Essais littéraire |
Bien des écrivains ont lu, dans leur jeunesse, ces romans d'aventures qui, de Conrad à Jules Verne, stimulent l'imaginaire, puis les « nouveaux romans » qui défirent les normes du genre. Il leur en est resté à la fois un goût pour les récits, une nostalgie de leurs élans - et la conviction qu'il n'est plus possible, aujourd'hui, d'en écrire de semblables. Le « retour au récit » se joue dans l'intervalle de ces deux pôles selon la formule d'un «je sais bien, mais quand même» : il s'agit de retrouver le romanesque sans y souscrire, d'assumer la « pulsion narrative» sans s'y abandonner naïvement. Le double jeu Renaud Camus est l'un des premiers à jouer ainsi sur les deux tableaux: deux romans aux titres éloquents, Roman roi (1983) et Roman furieux (1986) déploient à la fois le romanesque et sa parodie. « Roman » est ici le prénom du jeune héritier d'une dynastie d'Europe centrale, appelé à devenir souverain de «Caronie», royaume bouleversé par les vicissitudes historiques de la région : établissement de la République, prise de pouvoir des nationalismes, allégeance à la barbarie nazie, invasion bolchevique... La chronique historique et romanesque se lit comme ces magazines fascinés par les dernières familles royales d'Europe : c'est bien une ironique réhabilitation du «roman», genre redevenu «roi», que Renaud Camus fait passer en contrebande, dans ce pays littéraire dont le fleuve s'appelle «Saudade», le massif montagneux «Horlà», une région «Rousselie», une ville «Proust». Le second volume enchérit sur le premier: démarquant son titre du roman épique Orlando furioso de l'Arioste, il s'inspire à la fois des mondanités médiatiques (Roman épouse une lady Diane issue de l'aristocratie anglaisE) et de l'épopée structuraliste: un jeune lecteur français, Orlando, venu en Caronie comme Roland Barthes en Roumanie dans les années 1950, a fait découvrir L'Etranger (d'Albert. .. CamuS) à Roman. Cette littérature à double registre, faite de gratifications romanesques et de clins d'oil intellectuels, constitue l'un des rares exemples d'une « postmodernité française», foisonnante et ludique. Un autre écrivain à qui cette qualification fut accolée est Jean Echenoz. Son premier roman, Le Méridien de Greenwich (1979), qui demeure marqué par les déconstructions du Nouveau Roman, s'impose des contraintes (changer de lieux et de personnages à chaque chapitre, comme pour «affoler» la narratioN), et reprend en le perturbant, comme Robbe-Grillet dans les Gommes, le modèle du roman policier - voire de l'espionnage. Mais déjà domine un sens de la fantaisie et de la gratuité qui confine à la dérision. Les romans suivants cultivent cette veine, explorant les différentes formes du romanesque pour en jouer avec la plus grande liberté, qu'il s'agisse du roman policier (Cherokee, 1983), du roman d'aventure démarqué de Conrad {L'Equipée malaise, 1986), de science-fiction (Nous trois, 1993), d'espionnage (Lac, 1989), ou encore de fantaisie mâtinée de fantastique (Les Grandes Blondes, 1995). Comme s'il avait épuisé les possibilités offertes par l'histoire du roman, Echenoz en vient même à parodier les récentes fictions biographiques, en donnant avec Ravel, sa propre interprétation de ce qu'il conviendrait, s'agissant de l'auteur de Cherokee, d'appeler un « standard ». C'est, en effet, avec la virtuosité du jazzman qu'il improvise ainsi ses propres variations sur un thème. Cette pratique du récit est éminemment libératoire: les textes s'offrent à la lecture immédiate sans aucune difficulté, mais séduisent aussi les lecteurs cultivés par leur système allusif constant. Il ne s'agit plus de «bloquer» la mécanique romanesque mais de la faire fonctionner en en dévoilant les coulisses. Transformés en jeu d'ombres chinoises où passent des réminiscences de livres d'aventures, de films hollywoodiens, de bandes dessinées, d'ouvrages savants