Essais littéraire |
Comme l'a montré le Festival d'Avignon en 2004 avec les créations de François Bon (DaewoO), Pippo Delbono (UrlO), Olivier Cadiot, traducteur de Oui dit le très jeune homme de Gertrude Stein, Rodrigo Garcia (Histoire de Ronald, le Clown de McDonald'S) et de Claire Lasne (Joyeux anniversairE), l'art théâtral témoigne d'un désir d'engagement lucide. Questions historiques, sociales, morales, politiques posées par les guerres, la mondialisation, le fascisme, le nazisme, l'idéologie néolibérale, l'emprise de la mondialisation, l'« horreur économique », les violences sociales, la tyrannie des médias, sont abordées dans un théâtre qui ne relève plus du « théâtre engagé » des années 1970. Conscients que l'écrivain ne peut pas changer le monde avec ses livres, les artistes revendiquant l'intranquillité font du théâtre un outil d'interrogation du réel dont ils cherchent à restituer la complexité. Les ouvres les plus récentes dépassent l'opposition réductrice entre un théâtre d'art préoccupé de recherches formelles et un théâtre engagé produisant un discours porteur de sens, en choisissant de démonter les rouages de la violence sociale et économique. Remettant en cause les modèles et références du monde néo-libéral qui exalte la production, la hiérarchie et le management, L'Os du doute (2005) de Nicole Caligaris dévoile l'obsession de gravir les étages symboliques du pouvoir chez les victimes consentantes comme chez les bourreaux innocents. Les trois tableaux â'Ohne (2006) de Dominique Wittorski mettent en scène un employé de I'anpe et un postulant allocataire privé de du langage et de la possibilité de communiquer. » Dans Un peu perdus (2003) d'après La Misère du monde (1993) de Pierre Bourdieu, Dominique Sarrazin s'attache à interroger la souffrance sociale à travers des fragments d'existence. Cette question de l'engagement de l'art ne doit pas cependant occulter le fait que l'écriture théâtrale contemporaine s'inscrit dans un contexte d'affaiblissement et de mort des idéologies. Alors que, dans les années 1970 marquées par le slogan « tout est politique», le théâtre tendait à se confondre avec un discours protestataire, le bouleversement des données politiques avec la victoire de la gauche en mai 1981 avait pu donner l'impression, comme l'affirme Michel Deutsch dans Inventaire avant liquidation, que «l'énoncé de gauche devenant discours de pouvoir, le théâtre s'est senti quitte de la protestation, quitte de l'opposition ». Ainsi le théâtre, pétri de bonne conscience, serait devenu un espace consensuel, reconnu par tous, honorable, qui se sentirait déchargé de la mission d'investir la sphère politique. Libérés de l'obligation de traiter des sujets politiques, en perte de repères, des auteurs dramatiques semblent alors avoir cédé à la tentation du désenchantement et d'un cynisme postmoderne. Pourtant, au-delà des clivages idéologiques, esthétiques et dramaturgiques, deux constantes apparaissent dans l'art du théâtre depuis les années 1980: le désir de lier le moi et le monde, d'articuler l'intime et le collectif, et le parti pris de renouveler la diction et la représentation du réel, interrogeant ainsi l'essence même du théâtre. Dans une société qui s'est éloignée des valeurs tragiques, qui a perdu l'impact de la parole à cause de la pléthore d'images télévisuelles, le diéâtre constitue peut-être une chance de redonner un poids et une nécessité aux actes, au langage, au réel. Il apparaît comme une mémoire vivante, qui, au lieu d'occulter les traces de l'événement, valorise au contraire l'absence, le souvenir, l'écriture, le corps et la mort. Les «fins de partie » des années 1980 Détachés de toute idéologie et de toute philosophie (existentialisme, nihilisme, absurdE), certains auteurs dramatiques des années 1980 ne croient plus comme leurs prédécesseurs à un théâtre militant qui dénoncerait et pourrait agir sur le réel. Conscients de la désagrégation des liens sociaux, ils ne nourrissent plus l'illusion d'un théâtre comme lieu de citoyenneté et de démocratie. Ils ne se réclament pas plus d'une avant-garde qui prétendrait bouleverser les formes esthétiques. Entre absurde et postmodernité, Le Camp (1988), de Pierre Bourgeade, présente un personnage qui, pour connaître la vérité sur l'existence d'un camp de concentration et afin de produire des indices pour la police (doigts coupés, oreille amputée, etc.), finit par créer un véritable camp de concentration. Impuissante à affirmer une conscience politique subjective, craignant