Essais littéraire |
Théâtre et mours . Zola ne manqua pas de prêcher, en 1878, pour que l'esthétique du naturalisme portât aussi ses fruits au théâtre. La subjectivité ayant vocation à s'effacer, dans l'ouvre naturaliste, devant la réalité sur laquelle l'écrivain pratique ses expériences, on pourrait supposer que la scène favorise cet effacement. Mais le décor théâtral se prête moins que la description romanesque à une étude documentée du milieu, et le narrateur d'un roman a au moins le privilège de dégager les lois sur lesquelles débouche l'expérimentation. Plusieurs romans de Zola et des Goncourt furent portés à la scène, sans grand succès, à l'exception peut-être de L'Assommoir, adapté par William Busnach et Octave Gastineau et représenté en 1879 au théâtre de l'Ambigu : mais on peut supposer que l'énorme vogue du roman avait littéralement porté la pièce. Ce genre d'adaptations n'est du reste pas, au XIXe siècle, propre au mouvement naturaliste (ainsi, en 1838, avait-on représenté César Birotteau, d'après le roman de Balzac, sous forme d'un drame-vaudevillE). On n'annexera pas au théâtre naturaliste les tentatives de Flaubert, Le Sexe faible (1873) ou Le Candidat (1874), comédies de mours (la seconde est une satire politiquE) où ne se reconnaît guère du reste le talent du romancier. D'une tout autre envergure sont les pièces d'Henry Becque (1837-1899), particulièrement Les Corbeaux, achevé en 1877, créé à la Comédie-Française en 1882, et La Parisienne, achevée en 1883, créée au théâtre de la Renaissance en 1885. La première de ces deux pièces dénonce sous le nom de «corbeaux» les hommes d'affaires qui dominent notre vie sociale, la seconde la légèreté et l'hypocrisie des mours bourgeoises de la capitaie. Les scrupules de la documentation, l'âpreté du constat, l'engagement transparent du dramaturge.firent passer ces ouvres pour les réussites tant attendues du théâtre naturaliste, ce dont Becque se défendit. . Si les conventions du décor font obstacle à la vérité que réclame le naturalisme, au moins l'entreprise d'André Antoine poussa-t-elle aussi loin que possible, et jusque dans les moindres détails, l'illusion de réalité. Acteur et metteur en scène, Antoine fonde en 1887 le Théâtre Libre qui crée des pièces d'auteurs comme Francis de Curel ou Georges de Porto-Riche, mais joue aussi Shakespeare. Tolstoï ou Ibsen. Il crée également des comédies dans la tradition du vaudeville, en particulier de Georges Courteline (1858-1929). «Le vaudeville a sa raison d'être. Il a sa place toute marquée entre la bouffonnerie et la comédie de mours, permettant à la fois l'extraordinaire de l'un et l'humanité de l'autre », déclare Courteline à la veille de la représentation de Boubouroche (1893). qui obtient un triomphe (Antoine joue lui-même le rôle d'un «vieux monsieur ») et entrera en 1910 à la Comédie française. Courteline aura moins de succès, deux ans plus tard, avec l'adaptation au théâtre de l'Ambigu des Gaîtés de l'escadron, d'après un savoureux roman antimilitariste qu'il avait publié en 1886 (l'affaire Dreyfus n'a pas éclaté, en 1895, mais il est déjà plus difficile de plaisanter avec les ridicules de l'armée qu'avec ceux de la bourgeoisiE). En 1897, Antoine fonde son propre théâtre, et reprend Boubouroche. Mais Courteline lui a, entre-temps, fait des « infidélités » en créant de courtes pièces au théâtre du Grand-Guignol (à MontmartrE) qui bâtira l'essentiel de sa réputation grâce à des pièces d'épouvante; il y fait notamment représenter en 1898 une sorte de farce, Les Boulingrin, où s'illustreront, dans le rôle de des Rillettes, des acteurs comme Robert Lagrange et André Malécot. Dans la même lignée que Courteline, aussi habile ficeleur d'intrigues et moraliste aussi désabusé, Georges Feydeau (1862-1921), auteur d'Un fil à la patte ( 1894) et de La Dame de chez Maxim s (1899). On rit aux pièces de Courteline et de Feydeau comme on riait une génération plus tôt à celles de Labiche; peut-être, pourtant, la peinture de la bourgeoisie et de l'humanité en général se fait-elle plus acerbe, en ces années qu'on nomme celles de la « Belle Époque», qu'elle ne l'avait été au temps des fastes du Second Empire. . S/, enfin, on veut trouver une survivance à l'inspiration naturaliste dans le théâtre de l'extrême fin du siècle, on la discernera à la rigueur chez Jules Renard (1864-1910), auteur du Pain de ménage (1897) et dont le fameux Poil de carotte (1894), sorte de petit roman dont le héros est un enfant martyr et qui comportait dès l'origine plusieurs scènes dialoguées, sera adapté au théâtre avec succès en 