Essais littéraire |
Les dernières années du règne de Louis XIV sont marquées par un retour en force de l'ancienne méfiance du pouvoir à l'égard du théâtre, de ses auteurs et de ses acteurs. Les mesures de contrôle se multiplient : dispersion des comédiens italiens du théâtre de Bourgogne et interdiction des dialogues et des monologues pour les acteurs des théâtres de la foire ( 1697), établissement d'un « droit des pauvres » sur les représentations (1699), censure sur les spectacles (1706) et sur les publications (1709). La stricte application des privilèges dont jouissent les deux théâtres les plus prestigieux de la capitale (l'Opéra et la Comédie-FrançaisE) réduit considérablement le nombre des représentations et les possibilités mêmes d'innovation. La hiérarchie des lieux de représentation demeure étroitement liée à la hiérarchie des genres : l'Opéra pour les spectacles chantés et les ballets, la Comédie-Française pour la tragédie et la « haute comédie », le théâtre des Italiens de l'Hôtel de Bourgogne pour la commedia del'arte et, de plus en plus, pour des pièces susceptibles de rivaliser avec les programmations de la Comédie-Française (l'Hôtel de Bourgogne, fermé en 1697, est à nouveau ouvert de la Régence à 1762, date à laquelle les comédiens italiens rejoignent l'Opéra-ComiquE). Les théâtres de la foire enfin, qui drainent le grand public des foires parisiennes avant de donner naissance à l'Opéra-Comique - théâtre ouvert à un public plus ample et plus diversifié -, se consacrent aux spectacles chantés, souvent satiriques ou parodiques, et aux fantaisies les plus variées. Dans le premier versant du siècle, l'espace scénique, la mise en scène, le jeu des acteurs et les exigences du public demeurent profondément marqués par la tradition : salle éclairée, public présent - jusqu'à 1759 - sur la scène elle-même, mise en scène statique et déclamation chantante, réactions bruyantes du parterre où les spectateurs sont debout, rapport ambivalent de mépris et d'idolâtrie à l'égard des acteurs, absence de considération pour les auteurs. La Comédie-Française, constituée en 1680, maintient les traditions de la tragédie dans la lignée de Corneille et de Racine. En matière de comédie, elle est évidemment la gardienne de l'héritage de Molière. En fait, tout au long du XVIIe siècle, Corneille, Racine et Molière sont fréquemment réédités, lus et joués. Et l'impact durable de ces grands modèles contribue à limiter les possibilités d'innovation. La trilogie du théâtre de l'âge classique demeure jusqu'à Beaumarchais une référence indépassable des dramaturges. La tragédie Des tentatives de renouvellement sont effectives dès le début du siècle : la recherche, influencée par l'opéra, du spectaculaire et du pathétique chez Crébillon père (1674-1762), la volonté, toute romanesque, d'émotion chez Houdar de La Motte (1672-1731) - qui propose de plus l'abandon de la versification -, attestent une aspiration indéniable à se libérer des codes de la tragédie classique. L'atrocité d'Atrée et Thyeste (1707) de Crébillon et le pathétique d'Inès de Castro (1723) de Houdar de La Motte révèlent cette volonté novatrice. Mais c'est sans doute Voltaire qui tente les redéfinitions les plus hardies du genre en proposant un renouvellement des sujets. La dénonciation du fanatisme religieux et le recours à l'histoire nationale constituent les thèmes les plus récurrents de la tragédie voltairienne (Voltaire est considéré de son temps d'abord comme poète tragiquE). Alzire (1736) et Mahomet (1741) mettent en scène les tensions et les malheurs qu'entraînent inexorablement les conflits religieux et l'intolérance. Avec Voltaire la tragédie relève alors largement du combat philosophique. Et au cours du siècle nombreux sont les auteurs de tragédies qui, de Le Blanc de Guillet (Les Druides, 1772) à Marie-Joseph Chénier (Jean Calas, 1791) s'engagent dans cette voie ouverte par Voltaire. À la suite du succès d'Adélaïde du Guesclin de Voltaire (1734), le recours à l'histoire nationale et à ses épisodes glorieux ou tragiques est de plus en plus fréquent. Ce