le glissement dans l'idéologie et le dogmatisme, la pièce dénonce l'inefficacité du théâtre politique. Renonçant à aider le spectateur à prendre conscience de la tragédie historique, la dramaturgie « postabsurdiste » de Bourgeade ne peut que constater l'emprise du concentrationnaire sur l'individu ainsi que l'effondrement des valeurs. La crise de la narrativité et la disparition de la fable s'accompagnent d'une fascination pour la dissolution du sens, pour l'aphasie, puisqu'il n'y a plus rien « à dire ». Au-delà de ses provocations délirantes dans le prolongement du théâtre de Copi, les pièces d'Armando Llamas cherchent à en finir avec le règne de la représentation, les codes esthétiques et les formes culturelles du passé qui enfermaient la réalité dans un carcan de signes et une figuration arbitraire. Dans Lisbeth est complètement pétée (1992), les deux «personnages à électricité», la Pyramide bleue qui «essaye de faire peur, d'être symbole, de trôner», et le Téléviseur, «une présence chuchotante, cool, malléable», seront anéantis. La pièce révèle une passion nécrophile pour tout ce qui est voué à la dispersion et à la décomposition. La postmodernité se définit non seulement par une indifférenciation des êtres et des valeurs mais aussi par cette pulsion d'anéantissement qui oriente le regard vers un au-delà de l'homme, après le point de disparition du social, du discours, de la culture, de l'esthétique. Au dénouement, alors que Lisbeth se laisse mourir après avoir tué tous les autres personnages, le téléviseur diffuse « une surface de glace polaire balayée par le blizzard», puis disparaît lui-même. Ce qui se passe après le point de disparition est une catastrophe privée de finalité, une extase obscène de fin de monde dont il n'y a plus rien à dire... Certains spectacles des années 1980 ont pris le parti du kitsch, du patchwork et de la citation en recourant aux techniques audiovisuelles, à l'usage de la vidéo en direct, et participent d'un néonihilisme postmoderne qui enregistre la prolifération des signes, la prétendue « fin de l'Histoire », la destruction de la culture et de l'espace symbolique, sans vraiment les interroger. Les textes de Heiner Muller comme Hamlet-Machine (1977) - une pièce considérée par certains comme le testament de la RDA et du communisme -, Paysage sous surveillance, Quartett, mis en scène, entre autres, par Patrice Chéreau, Jean Jourdheuil ou Jean-François Peyret, constituent ainsi des « fins de partie» des mondes communiste et capitaliste. Confrontés à leurs manques, les différents modèles du progrès historique, qu'ils soient d'inspiration idéaliste, humaniste ou matérialiste, se fragmentent sans faire surgir un savoir nouveau ni apporter d'alternative. Dans Imprécation dans un abattoir (1991), ouvre écrite pendant les préparatifs de la guerre du Golfe, « une guerre de cinéma » selon l'auteur, Michel Deutsch, qui n'a pas renoncé à une vision dialectique de l'Histoire, ouvre un débat avec le dramaturge allemand : « Selon lui, on a tellement "donné" pour les valeurs que l'on risque de longtemps patauger dans des fleuves de sang. Mais au fond, le nihilisme, l'amnésie, la critique des valeurs, ne serait-ce pas pour l'humanité une manière de se sauver ? Il y a des moments où la fuite s'avère le seul salut possible; le nihilisme d'Heiner Muller, c'est un peu cela : un nihilisme paradoxal et spectaculaire qui s'inscrit dans une filiation nietzschéenne.» (Interview dans Acteurs, n° 90-91,1991). Dans Dernières Nouvelles de la peste ( 1983) de Bernard Chartreux, pièce inspirée par une ouvre de Daniel Defoe (1720) décrivant l'épidémie survenue à Londres en 1720, l'écriture dialogique veut tout dire de la maladie. Elle enregistre scrupuleusement tous les discours dits ou écrits sur la peste avant de les télescoper en une dépense polyphonique. Le montage juxtapose la matière brute et documentaire aux discours hétérogènes qui appartiennent à la religion, à la science, à la magie, à la scolastiquc, de même qu'il mêle les discours objectifs aux paroles singulières des Londoniens et à la peste elle-même. En dépit de la forme épique adoptée pour donner à voir le déroulement de l'événement, la pièce constitue une allégorie à visée universelle, sous-tendue par un sentiment apocalyptique de l'Histoire. Proche de l'imaginaire médiéval, la pièce de Chartreux renonce à la transcendance pour une vision désengagée, atemporelle, pessimiste. Affranchis du politisme brechtien, certains auteurs des années 1980-90 semblent