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Le roman - Un genre « secondaire »






Secondaire, le roman ne l'est ni par son importance propre ni par celle de son destin ultérieur. Mais l'épithète peut lui être appliquée dans un double sens. Chronologique d'abord : le roman apparaît vers le milieu du XIIe siècle, soit un peu plus tard que la chanson de geste et que la poésie lyrique, et toutes les étapes de son développement se déroulent sous nos yeux, alors que les deux autres genres nous apparaissent déjà constitués. Au sens des classifications de la caractérologie ensuite : le roman se définit dès le début comme un genre réflexif, préoccupé par ses propres démarches, et donc comme un genre intellectualisé.



La chanson de geste et la poésie des troubadours et des trouvères ont en commun d'être destinées à être chantées. Le roman est le premier genre littéraire destiné à la lecture. A la lecture à voix haute, certes : l'usage de la lecture individuelle ne se répandra véritablement que plus tard. Mais ce trait suffirait à en faire une forme toute nouvelle, en particulier au regard de la chanson de geste, seul genre narratif à l'avoir précédé. Avec la fascination répétitive de la mélopée épique, il renonce à la construction strophique, qui impose à l'auditeur à la fois son découpage et son rythme, et aux effets, répétitifs eux aussi, d'écho, voire de refrain, nés du style formulaire et du procédé des laisses parallèles. Il leur substitue la linéarité mdéfinie, sans rupture et sans heurt, des couplets d'octosyllabes. Leur effacement aussi, ou leu transparence : à cette époque où la prose littéraire française n'existe pas encore, l'octosyllabe à rime plate est, et sera longtemps, la forme la moins marquée, une sorte de degré zéro de l'écriture littéraire. Il ne cherche donc pas à jouer des effets affectifs, physiques même, du langage et du chant. Il laisse l'attention se concentrer sur un récit dont il ne prend pas l'initiative de rompre la continuité, laissant au lecteur celle de le maîtriser, de le structurer, d'y réfléchir, de le comprendre. Un style et une rhétorique qui privilégient la narration. Un appel, parfois explicite, à la réflexion du lecteur. Ces deux traits sont des constantes du roman médiéval.



Des romans antiques aux romans bretons



Les premiers romans français se distinguent également des chansons de geste par leurs sujets. Ils abandonnent le monde carolingien pour adapter des ouvres de l'Antiquité latine et traiter ce qu'on appelle au XIIe siècle la matière de Rome, qui est aussi une « matière de Grèce », bien que les romanciers, faute d'un accès direct à la littérature grecque, ne la connaissent que par ses adaptations latines. D'où le nom de romans antiques dont on les désigne. Leur liste n'est au demeurant pas très longue.



Le « Roman d'Alexandre »



Tout au long du XIIe siècle s'échelonnent des versions successives du Roman d'Alexandre, récit, largement fictif, de la vie et des conquêtes du roi de Macédoine. La source en est un texte grec du IIe siècle avant J.-C. d'un auteur inconnu appelé le pseudo-Callisthène. Cette sorte de roman a été connue en Occident par ses adaptations et ses dérivés latins : les Res gestae Alexandri Macedonù de Julius Valerius (ca 320 apr. J.-C), ouvrage abrégé en un Epitome au IXe siècle, et la Notantes et Victoria Alexandri Magni de rarchiprêtre Leon de Naples (IXe sièclE), source de l'Historia de Prelits qui devait connaître un vif succès. On leur associait souvent d'autres textes plus courts, comme la « Lettre d'Alexandre à Aris-totc sur les merveilles de l'Inde ». Dès le premier tiers du XIIe siècle, un poète probablement dauphinois, Albéric de Pisan-çon, compose un Alexandre en français, ou plutôt en franco-provençal, dont il nous reste un fragment de 105 octosyllabes groupés en quinze laisses monorimes : on remarque cette forme proche encore de la laisse épique, proche surtout de celle des premières vies de saints. Après un Alexandre dccasyllabique (vers 1160-1165) et d'autres versions ou remaniements aujourd'hui perdus, toute cette matière est rassemblée après 1177-1180 par Alexandre de Paris en un long Roman d'Alexandre écrit en laisses rimées de vers de douze pieds, mètre qui sera baptisé en son honneur alexandrin. Tous ces textes ne célèbrent pas seulement en Alexandre le conquérant juvénile, mais aussi l'esprit savant et curieux formé par Aristote, le découvreur de l'univers et des merveilles de la nature : peuples étranges, animaux monstrueux, phénomènes surprenants. Alexandre avait, disait-on, exploré le fond des mers sous une cloche de verre et une nacelle tirée par des oiseaux l'avait emporté dans les cicux. La littérature et l'imaginaire lui réserveront jusqu'à la fin du Moyen Age une place de choix, mais le Roman d'Alexandre, dont les versions en vers n'ont au demeurant jamais totalement rompu avec la forme épique, occupe une place un peu en marge de la série des romans antiques.



