Essais littéraire |
1. Aventures au passé Le roman d'aventures est souvent situé dans une période du passé plus ou moins reculée, et il devient le roman historique. Pierre-Jean Rémy écrivait, dans un article de la Nouvelle Revue française consacré au roman historique, en 1972. « L'histoire dans le roman », que, « dans la mesure (...) où le roman est aventure, l'histoire est le pivot même de l'aventure - de toutes les aventures. Le roman d'aventures par excellence est le roman historique, et, en sens inverse, le roman où l'histoire joue est roman d'aventures ». Un tel roman, en effet, emprunte à l'Histoire ou trouve dans les marges de l'Histoire des épisodes mouvementés. Il découvre dans certaines périodes du passé, des mours, un état de la société qui permettent à un homme seul ou à un groupe d'amis d'accomplir des prouesses et de jouer dans une intrigue compliquée un rôle décisif. La lecture de ces romans s'accompagne toujours d'une curiosité ardente pour les époques anciennes, elle offre à la fois le prestige du dépaysement et la connaissance du passé. Le savoir-faire de Jeanne Bourin, en même temps que ses connaissances de médiéviste, son habileté à raconter des histoires d'amour dans le décor du Paris médiéval lui ont valu récemment de grands succès. Au surplus, il est des époques moins policées que la nôtre, qui laissent le champ libre au déchaînement de la violence. L'histoire des hommes est pleine de bruit et de fureur, et le romancier qui lui emprunte ses sujets bénéficie d'une réserve inépuisable ; le succès remporté par la série des Rois maudits de Maurice Druon en est un bon exemple. Jusqu'au début du XIXe siècle - on le voit bien avec Monte-Cristo -, l'aventure demeure possible : si Lucien Leuwen est resté inachevé, c'est peut-être qu'elle ne l'est plus dans le monde de Louis-Philippe. Stendhal, avec La Chartreuse de Parme, se retourne vers le passé, revient à 1796, à une époque où il pouvait y avoir de l'aventure, de l'amour, un avenir. Quand Giono a décidé d'écrire ses Chroniques, après la Deuxième Guerre mondiale, il retrouve volontiers un XIXe siècle propice à l'aventure : avec le cycle d'Angelo, il réinvente tout un romanesque oublié : les hussards, le choléra, la mort frôlée à chaque instant, l'amour au milieu des atrocités. Il retrouve aussi, en dehors de ses héros stendhaliens, des « âmes fortes » (titre d'un roman de GionO). Dans beaucoup de ses récits, il fait alterner l'époque où il écrit avec des épisodes du siècle dernier. Dans Un Roi sans divertissement (publié en 1947). dans les lieux mêmes où Monsieur V.. vers 1840. assassinait secrètement les gens d'un village et cachait leurs cadavres dans la cavité d'une énorme branche de hêtre, un de ses descendants, à l'époque moderne - époque où il y a une publicité Texaco sur les murs -, lit paisiblement Gérard de Nerval pendant les loisirs que lui laissent ses vacances d'élève à l'École normale d'instituteurs. C'est à croire qu'il faut retourner dans le passé pour retrouver les conditions de l'aventure. 2. Scott, Balzac, Vigny, Hugo Le goût de l'histoire, les progrès de l'historiographie ont joué leur rôle dans le développement du roman historique : la résurrection du passé, c'est le fait des historiens eux-mêmes autant que des romanciers : le discours de ceux-là a pu alimenter les propos de ceux-ci. Le roman historique ne s'oppose pas à l'Histoire comme le fictif s'oppose à la réalité, car l'Histoire n'est pas une série d'événements, ce sont des propos que l'on tient sur eux à telle ou telle époque. Il reste que le romancier, s'il s'arroge le droit de faire vivre, comme l'historien, de grandes figures historiques, se réserve la possibilité d'introduire à côté d'eux des personnages nés de son imagination. Chez Walter Scott, qu'ils fussent inventés ou historiques, les héros de ses romans étaient représentatifs des groupes humains auxquels ils appartenaient ; ils étaient certes marqués de traits individuels qui leur conféraient un caractère pittoresque, mais ils incarnaient la mentalité de leur temps et les croyances de leur race. Cedric, dans Ivanhoe représente à