se détourner de toute dialectique rassurante, comme le montre l'extraordinaire fascination que suscitent l'ouvre de Thomas Bernhard et son jeu théâtral funèbre, où la mort est présente sur scène et comme « au travail ». Les personnages du dramaturge autrichien mènent le deuil de leur moi et du monde, un cirque stupide animé par la nostalgie du nazisme, et même le deuil du théâtre décrit comme «une fosse infâme»: «L'Autriche/ Aus-tria / Osterreich / Il me semble/que nous sommes en tournée/ dans une fosse d'aisance/dans la poche purulente de l'Europe», dit Bruscon dans Le Faiseur de théâtre (1984). Écrit au retour du Liban, Nuit d'orage sur Gaza (1987) de Joël Jouanneau se présente comme une tragédie antique qui refuse l'impuissance du monde contemporain à conserver les traces de la violence de l'Histoire. Hanté par les images macabres d'un passé sanglant, Léo, le journaliste, somatise littéralement les cadavres du Moyen-Orient. La vision de l'horrible se fait mémoire douloureuse et s'inscrit de façon pathologique dans le corps. « Le monde est un abattoir, et ma tête une vaste morgue », répète le personnage dans son délire «entêtant». L'homme qui ne peut plus opposer l'idée de Dieu à la terreur de l'Histoire est condamné à adopter le point de vue du tombeau, comme le révèle l'épigraphe de Robert Pinget (« Le malheur des uns fait la mort des autres. À creuser»). À la mort de Dieu s'ajoute la faillite des idéologies, manifestée par une référence à Louis Althusser : la pièce répète le drame du philosophe marxiste qui étrangla sa femme lorsqu'au dénouement Léo étrangle sa compagne. Le même pessimisme réapparaît aujourd'hui à travers la fascination exercée par le théâtre anglo-saxon sur les metteurs en scène français. Ce théâtre cruel et désespéré témoigne d'un monde en dépression, comme dans 4.48 Psychose de Sarah Kane, mis en scène par Claude Régy en 2002 ; il met en lumière les contradictions de l'Occident, les violences et l'irrationalité de la société capitaliste, comme dans la pièce Dans la compagnie des hommes (1987-1990) d'Edward Bond, qui dit à propos de Kane que la «confrontation avec l'implacable» conduit inexorablement à «la perte de sens de notre théâtre, de nos vies et de nos faux dieux». Le désir de lucidité critique Cette tentation du désengagement propre aux années 1980 coexistait déjà avec une volonté d'être en prise sur le réel. Déterrer les cadavres de l'Histoire, les donner à voir à la conscience et à la mémoire collective, exhiber sur la scène les traces des abominations passées et présentes, telle est aussi l'une des grandes vocations du théâtre contemporain, influencé par la dramaturgie allemande. L'holocauste dans Leçons de ténèbres (1999) de Patrick Kermann (cf. supra, p. 201), les guerres du Moyen-Orient dans Les Hommes dégringolés (2001) de Christophe Huysman, les conflits ethniques qui conduisent tragiquement au charnier dans La Promise de Xavier Durringer, le génocide africain dans Rwanda 94 - spectacle créé à partir de textes de Jean-Marie Piemme -, les violences de la place Tiananmen dans Tombeau chinois (2000) de Roland Fichet, traduisent ce désir de se confronter aux abominations actuelles sans verser dans l'actualisme ni tomber dans la monstration obscène. Si la guerre d'Algérie a longtemps été occultée, elle a fini par inspirer l'écriture théâtrale contemporaine depuis Les Paravents de Jean Genêt en 1966 ou Le Cadavre encerclé (1954-1955) de Katcb Yacine jusqu'à L'Exaltation du labyrinthe (2001) d'Olivier Py en passant par Algérie 54-62 de Jean Magnan, Le Retour au désert (1988) de Bernard-Marie Koltès - une pièce sur les impressions que la guerre d'Algérie a éveillées chez lui à douze ans -, ou Tonkin-Alger (1990) d'Eugène Durif, Djebels (1988) de Daniel Lemahieu montre comment la violence, prise dans la logique de la surenchère, devient l'objet d'un désir mimétique qui ne peut aboutir qu'à la barbarie. La violence de cette guerre sale où se succèdent des «morts pêle-mêle», des atrocités qui n'épargnent ni les civils, ni les femmes, trouve une expression hyperbolique à travers l'image obsédante de la fosse commune et du charnier. Les personnages de Lemahieu ne meurent pas in fine en accomplissant une destinée tragique; ils se perpétuent au-delà et, en venant témoigner des horreurs commises et en annonçant les actes barbares à venir (« les faces violettes écrabouillées des Français piétines» au métro Charonne, les charges policières meurtrières contre «les Musulmans par-dessus les ponts bazardés