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I. RÉFORME ET CONTRE-RÉFORME Cette époque toute « bruissante du cliquetis des dogmes » (Marguerite YourcenaR) est marquée par une anxiété et une ferveur religieuses, nées de la Réforme et des réactions que celle-ci a suscitées. L'art baroque (architecture, peinture et, dans une moindre mesure, musiquE) est surtout un art sacré, souvent assimilé à celui de la reconquête catholique : les appellations de « style jésuite » ou « art post-tridentin » (issu du concile de TrentE) en sont significatives. Mais il faut se garder de réduire toute une production à cette vision unique. 1. Forces en présence Confondre baroque et catholicité, en littérature, serait oublier qu'en France à la fin du XVIe siècle c'est de la foi protestante que se réclament les premiers grands poètes baroques : Agrippa d'Aubigné, Guillaume Du Bartas, Jean de Sponde (dont la conversion au catholicisme est postérieure à la création poétiquE) ; c'est de l'inspiration biblique et de la doctrine calviniste, du combat huguenot et du climat de persécution et de conviction, que se nourrit leur écriture militante, descriptive ou spirituelle. Et, à l'appui de ce qu'A.-M. Schmidt appelait la « virtualité baroque du calvinisme » (à propos de Simon GoularD), on peut citer des personnalités littéraires (Du Plessis Momay, Jean Oger de GombaulD). l'ouvre poétique de pasteurs réformés (depuis les Octo-naires d'Antoine de La Roche-Chandieu au baroque austère et intense, jusqu'aux Sonnets chetiens de Laurent Drelincourt, épanouissement d'une rhétorique brillante et subtilE), et l'origine protestante de certains représentants essentiels de la littérature de l'époque : Montchrestien et Jean de Schelandre, Théophile de Viau et Saint-Amant. D'ailleurs, si l'on étend l'observation à d'autres domaines et d'autres pays, on constatera que certaines des ouvres majeures servant de référence à l'art baroque sont nées dans des régions non catholiques, et dans un contexte sinon ouvertement anti-romain, du moins indifférent ou marginal : le théâtre de Shakespeare n'est pas plus inspiré par la Contre-Réforme que la peinture de Rembrandt (pourtant exemplaire du baroque, selon WolffliN) ; les cantates de Bach sont nées dans l'Allemagne protestante, ainsi que la philosophie de Leibniz ; presque tous les poètes baroques allemands étaient luthériens, et le plus grand des poètes « métaphysiques » anglais, John Donne, fut pasteur anglican. En France, beaucoup d'écrivains ont eu à subir la censure ecclésiastique, de Théophile à Molière en passant par « notre grand baroque » (selon Marcel ArlanD) : Cyrano de Bergerac. Même dans l'Espagne dévote, imprégnée de mysticisme et surveillée par 1'Tnquisition, se déploie la grande production picaresque, baroque et assez peu catholique. L'esprit du baroque, par essence ouvert et protéiforme, ne saurait donc être identifié à un système de pensée unique, ni limité par des barrières confessionnelles. C'est pourtant la Contre-Réforme qui va définitivement imposer sa marque à l'art baroque, dont les traits sont souvent inspirés par la religion « post-tridentine », c'est-à-dire d'après le concile de Trente (1545-1563). Celui-ci, en effet - en dépit d'une tendance « sévère », minorilaire et vite éclipsée, qui voulait répondre à l'austérité protestante par ses propres armes, en épurant et en dépouillant - oriente liturgie et doctrine dans des directions radicalement opposées, et particulièrement spectaculaires : ostentation dans les cérémonies (contre la sécheresse des cultes réforméS) et revalorisation des ouvres et des rites (contre la doctrine de la « foi seule ») ; séduction par la persuasion oratoire et la faveur des images (contre les condamnations par Calvin de toutes les « remembrances, soit de marteaux ou de pinceaux que les Papistes dédient aux saints, patrons de pompe dissolue et même d'infameté ») ; et plus profondément dramatisation de la vie spirituelle, cherchant (contre la prédestination, qui libère l'esprit et l'activité de l'hommE) à maintenir en suspens la question du salut, jusqu'à la dernière heure, dans la crainte et le tremblement. Or, par-delà le conflit de doctrine avec la Réforme, c'est aussi un antagonisme de sensibilité entre l'Europe du Nord et celle du Sud qui se joue. En se réaffirmant « apostolique » (porteuse de la tradition des apôtres et de leur vocation à la prédication et l'expansioN) et « romaine » (italienne, centralisée sous l'autorité papalE), l'Église catholique réconcilie les pays méridionaux et met en ouvre leurs atouts culturels : tradition antique, mystique espagnole et vitalité italienne. La langue latine d'abord est le langage de l'Église et de la culture internationale, le véhicule de l'enseignement et de la science, l'école de la poésie et de l'éloquence, la source de la morale et de l'invention littéraire, une réserve inépuisable de héros et de vertus, de mythes et d'images, de sensualité et de rêverie, dont se nourrira l'esthétique baroque ; c'est contre le latin son prestige et à sa force, que s'est constitué le français « classique », autant que dans la concurrence avec les deux langues latines, qui étaient aussi celles des pays de la reconquête catholique : l'italien et l'espagnol. Sans l'Espagne, il n'y aurait peut-être pas eu de baroque ; il n'est que de rappeler l'origine espagnole de la Compagnie de Jésus, ce fer de lance de la reconquête, et d'énu-mérer quelques grands noms du siglo de oro (Thérèse d'Avila, Jean de la Croix ou Gôngora, Lope de Vega ou Calderôn, Graciân ou QuevedO) pour saisir ce que la culture de l'époque doit à l'église et la foi espagnoles ; et la réticence française face à l'art baroque peut s'expliquer aussi en partie par la suspicion dans laquelle on tenait l'Espagne et les jésuites. Mais surtout 1560-1660 est bien, pour reprendre la formule de Fernand Braudel, le « grand siècle de l'Italie ». 