Essais littéraire |
À tout prendre, l'année 2006 est l'année de la francophonie. C'est l'année au cours de laquelle on a célébré avec faste (en France, au Canada, à Bruxelles et en AfriquE) le centième anniversaire de la naissance de Léopold Sédar Senghor; c'est aussi l'année où la romancière algérienne Assia Djebar a été élue à l'Académie française, devenant ainsi, après le poète sénégalais, le deuxième écrivain africain à siéger sous la Coupole; enfin, 2006 est l'année où, pour la première fois, des écrivains francophones (non hexagonauX) ont été les lauréats de presque tous les prix de la rentrée littéraire.1 La grande surprise est venue de l'Américain Jonathan Littell. Féru de culture française, cet admirateur de Flaubert et de Thibaudet est l'auteur d'une fresque romanesque, Les Bienveillantes***, mêlant, à l'instar de Vie et Destin, de Vassili Grossman, documents et méditations sur le mal dans une langue somme toute classique. «Frères humains, laissez-moi vous dire comme ça s'est passé. >> C'est ainsi que s'ouvre cette confession sans remords d'un tortionnaire nazi, qui nous entraîne page après page au cour de l'enfer. Prix de l'Académie française et prix Goncourt 2006, ce livre de neuf cents pages fait écho au roman de Nancy Huston Lignes de faillesT, dans lequel elle mêle l'histoire d'une famille américaine à l'Histoire, avec en arrière-plan la question du nazisme et de l'Holocauste vue du côté de l'Amérique. Canadienne anglophone, cette ancienne étudiante de Roland Barthes, devenue francophone, est, tout comme son compagnon Tzevtan Todorov, une figure importante de la culture française. Le prix Femina qu'elle vient d'obtenir pour Lignes de Failles - elle avait déjà remporté le Goncourt des lycéens avec Instruments des ténèbres - montre bien qu'elle fait désormais partie de la vie littéraire de ce pays. Cette célébration de la romancière canadienne peut nous servir de prétexte pour évoquer le remarquable dynamisme de la littérature francophone en Haïti, cette part maudite de l'Amérique. Ce pays, où pour la première fois la négritude se mit debout, selon l'expression d'Aimé Césaire, est le lieu d'une francophonie féconde. On ne s'attardera pas ici sur les figures tutélaires de cette littérature: Jacques Roumain, auteur du mémorable Gouverneur de la Rosée, Jacques Stephen Alexis, le théoricien (à côté du Cubain Alejo CarpentieR) du réalisme magique, Marie Chauvet, auteure de l'inoubliable trilogie Amour, Colère et Folie, René Depestre, auteur de savoureux récits dans lesquels affleure un erotisme teinté d'exotisme, notamment dans Hadriana dans tous mes rêves'"* (prix RenaudoT); mais on sera particulièrement sensible à la prose élégante d'Emile Ollivier, décédé en 2002, laissant à ses compatriotes une ouvre teintée de mélancolie, à Danny Laferrière, dont l'ouvre est traversée par le désir, la sensualité comme moteurs de l'histoire, à Louis-Philippe Dalembert, obsédé par l'enfance, à Lyonel Trouillot, le peintre de la déconfiture haïtienne dans Thérèse en mille morceaux'*" et BicentenaireT ; ou encore à Gary Victor, la révélation littéraire en Haïti au cours de cette dernière décennie, avec La Piste des sortilègesT*, sorte d'épopée se déroulant en une nuit. On ne manquera pas de signaler ici la présence prépondérante des voix féminines, celle de Kettly Mars, lauréate cette année du prix Senghor de la création littéraire, avec L'Heure hybride*T, celles d'Evelyne Trouillot, de Marie-Célie Agnant, qui reviennent à la plantation comme lieu de mémoire de l'esclavage. Mais la figure essentielle de la littérature haïtienne contemporaine est sans aucun doute Frankétienne, qui fait exploser les genres littéraires, comme on peut le constater dans L'Oiseau schizophoneT, texte touffu, mêlant poésie, arts graphiques et prose ; ou encore dans son récent Ultravocal*", publié aux éditions Hoëbeke, qui élève la rumeur