à la flotte», le racisme antiarabE), ils mobilisent le sens critique des spectateurs. Les auteurs dramatiques en explorant l'Histoire cherchent à découvrir des analogies entre la violence du passé et la situation présente. Comme l'écrit Jean-Pierre Ryngaert: «Tout se passe comme si un théâtre d'aujourd'hui en revenait obstinément à aujourd'hui et que tous les événements convoqués se revivaient et se rejugeaient à l'aune du présent. On peut y voir l'indice d'une sorte d'impérialisme de la conscience contemporaine qui se nourrit encore des événements passés à condition d'en faire son miel sans attendre, l'impatience d'une époque où la perception de l'instant primerait sur le long travail de la reconstitution précise de l'Histoire.» (Lire le théâtre contemporain, 1993). En l'absence de certitudes idéologiques et en raison des failles de la mémoire, l'interrogation des événements passés est impuissante à ressaisir la vérité objective des faits. Les ouvres sont animées par un désir de parler après la catastrophe et le chaos, que ceux-ci soient situés et datés (la guerre 14-18 dans Les Guerriers de Philippe Minyana en 1988), ou qu'ils soient anhistoriques {Quai ouest de Koltès en 1985), qu'ils soient d'ordre collectif ou intimes (J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne de Jean-Luc Lagarce en 1995). Délaissant la grandeur épique, les pièces privilégient l'aspect fragmentaire et obsessionnel du souvenir, la dimension quotidienne du vécu. Dans Plage de la Libération de Roland Fichet (1988), qui se déroule sur une plage bretonne quarante ans après la guerre, c'est l'explosion du monument aux morts qui réveille la mémoire de la guerre et de la Libération. La conscience visitée par le passé se projette dans l'événement et revit réellement ou sur le mode ironique une expérience intense et traumatisante. Le mouvement qui sous-tend La Passion du jardinier (1989) de Jean-Pierre Sarrazac se confond avec une sorte d'anamnèse de la victime, une vieille femme juive qui convoque le «fantôme» de son meurtrier, pour dialoguer avec lui et comprendre les causes de ce crime. Lier le théâtre du moi au théâtre du monde Au cours des vingt dernières années, de nombreux auteurs dramatiques ont délaissé la traversée de l'Histoire, les problèmes liés à la fracture sociale, à la mondialisation, pour explorer les territoires de l'intime. La tentation intimiste, dans le prolongement des pièces de Marguerite Duras, peut aboutir à une sorte de théâtre de chambre, qui revisite les thèmes universels de la passion amoureuse, la solitude, l'aliénation, la famille... et se confronte à l'altérité, à la part obscure du moi. À travers le microcosme du couple et de la famille, les auteurs n'abandonnent pas forcément le champ historique mais concilient microcosme et macrocosme, théâtre du moi et théâtre du monde. Les dramaturgies du « théâtre du Quotidien », dans les années 1970, s'étaient emparé des histoires de petites gens, mettant en scène des « fables de la vie privée, de la crise de la famille sous la pression de l'Histoire», selon l'expression de Michel Deutsch. Depuis plus de quarante ans, les pièces de Michel Vinaver privilégient le local sur le général, le geste quotidien sur la transcendance historique. Désireux cependant de s'écarter de la « tranche de vie » naturaliste, d'échapper à la contrainte de la chronologie et au poids du réfèrent dans la réalité, l'auteur privilégie le montage qui espace le texte en tableaux pour saisir la complexité du réel, confronte présent et passé: «Dans Iphigénie Hôtel, le personnage de Charles de Gaulle apparaît à travers celui d'un huissier dans un petit hôtel de Mycènes. Dans chaque pièce, l'histoire arrive toujours à travers de petites fenêtres», confie le dramaturge qui cherche, dans sa pièce 11 septembre 2001, « l'interconnexion du plus intime avec un événement mondial » sans souci de hiérarchie entre les propos des gens et les répercussions internationales de l'événement. Juxtaposant les voix et points de vue des victimes, des rescapés, des protagonistes (Bush, Ben Laden, RumsfelD), des journalistes, entremêlant les voix de l'idéologie et de l'émotion, l'oratorio s'efforce de dire la complexité de l'événement en refusant l'effet de sidération. Dans les années 1980, l'oeuvre de Bernard-Marie Koltès, devenue aujourd'hui classique, arpente inlassablement «ces murs très hauts» qui séparent les individus entre eux et les communautés entre elles. L'affrontement rituel du dealer et du client dans Dans la solitude