1900. Théâtre et symbolisme À l'époque où il écrit les pièces qui composeront son Théâtre en liberté, c'est-à-dire vers la fin de l'exil, Hugo sait que pour des raisons politiques, la représentation en est impossible. Après 1870, alors même que sont repris plusieurs de ses drames romantiques, en particulier Ruy Blas, il ne paraît pas se soucier de la création de ses pièces les plus récentes. Aussi faudra-t-il attendre le xxe siècle pour que Mangeront-ils?, par exemple, éveille l'attention des metteurs en scène. Au recueil du Théâtre en liberté, les éditeurs prendront l'habitude d'annexer Mille francs de récompense (représenté pour la première fois en 1961), ainsi que Torquemada, drame de l'Inquisition, où s'affrontent suivant une opposition typiquement hugolienne les forces du Bien et du Mal; Hugo avait songé à Torquemada dès 1859, il l'écrit en 1869, le publie en 1882, mais il faudra attendre 1936 pour que la pièce soit représentée. Les drames d'Ernest Renan se démarquent peu, par leur forme, de ses Dialogues philosophiques; souhaita-t-il jamais les faire représenter? Pour L'Abbesse de Jouarre (1886), par exemple, il déclare qu'il y consentirait à condition que l'interprétation en fût sans reproche; à défaut, il préfère une lecture. L'Abbesse de Jouarre sera jouée, mais après la mort de son auteur. Hugo et Renan n'appartiennent pas, fût-ce de loin, au mouvement symboliste. Mais les tentatives des écrivains symbolistes dans le domaine théâtral passent elles aussi difficilement la rampe. La meilleure illustration en est fournie par Axel, de Villiers de l'Isle-Adam. Dans son premier état, Axel avait été présentée par son auteur comme une « tragédie en trois parties ». Créée en 1894, elle ne fut plus jouée avant 1962, dans une mise en scène d'Antoine Bour-seiller, et ne recueillit alors qu'un succès très mitigé. Villiers de l'Isle-Adam avait rêvé toute sa vie à cette oeuvre d'inspiration occultiste, influencée par l'esthétique de Wagner, et qui présente finalement l'Androgynie comme une sorte d'idéal spirituel. Elle devait être son Faust. Pour ces raisons mêmes, elle se révéla trop chargée d'influences, trop riche de sens pour recueillir l'adhésion du public. Le tête-à-tête qu'offre le livre avec un lecteur complice de cour et d'esprit convenait mieux qu'une salle de spectacle à l'esthétique chargée de mystère des écrivains symbolistes. Le théâtre de l'Ouvre, fondé par Lugné-Poe en 1893, accueillit pourtant plusieurs tentatives de dramaturges symbolistes, en particulier celles de Maurice Maeterlinck (1862-1949), dont le Pelléas et Mélisande (1892) attendra toutefois de servir de livret à un drame musical de Debussy, en 1902, pour trouver sa plus belle expression. Lugné-Poe se montre également ouvert aux auteurs étrangers, comme Ibsen et Strindberg, et crée en 1896 Ubu roi, d'Alfred Jarry (1873-1907), qui déclenche un beau scandale. «Merdre!» crie le père Ubu au lever du rideau. Les spectateurs sont médusés. Le r ajouté à l'injure n'en atténue guère l'audace : il a plutôt pour effet de nous faire pénétrer dans un étrange univers où la déformation des mots concourt, aussi bien que l'outrance des caractères, à ouvrir la scène à tous les champs du possible. C'est en classe de première, au lycée de Rennes, que Jarry avait conçu, à partir d'un folklore auquel avaient collaboré avant lui les élèves d'un professeur notoirement chahuté, cette extraordinaire machine qui allait exciter la verve des metteurs en scène et des linguistes. Ubu roi fut moins accueiUi comme une véritable pièce que comme un happening, tel que les aimeront les membres du mouvement Dada une vingtaine d'années plus tard. Puis viendra l'ère, en Europe, des dictateurs sinistres et bouffons. Le canular du lycéen prendra alors l'allure d'une fable politique. Ainsi l'entendront les spectateurs du Palais de Chaillot quand ils découvriront, en 1958, la mise en scène de la pièce par Jean Vilar et le Théâtre national populaire. Permanence du théâtre en vers : Cyrano de Bergerac On se souvient que Stendhal annonçait aux alentours de 1825 la disparition du vers dans le théâtre de l'avenir. L'alexandrin allait pourtant faire sonner les vertus de nombreux drames romantiques. Meurt le drame romantique : il lui survit. Après avoir, sur les ruines des Burgraves, remis la tragédie classique à l'honneur, François Ponsard va, presque avec les mêmes accents, illustrer le triomphe de la bourgeoisie : « L'amour de l'or pour l'or n'avilit pas sa faute; / Il avait, à jouer, une excuse plus haute, / Et je ne puis m'armer d'un front bien rigoureux / Contre un péché