ou de textes formels, ces romans privilégient le récit sur l'histoire, qui, en dernier ressort, importe peu, mais amuse beaucoup, parfois au péril même de sa cohérence. Les nombreuses intrusions du narrateur extérieur à l'histoire déconcertent le lecteur en affichant le montreur derrière les marionnettes : « Sur ce point Rachel ne savait que répondre. Béliard était sans opinion. Moi-même je ne savais pas trop », déclare le narrateur des Grandes Blondes, qui s'adresse aussi au lecteur en ces termes: «Vous prévoyez le pire. On vous comprend», ou s'exclame: «Je ne veux pas le savoir» à propos de l'humeur de l'un de ses personnages. Les multiples clins d'ceil qui lui sont adressés empêchent toute adhésion du lecteur à une histoire «prenante» et installent un autre type de connivence, plus complice et moins naïve, que le pacte romanesque traditionnel. Le romanesque échenozien est assez « dégagé » des convenances en la matière : peu d'affects le nourrissent; passions et sentiments sont réduits à leur plus strict minimum. Leur comportement exagéré nuit gravement à la crédibilité psychologique des personnages, mais qu'importe? L'histoire est moins soutenue par une logique causale que par l'invention débridée de l'auteur. Discordante, proliférante et ludique, l'intrigue relève du picaresque, sauf que le « picaro » de l'affaire serait in fine le ton même de l'écriture, le « roman comme il va ». Dans Les Grandes Blondes, Echenoz imite un temps La Modification de Butor et son énonciation à la deuxième personne. Paul Salvador s'occupe de production de programmes télévisés. Et le lendemain, vous êtes quelqu'un qui cherche Paul Salvador. Votre voiture vous transporte vers l'est de Paris, du côté de la porte Dorée, non loin du bois de Vincennes. Vous vous garez devant l'immeuble neuf qui abrite la société Stocastic Film : six étages de bureaux et de studios, soixante millions de chiffre d'affaires au coin de l'avenue du Général-Dodds et du boulevard Poniatowski. Vous entrez sans vous faire remarquer. Étanche comme un bunker, le hall est meublé de plantes vertes et de luminaires indirects, en son milieu se dresse une haute sculpture abstraite polychrome, totem planté de biais dans un paillasson de gravier. À droite un rang d'exceptionnelles réceptionnistes tout ongles, cils et seins, à gauche rien de particulier. Au fond, les ascenseurs. Oubliez les réceptionnistes, foncez vers l'ascenseur. Vous traversez le hall, nul ne vous demande rien. Sûrs de leur barbe de trois jours, c'est à peine si de jeunes gens bottes en blouson décidé vous bousculent un petit peu. Sans doute votre oil souhaiterait aussi traîner sur toutes les filles déstructurées qui vont et viennent ici, mais négligez-les également, foncez. Entrez dans la cabine, appuyez sur le chiffre 3. La porte de l'ascenseur s'ouvre sur un couloir que vous suivez jusqu'au premier bureau ouvert: c'est là. Entrez. Postez-vous tranquillement dans un coin. Attendez. Quoi qu'il advienne, on ne va pas vous remarquer. De toute façon le bureau de Salvador est vide pour le moment. C'est une grande pièce dont les doubles vitrages donnent calmement sur le ttafic de l'avenue. Fauteuils et table de conférence, mais aussi grand miroir ovale et canapé ; sur un mur, deux toiles peintes on se demande par qui ; contre un autre, à bas bruit, six téléviseurs empilés diffusent les grilles de la journée. Les murs sont vert wagon, la moquette sable chaud. Pas une archive ne traîne, pas un papier, toutes les données sont digitalisées. Seuls sur la table gisent quelques dossiers, projets en cours que Stocastic temettra sur mesure, clefs en main, aux chaînes de télévision publiques et privées. Voici que survient Salvador, il n'a pas l'air très occupé. Il fait le tour de son bureau, regarde sans les voir des spectres s'agiter sur les écrans, puis l'avenue par la fenêtre, puis son reflet dans le miroir