des champs de coton (1986) révèle la difficulté pour l'individu de se confronter à l'altérité qui est en l'autre comme en lui-même. La communication entre les deux personnages semble relever non d'un véritable dialogue mais d'un double soliloque, de la juxtaposition de deux langues solitaires. Chaque locuteur joue sa partition individuelle, une sorte de solo de jazz ponctuel, sans se fondre dans le groupe. Selon Koltès, une pièce, ce sont « des monologues qui se coupent » : « Chacun répond à côté, et ainsi le texte se balade. Quand une situation exige un dialogue, il est la confrontation de deux monologues qui cherchent à cohabiter. » Le dealer comme le client se parlent sans vraiment se répondre, enfermés dans une parole solitaire métaphorique de la solitude de l'homme. Dans cet extrait situé vers la fin de la pièce, le dealer relance le conflit en rappelant l'humiliation de la veste et la nécessité pour le client de réparer l'outrage en faisant amende honorable. L'affrontement physique semble inévitable. LE DEALER Il y a cette veste que vous n'avez pas prise quand je vous l'ai tendue, et maintenant, il va bien falloir que vous vous baissiez pour la ramasser. Le Client Si toutefois j'ai craché sur quelque chose, je l'ai fait sur des généralités, et sur un habit qui n'est qu'un habit ; et si c'est dans votre direccion, ce n'est pas contre vous, et vous n'aviez aucun mouvement à faire pour esquiver le crachat ; et si vous faites un mouvement pour le recevoir dans la figure, par goût, par perversité ou par calcul, il n'empêche que ce n'est qu'à ce bout de chiffon que j'ai montré quelque mépris, et un bout de chiffon ne demande pas de compte. Non, je ne courbe-rai pas le dos devant vous, cela est impossible, je n'ai pas la souplesse d un phénomène de foire. Il est des mouvements que l'homme ne peut pas faire, comme de se lécher soi-même son cul. Je ne paierai pas une tentation que je n'ai pas eue. Le dealer Il n'est pas convenable pour un homme de laisser insulter son habit. Car si la vraie injustice de ce monde est celle du hasard de la naissance d'un homme, du hasard du lieu et de l'heure, la seule justice, c'est son vêtement. L'habit d'un homme c'est, mieux que lui-même, ce qu'il a de plus sacré : lui-même qui ne souffre pas ; le point d'équilibre où la justice balance l'injustice, et il ne faut pas malmener ce point-là. C'est pourquoi il faut juger un homme à son habit, non à son visage, ni à ses bras ni à sa peau. S'il est normal de cracher sur la naissance d'un homme, il est dangeteux de cracher sur sa rébellion. LE OIENT Eh bien je vous propose l'égalité. Une veste dans la poussière, je la paie d'une veste dans la poussière. Soyons égaux, à égalité d'orgueil, à égalité d'impuissance, également désarmés, souffrant également du froid et du chaud. Votre demi-nudité, votre moitié d'humiliation, je les paie de la moitié des miennes. Il nous en reste une autre moitié, c'est largement suffisant pour oser encore se regarder et pour oublier ce que nous avons perdu tous deux par inadvertance, par risque, par distraction, par hasard. A moi il me restera en plus l'inquiétude persistante du débiteur qui a déjà remboursé. Bernard-Marie KOLTES, Dans la solitude des champs de coton, © éd. de Minuit, 1987. En dépit de son caractère allégorique, le théâtre de Koltès est en prise directe sur la société de consommation. Si les références précises se mêlent à une fiction ouverte à l'irréalité, plaçant ce théâtre au carrefour du temps historique et du temps mythique, il n'échappe pas pour autant à l'emprise de l'univers économique et de ses lois. Au sujet de la mise en scène de Quai ouest (1985), Koltès insiste sur le fait que les relations humaines y sont placées sous le signe de l'échange commercial et de la transaction : « Ce sont des scènes de commerce, d'échange et de trafic, et il faut les jouer comme telles. » Dans les années 1990, le théâtre de Jean-Luc Lagarce interroge la relation entre l'écriture et le biographique à travers des pièces au pathos distancié (Juste la fin du monde; J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne; Le Pays lointaiN), variations complexes sur le retour au pays natal et familial après une rupture, l'annonce par un personnage central de sa mort prochaine. « Dans quelques mois, j'allais mourir à mon tour... » : ainsi commence le prologue de Juste la fin du monde (1990). L'originalité de l'ouvre tient dans l'invention d'une parole inquiète, qui ne cesse de se reprendre, de se nuancer. Plus impudiques