2. Rome triomphante Après une période « militante » de reprise en main et de réaffirmation doctrinale, vient bientôt celle de la papauté « triomphante ». L'année jubilaire de 1600 fête les premiers succès : Henri IV, roi de France, converti au catholicisme, épouse une italienne. L'année 1620 les confirme : la victoire de la Montagne Blanche sur la Bohême protestante est fêtée triomphalement. L'église Sainte-Marie-de-la-Victoire à Rome en est le monument, et l'un des sommets de l'inspiration religieuse baroque, notamment par la fameuse statue du Bernin, Sainte Thérèse en extase. Tout au long du seicento, Rome se remplit d'églises, de collèges et de couvents, redevient la Ville Éternelle, siège de Pierre - mis en scène par le Bernin, avec la chaire et sa gloire, le baldaquin géant, et l'immense parvis dont la colonnade s'ouvre pour accueillir les foules qui s'y pressent - et de ses successeurs. Point de mire de toute l'Europe, la capitale religieuse est aussi capitale artistique, grâce aux ressources de l'Eglise, par les ouvres qu'on y exécute, le commerce qu'on en fait, et les chantiers ouverts « pour la plus grande gloire de Dieu ». La Contre-Réforme n'a pas effacé le goût de l'antique : les cardinaux eux-mêmes favorisent de leurs commandes des sujets profanes et païens. Et le pontificat du pape Urbain VIII (1623-1644), lettré poète et mécène, marque l'apothéose de la « seconde Renaissance romaine ». Tout se passe comme si l'hégémonie religieuse était une force d'entraînement et d'invention, jusque dans les sphères profanes : la première académie des sciences, qui recevra Galilée, est créée à Rome en 1603. Dans les arts du spectacle, refleurit une certaine tradition latine : de nouveaux genres (le ballet, la pastorale, la commedia dell'artE), une nouvelle machinerie scénographique rayonneront dans l'Europe entière. En peinture, Rome est une sorte de passage obligé : les artistes européens (Rubens, VélasqueZ) et les plus grands peintres français du temps (Callot, La Tour, Vignon, Poussin, Vouet, le Lorrain, et jusqu'au protestant Nicolas TournieR) viennent y résider et parfois s'établir. C'est aussi en Italie, à l'aube du XVIIe siècle, que se produit la révolution la plus radicale de l'histoire de la musique occidentale : la rencontre entre l'inspiration tridentine (car la musique, selon Philippe de Néri, fondateur de l'Oratoire, est propre à « exciter les âmes à la contemplation des choses célestes ») et celle de retour aux sources antiques de la tragédie grecque fait naître un style « parlé-chanté » entièrement neuf, où « le mot gouverne l'harmonie ». Le premier oratorio, La Représentation de l'âme et du corps de Cavalieri (1600), consacre l'alliance du récitatif et de la basse continue qui caractériseront la musique baroque. Surtout 1600 marque la naissance de l'opéra (à Florence pour les noces d'Henri IV et de Marie de MédiciS) avec VEurydice de Jacopo Péri ; YOrfeo de Monteverdi (1607) en est le premier sommet : le choix du sujet, alliant la musique et la parole dans un « drame grec », signale la place accordée à la poésie. D'ailleurs, le rayonnement de celle-ci, depuis Tasse - dont la pastorale Aminta et l'épopée de La Jérusalem délivrée sont des références du «baroque international » -jusqu'à Marino, le Cavalier Marin, maître de l'ingéniosité et du raffinement poétique, explique les traits italianisants de toute une littérature européenne. Enfin c'est à Rome, en 1639, que Milton conçut le projet de son Paradis Perdu, un des porches du baroque, selon Eugenio d'Ors. Pour témoignages de cette « révélation italienne » au début du siècle, on peut évoquer le duel que Tristan l'Hcrmite provoque à Bordeaux en 1620 contre un étudiant qui contestait la supériorité du Tasse sur Virgile, et citer un fragment de lettre de Guez de Balzac pendant son séjour à Rome (1621) : Ne me parlez point du septentrion ni de ses voisins [...]. Il n'y a que Rome où la vie soit agréable, où le corps trouve ses plaisirs et l'esprit les siens, où l'on est à la source des belles choses. Rome est cause que vous n'estes plus ni Barbares ni Païens, car elle vous a appris la civilité et la religion. L'empreinte, entre pays protestants et empire ottoman, de cette Roma triumphans, reste le fameux « croissant baroque » qui couvre l'Europe de Palerme à Wilno d'édifices somptueux, aussi éloquent qu'un discours. 3. Eloquence de l'architecture Si « l'homme parle dans ses décorations, dans ses chapiteaux, dans ses colonnes parfois plus clairement, et toujours plus sincèrement que dans ses actions et ses écrits » (Taine, Voyage en ItaliE), on n'imagine guère architecture plus éloquente que celle de la Contre-Réforme. Le baroque, lpin du « superficiel » ou du « capricieux », y apparaît tout au contraire volontaire et organisé. Structure et décor se mêlent et se renforcent dans l'unique fin de la conquête des âmes par les sens. La prise de possession conquérante de l'espace se révèle dans les « figures de construction » : la façade, pour capter l'attention, se fait ostentatoire ; les colonnes torses des baldaquins et des retables combinent l'ondulation et le colossal ; l'ancienne coupole, généralisée, figure l'autorité centralisée, englobante ; le trompe-l'oil la prolonge, de l'intérieur, la fait éclore vers le haut : le plafond de Saint-Ignace à Rome, du père Pozzo, s'ouvre ainsi, au-delà d'une feinte de colonnes et d'arcades, sur une échappée de figures célestes, et sur l'illumination du saint envoyant ses disciples sur les quatre continents... « Tout s'ouvrit, s'arrondit, s'illumina, se dilata » résume Claudel, ajoutant : « Le peuple tout entier fut convié à la fois à un spectacle, à un sacrifice et à une communion » {L'oil écoutE). De fait l'esthétique baroque, soucieuse d'efficacité, est subordonnée aux fins du culte : la liturgie est valorisée par de riches retables, la confession par ces « pompeux confessionnaux » qu'aimait Baudelaire, la communion par de balustrades de marbre, la prédication par une nef unique, où la parole porte bien. Ainsi des choix formels peuvent s'expliquer à différents niveaux : la forme ovale ou elliptique par exemple, considérée comme caractéristique de l'architecture baroque, a pu être sentie comme une dégénérescence de l'idéal