choix de la « tragédie nationale » permettra tout aussi bien l'exaltation de la nation et de la monarchie à la suite de la guerre de Sept Ans (De Belloy, Le Siège de Calais, 1765) que la dénonciation des tyrans durant la Révolution (Marie-Joseph Chénier, Charles IX, 1789). Cependant, le renouvellement de la représentation tragique a des sources diverses. L'influence de Shakespeare, si affaiblie et indirecte soit-elle, intervient sans nul doute : un Shakespeare plus adapté que traduit (traductions de La Place en 1745-1748 et de Le Tourneur en 1776-1782), et fortement édulcoré (privé de son alliance du tragique et du grotesquE) dans ses mises en scène (Hamlet, 1769; Othello, 1792). L'ouvre tragique de Voltaire atteste elle-même cette influence de Shakespeare : ainsi dans Zaïre (1732), Voltaire fait du sultan Orosmane un nouvel Othello inexorablement conduit au crime et au suicide. Même si, au demeurant, dans ses Lettres philosophiques (1734) Voltaire manifeste des réticences toute classiques à l'égard du génie de Shakespeare : Il créa le théâtre ; il avait un génie plein de force et de fécondité, de naturel et de sublime, sans la moindre étincelle de bon goût et sans la moindre connaissance des règles [...] 11 y a de si belles scènes, des morceaux si grands et si terribles répandus dans ses farces monstrueuses qu'on appelle tragédies, que ces pièces ont toujours été jouées avec un grand succès. Voltaire, Lettres philosophiques, lettre XVIII, 1734. Dans ses Entretiens sur le Fils naturel (1757), Diderot évoque les tragédies de Shakespeare comme une expérience théâtrale unique, source indéniable du genre nouveau du drame. Mais si importante soit-elle, l'ouvre de Shakespeare ne constitue pas encore, comme plus tard pour Stendhal et les romantiques, une alternative au modèle racinien. Dans l'évolution de la représentation tragique, les modifications qu'introduisent certains acteurs à leur diction, à leur jeu et à leur costume sont sans doute plus importantes que l'impact de l'ouvre de Shakespeare. Par ailleurs, la recherche d'une diction plus naturelle et d'une vraisemblance historique dans le costume chez de grands acteurs comme Lekain et surtout Talma, converge avec des exigences esthétiques inédites quant au décor. C'est précisément l'ensemble de ces innovations pratiques que Diderot salue dans ses Entretiens sur le Fils naturel : Dorval. - [..,] La décoration était sauvage, la pièce marchait sans appareil. Des habits vrais, des discours vrais, une intrigue simple et naturelle. Notre goût serait bien dégradé, si ce spectacle ne nous affectait pas davantage que celui d'un homme richement vêtu, apprêté dans sa parure. Moi. - Comme s'il sortait de sa toilette. Dorval. - Se promenant à pas comptés sur la scène, et battant nos oreilles de ce qu'Horace appelle [...] «des sentences, des bouteilles soufflées, des mots longs d'un pied et demi ». Diderot, Entretiens sur le Fils naturel, 1757. Le jeu des acteurs - diction, mimique, gestuelle - est désormais l'objet d'une réflexion approfondie, théorique et critique, mais indissociable de la perspective de réalisations concrètes. Le Paradoxe sur le comédien de Diderot (1773) atteste cette dimension nouvelle prise par l'art de l'acteur, conçu désormais comme recherche consciente et patients d'effets (il est en l'occurrence ici question de Mlle Clairon, la célèbre actricE) : [...] la lutte passée, lorsque fia Claironl s'est une fois élevée à la hauteur de son fantôme, elle se possède, elle se répète sans émotion. Comme il nous arrive quelquefois dans le rêve, sa tête touche aux nues, ses mains vont chercher les deux confins de l'horizon ; elle est l'âme d'un grand mannequin qui l'enveloppe ; ses essais l'ont fixé sur elle. Nonchalamment étendue sur une chaise longue, les bras croisés, les yeux fermés, immobile, elle peut, en suivant son rêve de mémoire, s'entendre, se voir, se juger et juger les impressions qu'elle excitera. Dans ce moment, elle est double : la petite Clairon et la grande Agrippine. Diderot, Paradoxe sur le comédien, 1773. Nouvel objet de réflexion, le