèvements fomentés par des intrigants ; il confie à Michel Strogoff, homme de devoir, de courage et de volonté, la mission de se rendre auprès du Grand Duc : il lui faut pour cela traverser la Sibérie au milieu d'obstacles innombrables : les rigueurs du climat, les manouvres et les pièges du traître Ogareff, décidé à tout pour faire échouer cette mission. Deux camps s'affrontent comme dans Les Trois Mousquetaires. Le roman de voyage de Jules Verne retrouve l'axe primordial de tout roman d'aventures : un héros part pour accomplir une mission, découvrir un trésor, dévoiler un mystère. Au long du parcours, les obstacles ne cessent de surgir, plus il approche du but, et plus le risque de l'échec paraît grandir.

L'archétype du roman d'aventures devait être proposé à la fin du siècle, dès que fut traduit le roman de Stevenson, L'Ile au Trésor : pur récit, dépourvu de leçons de choses, d'un voyage en mer rempli d'épreuves - tempêtes, abordages, combats- et animé constamment par l'espoir de trouver dans l'île le trésor convoité.



3. Roman d'anticipation, roman policier



Le roman d'anticipation reprendra souvent, en les agrémentant de l'emploi de techniques sophistiquées et de gadgets futuristes, les conflits opposant les bons et les méchants dans un monde utopique. Le roman d'espionnage et le roman policier constituent les deux formes modernes du roman d'aventures. Les policiers et les espions, les criminels et les agents doubles vivent en marge, ils exécutent leurs travaux dans les coulisses du décor de la vie moderne. Dans le roman d'espionnage, ce sont non des groupes mais des États qui sont en conflit et qui s'affrontent dans l'ombre : c'est souvent le monde occidental, champion de la liberté, et les pays de l'Est soumis à la dictature du Parti. Les lieux de ce combat : hôtels de luxe, hangars désaffectés, aéroports internationaux, villas isolées. Ses manifestations : guets, filatures, poursuites en voiture, enregistrement de conversations, enlèvements et séquestrations, déguisements, fausses identités, assassinats.

Le roman policier constitue depuis le XIXe siècle un immense succès. Il est né avec le développement des grands centres urbains : ce sont des labyrinthes propices au crime, malgré la présence d'une police fortement organisée. La première grande réussite du roman policier fut celle d'Edgar Poe ; il a su inventer le type du détective amateur qui travaille en marge de la police officielle : c'est un esprit de premier ordre, et, plutôt que d'utiliser les procédés des commissaires et des inspecteurs patentés, il se contente de réfléchir, après avoir relevé quelques indices que personne n'avait remarqués. La puissance de son esprit est telle qu'il parvient, à force d'intuition et de déductions irréprochables, à trouver la solution de l'énigme présentée au début, en général un assassinat. Le Dupin d'Edgar Poe montre ainsi son génie dans Double assassinat dans la rue Morgue et La Lettre volée. Le roman de détection criminelle repose sur la personnalité du détective privé ; il est souvent à la fois falot et génial : il a ses habitudes, ses manies, il apprécie son confort bourgeois, il fume la pipe, il savoure son thé, et il a une puissance intellectuelle exceptionnelle. C'est le Sherlock Holmes de Conan Doyle ; c'est l'Hercule Poirot d'Agatha Christie ; c'est le Maigret de Simenon. Toutefois, Maigret n'est plus un détective privé, c'est un commissaire divisionnaire fort réputé, dont l'intelligence est accompagnée de bon sens, de patience et d'honnêteté.

Dans le livre qu'ils ont consacre au roman policier, Boileau et Narcejac ont bien montré que les situations varient selon la façon dont l'auteur traite chacun des trois personnages fondamentaux : le criminel, la victime, le détective. Selon qu'on focalise sur l'un ou sur l'autre, la structure du roman est différente. Agatha Christie fait porter l'éclairage sur son détective. Hercule Poirot : d'entrée de jeu, un crime a été commis, souvent dans un milieu clos - un pavillon isolé, un train, un navire. Le coupable est forcément l'une des personnes présentes. Poirot, avec sa patience, son génie, sa minutie, mène l'enquête, relève des indices, interroge les témoins et, au terme de sa recherche, identifie le coupable, indique les mobiles de son crime et rend compte de la façon dont il est lui-même parvenu à la vérité. Le puzzle est complètement reconstitué ; le lecteur, dont la curiosité a été éveillée dès le début, éprouve une satisfaction intellectuelle totale. Entre la découverte du crime et la résolution de l'énigme, place a été faite à l'enquête et aux réflexions du détective. L'aventure est devenue intellectuelle : l'auteur doit en dire assez pour piquer la curiosité du lecteur, provoquer son intelligence et lui permettre, en droit, d'arriver par lui-même à la solution ; il ne doit pas en dire trop, car la révélation finale de l'enquêteur perdrait de son piment si elle n'était pas complètement inattendue. Dans la préface de Cartes sur table, Agatha Christie a comparé le roman policier à une course de chevaux : le suspect favori n'est jamais le coupable, il faut toujours miser sur l'outsider.