lui seul toute une période de l'Histoire : il représente le Saxon vaincu, soumis, la rage au cour, à l'envahisseur normand. Il rêve d'unir sa pupille Lady Rowena au descendant des anciens rois saxons ; son fils, Ivanhoe a, lui, l'audace d'aimer Lady Rowena et de pactiser avec les oppresseurs. C'est chez. Walter Scott dont le succès en France fut considérable que Vigny. Hugo et Balzac ont trouvé la conception de personnages typiques qui, loin d'être abstraits et purement moraux comme ceux du théâtre classique, pouvaient s'imposer au lecteur par leur relief individuel et incarner en même temps l'esprit d'un temps et d'une nation. Balzac, en particulier, dans son roman historique, Les Chouans, a emprunté à Walter Scott son idée du type représentatif : la description pittoresque d'un personnage recouvrait souvent un caractère typique. Dès le combat de la Pèlerine, le romancier nous décrit le costume et l'allure d'un jeune chef rebelle et il ajoute aussitôt : « Son exaltation consciencieuse (...) faisait de cet émigré une gracieuse image de la noblesse française, il contrastait vivement avec Hulot qui, à quatre pas de lui, offrait à son tour une image vivante de cette énergique république ». Balzac trouvait l'occasion d'incarner déjà des « espèces sociales » sous les traits de personnages typiques. Alfred de Vigny, selon les analyses de Lukacs, laisse voir dans sa préface de Cinq-Mars une conception du roman historique qui est à l'opposé de celle de Scott. Avec Cinq-Mars, en 1826. Vigny voulait raconter les luttes qui, sous Louis XIII. opposèrent les nobles aux ambitions de Richelieu. Toutefois, il mettait sur le devant de la scène des personnages historiques. Comment les faire cohabiter avec ceux qu'il a inventés de toutes pièces ? Le mélange du réel et du fictif est parfois chez lui un peu grinçant. Il proclamait son ambition de créer des types humains dont « la vérité idéale » lui importait plus que « l'exactitude pittoresque ». Il entendait à la fois « connaître le vrai de chaque siècle » et offrir « le spectacle philosophique de l'homme ». D'où les tiraillements, dans Cinq-Mars, entre la chronique d'un temps et les desseins de l'auteur. Lukacs a voulu montrer que Victor Hugo avait construit Notre-Dame de Paris selon des principes semblables. Pour ce roman, l'auteur a lu beaucoup d'ouvrages sur le Paris du XVe siècle à la bibliothèque de l'Archevêché ; il a acquis une connaissance riche et minutieuse de la cathédrale ; en même temps il défendait ce qu'Aragon devait appeler plus tard « les droits imprescriptibles du romancier » : il entendait faire ouvre «d'imagination, de caprice et de fantaisie » : il déclarait que l'ouvrage n'avait « aucune prétention historique si ce n'est de peindre (...) mais uniquement par aperçus et échappées l'état des mours, des croyances, des lois, des arts, de la civilisation, enfin, du xV siècle ». Hugo donnait les rôles importants à des personnages de son imagination. Ceux-ci d'ailleurs tendent à s'effacer devant la réalité immense de la cathédrale. C'est elle qui résume le Moyen Âge ; elle s'affirme comme une présence qui transcende les événements et les êtres. Ceux-ci ont un caractère symbolique, souvent sommaire : Quasimodo incarne la laideur et la bonté : Frolio, la concupiscence liée à l'ascétisme ; Phobus, la beauté stupide. Tous, épris de la Esmeralda. subissent la loi de cette fatalité qu'évoquait l'auteur en tête de son roman. Comme Scott, Hugo avait le goût du détail pittoresque, il savait l'art de faire mouvoir les foules. Mais au lieu de montrer les forces historiques en lutte, il brossait un tableau de l'affrontement du Bien et du Mal ; il passait du social au moral. En même temps il trouvait l'occasion d'une jouissance esthétique dans la reconstitution du passé. Seul peut-être Balzac a compris la leçon de Scott dans toute sa profondeur, non seulement dans Les Chouans, mais dans toute La Comédie humaine. Avec lui, le roman historique s'effaçait au profil d'une peinture de la société actuelle. D devait renaître après l'échec de la révolution de 1848, quand la conscience historique perdait de son acuité. Dans Salammbô. Flaubert applique à la narration historique les méthodes de la documentation minutieuse. Mais il se soucie peu de reconstituer le tissu quotidien de l'Histoire. Il développe un rêve qui lui permette d'échapper à l'étroitessc de la vie bourgeoise : l'Histoire pour lui est un « ailleurs » décoratif et pittoresque. 