ovale. Distraitement il compulse quelques dossiers en attendant son assistante. La voici. Allons-y. 95-60-93, en toute saison Donatienne se distingue par le port de vêtements surnaturellement courts et miraculeusement décolletés, quelquefois en même temps si courts et décolletés qu'entre ces adjectifs ne demeure presque plus rien de vrai tissu. Dotée d'une énergie de surgénérateur, Donatienne projette sur la table une enveloppe matelassée de bulles en plastique avant de s'asseoir dans un fauteuil et de s'exprimer d'une voix rapide, acérée mais fragile comme une arête de craie. Il arrive que parler, chez Donatienne, consiste à dérouler une seule interminable phrase sans reprendre souffle, sans point ni virgule ni blanc - performance à laquelle, dans le souvenir de Salvador, seul Roland Kirk est parvenu au saxophone, et peut-être aussi John ny Griffin dans une moindre mesure - tout en battant, sur un rythme ternaire, l'accoudoir du fauteuil de sa paume droite. Il arrive aussi qu'elle s'exprime plus sobrement. Jean ECMENOZ, Les Grandes Blondes, © éd. de Minuit, 1995, p. 26-28. De façon assez différente bien que tous deux fussent souvent associés par la critique, le romancier belge Jean-Philippe Toussaint, cherche du côté de l'épure à retrouver des éléments minimaux de narration. La Salle de bain (1985) présente en série de paragraphes numérotés les «aventures» d'un narrateur installé dans sa baignoire et qui ne s'en échappe (escapade à VenisE) que pour y revenir. Le roman suivant {Monsieur, 1986) ne numérote plus les paragraphes et s'écrit à la troisième personne, mais conserve le même ton détaché. Monsieur est un ersatz ironique du « roman célibataire» dont le personnage, réfugié « dans la pratique apaisante de gestes simples», tient de l'homme sans qualités de Musil, du Bartleby de Melville, du Plume de Michaux, du Palo-mar de Calvino, de L'Homme qui dort de Perec et de monsieur Teste de Valéry réunis. Enfermés dans des pensées vagabondes dignes de Woody Allen, les personnages de Toussaint sont maladroits avec les objets du monde : « Dans le combat entre toi et la réalité, sois décourageant», lit-on dans VAppareil-photo (1988). Le narrateur se rend dans les toilettes publiques sur un parking de station service. Ressortant du magasin, je fis le tour du bâtiment et aperçus non loin de là, en bordure d'un terrain vague où des pneus fumaient faiblement, le pavillon en chaux à toit plat des toilettes. C'était un local assez sale, en émail blanc, où, à côté d'un balai entouré d'une serpillière, était une rangée de pissotières fixées au mur à une hauteur idéale pour les types qui m'arrivaient à l'épaule. Il y avait également là plusieurs cabines individuelles, dont toutes les portes étaient ouvertes. Je passai la tête dans plusieurs d'entre elles avant d'arrêter mon choix sur la dernière visitée, c'était souvent ainsi que je procédais. Je refermai la porte derrière moi, la verrouillai et, rabattant le monocle en plastique du cabinet, je m'assis pour pisser. Mes yeux s'attardaient distraitement sur une lézarde dans un angle du mur. Un robinet coulait goutte à goutte derrière la paroi, on entendait au loin le bruit d'un transistor. Assis là depuis un moment déjà, le regard fixe, ma foi, je méditais tranquillement, idéalement pensif, pisser m'étant assez propice je dois dire, pour penser. Du moment que j'avais un siège, moi, du reste, il ne me fallait pas dix secondes pour que je m'éclipse dans le monde délicieusement flou et régulier que me proposait en permanence mon esprit, et quand, ainsi épaulé par mon corps au repos, je m'étais chaudement retranché dans mes pensées, pour parvenir à m'en extraire, bonjour. Je ramassai le sachet de chips que j'avais posé par terre et l'ouvris, regardai un instant dedans, sceptique. J'en pris quelques-unes et les portai à ma bouche. Il n'y avait pas de raison de se hâter de mettre fin à