que le théâtre de Lagarce, certaines pièces autobiographiques de Py (Théâtres, 2000) mêlent dans une langue pléthorique l'expérience vécue et sa réécriture fiévreuse, creusant l'amour impossible entre un père et son fils, la culpabilité, l'autodestruction. Entre écriture et improvisation, les spectacles de Philippe Caubère constituent, depuis 1980, une autobiographie théâtrale qui s'interroge sur les incertitudes du métier d'acteur tout en faisant la satire des utopies du théâtre soixante-huitard incarnées par Ariane Mnouchkine. Différentes des monodrames de Beckett où le soliloque traduisait l'enfermement du personnage dans une parole ressassante, les pièces contemporaines de Bernard-Marie Koltès, Philippe Minyana et Enzo Cormann révèlent une tendance lyrique où le personnage parle à la première personne. Inventaires (1987) de Philippe Minyana juxtapose trois récits, trois monologues de femmes qui font, comme Winnie dans Oh les beaux jours (1963), l'inventaire de leur mémoire en s'efTorçant de recoller les fragments d'une vie modeste et banale. L'originalité de la pièce est d'inscrire l'Histoire dans l'histoire privée et intime. Inspiré par le travail de Christian Boltanski sur l'objet, la trace et la mémoire, Minyana est aussi marqué par Michel Vinaver et par Brecht. La grande Histoire a laissé des traces sur les corps : la jambe perdue au cours de la guerre 14-18 par le père de Barbara, le souvenir «vestimentaire» conservé par Angèle d'une amie juive pendant les années d'occupation... L'invasion finale des objets («des appareils la plupart électriques ») sur la scène dénonce la pression de la société de consommation, et semble annoncer la disparition des corps singuliers pour lesquels il ne reste plus de lieu. Politiques de la représentation du réel Concilier l'interrogation critique de l'Histoire avec un souci d'innover sur le plan des formes et des structures, inventer une dramaturgie neuve qui ne soit plus dépendante des partis pris brech-tiens n'est pas aisé. Le désir de témoigner s'accompagne d'une crainte que la dénonciation politique soit récupérée et neutralisée par le système, aussi les auteurs dramatiques ont-ils recours à une stratégie de contournement. Inventer un autre regard qui déroute les habitudes et attentes du spectateur, qui brouille les codes culturels dominants, qui laisse à penser et imaginer au public, devient une tâche politique. La dimension subversive tient moins aux idées contenues dans la pièce qu'à cet écart opéré contre la doxa et à la remise en question des codes dramaturgiques traditionnels. Les auteurs contemporains nourrissent une méfiance à l'égard des images télévisuelles qui assujettissent le public en se donnant pour vraies. Se défiant de ces images d'un prétendu réel, des corps « blanchis » selon l'expression de Jean Baudrillard, qu'on a arrachés à leur signification propre, le théâtre cherche à regarder et penser autrement les cadavres de l'Histoire... Shot/Direct de l'«écrivain plasticien» Patrick Bouvet, mis en scène en 2004 par Cyril Teste au Festival d'Avignon, déconstruit le discours des médias en montrant l'absurdité des flux de mots et d'images de l'information spectacle. À travers un collage visuel, textuel et sonore qui sollicite le remix, le sampling, le cut-up, l'écriture poétique s'efforce de dénoncer la capacité des mots et des images à simuler et piéger le public : « Sur cette photo / chaque image / accélère/pour éviter les questions / chaque image/roule sur le sol/et se jette sur les visiteurs ». Il s'agit moins de dénoncer la violence de l'Histoire que d'interroger la manière dont le discours médiatique sur l'actualité agit sur le réel lui-même. Dans Violences (1991), de Didier-Georges Gabily, avec ses deux diptyques qui s'organisent autour d'un fait divers sanglant dans la France profonde, la réalité horrible de la mort n'a pas de place dans une société qui s'est éloignée des valeurs tragiques à cause de la pléthore d'images télévisuelles. l.es « images insanes » de la télévision banalisent la violence par surinformation et indigestion, de même qu'elles masquent la réalité de la mort à travers les journaux télévisés (la guerre du Golfe évoquée en filigranE) ou les séries et les feuilletons. « O Hommes ! / Bouchez vos oreilles avec les cires / Liez-vous aux mâts avec les lanières / Quand sonnent les voix tentatrices / O Hommes!