platonicien de la Renaissance (« Car rien n'est excellent au monde s'il n'est rond » résume RonsarD), une figure de la cosmologie képlerienne, une « tension inquiète », un dynamisme d'expansion apostolique, ou d'accueil dans la concavité, de souplesse et de mélodie dans l'espace intérieur, etc. On sait que les jésuites, quant à eux, la choisissaient pour des raisons pratiques, purement acoustiques : « Un vaisseau intérieur de forme ovale est ce qu'il y a de mieux pour la prédication » (1627). L'aménagement de l'espace est lui-même « éloquent ». Tandis que dans l'église traditionnelle, chaque élément est articulé à un ensemble, mais séparé, l'espace baroque est homogène et indivisible. La nef, bordée d'une série de retables visibles en perspective, se déploie en éventail, comme la période oratoire du prédicateur, étendant jusqu'au seuil « la vibration du sacré » (BonnefoY). Il s'agit d'attirer le peuple, par la splendeur du décor - anges de stucs, palmes d'or et tentures de marbre : tout un « exhibitionnisme » où Germain Bazin voit « le principe même de l'art baroque ». Pour donner l'impression d'un accès libre et aisé à ce luxe sacré, on s'efforce d'assimiler et d'intégrer les traditions locales : à la fois populaire et grandiose, en réaction contre les tendances individualistes et intellectuelles, voire élitistes, de la Réforme et de la Renaissance, l'art baroque se veut collectif et, au sens propre, « démagogique », au service d'une prédication qui entend émouvoir, ébranler l'imagination et soulever l'enthousiasme des foules (voir encadré). L'église se transforme donc en un théâtre sacré de la persuasion et de l'émotion, ainsi que le souligne la réaction de Sade devant l'église Saint-Pierre à Rome : « Je trouvai la façade plus théâtrale qu'imposante. Rien n'annonce l'entrée d'un temple : c'est plutôt celle d'une salle de spectacle. » Avec Le Bernin. l'architecture devient un cadre somptueux pour les décors et le mystère sacrés ; avec Borromini elle est théâtralisée par les effets de surfaces et de volumes d'un espace ondulant, sensible et tourmenté ; avec les frères Asam elle est le lieu du drame même, portant le regard vers le maître-autel inséré dans un arc de triomphe, enveloppé de draperies, où la lumière sourd mystérieusement d'une source cachée, « descendant obliquement, nimbant au passage le Christ d'argent accroché au-dessus de l'autel, comme un espoir au bout d'une expressive diagonale » (CharpentraT). Sans doute la théâtralité sacrée n'est-elle pas incompatible avec une spiritualité sincère et profonde ; elle ne s'en rapproche pas moins de la littérature profane de son temps. II. La contribution jésuite Les affinités entre l'ordre jésuite et le baroque existent moins dans un improbable « style » que dans une incontestable influence intellectuelle. L'ordre fondé en 1540 s'est mis au service de l'Église de Rome, pour se consacrer à la conversion des âmes par la reconquête des esprits. Et cet enthousiasme militant qui fait la « manière propre » des jésuites, multiforme et cependant reconnaissable, a profondément marqué la culture littéraire de notre xvif siècle : « un principe "irrationnel" et frémissant qui confère à l'écriture et à l'action jésuites cette fièvre, ce dynamisme, cette fécondité imaginative que nous associons à la notion de "baroque" » (Marc FumarolI). Architecture et éloquence de la Contre-Réforme (ClaudeL) Dès 1919, dans une lettre au peintre Alexandre Cingria, Claudel proclame sa plus vive admiration « pour l'art postérieur au concile de Trente et conçu généralement sous le nom absurde d'art baroque ». Cette réticence devant le mot, que la date peut expliquer, disparaîtra vite. En différents endroits, il revient sur cet art et « cette architecture qui répond tellement à [ses] goûts » (p. 257), notamment en tant qu'« un des aspects de la Contre-Réforme » dont il ne peut qu'aimer l'intention et l'éloquence : gestuelle, lumineuse, combattante, pâtissière, lyrique, gymnaste. « L'éloquence baroque et classique ne gonfle pas moins de draperies, n'ordonne pas moins de portiques et de colonnades, ne va pas moins pompeusement à la conquête des âmes par le chemin de la prosopopée. que la trompette apostolique aux lèvres d' un Bossuet ou d'un Massillon ne module de fanfares rhétoriques, ne groupe en perspectives flatteuses les bataillons de ses arguments, ne balaye à grands flots ses adversaires assourdis, n'élève irrésistiblement marche après marche au-dessus du champ nivelé des têtes attentives, l'édifice multicolore du panégyrique et du baldaquin. Les sermons de l'époque ressemblent à des pièces montées où l'or pur a la souplesse de la pâtisserie et du sucre et où les citations de l'Écriture s'insèrent élégamment en belles guirlandes latines comme des cartouches. L'Église n'est plus l'Opus Dei, l'acte vers Dieu d'un culte collectif, mais un opéra imprégné d'encens, toujours grondant du tonnerre d'un orgue jamais plus qu'à demi assoupi, une salle bien claire où le peuple fidèle aux pieds de la chaire et de la croix vient recevoir des leçons de catéchisme, un manège où la dévotion gymnastiquement s'exerce quelque temps aux appels claironnants d'un infatigable moniteur.[...] Le sanctuaire s'est rétracté et ne rejoint plus le peuple dans la rue que par une cascade à la fois méprisante et complaisante de degrés comme le marchepied consolidé d'un carrosse. C'est une estrade permanente, une protestation imposante de la Spiritualité contre le brutal vacarme de la place publique, un bureau de recrutement. » (« Note sur l'art chrétien », Positions et propositions, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965. p. 123) « L'essor gothique de la foi qui allait directement au ciel par la verticale a rencontré opposition et la ligne qui le traduisait a subi, comme un ressort, une compression qui, à son tour, produit une énergie réactive. De là ce goût désormais pour la voûte, pour le dôme, pour la colonne torse, pour le muscle, pour tout ce qui se tend et se tord et se bande, pour tout ce qui est capable de supporter, de vaincre, de soulever.