à la dignité d'un genre littéraire. Cet écrivain haïtien «hénaurme» a son alter ego en Martinique, en la personne d'Edouard Glissant. À l'inverse de Frankétienne, qui ne pratique que le roman et le théâtre, Edouard Glissant, lui, est l'auteur d'une ouvre en quatre volets : roman, poésie, théâtre et théorie poétique. Même s'il a obtenu en 1958 le prix Renaudot pour La Lézarde (roman lyrique dont l'intention poétique prime sur l'intrigue et les dialogueS), même s'il a donné à lire, avec Le Quatrième Siècle, l'épopée des Antilles, dans lequel le quimboiseur Papa Longoué confie à Mathieu Béluse la légende de ses ancêtres, Edouard Glissant est d'abord un poète, et surtout un théoricien de l'antillanité et de la Relation, dont les essais ont servi de vitique littéraire à Raphaël Confiant et à Patrick Chamoiseau. Et ce sont véritablement ces deux écrivains qui ont mis à l'honneur le roman antillais francophone. Avec Texaco"" (prix GoncourT), fresque de l'histoire antillaise, vue d'en bas par sa protagoniste Marie-Sophie Laborieux, Patrick Chamoiseau a écrit «le» roman des Antilles, unanimement salué par la critique. Ses deux romans suivants, L'Esclave vieil homme et le Molossem: ainsi que Biblique des derniers gestesT, condensent les obsessions de l'auteur (quête de mémoire, réhabilitation de la petite histoire, éloge de la liberté, etc.) L'un, dans une langue métaphorique, l'autre dans un remarquable monologue du narrateur homodiégétique. Quant à son compère Raphaël Confiant, il est un auteur prolifique, dont les récits truffés de créolismes mettent généralement la littérature en abyme. Dans ses nombreux romans, l'auteur de Ravines du devant-jourm< met en scène le personnage de l'écrivain, avec une préférence gourmande et insidieuse pour Aimé Césaire, le père fondateur. Dans cette théâtralisation du poète, deux tendances se dégagent: les fils rebelles et les fils légitimes, même si la réalité est plus complexe que les discours. Mais pour faire vite, on retrouverait Raphaël Confiant du côté des hérétiques. Son roman Le Nègre et l'Amiral"' revisite la célèbre rencontre entre Aimé Césaire et André Breton à Fort-de-France, en faisant toutefois du poète antillais le double absent de cette entrevue, puisque le lecteur assiste dans le roman à un savoureux dialogue entre Breton et Lévi-Strauss sur Césaire. Ce qui est, pour Raphaël Confiant, une manière habile d'instruire à la fois le procès de Césaire et le paternalisme de la métropole. Quant aux légitimistes, ils seraient représentés par deux écrivains guadeloupéens : Daniel Maximin et Simone Schwartz-Bart. Le premier se réclame de l'héritage de la revue Tropiques, fondée par Aimé et Suzanne Césaire en 1941. Sa trilogie romanesque, L'Isolé Soleil"", Soufrières'"7 et L'île et une nuit"*, est une relecture de l'histoire culturelle, anthropologique et écologique de la Guadeloupe; c'est également une méditation sur l'exil, sur la relation entre Poésie et Histoire, dans une démarche intertextuelle où Césaire/Damas cohabitent avec Rimbaud/Desnos, etc. La seconde est la fille modèle, du moins si l'on s'en tient strictement à l'hommage qu'elle rend à Aimé Césaire dans Un plat de porc aux bananes vertes. Dans ses deux romans les plus célèbres, Pluie et vent sur Télumée Miracle et Ti-Jean L'horizon, elle réussit une synthèse subtile des mythes et légendes guadeloupéens avec l'histoire contemporaine, le tout servi par une langue musicale, proche du créole. Mais la romancière guadeloupéenne la plus féconde reste Maryse Condé. Ses romans, marqués par un télescopage spatial récurrent entre les Antilles, l'Afrique et l'Amérique, revisitent sans cesse, avec une fine ironie, l'histoire guadeloupéenne et celle de sa diaspora. Sa relecture/ réécriture des Hauts de Hurlevent d'Emily Brontë dans La Migration des cours'T est, à mon sens, son roman le plus abouti. Maryse Condé est en tout