jeu de l'acteur est ainsi d'abord conçu comme un travail impliquant une constante lucidité. Dans le Paradoxe sur le comédien, la plupart des exemples de rôles sont tragiques : la réflexion inédite sur le jeu de l'acteur conserve la tragédie pour horizon. Malgré ses tentatives de renouvellement, le genre tragique est cependant voué à la sclérose et au déclin. Les grandes mutations idéologiques du siècle interviennent dans ce reflux : la foi dans le progrès, la confiance dans la raison et l'action de l'individu rendent difficilement pensable la notion de fatalité. La comédie Plus encore que la tragédie, la comédie est prisonnière de modèles qui freinent et semblent même hypothéquer son renouvellement. L'ombre de Molière s'étend en effet sur la fin du XVIIe siècle et sur l'ensemble du XVIIIe siècle, le poids d'un tel héritage peut être mesuré si l'on prend en considération les affirmations de Voltaire sur Molière dans le « Catalogue des auteurs du siècle de Louis XIV » : [...] le meilleur poète comique de toutes les nations. [...] il faut avouer que Molière a tiré la comédie du chaos. Molière a d'ailleurs une autre sorte de mérite, que ni Corneille, ni Racine, ni Boileau, ni La Fontaine n'avaient pas : il était philosophe, et il l'était dans la théorie et la pratique. Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, 1751. C'est à Molière que Jean-Jacques Rousseau s'en prend dans l'Emile et surtout dans la Lettre à d'Alembert sur les spectacles (1758) où il développe plus précisément le procès du Misanthrope. Au cour de la Révolution, Molière est encore objet de débat et de réécriture : Fabre d'Églantine ne publie-t-il pas en 1790 Le Philinte de Molière ? L'omniprésence, le siècle durant, de la référence à Molière constitue sans aucun doute un facteur de paralysie de la production comique. Dans l'ouvre de Regnard (1655-1709) les situations burlesques et les rôles sont souvent décalqués des comédies d'intrigue de Molière. Les pièces de Dancourt (1661-1725) et de Lesage (1668-1747) maintiennent dans l'ensemble la tradition de la comédie de mours de Molière. Dans cette production comique une tendance nouvelle semble toutefois se dessiner : l'accentuation de la satire sociale où se manifeste l'influence des Caractères de La Bruyère. Turcaret, comédie de Lesage ( 1709), qui met en scène le monde corrompu des financiers et des parvenus, est révélatrice de cette évolution du genre comique. Les modèles romanesques contemporains pèsent aussi largement sur la création théâtrale qui, en retour, influence sans nul doute le roman. Si l'on continue de se réclamer de l'esthétique classique qui place le théâtre au sommet de la production culturelle, le public apprécie avant tout le roman et le roman est le véhicule privilégié qui sert à tout dire. Il est difficile de penser le théâtre en dehors du roman auquel il emprunte volontiers les péripéties, les rebondissements, un rythme plus précipité, des formes nouvelles d'intrigue et peut-être même, dans certains cas, le souci de l'analyse intérieure. Le Glorieux de Destouches (1732) et Mélanide de Nivelle de La Chaussée (1741) attestent cette interdépendance des deux genres. Plus généralement, les tentatives de renouvellement de la tragédie, l'essor de la comédie larmoyante et moralisatrice (qui introduit au triomphe du dramE) et le théâtre de Marivaux ne peuvent être dissociés de l'impact croissant des modèles romanesques. De Marivaux aux commentaires de Voltaire sur Molière et à la « franche gaieté » préconisée par Beaumarchais, la réflexion sur la comédie ou le comique au xvnT siècle est morcelée et éparse. On admire Molière, on aime et on apprécie le poète comique italien Goldoni (1707-1793) sans développer une réflexion généralisante et abstraite visant à définir des modèles nouveaux. En fait, les foyers de renouvellement du comique se situent dans des pratiques théâtrales marginales ou dépréciées : le théâtre italien et le théâtre de la foire. 