[...] Contre les attaques de l'hérésie, l'Église s'est défendue avec de la lumière. Le moment n'est plus de jouer avec elle, de la diviser, de la colorer et de l'égayer. Qu'elle entre à flots toute blanche, dans un sanctuaire resserré par la dévotion autour d'un dogme précis élucidé par l'apologétique et commenté par l'éloquence ! L'essentiel est devenu de voir clair, de mettre la foi en plein jour, d'ajuster le regard sur le sacrifice, d'appuyer la prière sur le sacrement. De là l'importance décorative donnée dans les églises baroques à la chaire, aux confessionnaux et à l'autel que surmonte un baldaquin. L'Église n'est plus comme au Moyen Age une sublimation de la Cité : elle est devenue un engin spécialisé du salut, une happeuse d'âmes. » (L'ail écoute, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade. 1965, p. 221 el 334) 1. Pratique L'ouvrage fondateur d'Ignace de Loyola, les Exercices spirituels, pour « fonctionnel » qu'il puisse paraître, contient déjà des traits caractéristiques : à propos de sa structure, Roland Barthes parle d'une « arborescence continue du discours ignacien », d'une conduite à travers un « entrelacs de branches », caractéristique de la profusion « végétale » du texte baroque. Ce manuel est avant tout « un mode d'emploi ». Or sur le plan de la pratique, les exercices de représentation et d'imagination sont tout aussi porteurs d'une certaine esthétique, d'imagerie, de dramaturgie, d'éloquence, baroque. Par la fameuse « composition du lieu » avec « application des sens », l'exer-citant doit s'exercer à (rE)vivre les moments de la vie du Christ, l'« imaginer présent », reconstituer les espaces dans leurs qualités physiques et tous leurs détails (du chemin «rocailleux ou plat, long ou court... », jusqu'à l'enfer même : « par l'odorat imaginaire, bien sentir la fumée, le soufre et la mauvaise odeur comme de sentine ou d'excréments et de pourriture »), le tout découpé en étapes ou en scènes à la façon d'un psychodrame : « le théâtre ignacien est moins rhétorique que fantasmatique [...] L'oil devient l'organe majeur de la perception (le baroque en témoignerait, qui est art de la chose vuE) » (Roland BartheS). Quant à l'obsession d'occuper l'esprit par des images, elle participe bien de l'« horreur du vide » (c'est aussi dans ses expériences physiques sur le vide que Pascal s'est heurté au « plénisme » des jésuiteS) omniprésente dans le baroque, qui toujours évite ou craint le vide et le nu : la foi sans les ouvres, . une église sans décor, un discours sans figure, un roi sans divertissements... Pour le jésuite comme pour le baroque, il s'agit d'occuper l'espace. La spiritualité elle-même est vécue sur le mode héroïque et théâtral : l'esprit jésuite, c'est une vision de la société comme objet de conquête, l'exaltation de la générosité, de l'énergie et de l'honneur. Dans l'action apostolique, la discipline est tempérée et soutenue par une double exigence d'adaptation et de séduction. L'adaptation d'abord : au réel, au labyrinthe de la vie sociale, de la ville et de la cour, autant qu'à celui de la vie psychique. Confession et direction de conscience sont l'occasion d'exercer et d'affiner un sens aigu et subtil des « changes », masques et variations de l'être, des détours, nuances et ruses de l'intériorité : la casuistique est cet art de l'adaptation « baroque » (ondoyante, ingénieuse, voire spécieusE) de la morale aux cas particuliers, pouvant aller jusqu'au laxisme mondain contre lequel réagiront jansénistes et voltairiens. Quant à la séduction, c'est un principe qui triomphe chez certains des membres les plus prestigieux de la Compagnie de l'Europe entière : le goût de l'illusion (A. Pozzo, spécialiste du trompe-l'oil et du simulacre d'architecturE), des curiosités (A. Kircher : hiéroglyphes, anamorphoses et lanterne magiquE), des raffinements de l'esprit et du savoir-vivre (B. GraciâN), des subtilités de la rhétorique (E. TesaurO) du symbolisme et de l'emblématique (C. F. MenestrieR), des vertus plastiques et spectaculaires chez leurs amis organisateurs de spectacles et de fêtes, Rubens ou Le Bemin. 2. Enseignement Montaigne, dans ses notes de voyage, dit déjà du collège jésuite que « c'est une pépinière de grands hommes en toute sorte de grandeur ». De fait, dès le siècle suivant, en théâtre (Corneille, MolièrE), roman (d'Urfé, GombervillE), spiritualité (François de Sales, Pierre de BérullE), éloquence (Bossuet, BourdalouE), science et philosophie (Mersenne, DescarteS), etc., pour ne citer que des auteurs français qui ne sont pas eux-mêmes jésuites, une bonne partie de l'élite lettrée a connu les « solides études » que dispensent les fameux collèges. Le succès de ceux-ci auprès de la bonne société comme des autorités (Louis XIV se déclare le protecteur du plus célèbre à Paris, celui de Clermont, qui devient « Louis-le-Grand »), tient à la qualité de la pédagogie fixée par la Ratio studiorum, fondée sur les principes d'agrément et de fermeté (suavitas et efficaciA), et à l'équilibre réalisé entre éducation chrétienne et sciences profanes, entre culture et mondanité. À première vue, la culture y est des plus « classiques ». L'enseignement tout en latin, imposant une coupure avec la langue « naturelle » et la pensée usuelle, immerge l'étudiant dans un bain de culture. Il est une école de style, par l'exercice de la praelectio (explication et commentaire de texteS), et tous les exercices d'invention et d'amplification qui s'ensuivent. L'éloquence, pratiquée dans les nombreuses occasions de declamatio (en classe chaque semaine, en public tous les mois, etc.), est étudiée aussi par la poésie : les élèves s'entraînent à composer, outre les grands genres (épopée, élégie, satire, ode, hymne, etc.), toutes sortes de petits poèmes courants spécialement dans les genres de louange (panégyrique, épithalame pour les noces, généthliaque pour les naissances, etc.) ; ils sont habitués aux jeux poétiques ainsi qu'à treize genres de vers « qui sont les plus étudiés dans les classes » (dont l'asciépiade, le scazon, le saphiquE). Tant de