cas, dans le champ littéraire antillais, celle qui célèbre le mieux le nomadisme2 et éprouve sans cesse un constant souci de renouvellement littéraire. Cette prédominance des romancières guadeloupéennes dans la littérature antillaise se confirme avec l'ouvre de Gisèle Pineau, qui explore dans une langue colorée la brutalité à laquelle est vouée la femme aux Antilles. Problématiques que l'on rencontre du reste dans les littératures du Sud, et particulièrement dans la littérature maghrébine, dont l'une des figures de proue est incontestablement Assia Djebar. Son élection à l'Académie française apparaît, à ce titre, comme le couronnement d'une ouvre élégiaque, mêlant autobiographie et quête mémorielle, le tout servi par une langue ondoyante. «Face à une critique française, je dirais, traditionnelle - qui ne cherchait dans les textes des écrivains ex-colonisés que des clés pour une interprétation sociologique -, moi, qu'est-ce qui m'animait donc? Un nationalisme à retardement? Non, bien sûr, seulement la langue. Uniquement la langue française, dans laquelle je m'immergeais la nuit, le jour. Mais pour mieux dire ma spécificité algérienne...»3 Cela résume bien le projet littéraire de la romancière algérienne, qui est essentiellement une célébration de la langue et de la mémoire, notamment dans L'Amour, la fantasia, qu'elle qualifie elle-même de «double autobiographique où la langue française devient le personnage principal»;4 ou encore dans La Disparition de la langue française"", qui est un voyage dans la (leS) mémoire(S) de l'Algérie; ou encore dans Le Blanc de l'AlgérieT1, qui est en réalité un tombeau (au sens poétique du moT) de la littérature algérienne, dans lequel Albert Camus côtoie Kateb Yacine, Anne Greki, Tahar Djahout. Par l'ampleur et la qualité de son ouvre, Assia Djebar apparaît (à l'heure actuellE) comme celle qui prolonge le mieux l'héritage d'un Kateb Yacine ou d'un Mohamed Dib. Cela dit, la littérature algérienne a vu, au cours de cette dernière décennie, l'émergence de nombreux talents. Je pense à Maïssa Bey, qui entre en littérature dans les années 1990, et devient, livre après livre, une voie incontournable de la littérature algérienne ; je pense à Salim Bachi, avec le précieux Chien d'Ulysse*", dans lequel il instruit le procès de la dérive policière en Algérie avec, en toile de fond, une jeunesse abandonnée à elle-même, les yeux rivés vers l'autre rive de la Méditerranée. Mais les deux révélations littéraires de cette décennie sont sans aucun doute Boualem Sansal, l'auteur de l'admirable Serment des Barbares"", probablement l'événement majeur de la littérature algérienne de ces dernières années, et Yasmina Khadra. Ses principaux romans, Les Sirènes de Bagdad**, Les Hirondelles de Kaboul"" et surtout L'Attentat2T, qui décrit la dérive d'une Palestinienne vers le terrorisme, sont des méditations fécondes sur les rapports Orient-Occident. Une démarche que l'on retrouve chez l'écrivain tunisien Abdelwahab Meddeb. Ce dernier tente, à travers ses écrits, de réduire la fracture culturelle entre les deux rives de la Méditerranée. En cela, les questionnements d'un Jacques Derrida dans Le Monolinguisme de l'autreT répondent comme en écho à La Maladie de l'islam*", de Meddeb, et à L'Amour bilingue"», d'Abdelkebir Kahtibi. Cette problématique des identités multiples invite à visiter la littérature libanaise, précisément les écrits d'Amin Maalouf. Qu'il s'agisse de son essai Les Identités meurtrièresT, de ses romans historiques, La Croisade vue par les Arabes, Le Rocher de Taninos"" (prix GoncourT), ou du récent Origines"", Amin Maalouf s'interroge avec gravité dans une langue sobre sur la spécificité multiculturelle de son pays, sur la coexistence des communautés et le nomadisme légendaire des Libanais, et donc forcément sur leur universalité. D'où sa vigoureuse réaction dans Le Monde du 10 mars 2006 