3. Renouveau du roman historique Le succès du roman historique diminue à partir du moment où les romanciers - de Balzac à Zola - entreprennent de devenir les « historiens du présent ». Le genre toutefois se maintient à travers tout le xixc siècle : des Martyrs de Chateaubriand à Ben Hur et à Quo Vadis '.', de Salammbô à Irène et les Eunuques, il affirme sa pérennité. Bien des romanciers, d'ailleurs, ont hésité entre le roman des mours présentes et le roman historique : après Lucien Leuwen. Stendhal écrit La Chartreuse de Panne : après Madame Bovary. Flaubert rédige Salammbô ; après Le Mystère des foules. Paul Adam écrit Irène et les Eunuques, évocation de la civilisation byzantine. Plus près de nous, Paul Morand, historien des mours de son temps, est l'auteur du Flagellant de Séville. Montherlant prétend avoir détruit un roman historique consacré à la Rome antique. Le Préfet Spendius. Plus récemment, Jean-Louis Curtis s'est amusé, dans Le Mauvais Choix (Julliard, 1980) à exposer en parallèle le désabusement d'un patricien romain entre 310 et 326 ap. J.-C. et celui d'un grand bourgeois libéral de la fin du XXe siècle qui assiste au déclin de la société dans laquelle il est né. Dans la Rome de 310 ap. J.-C, comme dans le Paris du XXe siècle, les hommes font le mauvais choix, celui qui conduit à la décadence et à la ruine. Parmi les plus hautes réussites littéraires depuis 1945, il faudrait citer en 1951 Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq. roman en marge de l'Histoire, les Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar et, en 1958, La Semaine Sainte de Louis Aragon. Est-ce la conséquence des événements de mai 1968 et du sentiment, vrai ou illusoire, que l'Homme avait prise à nouveau sur l'Histoire ? En tout cas revenaient au premier plan les questions humaines, philosophiques, sociologiques, historiques que le formalisme du nouveau roman avait voulu ou avait cru devoir éviter. On a vu paraître, à la rentrée littéraire de 1971 (voir Jean d'Ormesson. Le Monde du 5 nov. 1971). de bons gros romans qui ne se proposaient rien moins que de raconter l'histoire de toute une société, d'examiner les problèmes de la civilisation occidentale, son passé, son présent, son avenir, voire de s'interroger sur la confrontation depuis un siècle de l'Occident et de l'Extrême-Orient. Ce furent, coup sur coup (il y eut alors autant d'empires qu'il y avait eu de hussards dans les années 1950 !), L'Empire du Milieu de Jean Duvignaud, Im Gloire de l'Empire de Jean d'Ormesson. Le Sac du Palais d'été de Pierre-Jean Rémy. Dans le même temps, on voyait la Revue d'histoire littéraire de la France et la Nouvelle Revue française consacrer un numéro spécial au roman historique (1972). Dans ce dernier numéro, Michel Tournier présentait son ouvre ( Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Le Roi des AulneS) comme une partie intégrante de ce retour de l'Histoire. Pour lui, c'était Flaubert le patron, avec deux de ses romans : L'Éducation sentimentale et Salammbô. Il écrivait : « L'amour restant le thème classique du roman, tout le problème du roman historique, c'est d'intégrer une histoire d'amour à un contexte historique » (NRF, oct. 1972). il voyait dans Salammbô la plus haute réussite de Haubert. « La magie de la première phrase nous élève d'emblée à un niveau supérieur, surhumain, mythologique. Dans le "C'était à Mégara, faubourg de Car-thage ", il y a la force d'incantation du "Il était une fois " des contes de fée, et même du "En ce temps-là " des Évangiles, autant de formules qui nous avertissent que nous sommes en terre magique ». Avec Salammbô éclate, aux antipodes de L Éducation sentimentale, « la splendeur d'une humanité à demi divine ». Cette force mythologique, il a fallu, selon Michel Tournier, attendre « la grande Marguerite » pour la retrouver avec les Mémoires d'Hadrien, personnage qui est à la fois d'une « stature surhumaine » et le « double fraternel de chaque lecteur ». Michel Tournier expliquait ensuite qu'il avait lui-même cherché à atteindre cette dimension mythologique avec Vendredi ou les Limbes du Pacifique et Le Roi des Aulnes. 