Le « Roman d'Apollonius de Tyr »



Marginal également le Roman d'Apollonius de Tyr, bien que ce roman latin du VF siècle, remontant à un original perdu du IIIe siècle, ait connu, en lui-même et adapté dans toutes les langues européennes, un succès qui s'est prolongé jusqu'à l'époque classique. Sa plus ancienne version française, un roman en octosyllabes datant des années 1150-1160, ne nous est plus connue que par un court fragment, mais les nombreuses allusions que lui font les auteurs d'oc et d'oil attestent le succès de cette sombre histoire d'inceste et d'errance parfois curieusement considérée comme une vie de saint.



Le « Roman de Thèbes »



Mais la série canonique des romans antique est proprement constituée de trois ouvres. La plus ancienne est probablement le Roman de Thèbes (vers 1155) qui, en se fondant sur la Thébaïde de Stace, très admirée au Moyen Age, raconte l'histoire des enfants d'Odipe, non sans avoir auparavant rappelé le destin de leur père. Proche encore des chansons de geste par l'extension donnée aux épisodes guerriers et par le traitement des scènes de combat, il se caractérise en même temps par des préoccupations et par un ton nouveaux. L'auteur applique sa réflexion aux problèmes juridiques et moraux posés par le droit féodal, cadre dans lequel il place le conflit entre Etéocle et Polynice. Surtout, il manifeste pour les mouvements du cour, pour les sentiments amoureux, pour les personnages féminins qui en sont la proie ou qui les inspirent, pour les péripéties qu'ils entraînent, un intérêt nouveau et inconnu des chansons de geste. Ce trait, on va le voir, reparaît, encore plus marqué, dans les autres romans antiques.



Le « Roman d'Enéas »



De quelques années plus récent que le Roman de Thèbes, dont il se souvient par moments, le Roman d'Enéas est une adaptation, le plus souvent très libre, de l'Enéide de Virgile. Le ton propre à l'épopée latine ne s'y retrouve nullement. Un souci didactique pousse l'auteur aux simplifications et aux explications. La mythologie s'estompe. La composition de l'Enéide, calquée sur celle de l'Odyssée, disparaît : Enéas commence directement par la fuite d'Enée, quitte à en redoubler partiellement le récit par celui que le héros troyen en fait à Didon, comme chez Virgile. Mais là encore, la grande originalité du poète médiéval est la place qu'il fait à l'amour. C'est ainsi qu'il amplifie dans des proportions considérables la matière du livre X de l'Enéide en inventant de toutes pièces à l'aide de souvenirs ovidiens une intrigue amoureuse entre Enée et Lavinie.



Quant au Roman de Troie, composé par Benoît de Sainte-Maure avant 1172, il développe en plus de trente mille vers les sèches compilations sur la guerre de Troie que sont le De excidio Trqjae historia (VT s.) du pseudo-Darès le Phrygien et l'Ephemeris belli Trqjani (IV s.) du pseudo-Dictys. De longs préliminaires - il remonte jusqu'à la légende thébaine et aux Argonautes -, des récits de prodiges, des développements sur les merveilles de la nature et, une fois de plus, de nombreux épisodes amoureux lui permettent d'atteindre une telle ampleur.