/Allumez la télévision et inventez/Des stances de rassurement/Sur les lèvres des présentatrices», dit le personnage d'Egon au dénouement de la pièce. L'enjeu polémique de Violences est de combattre le quotidien des informations et des dramatiques télévisées (les soap opéras, les sit-comS) avec leur histoire «narrativement forcée», dit Gabily dans sa préface, un catalogue de clichés qui ne peut rien dire du réel. C'est pourquoi en un temps où la violence, les actes, le langage ont perdu leur poids et leur nécessité, il devient vital de déterrer les cadavres. Dans le second diptyque, Ames et demeures, la nomination du mort, Daniel Jackson, l'exhibition de son masque mortuaire par le gardien de la paix (« Posément, sort du sac plastique un masque mortuaire de Daniel Jackson et, comme un danseur presque immobile, d'un geste circulaire, le fait tourner jusqu'en direction des Trois sours»), le récit de son histoire cherchent à perpétuer l'existence du mort. Ressusciter le cadavre, affirmer la réalité de sa présence à travers une mémoire vivante, tels sont les enjeux de la pièce. On ne s'étonnera guère qu'au dénouement, les fantômes des personnages morts viennent danser «quelques valses-tango-paso-doble à l'ancienne» sur la scène de la représentation. Face à la nature antitragique de la société et de la télévision, Gabily fait appel au tragique ancien, d'Eschyle à Tchékhov en passant par Shakespeare, pour retrouver la substantialité du sang, de l'acte et de la parole. Dans Ames et demeures, deuxième volet du diptyque, un enquêteur (le NarranT) aidé d'un Gardien (de la paiX) cherche à reconstituer l'histoire d'une famille massacrée (la Reine-Mère et ses deux filS). L'écho des préparatifs de la guerre du Golfe laisse entendre une angoisse sourde sur l'avenir. LE GARDIEN. «... Je suis le Gardien. Je suis le, comme il a été dit, soi-disant Gardien de la soi-disant Paix. Ht je lis le journal, et je lis les nouvelles du monde, et les nouvelles ne sont pas bonnes, et je ne connais pas de jours avec de bonnes nouvelles du monde dans le monde, dans les journaux, à la télévision. C est moi, je suis le Gardien, le nouveau Narrant, le Gontinuateur sans mandat. C est moi. G'est-à-dire : ce n'est QUE Moi. Qu'on ne se méprenne pas: je suis celui avec le képi ridicule et, écoutez-moi, je suis celui de vos villes, celui qui lit le journal comme, peut-être, vous, et regarde la télévision comme, sûrement, vous, avec le monde qui ressemble à ce que je péchais dans les ruis- seaux-égoûts de mon enfance, et ça ne sentait généralement pas bon ce que je ramenais avec la gaule sans hameçon, juste avec le scion de la gaule qui n'était même pas une gaule, - sauf quand j'arrivais à dérober celle du grand-père mais alors c'était autre chose, il se passait autre chose et je péchais vraiment - mais juste une branche de saule bien taillée... Non, ça ne sentait pas, oui, bon, non, ce que je péchais et ça n'avait même pas forme repérable, représentable, ça non, ce que je péchais... Ça, oui, ressemblait au monde, voilà tout. Avec plaies plus ou moins graves avec chiasses, vomissements que j'avais avec - on ne dit pas encore guerre parce que ça ne nous concerne pas encore mais évidemment, on dira bientôt: guerre, à nouveau, car cela nous concernera, à nouveau ; et plus personne des gens informes des journaux, de la radio, de la télévision n'en doute... Par exemple, on dirait qu'ils la souhaitent. Il y a des gens comme ça qui souhaitent la violence et la guerre on ne sait pourquoi mais, moi qui sais, il faut le dire, je ne la souhaite pas car je connais déjà la matraque et le lance-patate et j'ai aussi des souvenirs de mon père, d'en Algérie avec mon père où il vint à la toute fin mais c'était vraiment une sorte de vraie guerre, par exemple : Vu des morts et des corps d'explosions, Fait des rafles, commis des exactions. Faut ça, au son du clairon, Taratatata, à ton tour garçon... Et je ne cesse de dire ; « par exemple », mais c'est, justement, un exem-pie. Et je n'arrête pas de dite : « justement » mais il faut me comprendre, ce pourrait être «exactement» ou «pour ainsi dire»... Je dirais « pour ainsi dire » et ce ne serait jamais que les mots de la précision des autres et de moi-même quand j'y pense ; les mots du dégoût des choses des autres et de moi-même, quand j'y pense. À cela, je pense souvent, voilà tout. Et à ces trois filles-là aussi - comment s'appelaient-elles déjà ? - je pense, car c'est, après tout, leur histoire et maintenant, je crois qu'elles sont à nouveau là, quelque part, ici... Et il y a ce geste mou du Gardien, déjà habituel, de la désignation. ■ Didier-Georges Gabily, Violences, © éd. Actes