cette entéléchie. La pensée, me semblait-il, est un flux auquel il est bon de foutre la paix pour qu'il puisse s'épanouir dans l'ignorance de son propre écoulement et continuer d'affleurer naturellement en d'innombrables et merveilleuses ramifications qui finissent par converger mystérieusement vers un point immobile et fuyant. Que l'on désire au passage, si cela nous chante, isoler une pensée, une seule, et, l'ayant considérée et retournée dans tous les sens pour la contempler, que l'envie nous prenne de la travailler dans son esprit comme de la pâte à modeler, pourquoi pas, mais vouloir ensuite essayer de la formuler est aussi décevant, in fine, que le résultat d'une précipitation, où, autant la floculation peut paraître miraculeuse, autant le précipité chimique semble pauvre et pitoyable, petit dépôt poudreux sur une lamelle d'expérimentation. Non, mieux vaut laisser la pensée vaquer en paix à ses sereines occupations et, faisant mine de s'en désintéresser, se laisser doucement bercer par son murmure pour tendre sans bruit vers la connaissance de ce qui est. Telle était en tout cas, pour l'heure, ma ligne de conduite. Jean-Philippe TOUSSAINT, L'Appareil-photo, © éd. de Minuit, 1989, p. 30-32. Le texte multiplie les « bons mots » : « couler des heures agréables » dans une baignoire et formuler le « refus desséchant » de quitter la salle de bain {La Salle de baiN), s'arrêter pour «regarder la vue» {L'Appareil-photO). Déceptive dans ce qu'elle raconte - ou renonce à raconter -, l'écriture se fait jouissive dans renonciation : elle déplace les mots de leur contexte et fonde sur tel d'entre eux un bref épisode narratif. C'est dire que la pulsion narrative se nourrit en grande partie d'elle-même, quand elle ne se déploie pas dans des saynètes rendues burlesques par la voix intérieure du narrateur, comme celle d'un achat de mouchoirs à Berlin, «dans cette situation de légère infériorité dans laquelle vous met une connaissance imparfaite de la langue du pays », ou simplement cocasses, comme lorsque le narrateur qui bronze nu dans un parc, rencontre Hans Mechelius, poète et diplomate, président de la Fondation qui lui octroie sa bourse de recherche, accompagné de l'écrivain hollandais Cees Nooteboom, tous deux correctement habillés et qui engagent conversation {La Télévision, 1997). Des romanciers «impassibles» La concomitance de ces publications, leur ton pince-sans-rire, ont pu donner le sentiment d'un certain renouveau de l'art narratif. D'autant que d'autres romanciers, comme Patrick Deville et Christian Oster, sont venus rejoindre Toussaint et Echenoz aux éditions de Minuit, produisant ainsi un effet de groupe. Oster orchestre ses romans autour d'événements sans importance, qui dégénèrent et fournissent matière paradoxale à des histoires dans lesquelles rien ne se passe, ou peu de chose. Dans Loin d'Odile (2001), le narrateur partage son appartement avec une mouche, Odile, à laquelle il laisse ses clefs pour aller skier avec des amis; dans Mon grand appartement (1999), le narrateur les perd, ses clefs, et s'en trouve d'autant plus démuni que sa compagne, qui pourrait lui ouvrir, vient de le quitter ; dans Une femme de ménage (2001), celle qu'il croyait recruter s'installe chez lui et il ne peut s'en défaire, sauf à sombrer dans les amours ancillaires pour en être quitté. Car tel est le destin des narrateurs d'Oster: être quitté, mais la rupture, sans émotion, n'est jamais traitée qu'incidemment. L'intérêt se déplace vers un détail anodin qui monopolise l'attention : dans L'Imprévu (2005) sa compagne enrhumée laisse le narrateur aller seul à un anniversaire auquel, enrhumé à son tour, il ne parvient jamais. Le héros de Sur la Dune (2007), qui veut aider des amis à désensabler leur maison, vit « un peu en arrière de l'instant ». Ces maigres histoires retiennent le lecteur par la dérision avec laquelle sont abordés