2. Le triomphe du théâtre de la foire et la naissance du vaudeville Dans les dernières années du règne de Louis XIV, la liberté de ton, la fantaisie et la satire, si limitées soient-elles par la censure, se sont réfugiées dans les théâtres des grandes foires parisiennes (foire Saint-Ge.nmajn, foire Saint-LaurenT). Avec la levée de ces interdictions naît le vaudeville, pièce constituée de couplets chantés et souvent parodie des genres sérieux (opéra, tragédie et « bonne comédie »). L'opéra comique qui se développe dans ce même contexte se présente comme une pièce où couplets et dialogues alternent dans la plus grande fantaisie de ton, de costume et de décor. Comme au théâtre italien, dont le théâtre de la foire reprend souvent les situations comiques et les personnages types (Pierrot, Sylvia, Arlequin, IsabellE), le mime, la danse et l'acrobatie introduisent le burlesque, le merveilleux et la fantaisie. De ce théâtre, le plus souvent joué sur un simple canevas, nous n'avons conservé que les pièces de Fuzelier, Piron et Lesage qui publie en 1722 un recueil du Théâtre de la foire ou l'Opéra comique contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent. Dans la préface de ce recueil, Lesage retrace l'histoire de ce théâtre de la foire et la genèse du genre nouveau du vaudeville : Le Théâtre de la foire (dont voici l'histoire en peu de motS) a commencé par des farces que les danseurs de corde mêlaient à leurs exercices. On joua ensuite des fragments de vieilles pièces italiennes. Les Comédiens français firent cesser ses représentations, qui attiraient beaucoup de monde, et obtinrent des arrêts qui faisaient défense aux acteurs forains de donner aucune comédie par dialogue ni par monologue. Les forains, ne pouvant plus parler, eurent recours aux écriteaux : c'est-à-dire, que chaque acteur avait son rôle écrit en gros caractères sur du carton qu'il présentait aux yeux des spectateurs. Ces inscriptions parurent d'abord en prose. Après cela on les mit en chansons que l'orchestre jouait, et que les assistants s'accoutumèrent à chanter. Mais, comme ces écriteaux embarrassaient sur la scène, les acteurs s'avisèrent de les faire descendre du ceintre [...] Les forains, voyant que le public goûtait ce spectacle en chansons, s'imaginèrent avec raison, que si les acteurs chantaient eux-mêmes les vaudevilles, ils plairaient encore davantage. Ils traitèrent avec l'Opéra, qui, en vertu de ses patentes, leur accorda la permission de chanter. On composa aussitôt des pièces purement en vaudevilles, et le spectacle alors prit le nom d'Opéra Comique. On mêla peu à peu de la prose avec les vers pour mieux lier les couplets, ou pour se dispenser d'en trop faire de communs : de sorte qu'insensiblement les pièces devinrent mixtes. Lesage, Théâtre de la Foire. Préface, 1722. La comédie légère, chantée ou non, qui connaîtra un grand essor au XIXe siècle, est issue de ce théâtre de la foire. II en est de même d'une autre forme, riche d'avenir dans les théâtres privés et les salons du XVIIIe siècle : la parade. À l'origine la parade est une brève farce jouée sur le balcon de la boutique de foire pour mieux attirer le public. Spectacle improvisé où gestuelle débridée et mimiques expressives se conjuguent à des répliques volontiers grossières, la parade inspira, à Beaumarchais notamment, des pièces brèves - les parades littéraires - destinées à un théâtre de société. Les Bottes de sept lieues, parade en un acte de Beaumarchais, s'ouvre précisément par une annonce de spectacle : Arlequin. - le titre z'est d'une singulière singularité, messieurs et dames, mais la chose l'est z'encore davantage. Aussi n'allez pas, suivant la mode, jugeant de l'homme par l'habit z'et de la pièce par l'étriquette du sac, prendre note parade pour quel-qu'à propos de bottes. C'est du tâtez-y, messieurs, c'est du tâtez-y. Ne vous amusez point plus longtemps avec ces dames ; prenez vos billets et entrez dedans. Beaumarchais, Les Bottes de sept lieues, 1760-1763. La simulation de l'oralité populaire et la constance des allusions grivoises caractérisent la parade littéraire, où réapparaissent souvent les personnages types de la commedia del'arte. Les parades littéraires ont permis à Beaumarchais de renouer, pour un public aristocratique, avec « l'ancienne et franche gaieté » qui, dans les années 1760, avait pratiquement disparu de la scène, le goût pour la comédie sérieuse ou larmoyante s'affir-mant. Les parades lui ont également permis d'expérimenter l'efficacité auprès du public de procédés dramatiques jusqu'alors relégués dans une production méprisée. C'est avec le vaudeville, l'opéra comique et la parade que s'esquissent, loin des scènes parisiennes prestigieuses, les voies d'un profond renouvellement du genre de la comédie au xvnr" siècle. 