Sud Papier, 1991. C'est aussi contre le corps fantomatique de la modernité, les faux cadavres du « Nouvel Ordre Moral Médiatique » (les cadavres de Timisoara comme «Mensonge de l'actualité spectacle») que se définit le théâtre de Michel Deutsch dans Imprécation dans l'abattoir. Entre la poésie polémique et la forme didactique du « Lehrstuck » héritée de Brecht, mais sans leçon ni morale, l'auteur recourt à une esthétique « prédramatique » (la présence de la voix épique du CoryphéE) pour questionner notre réalité « posthistorique ». Ce serait la seule chance pour le théâtre de résister à l'hyperréalité contemporaine, aux productions d'images indifférentes à toute pédagogie, à ce pseudo-réel qui annule la profondeur de l'espace théâtral, le « théâtron » du théâtre antique, c'est-à-dire, littéralement, l'espace pour regarder. Placée sous la direction artistique du sulfureux Jean Fabre, la programmation du Festival d'Avignon 2005 a montré un recul du théâtre « pur » par rapport à l'ensemble du spectacle vivant. Il s'agissait de spectacles hybridant les genres et placés sous le signe d'un retour au corps archaïque et de la prophétie du désastre inéluctable. Si Régis Debray voit dans ces créations ex nihilo des réactions régressives, insignifiantes et narcissiques qui traduisent une panne dans la transmission de l'héritage culturel, Olivier Py reproche à cette approche provocatrice et transgressive de considérer le désespoir comme l'unique horizon possible et l'absence de destin comme la seule fin de l'humanité. Et le dramaturge d'affirmer de façon optimiste sa croyance en l'Histoire et sa foi dans la force de la parole. Contre la faculté d'oubli et la fascination pour la disparition (le spectacle After I Before de Pascal Rambert posait au public la question : « En cas d'urgence, qu'emporteriez-vous de votre monde ? »), l'enjeu est de valoriser la trace et l'écriture : « Les modernes n'ont pas d'héritage, or nous, au théâtre, on cherche un geste ancestral qui a disparu. » Les pièces de Fabrice Melquiot qui se déroulent sur tous les continents (Balkans, Sénégal, Amérique du SuD) appellent à une éthique de la vigilance pour ne pas laisser dériver ces terres « où ce qui disparaît, c'est notre propre conscience et l'humanité toute entière ». Dans Cendres sur les mains (2001 ) de Laurent Gaudé qui a pour cadre un pays dévasté par la guerre, deux ouvriers de l'épuration ethnique brûlent les cadavres. Une rescapée du charnier va les aider en apprenant par cour chaque mort à l'aide de ses mains afin de les retenir avant leur crémation. Se dessine la possibilité anthropologique pour le théâtre de redonner la parole aux morts. Si certains estiment comme Michel Vinaver, que la tragédie est hors champ, que l'absence de causalité propre à expliquer un événement comme le 11 septembre coupe le monde de l'ordre de la transcendance et du sacré, qu'il existe des catastrophes et non des événements tragiques, d'autres visitent le monde actuel au travers des grands récits mythiques : ceux-ci créaient une cohésion dans la Cité en montrant des passions violentes, en exhibant des scènes de transgression et de meurtre, en reflétant ce qui relève chez l'homme de l'aliénation et du démembrement. Prométhée dans Le Roman Prométhée (1986) d'Enzo Cormann, Médée dans Médée (1992) de Max Rouquette, les Atrides dans Les Atrides (1992) de Hélène Cixous, Thésée et Phèdre dans Gibiers du temps (1995) de Didier-Georges Gabily, Odipe dans Saint Amour (2001) de Michel Azama, sont témoins de ce questionnement mythique. Dans L'Exaltation du labyrinthe (2001) d'Olivier Py, pièce commandée par Stéphane Braunschweig, le combat entre deux générations oppose un père, sur le point de léguer à son hls un passé sans remords de tortionnaire, et un fils débauché, révolté et vengeur. Le mythe du Labyrinthe et les motifs de la faute, du secret, de la défection des liens familiaux, de l'errance, permet de mener une réflexion sur la culpabilité politique de l'Occident dans la guerre d'Algérie, sur le dilemme entre « devoir de mémoire » et désir de vivre dans l'oubli. Mêlant inquiétude actuelle et question atemporelle, le théâtre de Laurent Gaudé convoque les mythes fondateurs comme ceux de Médée ou de Dionysos pour comprendre la violence inouïe de nos sociétés. Resserré sur une figure humaine, le mythe, concentration de sentiments et d'énergie, se confond avec une parole ressourcée à la veine immémoriale de la plainte tragique. |
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