4. Aragon : La Semaine Sainte On est frappé, dans La Semaine Sainte d'Aragon, par le contraste entre les scrupules de l'historien qui s'attache à fournir des indications précises de couleur locale, et la désinvolture de l'auteur qui affirme d'entrée de jeu son indépendance par rapport aux contraintes de l'Histoire. Aragon s'applique à utiliser une documentation historique considérable, mais il entend ne pas abdiquer les droits de son imagination. La Semaine Sainte raconte un épisode historique capital : le retour de Napoléon de l'île d'Elbe, le début des Cent Jours en mars 1815. D déclare dans l'avant-propos : « Ceci n'est pas un roman historique. Toute ressemblance avec des personnages ayant vécu, toute similitude de noms, de lieux, de détails, ne peut être l'effet que d'une pure coïncidence, et l'auteur en décline la responsabilité au nom des droits imprescriptibles de l'imagination. » (La Semaine Sainte, Gallimard, 1958, p. 7.) C'est se moquer du monde, car son roman est fort bien documenté ! Le peintre Géricault n'est pas né de l'imagination de Louis Aragon, on le voit s'entretenir avec le jeune Augustin Thierry, on aperçoit la silhouette de Louis XVTJI quand il s'enfuit, on voit un instant Napoléon lui-même, - ainsi que M. de Chateaubriand qui, plutôt que de suivre le Roi, décide d'aller se coucher, mais que sa femme convainc tout de même de partir : or l'histoire nous apprend qu'il est effectivement parti. Le romancier, loin d'être un historien impassible, intervient carrément ; il ne craint pas de s'exprimer et il s'adresse volontiers à ses lecteurs pour solliciter leur collaboration : « Ce qu 'était Beauvais, ce 20 du mois de mars 1815, il est peut-être à présent difficile et douloureux de l'imaginer. L'auteur, sortant de sa réserve, y demande la collaboration du lecteur. Car rien ou presque rien ne subsiste aujourd'hui de cette ville, de ce qui fut son charme et sa beauté, là où passa la dernière guerre. » (Ibid.. p. 175.) Ailleurs il indique qu'il a changé le nom du responsable d'un viol parce que ses descendants empêcheraient de lire son roman (ibid.. p. 236). Dans ce jeu qui permet de prendre des libertés avec l'Histoire, d'insérer le roman dans l'Histoire et l'Histoire dans le roman, Aragon est passé maître : il raconte l'Histoire comme un roman, c'est-à-dire avec l'indice de courte vue du présent et en présentant l'avenir comme obscur et incertain. L'historien ne dissimule pas, d'habitude, qu'il sait fort bien comment s'est terminé l'épisode qu'il expose. L'effort des romanciers, au contraire, de Stendhal à Michel Butor, a été d'échapper à cette contrainte du récit historique et de donner au lecteur l'impression que le héros est devant un avenir incertain. Le roman historique d'Aragon est un effort pour rendre présent, tangible, ce coefficient d'incertitude. Napoléon l'emportera-t-il ou non sur Louis XVIII ? Qui va triompher ? Quelle France l'emportera sur l'autre ? Quel camp faut-il choisir pour peu qu'on ait une responsabilité ? Ces interrogations, romanesques par excellence, donnent à l'Histoire un aspect de réalité vécue selon l'indice de courte vue du présent. Devant les voitures royales, la foule s'interroge : « Où vont-ils ? où vont-ils ?, demandaient les filles au cocher. » « Le terrible était que le télégraphe ne marchait plus. Impossible de dire où on en était. » « Le pis n 'était pas là encore, mais dans l'incertitude du lendemain. Allait-il falloir reprendre la chevauchée, et pour où, et pour quoi faire ? Où était le Roi '.' (...). Qu'est-ce qui se trafiquait à Paris ? Enfin, on ne savait rien du tout, et mieux valait aller dormir pendant qu'on le pouvait » (respectivement ibid. pp. 63, 178, 221 ). L'interrogation porte à la fois sur l'état présent des