contre le festival «Francofffonies ! », qui célébrait (entre autreS) la littérature francophone. Pour Amin Maalouf, la notion d'«écrivain francophone» ne repose sur aucun critère précis, et conduit fatalement à un ghetto, en créant une discrimination inacceptable entre littérature française et littérature écrite par les étrangers en français. «Qu'est-ce qu'un auteur francophone? Une personne qui écrit en français. L'évidence... du moins en théorie. Car le sens s'est aussitôt perverti. Il s'est même carrément inversé. "Francophones", en France, aurait dû signifier "nous"; il a fini par signifier "eux", "les autres", "les étrangers", "ceux des anciennes colonies"... En ces temps d'égarement où les identités se raidissent et où l'universalisme est en perpétuelle régression, les vieux réflexes sont revenus. Peu de gens auraient l'idée d'appeler Flaubert ou Céline "francophones" ; et même des écrivains d'origine étrangère, s'ils ne viennent pas d'un pays du Sud, sont vite assimilés à des écrivains français; je n'ai jamais entendu décrire Apollinaire ou Cioran comme des francophones.»5 Ce qui n'est point l'avis d'Alexandre Najjar,6 l'auteur du Roman de Beyrouth*T. Pour ce dernier, il existe une osmose permanente, un enrichissement mutuel entre la littérature francophone et la littérature française. À ses yeux, l'argument de Maalouf, poussé à l'extrême, conduirait à abolir les particularismes, et va, par là même, à rencontre des efforts entrepris pour protéger la diversité culturelle. Voilà pourquoi qualifier un écrivain libanais, sénégalais ou haïtien de francophone n'est nullement réducteur à ses yeux; c'est plutôt une manière de revendiquer une certaine universalité au sein d'un ensemble, forcément cosmopolite. L'enjeu est moins celui du statut de l'écrivain francophone dans le champ littéraire français que celui de l'avenir de la langue française dans le monde. Ce qui l'amène à saluer les travaux du linguiste Claude Hagège et de Dominique Wolton. Ce souci de l'avenir de la langue française est aussi celui de la poétesse, romancière et traductrice Venus Khoury-Ghata, qui ne cesse dans ses romans (avec un sens mélodieux de la narratioN) de s'interroger sur les archaïsmes inscrits dans les consciences communautaires.7 Se définissant comme «ardente porte-parole de la francophonie», Venus Khoury-Ghata s'engage dans de nombreux projets francophones, tel le prix des Cinq-Continents, qui réunit les écrivains québécois, français, belges, africains et maghrébins. Il s'agit visiblement d'une approche féconde de la francophonie. Approche qui n'est pas partagée par tous. Tahar Ben Jelloum, par exemple, aurait du mal à se définir comme un écrivain francophone. Quant à Assia Djebar, elle a trouvé une voix médiane, habile, pour se situer, puisqu'elle se définit finalement comme une « francographe », mettant ainsi l'accent sur la graphie au détriment de la phonie, qui renvoie pour elle, à la politique. En tout cas, une chose est certaine, ce débat sur la francophonie semble plus animé dans l'espace maghrébin qu'en Afrique noire, où se dégage depuis longtemps un consensus sur le statut de l'écrivain francophone. L'Afrique noire, où justement le critique togolais Sewanou Dabla publiait en 1986 un essai, Nouvelles Écritures africaines,8 dans lequel il analysait certaines innovations narratives produites dans la littérature négro-africaine, à partir du roman Les Soleils des indépendances de l'écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma. Vingt ans après la parution de ce livre fondateur, quel bilan peut-on tirer? Où en est la littérature africaine francophone ? Le premier constat est d'ordre «médical»: cette littérature est très vivante. Jamais les romanciers africains n'ont autant écrit. Alors qu'au début des années 1980 la littérature africaine tenait à peine sur une étagère de la bibliothèque d'un enseignant, aujourd'hui