raffinement dans la diversité, l'abondance et la complexité stylistique porte en germe un certain baroquisme. D'autres éléments vont dans le même sens. D'abord l'idée « baroque » de former des chrétiens par une littérature païenne, que l'Église condamne. Sans doute la lecture que l'on fait des auteurs antiques et l'étude de la mythologie même préparent-elles à l'approfondissement ultérieur de la religion, en travaillant d'abord sur des matières plaisantes : il faut s'habituer à regarder le soleil dans l'eau pour pouvoir ensuite fixer le regard sur la vraie lumière, selon une métaphore « classique », - et baroque, par cet éclat diffracté et ce reflet dans le mouvant. Elle oriente néanmoins les esprits vers l'attrait du merveilleux et l'enchantement de la fable, inépuisable trésor d'ingénieuses fictions : « Notre éducation nous a tellement familiarisés avec les dieux d'Homère, de Virgile et d'Ovide, notait Fontenelle (ancien élève des jésuites de Rouen comme son oncle CorneillE), qu'à cet égard nous sommes nés presque païens. » Ensuite une atmosphère de travail, ludique, stimulante, héroïque : le génie jésuite est de transformer l'enceinte réservée et préservée du collège en un « autre monde » artificiel d'émulation et d'invention, tout en ouvrant l'éducation à la modernité et à la sociabilité. L'enseignement de l'histoire est à la fois un tableau « de la malignité et de la misère des hommes, de leur vanité », un théâtre édifiant ; la classe elle-même s'organise en fiction de rivalité (avec transposition des guerres puniques et des magistratures antiques, tournois, palmes pour les vainqueurs, etc.), en une « machinerie » instaurant, dans un univers volontairement factice, un « simulacre de la gloire ». Parallèlement le collège apprend aussi les bonnes manières, une « hardiesse honnête » et l'aisance mondaine : la diction, le geste, la danse, l'« art de sentir » et l'ingéniosité, la curiosité universelle et l'honneur. 3. Théâtre et rhétorique Une des grandes originalités scolaires est la place accordée au théâtre. Le principe du spectacle pédagogique (à l'instar du théâtre scolaire protestanT) est favorisé ici par les techniques de méditation ignatienne qui exercent à une dramaturgie intérieure. Des pièces éducatives des origines jusqu'aux fastueux spectacles du XVIIIe siècle, chaque établissement organise deux ou trois représentations par an, notamment pour la distribution des prix, d'abord sur un « eschafault » dressé dans un lieu public ou dans la chapelle du collège, ensuite in area aut in aula, dans la cour ou dans la salle des actes. Or le théâtre jésuite est un théâtre à caractère baroque : libre, débordant, inventif. Ainsi les deux tragédies Crispus (1596) et Flavia (16(K)) du plus grand dramaturge jésuite, tenu à l'époque pour le Sénèque et le Sophocle de la Société, le P. Bemardino Stefonio, sont-elles, selon la formule de Marc Fumaroli, plus « claudéliennes » que « raciniennes ». La première pouvait se dérouler pendant six heures; la seconde, qui eut un tel succès qu'elle fut publiée comme exemple de pièce scolaire, exigeait en une seule scène l'embrasement d'une caverne, des monstres animés « de formes variées » (monstra variisformis : Cerheri, Hyclri, Centauri, Draconis, Harpyiae, etc.) et un tremblement de terre... C'est dire l'expérience des pères jésuites en matière de mise en scène, costumes, musique, éclairages, jeux scéniques de surprise, d'illusion et de métamorphose. La notion de vraisemblance est récusée, ainsi que celle de terreur aristotélicienne, au profit d'un merveilleux moral qui cherche à déconcerter, à susciter la stupeur, l'admiration extatique, l'enthousiasme des applaudissements, et la compassion éplorée. Les grandes formes dramatiques coexistent et s'interpénétrent, dans une grande liberté vis-à-vis de règles : tragédie (les sujets sont pris dans l'histoire biblique, antique ou religieuse, et les textes en latin manifestent l'influence de SénèquE), pastorale, drame et comédie. Surtout l'innovation desjésuites dans l'art dramatique est l'intégration du ballet à l'action : à partir de 1614, premier exemple connu, le procédé va se multiplier, soit comme intermède divertissant (et reposant au milieu d'une pièce en latiN), soit comme point culminant d'une « action théâtrale ». soit dans un mélange inextricable de récits mythologiques romanesques et chevaleresques. Ces compositions hybrides et érudites, jouées souvent dans les cérémonies officielles (voir encadré) à la gloire du roi, de la religion catholique, et de l'ordre jésuite, participent à l'éclosion non seulement des pièces religieuses de Rotrou ou Corneille, mais encore du ballet de cour, des pièces à machines, et même de l'opéra. Un exemple d'« action théâtrale » dans un collège jésuite L'entrée du couple royal (Louis XIII et Anne d'AutrichE) accompagné de la Reine mère à Lyon en 1622 fut l'occasion d'une série de fêtes organisées par les jésuites dans leur collège. Le samedi soir (17 décembrE), le spectacle Philippe Auguste, donteur des rebelles en la journée de Bouvines faisait la louange de Louis XIII par celle de ses ancêtres : l'action débutait par une prédiction de l'enchanteur Merlin et des danses « à la romaine » ou pyrrhiques, préludes à la grande bataille en danses spectaculaires ; suivi d'un triomphe à l'antique accompagné de zéphyrs et de vents « vestus de plumes rouges, blanches, vertes, jaunes, grises » dont « le bonnet, la fraize. les manchettes, en un mot tout voloit » et qui « par leurs pas volages sous la cadence d'un air conforme à leur légèreté font veoir que les desseings des ennemis n'ont esté que bouffées », elle se terminait par des figures de ballets et des chants énumérant les victoires contre le Lion béarnais, le Loup albigeois, le Sanglier de Languedoc, le Dragon de Gascogne (c'est-à-dire tous les protestants du SuD). Quelques jours plus tard, toujours au collège des jésuites de Lyon, dont la salle de spectacle était décorée de « belles colonnes à la Corynthiennc », c'était au tour de la reine d'être glorifiée dans la Pastorelle sur les victoires