ces drames insignifiants, quand bien même Oster ose intituler un livre L'Aventure (1993), comme pour faire illusion. Dans le train (2002) rejoue la scène de la rencontre sur un quai de gare, mais résume les grands poncifs romanesques - la rencontre amoureuse, le départ vers l'aventure - aux circonvolutions empruntées de la pensée du narrateur. Si le ton et la banalité des prétextes rapprochent Oster de Toussaint, c'est dans le voisinage d'Echenoz en revanche que prennent place les romans plus proliférants de Patrick Deville, avec leurs histoires délirantes d'espionnage et d'amours contrariées, défuntes {Longue vue, 1988) ou fictives {La Femme parfaite, 1995), de même que ceux d'Éric Laurrent {Liquider, 1997; Remue-ménage, 1999). Dans Ces deux-là (2000), histoires de couples et de filatures entremêlées, Deville maintient l'action en perpétuel mouvement : le roman se fait esthétique de l'agitation brassant des clichés qu'entre ellipse et ironie, Fauteur exploite jusqu'à en exhiber la corde. Lui aussi en effet joue avec les modèles romanesques, y compris ceux de «l'école du regard» {Longue vue multiplie les outils optiqueS) néoromanesque à laquelle il emprunte son goût des objets et des descriptions. Force est cependant de constater que le terme de «postmodernité», ou celui de « minimalisme » que l'on commence à leur attribuer, ne convient qu'imparfaitement à ces écrivains : la « postmodernité» est l'objet d'un débat philosophique complexe et contradictoire où leurs romans ludiques ne se retrouvent guère, et le «minimalisme», qui s'appliquerait éventuellement à Toussaint, peut difficilement qualifier les romans foisonnants d'Echenoz. Leur éditeur, Jérôme Lindon, réunit en 1989 les quatre écrivains sous le terme (emprunté à un journaliste du Quotidien de PariS) de « romanciers impassibles », dans une publicité parue dans La Quinzaine littéraire à la sortie du premier roman d'Oster. Quoique discuté par les écrivains eux-mêmes et sans obtenir le même écho que celui de « Nouveau Roman », inventé sensiblement dans les mêmes conditions trente-cinq ans plus tôt, la formule favorise leur audience critique. Même si, comme dans le cas du Nouveau Roman, les ouvres de chacun demeurent assez disparates: Echenoz fait jouer tous les ressorts romanesques quand Toussaint s'amuse de leur absence ; Deville sature la fiction quand Oster l'ironisé. Dans la même veine, des auteurs plus jeunes s'emploient aussi à parodier les formes du romanesque: roman policier, roman d'espionnage, roman sentimental pour Eric Laur-rent dans des intrigues minimales qui jouent du second degré et tiennent par la préciosité du ton, du lexique et des références culturelles. Des exercices de style en mal d'histoires se nouent autour de poncifs (la rencontre amoureuse dans Coup de foudre, 1995 ; ou Clara Stem, 2005) et de pastiches (de Claude Simon, de Proust...). La notion de «roman ludique» ne suffit pas plus à décrire l'ouvre d'Echenoz, car le principe ludique ne s'y déploie qu'en corrélation avec d'autres intentions. Ses personnages en fuite, ses chapitres successifs orchestrés autour d'espaces à chaque fois nouveaux, thématisent le souci d'échapper aux catégories de la critique. Je m'en vais (1999) est à cet égard un titre emblématique. En fait de romanesque, les romans d'Echenoz semblent souscrire à la définition qu'en donnait Roland Barthes : « Le romanesque est un mode de discours qui n'est pas structuré selon une histoire; c est un mode de notation, d'investissement, d'intérêt au réel quotidien, aux personnes, à tout ce qui se passe dans la vie» (Cours, entretiens et enquêtes, 1975). Sans se dégager de l'histoire, qu'ils dérèglent volontiers, les romans d'Echenoz sont affaire de brèves notations sur le réel quotidien et de jeux énonciatifs. Et dans ces notations, le ton se fait plus caustique, l'observation est sous-tendue de brèves réflexions sociales