commis par désir amoureux », lit-on (et entend-oN) dans La Bourse, en 1856. La rhétorique et l'imagerie cornéliennes sont là: seules - si l'on ose dire - ont changé l'inspiration et les valeurs de référence. Avec le Théâtre en liberté, de Hugo, l'alexandrin remet son « bonnet rouge »; ainsi des deux derniers vers de Mangeront-ils ? : « Vous, vous allez régner à votre tour. Enfin, / Soit. Mais souvenez-vous que vous avez eu faim. » Le déclin du vers au théâtre s'accentue au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle : si les ouvres théâtrales de Villiers de l'Isle-Adam ou de Maeterlinck sont «poétiques», elles le doivent à la musicalité de leur prose. En 1897 va pourtant triompher au théâtre de la Porte-Saint-Martin une « comédie héroïque en cinq actes et en vers», Cyrano de Bergerac, d'Edmond Rostand (1888-1918), dont le personnage principal porte le nom d'un écrivain du temps de Louis XIII (découvert par Rostand grâce aux Grotesques, «médaillons littéraires» de Théophile GautieR), mais dont le climat s'inspire plutôt des romans de cape et d'épée d'Alexandre Dumas. Le public français de la fin du siècle a la fibre patriotique : il fait fête à ce héros qui se bat pourtant au nom d'une conception toute personnelle de l'honneur et qui meurt en emportant avec lui ce que nul ne saurait lui dérober : son « panache ». Le vers de Cyrano est un instrument de virtuosité (la grande tirade du nez, par exemplE) aussi bien que de tendresse (les duos avec RoxanE). Sans lui, l'ouvre ne serait que l'ombre d'elle-même, comme l'ont heureusement compris ses meilleurs adaptateurs au cinéma. Avec Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand avait réussi un coup de maître; L'Aiglon, au contraire, créé en 1900 avec Sarah Bernhardt dans le rôle du fils de Napoléon Ier, ne touche plus guère notre sensibilité. Les premiers drames de Claudel Si Edmond Rostand écrit de beaux vers, Paul Claudel (1868-1955), lui, est un grand poète. II se soumet à l'alexandrin rimé dans Vers d'exil (1895-1899), mais recourt d'emblée, au théâtre, à ces sortes de versets (longs vers libres, rythmés mais non rimeS) qu'on retrouvera plus tard dans ses Cinq grandes odes. Au demeurant, la poésie est chez lui inséparable du drame. Jacques Madaule cite à son propos le mot de Goethe: «Au commencement était l'action», et commente : « A l'origine, il y a donc une attente, une espèce d'attention à ce qui va se produire, à ce qui ne peut pas manquer de se produire. Le drame répond à cette attente et, dans une mesure, il la comble. » Claudel s'est converti au catholicisme à 18 ans, le jour de Noël de l'année 1886, en entendant le Magnificat. Quelques mois auparavant, il avait découvert les Illuminations et Une saison en enfer, de Rimbaud. Le choc causé par cette lecture survivra à celui de la conversion; d'une certaine façon, les deux sont inséparables. Encore faut-il, pour comprendre l'esthétique claudélienne, apprécier l'influence qu'ont eue sur lui le mouvement symboliste en général, la musique de Wagner et le théâtre d'Eschyle (dont il traduit YAgamemnon en 1896), puis son séjour en Chine (vice-consul à New York en 1893, il part pour Shanghai en 1895, et est nommé en 1898 consul à Fou-tcheoU). Lorsqu'il quitte la France pour les États-Unis, il a déjà écrit trois pièces. Tête d'or (1890), qui illustre la soif de conquête de l'homme, La Jeune fille Violaine (1892) et La Ville (1893). qu'il présente comme une réécriture de l'histoire de Sodome et Gomorrhe : « L'Euphrate c'était pour moi la Seine, et la ville écrasée représentait pour moi un ennemi dont je voulais me délivrer. » Ce ne sont là que de premières versions : souvent, Claudel reprendra ses pièces, parfois pour des raisons scéniques, parfois pour en modifier le sens. Suivent L'Échange (1894) et Le Repos du septième jour (1896). L'Échange sera représenté pour la première fois en 1914 au théâtre du Vieux-Colombier et Claudel réglera lui-même les détails de la mise en scène. C'est deux ans auparavant qu'il avait levé, en faveur du théâtre de Lugné-Poe et à l'occasion de la première de L'Annonce faite à Marie, l'interdit formulé en ces termes en 1909 : «Croyez-vous que le public puisse considérer mes drames autrement que comme des extravagances parfaitement ennuyeuses?» On lira ici, non une protestation inspirée par la modestie, mais plutôt l'intuition hautaine que l'écrivain se heurte toujours à l'incompréhension de la foule. Claudel avait besoin d'échapper à l'influence du symbolisme pour devenir pleinement dramaturge. |
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