Gaboriau avait apporté une variante intéressante au roman de détection criminelle : l'assassin cesse d'être inactif, l'auteur peut le douer d'autant d'intelligence et d'habileté que le policier. L'aventure revient alors en force, car le lecteur assiste à un combat redoutable entre deux joueurs d'échecs de grande classe. Quant à Simenon, dont Gide avait, un des premiers avec André Thérive, compris le génie, il a su ajouter une dimension poétique et psychologique à l'enquête : Maigret s'intéresse au criminel ; il ne cherche pas seulement à identifier le coupable à force de déductions savantes, il éprouve de la sympathie pour lui. il essaie de comprendre pourquoi il est devenu coupable. Tout se passe comme s'il avait médité cette formule de Nietzsche : « Si tu veux haïr un criminel, ne connais de lui que son crime. »

A l'opposé du roman de détection, on trouve les romans de la « Série Noire » : Pas d'orchidées pour Miss Blandish, de J. Hadley Chase, en est le prototype. Un policier privé mène une enquête dans une affaire extraordinairement compliquée.



4. Le roman d'aventures selon la NRF



Du roman de voyage de l'Antiquité aux romans de Dumas et de Jules Veme, des romans du cycle breton aux romans noirs du XVIIIe siècle, du roman-feuilleton aux romans de la « Série Noire », on trouverait certes beaucoup de variantes. Mais ce sont toujours des romans qui se proposent de divertir le lecteur, de l'arracher à sa vie quotidienne, de l'aider à s'évader pour trouver un moment de détente ou d'oubli. Si ces romans comportent quelque ambition pédagogique, comme c'est le cas pour Jules Veme, il ne s'agit pas d'expliquer au lecteur le monde qu'il connaît, mais de lui présenter des régions inconnues et lointaines. Ces romans lui apportent aussi un contingent d'émotions que la vie ordinaire ne peut lui offrir : on l'introduit dans un univers où peuvent exister des haines inexpiables, des crimes affreux, des vengeances terribles : à chaque instant, le lecteur, confortablement installé dans son fauteuil, découvre par le truchement de son héros de prédilection le risque, la frayeur, l'espérance. Tel est le roman d'évasion, de divertissement.

Ce n'est pas là tout à fait l'idéal du roman d'aventures dont Jacques Rivière, en 1913 (NRF, mai-juin-juillet 1913), avait dessiné les contours. Cet idéal qui était celui, à quelques nuances près, de tout le groupe - de cette Académie du roman qu'avait été la Nouvelle Revue française dès son origine -. comportait d'abord un refus : celui d'un roman bourré à l'excès d'idéologie, rempli de dissertations ou de plaidoyers, où les personnages parlent plus qu'ils n'agissent. C'étaient les planches d'anatomie morale ou les romans à thèse de Paul Bourgct. Ç'avaient été les leçons de choses un peu lourdement professées par les romanciers naturalistes ou psychologues. C'étaient les émotions exprimées trop directement par les conteurs symbolistes, insuffisamment lestées d'un poids de réalité. Jacques Rivière tendait à retrouver l'esprit vrai du roman : raconter une histoire. Loin des abstractions symbolistes, il voulait que le nouveau romanesque fût enraciné dans les choses concrètes de la vie. Il lui semblait que le symbolisme avait donné du plaisir à des « gens fatigués ». « Nous connaissons aujourd'hui, ajoutait-il. des plaisirs plus violents et plus allègres. Tous, ils sont contenus dans le plaisir de vivre. L'espace et l'avenir s'ouvrent à nous. » D fallait désormais écrire un roman qui fût « tout entier en actes ». L'action devait « éclater librement » « en vingt endroits à la fois ». Les émotions que le romancier voulait susciter chez le lecteur devaient naître du simple récit des événements au lieu de lui être communiquées directement. Il fallait des poursuites, des montées et des descentes d'escalier, des rencontres de coin de rue : Rivière restituait à l'espace et à la temporalité romanesques leur sens véritable. Gide devait, dans Les Faux-Monnayeurs. douze ans plus tard, prêter au jeune Bernard ce mot qui éclaire en profondeur, me semble-t-il, les articles de Rivière : « Quel beau mot l'aventure ! Ce qui doit advenir. » Sans doute est-ce là cette « beauté du monde » que le roman devait, selon Rivière, révéler au lecteur : la surprise qui peut surgir à tout instant.

C'était là l'esquisse d'un roman futur, et Rivière, en d'heureuses formules, retrouvait l'essence même du récit romanesque qui repose sur l'attente de ce que réserve l'avenir, c'est-à-dire les pages qui suivent. Gide s'en souviendra, au moins au début des Faux-Monnayeurs. Mais l'aventure, dans cette épopée de la jeunesse, tourne court : pour Vincent, c'est une catastrophe, Bernard rentre chez lui, Laura revient vers son mari, les enfants dévoyés sont remis dans le droit chemin. Hors le suicide du petit Boris, tout rentre dans l'ordre.