3. L'originalité de Marivaux L'originalité de l'ouvre de Marivaux (1688-1763) par rapport à la production comique de son temps n'a pas échappé à ses contemporains. D'Alembert souligne ainsi l'aversion de Marivaux pour la reproduction de modèles quels qu'ils soient, et des comédies de Molière plus particulièrement : J'aime mieux, disait Marivaux, être humblement assis sur le dernier banc dans la petite troupe des auteurs originaux, qu'orgueilleusement placé à la première ligne dans le nombreux bétail des singes littéraires. [...] Il avait le malheur de ne pas estimer beaucoup Molière, et le malheur plus grand de ne pas s'en cacher. Il ne craignait pas même, quand on le mettait à son aise sur cet article, d'avouer naïvement qu'il ne se croyait pas inférieur à ce grand peintre de la nature. D'Alembert, Éloge de Marivaux, 1785. C'est en effet en se soustrayant à l'immense influence de Molière que Marivaux est conduit à explorer des voies qui ne sont pas à proprement parler comiques mais intellectuelles : l'analyse de la genèse des sentiments où les sens jouent un rôle fondamental (ce thème est commun aux romans et aux comédies de Marivaux et est largement inspiré de la philosophie sensua-liste de LockE), l'exploitation des jeux complexes du langage, de leurs travestissements et transferts où se noue le devenir des consciences et des amours. [...] les pensées que [le style] exprime sont extrêmement fines et [...] elles n'ont pu se former que par une liaison d'idées singulières, lesquelles idées n'ont pu à leur tour être exprimées qu'en approchant des mots, des signes qu'on a rarement vus aller ensemble. Marivaux, Le Cabinet du philosophe, VI, 1731. La progression minutieuse des répliques, les moindres associations de mots expriment les nuances multiples et complexes d'un sentiment amoureux qui se dissimule, se nie puis se découvre brusquement, qui oscille de la réticence à l'hésitation, de la protestation à l'affirmation. C'est en choisissant le plus souvent comme sujet de ses pièces la naissance du sentiment amoureux que Marivaux se distingue nettement de Molière : le couple amoureux capte seul désormais l'attention du public et l'obstacle n'est plus tant un personnage hostile à vaincre (père tyrannique ou tuteur abusiF) qu'une résistance intérieure à surmonter. Si l'amour naît du premier regard échangé, l'amour propre et la raison lui résistent, le contraignant à se masquer et à se déplacer sur des objets qui ne trompent pas un public conduit à désirer de plus en plus intensément la sincérité de l'aveu et la transparence des cours. Le discours des personnages surpris par l'amour est dès lors dissimulation tout à la fois foncière et dérisoire, qui apitoie autant qu'elle provoque le sourire, qui condense indissociablement émotion et effet comique. Le dramaturge se doit d'abord de mettre en scène cette confusion : C'est comme si l'âme, dans l'impuissance d'exprimer une modification qui n'a point de nom, en fixait une de la même espèce que la sienne en vivacité, et l'exprimait de façon que l'image de cette moindre modification pût exciter dans les autres une idée plus ou moins fidèle de la véritable modification qu'elle ne peut produire. Marivaux, Pensées sur la clarté du discours, 1719. Les multiples subtilités d'un langage qui trahit le sentiment plus qu'il ne le reflète sont devenues la matière même du dramaturge et doivent fixer l'attention aussi fine que rapide du spectateur. L'exigence de clarté, chère à Molière, n'est plus à l'ordre du jour. La