de la Pue elle d'Orléans, Dressée à l'honneur de la Roy ne de France en son entrée à Lyon, sous les traits d'une Andromache Francine qui, envoyée par Pan et soutenue par Apollon, doit apporter son aide à Chariot, grand Berger de France menacé par trois léopards anglais ; le magicien Aethon, malgré l'aide de Calomnie. Injustice et Cruauté, ne peut rien contre les vertus d'Andromache qui fait sacrer Chariot ; la cérémonie se termine par les cris et les danses d'allégresse des satyres et des nymphes « proprement et richement parées, il y en avoit qui portoient de six à dix huit mille escus de pierreries » ; quant à Apollon, il était « couvert légèrement de toile d'argent, le bas d'atache incarnat, la bottine blanche, un tortis de gros diamants qui luy servoit de tresse, et si richement paré comme aussi tous les Acteurs, que la Royne dit que toutes les actions qu'ell avoit veu [sic] n'avoient rien de pareil en habits ». La reine fut d'ailleurs si flattée du spectacle qu'elle commanda au père recteur du collège qu'il fût rejoué, ce qui fut fait deux jours plus tard avec un égal succès. Il y eut aussi un Hercule Gaulois pour la reine mère, avec combat de son fils contre des « Geans altérez auprès de leur rocher » (soulèvement protestant de La RochellE) dont « le fracas ingénieux se fit au son des violons », et des pygmées dont le « gentil balet et les pas mesurez à leur portée, reioûirent la Royne » : il est vrai qu'à la fin Astrée descendait du ciel pour porter l'assurance d'une postérité royale. (d'après Margaret McGowan, L'Art du ballet de cour en France 1581-1643) Mais si les jésuites, selon Roland Barthes, « ont beaucoup contribué à former l'idée que nous avons de la littérature », c'est que tout, dans l'enseignement des humanités, l'entraînement à l'oral, l'apprentissage de la tenue, etc., est orienté vers l'objectif final de la formation : la « parfaite éloquence » privilégiée entre toutes diciplines, indispensable pour accéder au pouvoir spirituel ou temporel, puisque la parole s'y confond avec l'action, puisqu'elle enseigne, selon le père Richeome, à planter de nouvelles opinions et nouveaux désirs es cours et en arracher les vieux fleschir et plier les volontez roidies ; s'adresser et roidir les tortues et lasches : et victorieusement persuader et dissuader ce qu'on veut. Le souci de la maîtrise du langage, de la communication et de la persuasion. est donc une forme de « volonté de puissance », une des faces du baroque. L'autre face en est l'enrichissement de la parole : les jésuites ont produit, au XVIe siècle, de nombreux traités de rhétorique où se manifeste une conception protéiforme et foisonnante du discours, aussi orné que les frontispices, chargés d'allégories, d'emblèmes, de colonnades, de parcs, de trônes. Sans doute les jésuites produiront-ils les plus fins critiques « classiques » (les pères Petau, Rapin et BouhourS). Mais, dans le premier tiers du siècle, ils s'accordent en général à un certain esprit du baroque, brillant, mondain, héroïque, autant qu'à son esthétique dans une bonne partie de leur théorie littéraire. L'apothéose en est Ylmago Primi soculi Socielatis Jesu, somptueux livre-spectacle publié en 1640 pour fêter le centenaire de l'ordre, dont un certain triomphalisme irritera particulièrement leurs adversaires, attirant les railleries de Pascal, dans la V Provinciale, sur les images que les jésuites s'attribuent à eux-mêmes (« anges prompts et légers », « esprits d'aigles », « troupe de phénix »')... Il faut dire que d'autres formes de spiritualité se sont développées depuis le début du siècle, qui marquent aussi de leur empreinte la création littéraire. III. L'INVASION MYSTIQUE L'esprit jésuite, curieux et conquérant, n'est pas le seul ferment spirituel de l'âge baroque. Il est d'autres formes d'une inspiration religieuse presque opposée puisqu'elle tourne le dos au monde : par la contemplation et l'union intime avec Dieu, et le mépris des choses humaines. 1. La spiritualité française De la fin du XIIIe au début du XVIe, le grand foyer du mysticisme chrétien se situait dans les pays rhénans (Allemagne et Pays-BaS), à l'origine de la « dévotion moderne » dont l'ouvrage essentiel, ['Imitation de Jésus-Christ (XVe sièclE), sera traduit en vers par Corneille. Au XVIe siècle, cette spiritualité a influencé les grands mystiques espagnols, dont les chefs-d'ouvre vont rencontrer un grand succès en France ; diffusions et traductions commencent dès la fin du siècle pour s'épanouir au suivant, jusqu'à la traduction du Cantique spirituel de Jean de la Croix par le père Cyprien en 1641, « l'un des plus parfaits poètes de France » selon P. Valéry, malgré son baroquisme. Ainsi, à la charnière du XVIe et du XVIIe, le centre de la vie spirituelle catholique se trouve en position médiane entre les pays du Nord et ceux du Sud : à Paris. L'hôtel de Madame Acarie, femme du monde qui mourra au Carmel en 1618, est un centre spirituel fécond, que fréquentent le père Benoît de Can-field, anglais converti aux splendeurs de l'Église romaine (La Règle de perfection. 1609). les jésuites Coton et Binet. et surtout les deux auteurs majeurs de l'« Ecole française », tous deux de formation jésuite, et lecteurs de Thérèse d'Avila, « alias la bible des bigottes » selon le huguenot Pierre de L'Estoile (Journal, 1606). Le premier, François de Sales, évèque de Genève, propose dans VIntroduction à la vie dévote (1609), énorme succès pendant tout le siècle, un humanisme pieux et une théologie pratique pour la vie quotidienne. Le second, Pierre de Bérulle, fondateur de l'Oratoire, laissant dans l'ombre tout ce qui est temporel et humain, se fixe sur la méditation de l'infini de Dieu, dans un « théocentrisme » qu'il compare lui-même à l'héliocentrisme de Copernic, développant dans ses traités, entre 1615 et 1629. une conception tragique de la grandeur de Dieu et du néant de la condition humaine, du monde comme « échafaud de notre supplice ». Sans doute l'optimisme suave de François de Sales (le chapitre III, 38, de l'Introduction compare expressément la dévotion