ou politiques que, bien sûr, le roman ne développe pas. De même, derrière leur apparente dérision, les romans de Toussaint sont aux prises avec des questions plus essentielles : ces célibataires reclus dans leur baignoire, dans des cabines de toilettes, de téléphone ou de photomaton, réitèrent à leur façon la réflexion pascalienne sur ce qui détourne l'homme de demeurer enclos dans sa chambre. Du reste, le narrateur de La Salle de bain lit les Pensées (en anglaiS) et le fait savoir. Ecrire après Beckett C'est dire que ces écrivains retrouvent à leur façon un peu de l'esprit que Beckett et Pinget ont installé chez Minuit. Dans Un soir au club (2001) de Christian Gailly, le narrateur aux prises avec une aventure amoureuse que son âge mûr rendait incertaine, s'interroge : « Était-ce le commencement de quelque chose ? N'était-ce pas plutôt la fin de quelque chose ? Ni l'un ni l'autre, c'était l'un et l'autre. » Comment commencer, comment finir ? On aura reconnu derrière ces questions d'apparence psychologique les échos des monologues de Beckett. Gailly et Serena ont en partage avec Toussaint d'avoir été notablement marqués par l'auteur de L'Innommable. Et de devoir affronter cela comme une difficulté: comment écrire après Beckett^ Leurs premiers textes portent la marque de cette interrogation. Dans Dit-il (1987) de Gailly, un narrateur prénommé Christian rassemble ses idées en vue du livre qu'il ne parvient pas à écrire, victime de son impuissance et de ses pensées obsédantes à la fois. Dans K622 (1989), il s'agit, comme chez Proust, mais avec quelle économie de moyens !, de retrouver l'émotion éprouvée jadis à l'écoute d'un concerto de Mozart. Si des actes anodins (recevoir un paquet destiné à la voisine dans Dring, 1991) enchaînent, comme chez Toussaint ou Oster, des situations dérisoires en cascade, les textes de Gailly sont habités d'une inquiétude plus sourde. Le thème musical ne domine (Variations Goldberg dans Dring, 1992; jazz dans Be bop, 1995 et Ce soir au club ; Schubert dans La Passion de Martin Fissel-Brandt, 1998) que pour désigner un bonheur perdu, inaccessible ou désormais impraticable. Et donc pour manifester cet abandon auquel l'homme est condamné. Au point que dans le roman le plus récent, Dernier Amour (2005), le compositeur d'une musique contemporaine plutôt sombre n'orchestre plus, après l'échec public de sa création, que sa propre mort rendue certaine par la maladie. Comme Echenoz cependant, Gailly pratique ce que le critique Gianfranco Rubino a appelé «l'évidence du narrateur»: ses intrusions prennent ainsi un peu de distance avec ce qui serait sinon, sous le masque transparent d'un humour décalé, une ouvre d'un pessimisme absolu. Dans Basse ville (1989), Jacques Serena traite de même du sentiment de dépossession, ou plutôt il le met en évidence dans les monologues beckettiens de ses personnages, forme qu'il aime pratiquer et qui le conduit vers le théâtre {Rimmel, 1998). L'écrivain, qui déclare ne s'intéresser qu'aux «ratages», à la dérive et aux fatigues de la vie, fait parler dans Lendemains de fête (1993) deux ex-amants de la même femme, aimée et disparue, qui ressassent : « Les mêmes choses, répétées, retournées, puis retournées encore, d'un côté puis de l'autre, mâchées, remâchées, sans arrêt, dans nos bouches, ces matières ingrates, extraites de l'histoire, qu'on appelle son histoire, mâchées, arrondies, déplacées, aplaties, dans nos bouches, ces petits amas grisâtres, ces boulettes fades. » Plus rien dire sans toi (2002) est aussi un monologue, celui d'un narrateur délaissé par sa femme et censé écrire l'autobiographie d'une actrice sur le retour, elle-même perdue entre effluves d'alcool, fumées diverses et rêves lancinants. Ces deux naufrages se superposent et se confondent, sans se résoudre jamais. Avec Serena, ni ludisme ni impassibilité ne sont plus de saison, même si l'écrivain