la revue Notre librairie9 recense 1 250 titres parus de 1997 à 2001. De plus, les maisons d'édition créent quasiment chaque année de nouvelles collections consacrées à la littérature africaine. Et les nombreux prix littéraires hexagonaux (Renaudot, Goncourt des lycéens, prix Louis-Guilloux...) confirment cette vitalité. Le deuxième constat est celui de la permanence : Ahmadou Kourouma, l'inspirateur de l'essai de Sewanou Dabla, a écrit depuis de beaux textes. Son roman Les Soleils des indépendances a eu en Afrique un rôle historique double. Sur le plan thématique, il a créé toute une tradition, qui fait de l'indépendance la principale problématique de la littérature africaine. Du point de vue narratif, il souligne le rapport équivoque à la langue française en usant d'un mode d'expression qui simule le discours oral, en transposant le lexique malinké dans la syntaxe française. Il explorera plus tard cette technique dans Monné Outrages et défis'*», cette fois-ci de façon discrète, puisqu'il y est question d'une interrogation sur le statut de l'interprète (en tant que maître de la parolE) dans la relation coloniale. Cette question cruciale entre celui qui dispose des attributs formels du pouvoir et celui qui possède la capacité de l'interpréter est au centre du troisième roman de l'écrivain ivoirien : En attendant le vote des bêtes sauvages'**. Il évoque la destinée du dictateur Koyaga, maître chasseur, ancien tirailleur de l'Indochine, qui arrive au pouvoir par un coup d'État sanglant et entreprend une tournée initiatique dans plusieurs pays africains auprès de différents dictateurs (Mobutu, Bokassa, Houphouët-BoignY), où il apprend l'art de gouverner. Mais l'originalité du roman ne réside pas dans cette dénonciation des tyrans, qui est l'un des thèmes habituels de la littérature africaine; elle se situe au niveau du mode de narration, calqué sur le récit traditionnel des chasseurs, appelé le Donsomana. Satire des dictateurs, conte fantastique, chronique politique, récit historique, roman initiatique, épopée des chasseurs malinkés revue et corrigée par la technique romanesque occidentale, En attendant le vote des bêtes sauvages révèle toutes les vertus poétiques d'Ahmadou Kourouma: structure narrative originale, langue flamboyante et charnelle, sens de l'épique, goût de la dérision et culte de l'insolence. C'est justement cette insolence qui est au cour de son quatrième roman, Allah n'est pas obligé3T (prix RenaudoT), qui lui a assuré le succès populaire. Tenant à la fois du reportage de guerre, du roman picaresque et du récit initiatique, Allah n'est pas obligé met en scène l'errance de Birama (un enfant-soldaT) rejoignant sa tante en Sierra Leone. Chemin faisant, il sème la mort et la désolation. Même si ce roman n'est pas le meilleur de Kourouma (malgré son succès populairE), il est en revanche celui où apparaît avec force l'obsession de l'écrivain ivoirien: l'incapacité de la langue à dire toute la détresse de l'Afrique contemporaine. Par sa dimension picaresque, par son ton tellurique, par son écriture virile et jubilatoire, ce roman décrit un continent à la dérive, voué à l'anarchie et à la terreur, un continent où les enfants abandonnés à eux-mêmes tentent, vaille que vaille, d'assurer leur survie, quitte à laisser des cadavres sur le chemin. Là encore Ahmadou Kourouma, comme à l'époque des Soleils des indépendances, crée toute une tradition, qui sera reprise par Emmanuel Dongala, Abdourahman A. Waberi, Florent Couao-Zotti et Léonora Miano. Autre écrivain présent dans l'ouvrage pionnier de Sewanou Dabla et qui continue à nourrir l'actualité littéraire africaine: Henri Lopes. Le Pleurer-Rire"", son roman polyphonique alternant ironie, humour et érotisme avec la rigidité quotidienne d'un autocrate africain, a été salué par la critique. C'est surtout un texte qui pense la littérature africaine à