Fidélité aux modèles antiques et innovations. La place de l'amour



C'est donc dans l'attachement aux sources antiques que réside la nouveauté de ces romans. Certes, par rapport à leurs modèles, ils innovent de bien des façons. Ils les adaptent de façon anachronique à la civilisation de leur propre temps. Ils réduisent la part de la mythologie, ils font davantage appel au merveilleux relevant de la magie ou de la nécromancie, ils multiplient les ajouts. Mais surtout ils s'intéressent à l'amour. Ils amplifient les épisodes amoureux qu'ils trouvent dans leurs sources, ils en inventent de nouveaux. L'amour d'Ismène pour Atès occupe une place plus importante dans le Roman de Thèbes que chez Stace et le romancier français y a ajouté celui d'Antigone pour Parthénopeus, qu'il ne trouve pas dans son modèle. Enéas équilibre l'amour de Didon pour Enée par celui - partagé - d'Enée pour Lavinie comme ne l'avait pas fait Virgile, pour qui la conquête de la jeune fille se réduit à celle de la terre et du pouvoir. Les amours de Jason et de Médée, de Troilus et de Briséis, d'Achille et de Polyxène, prennent dans le Roman de Troie, en elles-mêmes et les unes par rapport aux autres, un relief et un sens nouveaux. Tous ces auteurs peignent avec une abondance et une complaisance extrêmes la naissance de l'amour, le trouble d'un cour virginal qui hésite à le reconnaître, les confidences à une mère ou à une nourrice qui permettent de l'identifier, les débats intérieurs, la timidité des amants, les ruses, les dérobades, les audaces, les trahisons, les aveux. Cet intérêt porté par le genre romanesque aux questions amoureuses le rendra très vite particu-lièrement accueillant à la courtoisie et à l'amour courtois. Bien que ni l'un ni l'autre ne soient encore clairement reconnaissables en tant que tels dans les romans antiques, l'amour est dès ce moment la grande affaire du roman.



La prétention à la vérité historique



Mais cette grande affaire est encore dissimulée derrière la préoccupation affichée par les romanciers, une préoccupation d'ordre philologique et surtout historique. Ces auteurs, capables de lire le latin et de le traduire, sont, bien entendu, des clercs. Es prétendent, même quand c'est loin d'être le cas, suivre leur modèle avec le plus grand respect et la plus grande fidélité- Ils se font gloire de leur compétence d'historiens et de philologues, qui leur permet d'informer de façon véridique leurs contemporains ignorants du latin sur les grands événements du passé, en choisissant la source la plus sûre et en la traduisant avec exactitude. C'est l'idée que développe le long prologue du Roman de Troie. Benoît de Sainte-Maure y explique que le témoignage d'Homère est suspect et que celui de Darès est plus digne de foi : il admet en effet que ce Darès (en réalité un compilateur de la latinité tardivE) était un Troyen, donc un témoin et un acteur des événements. Cornélius Nepos, dit-il, a retrouvé à Athènes l'ouvrage longtemps perdu de Darès et l'a traduit du grec en latin ; lui-même, Benoît, le traduit aujourd'hui du latin en français. Et il conclut :



Le latin sivrai e la lctrc, Je suivrai la lettre du texte latin :

Nule autre rien n'i voudrai mètre mon intention est de n'y mettre rien d'autre S'ensi non com jel truis escrit. que ce que je trouve écrit.

(V. 139-141).



Le genre romanesque, qui deviendra le plus libre qui soit, est donc emprisonné à ses débuts dans l'espace étroit de la traduction, tandis que sa seule ambition affichée est celle de la vérité historique. Mieux, ce genre reçoit le nom de roman - mot qui désigne dans son emploi usuel la langue vulgaire romane par opposition au latin - parce qu'il se définit comme une mise en roman, c'est-à-dire comme une traduction du latin en langue romane.