tient à distance toute psychologie et tout pathos. Ces écrivains ont cependant une caractéristique en partage: tous installent leurs intrigues - ou leur absence d'histoire véritable - dans le présent. Qu'il s'agisse d'un présent fort peu défini ou saisi sous ses traits les plus dérisoires, il y va toujours, dans la marge du récit, d'un regard porté sur le monde actuel : présence de « sans-papiers » dans Dehors d'Eric Laurrent, arrêtés municipaux contre les nomades dans Un an d'Echenoz, «J'avais perdu mon emploi. À ma façon j'étais de mon époque», lit-on dans Loin d'Odile. Le roman fantaisiste Lorsque la dimension ludique se conjugue à l'étrangeté, elle bascule vers d'autres mondes, comme parallèles au monde quotidien et non dénués de fantaisie. L'Afrique que traversent les personnages de Savitzkaya {La Traversée de l'Afrique, 1979) tient de l'espace textuel rousseilien (que l'on pense aux Impressions d'AfriquE) bien plus que d'une représentation vériste du continent. Le premier roman de l'auteur était intitulé Mentir, titre programmatique qui vaut pour l'ouvre qu'il inaugure. On y ment comme mentent les enfants, à la fois « pour jouer » et « pour de vrai » : le royaume étrange de Les morts sentent bon (1983) est un univers de fantaisie, où les camionneurs ressuscitent les morts en leur soufflant sur les yeux. Dans Sang de chien (1988), le narrateut, visiblement un enfant, invente un Mexique où il ne pourra emmener sa mère. Ces jeux et ces inventions laissent transparaître l'inquiétude d'un sujet qui a du mal à trouver sa place dans le monde, et préfère se réfugier dans un univers d'images et de mots, même si le monde de l'enfance qu'ils dessinent n'est guère rassurant. Marin mon cour (1992) fournit en forme de comptines perverses le principe de ces livres déroutants : « Il n'aime pas son père. Il n'aime pas sa mère. Il n'aime pas sa sour, ni ses oncles, ni ses grands-parents. Il en voudrait d'autres. S'il le demande, c'est que cela doit être possible. Mais s'il lui arrive de se coucher sous la forme de sa petite sour, il s'endort toujours, prudemment, sous sa forme familière et se réveille Marin dont il tient à conserver le nom, les principales caractéristiques et tous les privilèges. Dont il est le nom, la forme et le mouvement. / Fermez la porte et ouste ! ordonne le nain assis sur son pot dans le cabinet au géant qui en prend toute la place. » Le portrait familial constitue un autoportrait de l'artiste en enfant créateur, réparant par l'imagination les défauts du réel ; interprétation que viennent confirmer En vie (1994) et Exquise Louise (2003) où Savitzkaya compose, en séquences inégales qui sont autant de poèmes en prose, une ode à la vie quotidienne, familiale, harmonieuse: la maison, les outils, le lavage, l'enfant qui grandit, l'écriture; la sérénité joyeuse remplace alors les cabrioles de l'imagination. Depuis Mourir m'enrhume (1987), lointain écho de Malone meurt de Beckett, Éric Chevillard, poursuit jusqu'au Vaillant petit tailleur (2003) et à Oreille rouge (2005), une ouvre placée aussi sous le signe d'une fantaisie plus forcenée, à la fois verbale et logique. Des souvenirs de Sterne, Nabokov, Queneau, Michaux, Perec, Pinget s'entrecroisent dans ses textes : Chevillard a lu, beaucoup, surtout ces écrivains qui ont contesté, chacun à sa manière, les conventions du réalisme traditionnel, et joué avec la représentation. Il a beaucoup retenu et de leurs chocs naît un éclat de drôlerie insolite, comme ces incessantes métamorphoses de Palafox, l'étrange créature polymorphe du roman éponyme. Prétexte à variations sur l'écriture elle-même, le récit s'interrompt sans cesse, se relance en paragraphes non ponctués: la fantaisie est dans la surprise autant que dans l'invention - à quelle nouvelle sauce Palafox ou le hérisson vont-ils être accommodés, sous quelle nouvelle allure vont-ils donc apparaître? Tantôt