à la confiturE), son style fluide et fleuri sont plus proches de la sensibilité baroque (« c'est le commencement du style rococo » pour LansoN) que la sombre rigueur de Bérulle qui, dans sa réaction contre l'humanisme profane, annonce plutôt le jansénisme. Mais tous deux sont représentatifs de la Contre-Réforme : la spiritualité doit « perfectionner ceux qui vivent ès-états séculiers » et n'être plus un privilège monastique. À leur suite, une fièvre pieuse touche bourgeois et gens de cour, et «toute la haute société française prend de 1604 à 1640 le chemin du Carmel » (P. ChaunU) : elle n'échappe pas à une forme de la séduction baroque. C'est d'ailleurs aussi cet engouement pour la sainteté au quotidien qui va créer des réseaux de charité et d'ordre moral, des sociétés discrètes de dévotion et de « cabale » telles que la Compagnie du Saint-Sacrement à qui nous devons, d'une certaine manière. Tartuffe et Dont Juan. 2. Illuminés et possédés Mysticisme et « mystiquerie » sont plutôt mal tolérés par la discipline ecclésiastique : celle-ci se méfie des visions, extases, transports, ravissements, stigmates et dons des larmes, qui vont souvent avec une double indifférence au péché et à l'autorité. L'Inquisition espagnole dans sa chasse aux alum-brados, « illuminés » qui cherchaient à atteindre Dieu par le pur amour et le mépris du monde (et de l'institutioN), avait aussi suspecté, parfois persécuté, de futurs saints. En France, au sein même des jésuites, une « nouvelle spiritualité » est jugée pernicieuse par la hiérarchie : J.-J. Surin (auteur des Cantiques spirituelS) est lié à cette « dévotion extraordinaire » dont les excès de « vertu héroïque » frôlent « une ostentation toute "baroque" » (M. de CerteaU). À partir des années 1660, la dévotion « illuministe » trouve son aboutissement dans le quiétisme, forme de « pur amour », qui se répand avec le succès de l'ouvrage La Guide spirituelle (1675) de l'Espagnol Michel Molinos. Pour atteindre la perfection chrétienne, l'âme doit entrer dans le repos en Dieu, dans une passivité totale, sans le moindre intérêt ni pour les ouvres ni pour son salut. À contre-courant de la Réforme catholique, son influence considérable auprès des religieuses va provoquer une union sacrée des jésuites et jansénistes contre cet abandon au divin, taxé d'hédonisme spirituel, de « naturalisme », voire de stoïcisme. Malgré ce climat d'hostilité, le quiétisme connaît en France une destinée brillante avec Madame Guyon. Inspirée, entre autre, par l'« anéantissement mystique » de Jean de la Croix, elle écrit Les Torrents spirituels presque sous forme d'écriture automatique : « cela coulait au fond de moi et ne passait point par ma tête» (1682). Elle y présente les «voies passives », puis le Moyen court de l'oraison, l'indifférence, la perte de la « propriété ». Ses Poésies et Cantiques spirituels, à la fin de sa vie, sont un ultime témoignage lyrique de l'extase baroque, aux côtés de François Malaval. autre poète quiétiste (Poésies spirituelles, 1671). Nous ramènent au cour de l'âge baroque ceux que Michel de Certeau appelle les « figures de sauvage » de La Fable mystique : illettrés et bergers éclairés, Polyeuctes d'une « nouvelle spiritualité », « marcheurs » en quête d'un lieu, tous « baroques » à leur manière, dans le panache, l'ctrangeté, ou l'instabilité insatisfaite. L'ermite d'abord : le début du XVIIe siècle est un temps fort de l'érémitisme, lié à la fin des guerres de religion, à la déception et au refus du compromis social, aussi intransigeant que celui du Pauvre de la forêt dans le singulier tête-à-tête avec Don Juan. L'image de l'anachorète, cherchant loin du monde la rencontre avec Dieu, rejoint celle de la Madeleine au désert : figure emblématique (regard noyé, chevelure dénouée, natte déchirée, mèche fumante et tête de morT) de la Contre-Réforme repentante et du baroque pictural ; il n'en reste pas moins suspect, par sa marginalité et sa négation de l'ordre classique. Autre personnage : l'errant, caractéristique de l'époque d'instabilité et d'inquiétude spirituelle. Ainsi Jean de Labadie, auteur des Saintes Décades et de La Solitude chrétienne, né en Guyenne, mort à Altona (DanemarK), jésuite visionnaire, « prodige d'esprit et de piété », confident de Surin, accusé de libertinage chez les religieuses d'Amiens, de jansénisme chez les ursulines de Bazas, de danse devant l'autel chez les tiercerettes de Toulouse, converti au protestantisme, pasteur à Montauban, Genève, Ulrecht et Amsterdam, fondateur d'un groupuscule « labadiste » qui s'établira aux États-Unis, millénariste, séducteur, mystique et poète baroque. En contrepoint à l'« invasion mystique » on assiste à une véritable « obsession démonologique ». Peu de phénomènes, en effet, correspondent aussi parfaitement à l'âge baroque que la « marée de satanisme » qui déferle sur l'Europe, et la chasse aux sorcières qui l'accompagne : de 1560 à 1660 environ, avec paroxysme entre 1580 et 1630. Les hommes de ce temps, catholiques et protestants, sont hantés par l'idée du démon, « le prince de ce monde », objet d'un véritable genre littéraire. La Démonomanie des sorciers de Jean Bodin (1580) présente le sorcier, ou plutôt la sorcière (« Pour un sorcier, dix mille sorcières » rappellera MichclcT) comme l'incarnation du désordre et l'image du diable sur terre, antithèse exacte du roi ; le Tableau de l'inconstance des mauvais anges et démons de Pierre de Langre (1612) raconte comment, en un an, il envoya au bûcher une cinquantaine de femmes du Labourd ; le Traicté des Energumenes de Bcrulle (1599) explique que «le démon s'incorpore dedans l'homme », que celui-ci entre ainsi en contact avec le royaume des ténèbres, et que les séances publiques d'exorcismes ont valeur édifiante. La sorcière devient elle-même sujet de spectacle profane : ainsi la Galigaï, l'épouse de Cdncini, est mise en scène, à la suite de son exécution, dans La Magicienne étrangère (1617) : Tantôt des Loups garoux j'amassois les entrailles. De la graine de Chus, des testes de Cornailles, Du duvet de Lanier, du