L'aventure prônée par Rivière a tourné court, elle aussi. Les Caves du Vatican, que Gide a voulu appeler sotie et non roman, n'ont été qu'une parodie et une dérision du grand roman d'aventures espéré. Après la guerre, on ne vit point paraître ce nouveau roman annoncé par Rivière : lui-même écrivit un récit d'analyse psychologique ; l'ouvre de Proust apportait autre chose. Avec les romans de Pierre Benoit. Konigsmark, L'Atlantide, qui réintroduisaient une figure de l'éternel féminin, on assistait à une contamination de l'aventure par le romanesque. Louis Cha-dourne, dans Le Maître du navire, faisait la part belle à l'ironie. Il savait, comme Mac Orlan, que le temps de l'aventure était passé, qu'on ne pouvait en écrire que la parodie : ou qu'il fallait la situer, pour qu'elle fût crédible, dans le temps des pirates et des flibustiers. La voie qui s'offrit fut plutôt celle de l'aventure poétique : Alain Fournier avec Le Grand Meaulnes l'avait compris dès 1913. Au lendemain de la guerre, Albert Thibaudet écrivait ces lignes :



« Le vrai, le pur et le transparent roman d'aventures, c'est celui dont la dernière démarche consiste à abdiquer l'illusion de l'aventure, à enterrer comme Prospero sa baguette magique, à reconnaître que l'aventure est partout et qu 'il suffit de regarder avec certains yeux la vie humaine la plus simple pour la voir s'installer, s'éployer, éclatante d'imprévu, dans le royaume de l'extraordinaire. »



5. L'aventure poétique



Outre les romans poétiques de Colette ou de Giraudoux, l'aventure a été, avec Giono ou Ramuz, celle de la « paysannerie épique », selon le mot de Thibaudet.

Dans les premiers romans du cycle de Pan (Colline, Un de Baumagnes, RegaiN), Jean Giono faisait la part belle à la nature, aux saisons, à la plaine et au vent. Dans Que ma joie demeure, en 1935. Bobi, l'homme venu d'ailleurs, celui qu'on atten- dait, vient changer la vie ; il annonce des temps nouveaux. Le Chant du Monde a mêlé subtilement le romanesque et le poétique : Antonio, l'homme du fleuve, part avec Matelot, l'homme de la forêt, à la recherche du « besson » aux cheveux rouges dont on n'a plus de nouvelles : avec le rythme des saisons et des jours, dans un pays d'eaux ruisselantes et de montagnes glacées, c'est l'histoire d'une quête, puis d'un enlèvement et d'une vengeance, et le poétique ici touche souvent au mythique et au légendaire. Dans Batailles dans la montagne, Giono, tenté par l'épopée, mon-trait la lutte d'un être d'exception. Saint Jean, contre les puissances mauvaises de la nature : par son héroïsme et son intelligence, il sauve une communauté.



Dès 1905, Charles Ferdinand Ramuz avait indiqué que les péripéties ne l'intéressaient guère et que le roman devait être un poème. En fait, il a su, dans son ouvre, concilier l'invention des aventures et le dévoilement poétique du monde. Il a d'abord, dans Les Signes parmi nous, évoqué l'affleurement des puissances démoniaques ; puis, dans Passage du poète, il a mis l'accent, de façon plus subtile, sur le mystère poétique de la présence : Besson, le vannier, s'installait provisoirement dans un village et, par son rayonnement discret, il contribuait à donner une seule âme à ce village. Le romancier s'appliquait autant à dire ce qui est qu'à raconter ce qui se passe. Après 1925, Ramuz en revenait à la narration d'histoires toutes simples. Dans La Beauté sur la Terre, l'écrivain réussissait parfaitement la synthèse de l'image et de l'action, il savait concilier l'intérêt romanesque et l'attrait de la poésie.

Jean-Marie G. Le Clézio a toujours écrit des romans à la gloire de la vie naturelle : dès son premier livre. Le Procès-verbal, en 1963, il évoquait un type de personnage qui devait revenir dans beaucoup de ses livres : Adam Polio était un « marginal » ; il habitait à l'écart de la ville ; contre un monde matériel de béton et d'acier, fait de règlements et d'interdictions, le héros se voulait attentif à ses propres sensations, décidé à trouver le bonheur dans l'indépendance et dans la contemplation de la nature. Les personnages de Le Clézio sont la plupart du temps des marginaux; ils déambulent au hasard, n'ont pas de métier, sont en rupture de ban avec la société et ils s'exercent à contempler les choses les plus minuscules - un grain de sable - et les plus vastes - la mer et le ciel étoile : c'est François Besson dans Le Déluge, Hogan dans l

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