travers tout un jeu epistolaire entre le narrateur et l'ancien directeur de cabinet du dictateur, lecteur du manuscrit. Il somme son correspondant de renoncer à la littérature erotique pour une écriture militante, utile à l'Afrique. Cette polémique nous met en face de deux conceptions de la littérature africaine. D'une part, l'écriture engagée telle qu'elle a été définie par les écrivains et intellectuels africains, à la suite de Jean-Paul Sartre, aux congrès de la Sorbonne en 1956 et de Rome en 1959 ;10 d'autre part, une littérature ludique, assumée par le narrateur, inscrivant ainsi son texte dans la lignée de Tristram Shandy. La réception unanime par la critique de ce roman a freiné par la suite l'ascension littéraire d'Henri Lopes. Car la critique ne l'a pas suivi dans la deuxième phase, intimiste, de son écriture, qui commença avec Le Chercheur d'Afriques'T. Ce souci de renouvellement reçut un accueil contrasté. C'était comme si les adeptes du Pleurer-Rire s'étaient sentis trahis par leur auteur. On retrouve là l'opposition courante entre les aspirations légitimes du romancier au renouvellement et celles du lecteur, qui, insidieusement, l'invite à récrire le livre qu'il a aimé. Or, malgré leur ton intimiste, malgré leur classicisme, les derniers romans d'Henri Lopes ne sont pas moins admirables que Le Pleurer-Rire. Un livre comme Le Chercheur d'Afriques est, en dépit de son ton badin, un texte complexe, construit à l'aide de deux quêtes qui se chevauchent. Il y a la quête d'André Leclerc, ce jeune métis qui, en butte à la question identitaire, effectue un voyage en France pour rencontrer son père; il y a une seconde quête des personnages à travers les Afriques: l'Afrique de l'historien Cheik Anta Diop, celle de l'Egypte pharaonique, mieux l'Afrique afro-centriste, l'Afrique des Caraïbes, l'Afrique des Amériques à travers le jazz, qui parcourt tout le texte, l'Afrique coloniale à travers les récits de voyage, le journal du commandant et les clins d'oil au Voyage au Congo d'André Gide. Ce jeu avec la mémoire apparaît davantage dans Dossier classé"". Le mérite est de convertir un sujet aussi douloureux -l'enquête d'un fils sur les conditions tragiques du décès de son père - en une musique douce, à peine audible, presque murmurée à l'oreille du lecteur. Texte pudique, Dossier classé est en réalité un livre sur le pardon, sur la nécessité de l'oubli, comme ultime moyen de libérer la vie. On est là au cour d'une problématique majeure de la pensée et de la littérature du XXe siècle : le rapport mémoire-histoire, que Lopes aborde avec légèreté. On comprend bien que la littérature africaine, née sous le signe de l'engagement, boude cette tentation de l'intimiste, qui se fait de plus en plus jour dans ses derniers romans. En fait, cette problématique de la mémoire était déjà présente dans Le Chercheur d'Afriques. Les deux romans sont construits comme des enquêtes, qui, au fil du récit, se transforment en une quête de soi. Bossuet Mayélé, le narrateur de Dossier classé, est à ce titre le double d'André Leclerc, le héros du Chercheur d'Afriques. Alors qu'André Leclerc vient en Europe pour retrouver son père, Bossuet Mayélé, lui, revient en Afrique pour élucider les conditions de la mort de son géniteur afin de mieux assumer ce passé douloureux. Toutefois le véritable roman de mémoire de l'écrivain congolais reste Le Lys et le Flamboyant'T, qui retrace l'itinéraire d'une diva africaine de la chanson, née au début de la décennie des indépendances. Ce qui frappe ici, c'est la construction de ce roman, conçu comme une critique de la critique critique. Véritable livre de sable, Le Lys et le Flamboyant est d'abord un roman que Victor Augagneur Houang consacre à la diva africaine, Simone Fragonard. En réalité, il est une réécriture de sa biographie publiée à Kinshasa par un certain Henri Lopes, puis traduite en anglais