ophidien, tantôt muni d'ailes, ou bien de sabots et d'andouillers, « mâchant du foin », Palafox « ne fait qu'une bouchée de l'abeille et de son miel, de la poule et de son ouf, du vendangeur et de sa grappe ». L'impression de gratuité qui se dégage de ces livres entretient per-versement l'espoir qu'une certaine logique viendra unifier ces multiples facettes. Elle ne vient pas et l'on s'abandonne à la poésie débridée du texte. L'Ouvre posthume de Thomas Pilaster (1999) s'abandonne au plaisir de faire publier après sa mort un écrivain par l'ami qui le jalouse - et l'assassine de ses critiques. Dans Les Absences du capitaine Cook (2003) comme dans Oreille rouge (2005), Chevillard accommode à sa manière les formes du roman d'aventures à rebondissements nombreux et du récit de voyages. Oreille rouge part de la proposition réelle faite à l'écrivain d'une « résidence» au Mali. Chevillard se voit soudain transporté dans un ailleurs qu'il décrit à travers tous les récits de voyages possibles, les plus classiques comme les plus décalés (ceux d'Henri Michaux bien sûR), tantôt proche d'un Plume égaré dans un monde auquel il ne comprend pas grand-chose, tantôt sûr de lui, fort d'une expérience gagnée à la sueur des nuits équatorialcs. À son retour, il est l'Africain. Dès qu'il entend le mot jMali, il intervient, il est question de lui. Laissez parler l'expert. Et lorsque le Mali n'est pas dans la conversation, il l'y met, en peut compter sur lui. L'été au Mali, les fruits au Mali, les moustiques au Mali, l'école au Mali, la nuit au Mali, la démocratie au Mali, la pollution au Mali, la musique au Mali. Et si l'on parle de vin, il dit qu'il n'y a pas de vin au Mali. Et quand le silence règne, il le rompt pour faire observer que le silence n'est pas le même au Mali. Le silence là-bas a une Autre qualité, un autre grain. 11 n'est pas tissé des mêmes fils. Inutile pourtant de s'acharner. On ne saurait en donner idée. I.e silence là-bas, c'esr tout autre chose. Le silence là-bas, comment dire. Le silence là-bas est plus plein. Il est plus dense, plus peuplé. Il bruit. Pas un repas en sa compagnie sans les mots mil et niebé. Il dit aussi fonio. Parfois, il parvient même à placer ta sauce gombo. Oh! comme il nous fatigue! Tandis qu'au Mali... Eh bien, au Mali... Moi qui ai récemment séjourné au Mali... Moi qui entretiens une relation privilégiée avec le Mali... Si vous aviez comme moi vécu au Mali... Dites-vous bien qu'au Mali... Pour prendre l'exemple du Mali... C'est comme au Mali... Non, ce n'est jamais comme au Mali. Au Mali, c'est très différent. Ça n'a rien à voir avec le Mali, il nous le fait claitement comprendre. Ce qu'il a vécu au Mali reste de l'ordre de l'ineffable, mais ceci au moins est une chose qui peut être dite de multiples façons. Indicible, indescriptible, inimaginable, inracontable, inénarrable, inexprimable sont des synonymes bien utiles et, quand le lexique est épuisé, il y a encore le regard rêveur qui en dit long. Les détails sont dans les battements de cils. Éric Chevillard, Oreille rouge, © éd. de Minuit, 2005, p. 145-147. Ses livres postérieurs poursuivent les variations destructrices : on l'a vu avec Sans TOrang-outan (cf. suprA). Démolir Nisard (2006) accumule la vindicte de fragments où la haine vouée à cet univer-sitaire stigmatise toutes les formes et figures de la bêtise : « Je dois mettre tout Nisard dans ce livre afin qu'il en soit d'un seul coup expulsé », déclare le narrateur parti en guerre contre une suffisance cuistre dont le lecteut se demande si elle transpose une querelle actuelle. Académicien, enseignant au Collège de France, Directeur de l'Ecole Normale Supérieure, Nisard, opposé à Hugo et au romantisme, ne s'était-il pas plaint, déjà, du « déclin de la littérature française » ? On croit entendre d'autres voix, plus proches de nous... |
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