Essais littéraire |
Si T. Gautier fut le précurseur du mouvement du Parnasse, le vrai chef de file en fut incontestablement Leconte de Lisle. Rien au départ ne prédestinait cet homme à une démarche poétique dont on peut dire qu'elle est la réplique contradictoire de celle de Lamartine : faire remonter la poésie sur les cimes du Parnasse d'où l'avait chassée l'auteur des Méditations. Sa jeunesse, bercée d'abord dans l'exotisme luxuriant de la Réunion, son île natale, puis mûrie dans l'enthousiasme des grandes thèses humanitaires d'un Lamennais ou d'un Fourier, le prédisposait plutôt à être un poète exalté et généreux. Mais comme chez nombre de ses prédécesseurs et de ses contemporains l'orientation essentielle de sa poésie va venir des déceptions et des désillusions qui suivent le premier contact avec les réalités de la vie et de l'histoire : l'échec de la révolution de 1848 et l'avènement du Second Empire vont briser chez lui tous les élans du cour et de l'esprit. Dans l'échec et l'adversité Hugo avait trouvé un second souffle et avait continué à faire de sa poésie le moyen d'une lutte et d'une vengeance ; Leconte de Lisle, lui, va désormais faire de son art un abri contre les agressions de la réalité. Puisque celle-ci ne lui apporte que découragement et écourement, il va se tourner vers la contemplation sereine des formes divines ». Cette « contemplation » suppose d'abord dans son esprit un renoncement presque total à cette introspection de l'intimité si chère aux romantiques. Et pourtant l'homme Leconte de Lisle n'était ni un froid ni un impassible. La discrétion voulue dans toutes ses ouvres cachera mal la profondeur de certains de ses sentiments ou de certaines de ses convictions : nostalgie du pays natal, rancours de l'amant parfois trahi, désenchantement du citoyen, pessimisme du philosophe, inquiétude métaphysique du penseur. Mais ses propos théoriques sont clairs et durs à l'égard de ses prédécesseurs : « Le thème personnel et ses variations trop répétées ont épuisé l'attention (...). Il y a dans l'aveu public des angoisses du cour et de ses voluptés non moins amères une vanité et une profanation gratuites. » Où donc le poète qui refuse à sa parole le récit des sentiments de son moi trouvera-t-il son inspiration? Dans Fimpersonnalité de grands sujets et de thèmes éternels, répond Leconte de Lisle. Les titres de ses deux principaux recueils poétiques, les Poèmes antiques (écrits de 1852 à 1874) et les Poèmes barbares (écrits de 1862 à 1878) montrent la- voie de cette impersonnalité recherchée : celle d'un double « dépaysement » historique et culturel. Dans les Poèmes antiques c'est l'histoire, la philosophie et les civilisations perdues de l'Inde et de la Grèce qu'il tente de restituer ; dans les Poèmes barbares c'est un faisceau plus vaste encore de mondes et de civilisations disparus qu'il tente d'évoquer : l'Inde et la Grèce toujours, mais aussi la Perse, l'Espagne et l'Italie médiévales, les pays nordiques et Scandinaves, et des contrées lointaines et exotiques qui ne sont pas sans rappeler les paysages de sa Réunion natale. Dans tous les cas le but qu'il se donne est de faire surgir, à travers les évocations d'une culture ou d'un passé plus ou moins lointains, la Beauté, absolue et transcendante, dans la perfection et l'évidence d'une forme idéale. Ce culte de la Beauté fait songer bien sûr à Gautier. Mais il y a chez Leconte de Lisle plus de rigueur et plus de minutie encore. Le chemin du Beau est chez lui plus nettement tracé, et le 6ouci qu'il a de Fimpersonnalité thématique se douille d'une préoccupation constante de 1' « objectivité » de l'information et de la formulation poétiques. Influencé parles premières théories positivistes, qui marquent à la même époque les tentatives romanesques d'un Flaubert par exemple, Leconte de Lisle prétend ainsi réconciber les libertés et les hasards de la poésie avec la rigueur scientifique : « L'Art et la Science, écrit-il, longtemps séparés par suite des efforts divergents de l'intelligence, doivent tendre â s'unir étroitement, si ce n'est à se confondre. » Cet ambitieux projet lui impose en pratique deux devoirs. Tout d'abord une étude la plus « exacte » possible des sujets dont parle sa poésie : ainsi fait-il précéder son écriture des Poèmes antiques ou Barbares de minutieuses recherches de documentations archéologiques, historiques et culturelles. Mais par ailleurs il ne se veut pas moins rigoureux dans l'écriture même de ses textes : refusant toutes les facilités du romantisme, il s'impose de véritables contraintes pour son exécution formelle : restauration de l'alexandrin, sagesse des coupes, épuration du vocabulaire, maîtrise de l'éloquence, etc. On peut bien sûr discuter du résultat. Cette mystique de la Beauté et ce fanatisme de la Forme ne vont pas sans toutes les lourdeurs de l'érudition et toutes les médiocrités de la convention. A lire tel ou tel poème qui retrace avec sagesse et précautions une page des siècles passés, on regrette la hardiesse et la profondeur du génie visionnaire du Hugo de La Légende. Leconte de Lisle, c'est sûr, manque d'élan et de fougue ; il ne sait pas peindre le mouvement et le devenir. Mais il a les quabtés de ses défauts. Doué d'un excellent coup d'oeil, précis dans ses gestes de technicien du langage, il excelle dans l'évocation de toutes choses lentes ou immobiles : la statue de Niobé ou le buste de la Vénus de Milo : Du bonheur impassible ô symbole adorable Calme comme la Mer en sa sérénité. Nul sanglot n'a brisé ton sein inaltérable. Jamais les pleurs humaine n'ont terni ta beauté, l'instant écrasant et somptueux d'un Midi d'été : Midi, Roi des étés, épandu sur la plaine. Tombe en nappes d'argent des hauteurs du ciel bleu. Tout se tait. L'air flamboie et brûle sans haleine ; La Terre est assoupie en sa robe de feu, ou encore les attitudes éternelles de la faune sauvage : ondulations inquiétantes de La Panthère noire aux aguets, marche lourde des Eléphants, lassitude rêveuse d'un jaguar, impressionnant et aérien Sommeil du Condor : Dans un cri rauque, il monte où n'atteint pas le vent, Et loin du globe noir, loin de l'astre vivant, Il dort, dans l'air glacé, les ailes toutes grandes. Ce sont ces doubles dons de doctrinaire sévère mais sincère, et d'artiste intransigeant mais doué qui ont fait de lui le chef de tout un groupe de jeunes poètes qui viendront chez lui, dans son salon, comme jadis on allait au Cénacle, chercher conseils et encouragements. |
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