par Marcia Wilkinson. À coup sûr, il n'est plus question ici de simple réécriture, et le roman tient un discours critique sur une certaine conception de la littérature, celle de la biographie comme genre littéraire, et devient par dérision littérature dans son acception la plus péjorative. Pendant ce temps, la fiction s'arroge le droit de dire la vérité. Ce que l'écrivain péruvien Mario Vargas Llosa appelle joliment la vérité par le mensonge. Un troisième auteur est évoqué par le critique togolais: le Sénégalais Boubacar Boris Diop. Il fait son entrée avec un roman de politique-fiction, Le Temps de Tamangom'. Ce roman paraît au moment où le jeu intertextuel dans les récits s'intensifie dans les fictions africaines. Et le roman de l'écrivain sénégalais est en fait la réécriture de Tamango, nouvelle de Mérimée. Cette démarche, qui consiste à juxtaposer les textes, à enchâsser les récits, Boubacar Boris Diop la poursuit dans Les Tambours de la mémoire'", Les Traces de la meutem, Le Cavalier et son ombre"". Puis vient Murambi, le livre des ossements""1. Un roman de rupture, écrit dans le cadre du projet «Rwanda 1994, écrire par devoir de mémoire», lancé par l'écrivain tchadien Nocky Djedanoum, directeur du Festival des arts et médias d'Afrique (Fest'AfricA). De tous les écrivains qui ont participé à la résidence d'écriture, Boubacar Boris Diop est celui pour lequel le séjour au Rwanda marque une rupture essentielle dans l'itinéraire littéraire et intellectuel. Du point de vue littéraire, Murambi est un livre métallique, dépouillé; c'est aussi une réécriture ou, pour mieux le dire, une « autoréécriture ». En fait, avant de se rendre au Rwanda, l'écrivain avait déjà évoqué la tragédie de ce pays dans son précédent roman, Le Cavalier et son ombre, où il reproduisait des dépêches de presse en mettant bout à bout des faits empruntés au Libéria, à la Sierra Leone et au Rwanda. À ce titre, Murambi est un livre «de rachat» et non sartrien, comme on a bien voulu le dire. Même si le roman repose sur une enquête documentaire fouillée, même si les faits relatés dans ce livre recoupent la réalité du génocide, la démarche de Cornélius, le héros du récit, est davantage celle d'une âme inquiète qui interroge que celle d'un héros positif prônant la révolution. Le mérite de ce roman est de mettre la famille au cour du génocide. Ce que nous montre Diop avec beaucoup d'élégance - si tant est qu'on puisse parler d'élégance dans un récit évoquant ce drame - à travers l'itinéraire de Cornélius, qui, de retour au pays natal, s'aperçoit avec effroi que l'assassin de ses frères et de sa mère n'est autre que son propre père. C'est là que réside toute la complexité du génocide rwandais. En réalité, la position de l'écrivain sénégalais s'apparente davantage à une démarche engageante qu'à une écriture engagée. Et c'est ici qu'intervient la mue intellectuelle de l'écrivain. Ancien militant maoïste, Diop avait pris (au moment de la chute du communismE) ses distances avec le militantisme pour se consacrer exclusivement à la « littérarité », pour reprendre une expression chère à Jakobson. Mais l'épreuve du génocide rwandais lui a ouvert les yeux et fait comprendre ce qu'il appelle la désinvolture de la communauté internationale face au Rwanda. Surtout, elle lui a montré qu'à la Bourse des malheurs la vie d'un Africain compte peu. Depuis, il s'interroge sur les rapports centre-périphérie, publie en collaboration avec Odile Tobner (la veuve de l'écrivain Mongo BetI) et François-Xavier Verschave NégrophobieT, une réponse à Négrologiesm, le best-seller de Stephen Smith, s'interroge sur le rôle de l'écrivain dans les Afriques violentes, sur la place des langues nationales dans le processus de création. En 2003, il crée la surprise en publiant en woolof (langue nationale sénégalaisE) Doomi golo*° |
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