comédie ainsi conçue diffère foncièrement de la comédie de caractères telle que l'entendait Molière. Les personnages n'ont pas un vice qui les caractérise et provoque le rire des spectateurs. C'est plutôt le débat intérieur qu'ils peinent à trancher qui amuse les spectateurs. Les domestiques ne sont plus des auxiliaires zélés, engagés dans des intrigues complexes pour mieux déjouer les obstacles à l'amour de leurs maîtres. Ils sont plutôt des confidents lucides aidant à briser et dépasser, non sans tensions, les résistances psychologiques au triomphe de l'amour. LISETTE. - Oh ! je m'y perds. Madame ; je n'y comprends plus rien. La Marquise. - Ni moi non plus : je ne sais plus où j'en suis, je ne saurais me démêler, je me meurs ! Qu'est-ce donc que cet état-là ? LISETTE. - Mais c'est, je crois, ce maudit Chevalier qui est cause de tout cela ; et pour moi je crois que cet homme-là vous aime. La Marquise. - Eh ! non, Lisette ; on voit bien que tu le trompes. Lisette. - Voulez-vous m'en croire, Madame ? ne le revoyez plus. La Marquise. - Eh ! laisse-moi, Lisette, tu me persécutes aussi ! Ne me laissera-t-on jamais en repos ? En vérité, la situation où je me trouve est bien triste ! Lisette. - Votre situation, je la regarde, comme une énigme. Marivaux, La Seconde Surprise de l'amour, acte III, scène XII. Poussée dans ses derniers retranchements, la marquise avouera finalement son amour. « Finalement » : en effet, dans les comédies de Marivaux, la reconnaissance de l'amour et de son pouvoir constitue une fin et l'action n'est guère que l'enchaînement gradué des sentiments et des comportements y conduisant. L'analyse des sentiments dans leur mobilité, objet par excellence de la pratique romanesque, est ainsi devenue matière à mise en scène théâtrale. Mais, tout comme dans son roman Le Paysan parvenu, Marivaux a su aussi analyser le jeu des ambitions et des hiérarchies sociales. Si La Surprise de l'amour (1722), Le Jeu de l'amour et du hasard (1730) et Les Fausses Confidences (1737) restituent d'abord la genèse de l'amour. Le Legs et La Fausse Suivante (1724) soulignent aussi les contraintes inhérentes à une société dominée par l'argent. De plus dans L'île des esclaves (1725) et L'Ile de la Raison (1727) Marivaux envisage une inversion temporaire des hiérarchies sociales qui révèle les talents naturels des personnages. Ces comédies psychologiques et philosophiques de Marivaux doivent beaucoup aux procédés comiques traditionnels du théâtre italien. Sur les trente-sept pièces écrites par Marivaux, dix l'ont été pour la Comédie-Française et vingt pour le Théâtre-Italien de l'Hôtel de Bourgogne, où Marivaux fut le mieux accueilli. Son théâtre reprend avec constance deux personnages types de la comédie italienne : Arlequin et Sylvia. II adopte également, mais à des fins qui lui sont propres lazzis (les plaisanteries bouffonnes lancées par les acteurS), masques et travestissements. Rencontre du théâtre italien, contexte philosophique marqué par les recherches sensualistes et expérience de l'écriture romanesque ont ainsi contribué au difficile renouvellement de la comédie dominée par l'ombre portée de Molière. 4. L'invention du drame Dans la seconde moitié du siècle, un genre nouveau, à mi-chemin de la tragédie et de la comédie, s'impose : le drame. La recherche d'un genre intermédiaire n'est nullement nouvelle : les comédies sérieuses dites « larmoyantes » de Nivelle de la Chaussée ( 1692-1754), certaines pièces de Voltaire telle Nanine ( 1749) attestent les interférences des deux grands genres classiques traditionnellement opposés. Avec Diderot cette recherche d'un genre mixte acquiert toutefois une dimension inédite. Sa production (Le Fils naturel, 1757 ; Le Père de famille, 1758) est en effet indissociable d'une réflexion théorique, de véritables manifestes se proposant de définir les caractéristiques du genre nouveau susceptible de bouleverser la classification de l'âge classique : Le Fils naturel est précédé d'Entretiens sur le Fils naturel et Le Père de famille du Discours sur la poésie dramatique. Dans un premier