L'histoire que les premiers romanciers prétendent écrire n'est pas n'importe quelle histoire. Les trois principaux romans antiques, tous trois écrits dans les provinces de l'Ouest et dans la mouvance de la monarchie anglo-normande, s'enchaînent de manière à créer une sorte de continuité, de Thèbes à Troie par l'intermédiaire de Jason et des Argonautes, de Troie au Latium à la suite d'Enéc. Mais les choses n'en restent pas là. En 1155, c'est-à-dire à peu près au moment où s'écrit le Roman de Thèbes, Wacc, un clerc de Caen, achève son Roman de Brut. Brut, c'est Bru-tus, l'arrière-pctit-fils d'Enéc, qui, contraint de quitter le Latium, gagne l'Angleterre et s'y taille un royaume. Le roman se poursuit par l'histoire de ses successeurs, au nombre desquels le roi Arthur. Quand on sait que Wace, l'auteur du Brut, et Benoît de Sainte-Maure, l'auteur du Roman de Troie, écriront tous deux, le premier avec le Roman de Rou (RolloN), le second avec la Chronique des ducs de .Normandie, l'histoire des ancêtres du roi d'Angleterre Henri II Plan-tagenct depuis le don par Charles le Simple du duché de Normandie au chef viking Rollon, on comprend l'intention politique qui met ce vaste ensemble littéraire au service d'une vaste fresque dynastique. Déjà dans les années 1136-1140, Geffrei Gaimar avait écrit une Histoire des Bretons, aujourd'hui perdue, suivie d'une Histoire des Anglais. Depuis le pseudo-Frédégaire, au Vir siècle, on soutenait que les Francs descendent du prince troyen Francus : les Plantagcncts se poseront en successeurs du prince troyen Enéc - à l'image ternie toutefois par Darès qui fait de lui un traître à la cause troyenne. La monarchie française tirait gloire de Charlc-magne ? La monarchie anglaise tirera gloire du roi Arthur.



Le monde breton et l'aveu de la fiction. Le « Brut » de Wace



Mais voilà que dans cette entreprise un élément en apparence circonstanciel va bouleverser le destin du jeune genre romanesque. Tant que l'action des romans se situait dans l'Antiquité et que leurs sources étaient des sources antiques, la prétention à la vérité historique pouvait être maintenue. Il n'en va plus de même dès lors que l'action s'est transportée dans les îles bretonnes et que les romanciers prennent pour source l'ouvre d'historiens qui leur sont contemporains. Il n'en va plus de même lorsque à Brut succède le roi Arthur.

Le Brut de Wace est pour l'essentiel une adaptation de YHistoria regum Britanniae publiée en 1136 par le clerc, puis évêque, gallois Geoffroy de Monmouth. Animé d'un ardent nationalisme « breton », c'est-à-dire celtique, Geoffroy fait une très large place au roi Arthur, dont la tradition voulait qu'il eût combattu les envahisseurs saxons au début du VIe siècle, à sa gloire et à ses conquêtes, à son père Uter, à leur protecteur l'enchanteur Merlin, à tous les prodiges du grand règne qu'il lui attribue. Wace renchérit : il est le premier à parler de la Table ronde. Mais les autres historiens de la cour d'Henri II Plantagcnêt avaient récusé le témoignage de Geoffroy touchant le roi Arthur. Dans les merveilles et les enchantements de Bretagne ils ne voyaient que des « fables ». Tout le monde était séduit, mais personne n'y croyait. Plus important, personne ne prétendait y croire, alors que personne ne mettait officiellement en doute la véracité de la matière antique. On se moquait des Bretons qui attendaient le retour du roi Arthur. Wace lui-même se montre ouvertement sceptique sur un sujet qui lui fournit pourtant la moitié de son roman et qu'il a contribué plus que tout autre à mettre à la mode. Il confie, dans le Roman de Rou, être allé en personne dans la forêt de Brocéliande renverser de l'eau sur la margelle de la fontaine de Barenton et en être revenu Gros-Jean comme devant sans avoir déclenché l'orage qui, selon les Bretons, ne devait pas manquer d'éclater. Il reconnaît dans le Brut qu'on en a tant raconté sur le roi Arthur qu'il est bien difficile de distinguer le vrai du faux. Le monde arthurien, qui va devenir dès la seconde moitié du XIIe siècle le cadre privilégié du roman médiéval, ne prétend pas à la vérité.*En quittant l'Antiquité et le monde méditerranéen pour la Bretagne et le temps du roi Arthur, le roman renonce à la vérité historique, référentielle, et doit se chercher une autre vérité. Une vérité qui est celle du sens ; un sens qui se nourrit pour l'essentiel d'une réflexion sur la chevalerie et l'amour. Ce sera l'ouvre, dès les années 1170, de Chrétien de Troyes, dont le génie impose pour longtemps le modèle du roman courtois arthurien et de sa quête du sens.

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