choses, sur ce que réserve le lendemain, sur le parti qu'il faut prendre. « Pourtant, ce qu'il a dans la tête, Théodore... Comment choisir ? L'homme pour lequel il faut faire une guerre éternelle, ou celui qui ne peut compter pour régner que sur les baïonnettes étrangères ? » (ibid.. p. 87). Le choix, d'ailleurs, se fait souvent par hasard, c'est l'Histoire qui dispose de nous autant que nous sommes responsables de l'Histoire. Autre jeu clans La Semaine Sainte : le passé rejoint le présent ; l'histoire racontée conduit à notre temps, elle préfigure les drames qu'a connus la génération de l'auteur, et celui-ci se donne le luxe d'éclairer le passé à la lumière de ce qui a suivi, de ce qu'il a connu. Sous l'histoire apparente, ou événementielle, le monde moderne est en train de naître dans les profondeurs : la lutte des classes, la montée de l'industrie. Napoléon ou Louis XVIII, c'est « blanc bonnet ou bonnet blanc ». En dessous, il y a la mutation profonde de la France « révolutionnée » (l'expression est de Pierre BarbériS) : dans la rencontre clandestine que surprend Théodore - « la nuit des arbrisseaux » (ibid.. p. 295) - c'est la France de demain qui s'inscrit en filigrane : celle du progrès, du suffrage universel. À vrai dire, le statut du texte est ici ambigu : cette France de demain est confusément sentie comme une espérance, comme l'hori/.on de l'avenir ; d'autre part, - « la nuit des arbrisseaux » est présentée au lecteur comme le sens caché, profond de tous les événements dont on n'a montré jusque-là que l'écume. C'est à cet endroit que l'auteur se manifeste avec éclat, en se permettant une intervention capitale, en télescopant les événements de 1815 avec ceux qu'il a connus lui-même, et en particulier la découverte du vrai peuple telle qu'il a pu la faire en telle circonstance de sa vie : « Tout ceci n'est pas la vie de Théodore, écrit-il, c'est la mienne, ne la reconnaissez-vous pas ? C'est ma vie» (ibid.. p. 340). 5. Histoire et mythologie Comme Claude Mettra l'écrivait dans le numéro de la NRF consacré au roman historique, « la mémoire du passé s'inscrit dans une préoccupation mythique ». L'écrivain est chargé de rappeler aux hommes le secret de leurs commencements. « Le passé ainsi dévoilé est beaucoup plus que l'antécédent du présent : il en est la source (...). » Zoé Oldenbourg, dans le même numéro, indiquait aussi que « / 'Histoire aux yeux de l'homme du XX" siècle, tient lieu de mythologie, de culte des ancêtres, et de tradition sacrée » ; qu'aucune civilisation n'a été comme la nôtre « hantée par son passé, avide de remonter à ses sources » ; que « nous avons besoin de notre passé non seulement parce qu 'il est en train de disparaître avec une vitesse alarmante mais parce qu'il est riche d'un potentiel immense de valeurs humaines que notre civilisation a abusivement démythifiées ». Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq est le roman d'une histoire fictive - la décadence et la ruine d'une civilisation imaginaire, une sorte d'illustration romanesque des théories de Spengler. Déjà Salammbô, qui était un roman historique à proprement parler, évoquait une cité et des mours qui étaient en marge de la Rome antique et sur lesquelles Flaubert avait peu de documents : la puissance poétique et mythique du roman était en rapport avec cette marginalité. Dans Le Rivage des Syrtes. les réseaux thématiques se déploient avec d'autant plus de richesse que toutes les données sont fictives : c'est l'évocation d'une avant-guerre dont le narrateur a gardé le souvenir à travers celui du rougeoiement de sa patrie détruite. Les motifs du sursaut, de l'éveil, du vent, du risque, du franchissement des interdits ont de profondes résonances qui s'harmonisent avec le thème du vieillissement, du pourrissement, de l'engloutissement, de l'anéantissement. Ce beau roman, dont le seul défaut est peut-être d'être trop près de beaucoup d'influences diverses (la voix de l'auteur prend souvent des accents différents qu'une oreille exercée reconnaît aisémenT), retrace non la gloire, mais le déclin d'un empire. Vingt ans après, en 1971. Jean