temps, Diderot introduit entre la comédie et la tragédie deux genres nouveaux : la « tragédie domestique et bourgeoise » et la « comédie sérieuse ». Voici donc le système dramatique dans toute son étendue. La comédie gaie qui a pour objet le ridicule et le vice. La comédie sérieuse qui a pour objet la vertu et les devoirs de l'homme. La tragédie qui aurait pour objet nos malheurs domestiques. La tragédie qui a pour objet les catastrophes publiques et les malheurs des grands. Diderot. Discours sur la poésie dramatique, 1758. En 1767, dans son Essai sur le genre dramatique sérieux, Diderot réunit sous la dénomination de « drame », la « tragédie domestique et bourgeoise » et la « comédie sérieuse ». Cette recherche d'un genre nouveau est d'abord marquée par le souci de réalisme. Dès ses Entretiens sur le Fils naturel (1757), Diderot affirme ses préférences pour des personnages et des situations relevant de la réalité contemporaine et par là même plus proches des spectateurs : Un renversement de fortune, la crainte de l'ignominie, les suites de la misère, une passion qui conduit l'homme à sa ruine, de sa ruine au désespoir, du désespoir à une mort violente, ne sont pas des événements rares ; et vous croyez qu'ils ne vous affecteraient pas autant que la mort fabuleuse d'un tyran, ou le sacrifice d'un enfant aux autels des dieux d'Athènes ou de Rome ? Diderot. Entretiens sur le Fils naturel. Troisième entretien, 1757. Le drame met généralement en scène la perturbation qu'introduit dans la vie quotidienne d'une famille bourgeoise un événement susceptible de conduire les protagonistes à révéler leur vertu et leur mérite. Les conditions sociales et les relations familiales prennent dès lors la place des « caractères » de l'âge classique. Titres et sous-titres des drames composés à cette époque sont d'ailleurs révélateurs de cette double orientation sociale et familiale : Le Fabricant de Londres de Falbaire ( 1771 ), Le Négociant de Lyon (sous-titre du drame de Beaumarchais, Les Deux Amis, 1770), La Mère coupable de Beaumarchais (1792), Le Fils naturel et Le Père de famille de Diderot. Le drame développe généralement un discours philosophique et moral. La dénonciation de l'intolérance, des préjugés et de l'arbitraire y est fréquente. L'apologie des vertus bourgeoises, de l'honnêteté, du travail et du mérite y est une constante. Dans Le Philosophe sans le savoir de Sedaine (1765), le négociant Van-derk, qui cache sa noblesse pour exercer son commerce, voit la vie de son fils officier menacée par un duel que lui impose un noble qui a insulté son origine roturière (le jeune officier n'a pas connaissance de la noblesse de son pèrE). Face à cette épreuve le père malheureux proclame l'éminente dignité de sa condition de négociant et développe l'éloge du commerce, tout en condamnant les « préjugés » : M. Vanderkfils : Cela n'empêche pas que le commerce ne soit vu comme un état... M. Vanderk père : Quel état, mon fils, que celui d'un homme qui, d'un trait de plume, se fait obéir d'un bout de l'univers à l'autre ! Son nom, son seing n'a pas besoin, comme la monnaie d'un souverain, que la valeur du métal serve de caution à l'empreinte, sa personne a tout fait ; il a signé, cela suffit. M. Vanderk fils : J'en conviens, mais... M. Vanderk père : Ce n'est pas un peuple, ce n'est pas une seule nation qu'il sert ; il les sert toutes, et en est servi ; c'est l'homme de l'univers. M. Vanderk fils : Cela peut être vrai ; mais enfin en lui-même qu'a-t-il de respectable ? M. Vanderk père : De respectable ! Ce qui légitime dans un gentilhomme les droits de la naissance, ce qui fait la base de ses titres : la droiture, l'honneur, la probité. M. Vanderk fils : Votre seule conduite, mon père... M. Vanderk père : Quelques particuliers audacieux font armer les rois, la guerre s'allume, tout s'embrase, l'Europe est divisée ; mais ce négociant anglais, hollandais, russe ou chinois, n'en est pas moins l'ami de mon cour : nous sommes, sur la surface de la terre, autant de fils de soie qui lient ensemble les nations, et les ramènent à la paix