myrthe Paphien, Du Pavot endormant, du sable Egyptien, De l'encens Masculin, des pépins de Citrouilles. Du suaire de mort, et des os de Grenouilles. Par-delà ce bric-à-brac conventionnel, que l'on retrouve dans maintes pièces, les sorcières sont accusées de pacte diabolique, de maléfices contre les individus, de participation au sabbat, imaginé à la fois comme une fête de la transgression, avec ses simulacres sacrilèges, ses festins cannibales et ses orgies, et comme une conspiration généralisée de subversion sociale. L'atrocité est en tout cas présente dans le réel : chaque suspecte est arrêtée, torturée de façon si cruelle que les aveux ne tardent guère, et aussitôt exécutée. La même période est également marquée par les « affaires » de possessions : les accusés en sont des prêtres, les héroïnes des religieuses, d'Une situation sociale assez élevée, le théâtre des couvents, à Lille, Aix-en-Provence (1609-1611), Louvicrs (1643-1647), et surtout à Loudun (1632-1634). L'histoire de la « Possession de Loudun » présente tous les ingrédients et les' personnages d'un drame baroque : des religieuses assaillies et visitées par des fantômes nocturnes, des cris et des convulsions ; une prieure du couvent victime du diable, mère Jeanne des Anges, qui sera promenée comme une merveille pour montrer aux foules les traces du passage des démons sur son corps ; des séances d'exorcisme à grand spectacle devant les plus grands spécialistes de démonologie et l'afflux des curieux et des convaincus venus de partout ; un curé galant, Urbain Grandier, brûlé vif le 18 août 1634 devant des milliers de spectateurs et dont les cendres sont jetées au vent ; le père jésuite J.-J. Surin enfin, appelé pour exorciser la prieure, qui tombera à la suite de cette épreuve dans un état très grave de paralysie, d'aphasie et de troubles nerveux, dont il ne sortira que vingt ans plus tard, pour écrire, entre autres, ses Poésies et s'es Cantiques spirituels. 3. Jansénisme et anti-baroque Né au cour de sa période, de 1617 à 1635 environ, au cours des échanges entre l'abbé de Saint-Cyran et son ami Jansen (ou JanséniuS), évêque d'Ypres, le jansénisme s'est affirmé dans une opposition radicale à ce que l'on désigne communément par le terme de « baroque », tant dans le domaine littéraire et esthétique que Ihéologique et moral. Dès 1626 Saint-Cyran dénonce, chez les jésuites, le mauvais goût des métaphores excessives et des allégories mythologiques utilisées pour des réalités divines. Et la « seconde génération de Port-Royal », au milieu du siècle, refusant les « fausses beautés » et artifices mensongers, développe une exigence de simplicité de discrétion et d'intériorité qui allait s'imposer dans le classicisme (chez Pascal, mais aussi La Rochefoucauld. Racine, BoileaU), rejoignant l'idéal de sobriété et de réserve d'une société désireuse d'en finir avec les excès, la dépense, et les fantaisies de l'imagination. Car cet « anti-baroquisme » du jansénisme ne se cantonne pas à la stylistique. Il a en horreur l'exubérance et l'ostentation, aux effets désastreux sur les sens, et la moindre décoration susceptible de délectation coupable : Hamon, médecin de l'abbaye des Champs, plaint les personnes qui « sont obligées de fermer les yeux lorsqu'elles prient dans des églises trop belles » ; Saint-Cyran va jusqu'à condamner toute émotion esthétique, affirmant par exemple « que les images les plus laides sont plus propres à représenter Dieu que les plus agréables aux yeux ». Sans doute s'agit-il aussi d'une manifestation anti-romaine, d'opposition à l'absolutisme papal, à son triomphalisme, et à son autorité incarnée dans la Compagnie de Jésus ; mais cette attitude anti-baroque prend sa source avant tout dans des fondements théologiques. Car le jansénisme, dans son pessimisme, sa vision tragique du salut et sa méfiance vis-à-vis du monde, est essentiellement une réaction contre un certain humanisme jésuite optimiste et conciliant : si favorable à l'homme, à sa valeur, à ses facultés, à son libre arbitre, à sa prééminence au sein de l'univers. Les Messieurs de Port-Royal sont aux antipodes de Desmarets de Saint-Sorlin, décrivant dans les Délices de l'Esprit (1658) les degrés de plaisir qui mènent l'homme vers Dieu, et qui passent par le raffinement des arts et des sciences, mais aussi par les « délices de la Générosité, de la Fortune et de la Gloire ». autant de valeurs qui ont nourri la littérature héroïque. Ils sont aussi hostiles au stoïcisme, glorification trop brillante de la liberté humaine, comme au mysticisme, « raffinement d'orgueil » (croire la créature capable, de ce monde même, de goûter DieU), dont les élans sont suspects, la ferveur malsaine, le langage faux, le ravissement « règne tranquille de l'amour-propre », l'extase possession diabolique (« le démon procure [à l'âme] cette paix qu'il donne à ceux qu'il possède »), autant de puissances trompeuses et mauvaises. C'est donc d'abord l'esprit jésuite - moderniste et volontaire, curieux de progrès, amoureux du beau langage, apaisant les scrupules, excusant les duels et les parures - que visent les attaques des Provinciales et des Enluminures du fameux Almanach des Jésuites (1654) par Le Maistre de Sacy [contre] ceux qui tiennent école Des Équivoques, des bricoles Des subtiles évasions Et des souples évasions [...] Mais, au-delà de la polémique, c'est une sorte de nihilisme radical qui anime le jansénisme contre les facilités et les gloires mondaines et littéraires : visant à nier tout prolongement divin de notre nature, à dénoncer la « dévotion aisée » de la tradition salésienne autant que le romanesque édifiant de l'évêque Camus, à ruiner l'idéalisme d'un Corneille (de la bravoure du Cid à la superbe d'Horace ou au sublime de PolyeuctE), à discréditer les vertus qui font l'idéal de l'homme noble, à dissuader les hommes enfin, comme se vante de le faire Jacques Esprit dans la préface de son traité de la Fausseté des Vertus humaines (posthume, 1678) « de se croire des héros et des demi-dieux ». |
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