d'Ormesson publiait La Gloire de l'Empire. Son empire était aussi imaginaire que celui de Gracq. Avec son aplomb et son humour. Jean d'Ormesson proposait le plus sérieusement du monde une carte de cet empire ; il donnait la généalogie des empereurs qui s'étaient succédé sur le trône ; il indiquait les dates du développement, de l'apogée, du déclin de celte civilisation que le règne d'Alexis a véritablement fondée. Certes, avec ses Barbares et ses mercenaires, elle fait songer à des empires réels, Rome, Carthage, Byzance... Le romancier citait ce mot des Goncourt : le roman est l'histoire qui aurait pu être. Cette autre formule aussi : « Dieu ne peut plus rien sur l'Histoire ; mais l'homme peut encore l'écrire et la transfigurer. » Pour Pierre-Jean Rémy, il s'agissait de mettre de l'Histoire dans le roman, de considérer l'Histoire comme l'hori/.on du monde imaginé par l'auteur, - à la fois le cadre et le moteur du roman. Gracq voulait faire vivre une figure mythique de la décadence, - synthèse imaginée et archétypique de toutes les décadences connues. Dans La Gloire de l'Empire, le propos de Jean d'Ormesson était aussi de mettre l'Histoire en roman, de proposer un archétype imaginaire de l'Histoire universelle, la croissance, le rayonnement, le déclin d'un Empire. Mais il quitte volontiers le mythe pour la mystification. Il adopte d'entrée de jeu (c'est bien d'un jeu qu'il s'agiT) le point de vue et le ton de l'historien érudit, complet dans son information, prudent dans ses conclusions, dissertant gravement sur les thèses contradictoires présentées par les spécialistes : ce ton docte est en contradiction, de façon humoristique, avec l'inexistence de ce dont il s'agit et. curieusement, l'érudition et l'examen des thèses en présence assurent une certaine crédibilité à ce qui est avancé. Marguerite Yourcenar a eu, très tôt, la haute ambition de « représenter des sommets humains ». Pour cela, elle entendait, aussi bien pour les Mémoires d'Hadrien que pour L'Ouvre au noir, s'appuyer sur la « réalité des faits » - la véracité anec-dotique étant comme le prélude à une vérité humaine de tous les temps. 11 y a, dans les Mémoires d'Hadrien, bien au-delà du roman historique, une porté politique, philosophique, éthique surtout : à force de lucidité, de sagesse et d'intelligence, Hadrien réussit à construire un monde de paix et de justice. Zenon, lui, appartient aune époque plus trouble, traversée d'inquiétudes : il est rebelle à l'ordre établi ; il est en avance sur son temps : il est persécuté par les pouvoirs en place. Autant Hadrien présidait efficacement à son époque, menacée, certes, mais encore calme et propice au bonheur, autant Zenon est. en un temps agité, une figure de révolté, de contestataire, décidé à aller de l'avant et curieux d'explorer des domaines inconnus. Dans les deux cas. l'Histoire n'est qu'un tremplin pour la réflexion philosophique et la peinture de l'Homme de tous les temps. Michel Tournier a indiqué que « le passage de la métaphysique au roman » lui avait été fourni par les mythes. Il n'est pas d'ouvre de lui qui ne fasse intervenir cet « inestimable trésor d'images », qui sont comme « de hautes enclaves du passé », susceptibles d'éclairer un présent complexe et difficile à interpréter. Le mythe dans ses romans se superpose à la réalité, et l'on a parlé de « réalisme mystique » ou de « matérialisme mythique ». Le mythe est pour lui une « histoire fondamentale » : il est l'oxygène de l'âme, et c'est le rôle de l'écrivain de l'adapter, de le modifier, de l'enrichir pour qu'il reste vivant. L'imagination s'exerce à la lumière de l'intelligence ; le mécanisme mythologique et mythique est chez lui si contraignant qu'il détermine entièrement l'action des personnages. Le récit du Roi des Aulnes est précisément ancré dans l'Histoire : il commence le 20 octobre 1938 et s'achève en mars 1945 : il raconte la déroute française de 1940, puis la déroute allemande de 1945. Sur cette toile de fond historique, s'opère la réactualisation du mythe de l'Ogre, venu du fond des âges. |
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