par la nécessité du commerce ; voilà, mon fils, ce que c'est qu'un honnête négociant. Sedaine. Le Philosophe sans le savoir, acte 11. scène iv, 1765. Le drame, comme la tragédie voltairienne, se met ainsi au service du combat philosophique. Mais plus encore que la tragédie, le drame se veut une école de vertu, surtout s'il vise, comme Diderot le souhaite, le public le plus vaste. Par sa dimension éthique et didactique, le drame prétend dissiper les méfiances traditionnelles à l'égard du théâtre et qu'ont sans nul doute renforcées les critiques formulées par Jean-Jacques Rousseau dans sa Lettre à d'Alembert sur les spectacles (1758) : la tragédie avivant les passions et la comédie ridiculisant les vertus. Cependant le drame introduit aussi de notables changements d'ordre dramaturgique qui concernent la conception même de la représentation. Le choix et la disposition des objets dans l'espace sont désormais en étroit rapport avec le jeu des acteurs, leur mouvement et leur gestuelle, leur discours et leurs mimiques. Même si la traditionnelle unité de lieu est encore globalement respectée, des ouvertures ou des cloisonnements suggèrent une pluralité d'espaces et par là même la pluralité des sphères sociales. L'organisation de l'espace scénique vise ainsi, comme jamais il ne l'a fait auparavant, un effet de réel. La multiplication d'indications scéniques très précises atteste ce regard nouveau sur la mise en scène. Selon Diderot, le dramaturge doit de plus viser la réalisation de « tableaux », scènes susceptibles, tout comme l'image peinte, de toucher profondément la sensibilité du public, d'emporter son adhésion et son intérêt, en éveillant sa nature véritable : Dorval s'arrêta ici un moment ; ensuite, il dit : « J'aimerais bien mieux des tableaux sur la scène où il y en a si peu et où ils produiraient un effet si agréable et si sûr, que ces coups de théâtre qu'on amène d'une manière si forcée, et qui sont fondés sur tant de suppositions singulières, que, pour une de ces combinaisons d'événements qui soit heureuse et naturelle, il y en a mille qui doivent déplaire à un homme de goût. Moi. - Mais quelle différence mettez-vous entre un coup de théâtre et un tableau ? Dorval. - J'aurais bien plus tôt fait de vous en donner des exemples que des définitions. Le second acte de la pièce s'ouvre par un tableau, et finit par un coup de théâtre. Moi. - J'entends. Un incident imprévu qui se passe en action, et qui change subitement l'état des personnages est un coup de théâtre. Une disposition de ces personnages sur la scène, si naturelie et si vraie, que, rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile, est un tableau. » Diderot, Entretiens sur le Fils naturel, 1757. Dans le Salon de 1765 de Diderot les commentaires des deux esquisses du peintre Greuze, Le Fils ingrat et Le Mauvais Fils puni pourraient constituer le compte rendu d'un drame ponctué de tableaux. Esthétique dramatique et esthétique picturale dès lors interfèrent et tendent même à se confondre. Par leur ton pathétique et moralisateur, par leur souci didactique constant, la plupart des drames du xvnT siècle aujourd'hui ennuient. Les drames de Sedaine (Le Philosophe sans le savoir, 1765), de Rétif (Sa Mère l'allaita, 1784-1790), de Mercier (Le Déserteur, 1771, La Brouette du vinaigrier, 1776) sont aujourd'hui bien oubliés. Cependant cette production propose des innovations dramaturgiques dont les répercussions sur l'évolution du théâtre dans son ensemble ont été profondes et durables. Dès la fin du siècle le drame est joué dans la plupart des théâtres parisiens et de province. Il influence considérablement le théâtre des années révolutionnaires. Enfin à l'Opéra-Comique, le drame rencontre la musique : c'est la naissance du mélodrame riche d'avenir au siècle suivant. De plus l'émergence du drame s'accompagne particulièrement chez Diderot et, à moindres égards, chez Beaumarchais, d'une réflexion théorique sur le théâtre, la mise en scène et le jeu de l'acteur, qui n'a rien perdu de son actualité. |
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