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L'engagement en question






La littérature ne saurait revenir au réel sans se prononcer sur son état. C'est-à-dire sans manifester son opinion au-delà du simple constat descriptif. D'autant que, nous l'avons montré, le réel n'est jamais qu'une construction subjective et ne se donne que dans des prises de parole. Dès lors se repose la question de « l'engagement» de la littérature. On se souvient que cette notion a été fortement contestée au cours des années 1960 et 1970. Non que la période ne fut pas «politique»: les fameux «événements» de 1968 et les turbulences qui suivirent sont là pour montrer le contraire. Mais l'on vivait alors sous le régime des « activités séparées ». D'un côté la littérature, dont l'exercice se pensait hors du monde, enclos dans le seul univers symbolique et verbal ; de l'autre l'engagement politique, parfois porté aux limites de la violence. Les deux pratiques ne se recoupaient pas: Alain Robbe-Grillet avait décrété l'engagement «notion périmée» et les dernières avant-gardes, convaincues par la linguistique que l'activité littéraire ne pouvait rien changer à l'ordre du monde, avaient renoncé à s'inscrire dans la perspective du texte militant théorisé par Sartre. Non que les écrivains fussent devenus plus indifférents aux vicissitudes sociales et politiques, mais l'intervention publique s'exerçair hors littérature : on a vu les mêmes signer le « manifeste des 121 » et revendiquer des ouvres purement « formelles » sans prises sur le réel. Le même éditeur (MinuiT) publiait La Question de Henri Alleg mais refusait un roman de Claude Ollier, Le Maintien de l'ordre, trop marqué par la question coloniale. Quant aux jeunes intellectuels versés dans l'activisme politique révolutionnaire, Jean-Pierre Le Dantec et Olivier Rolin le rappellent, ils s'interdisaient la littérature, jugée trop «bourgeoise», qu'il s'agisse de l'écrire ou même de la lire.

Au début des années 1980 en revanche, l'« intervention » littéraire n'est plus proscrite: les «écritures du réel» en ont donné l'exemple. Elle ne retrouve pas pour autant les modalités qui furent les siennes des années 1930 aux années 1950. Loin du «roman à thèse », la littérature contemporaine procède plutôt par saisie critique du monde qui l'entoure et relecture non moins critique des discours qui témoignent du passé. Elle ne se fait pas l'écho d'une idéologie préconçue mais s'énonce depuis cette défection des grands discours que Jean-François Lyotard a décrite. À cet égard, il est intéressant de confronter les récits des anciens militants des années 1970 finalement devenus écrivains quand même, à ceux de la génération immédiatement suivante qui cherchent et ptatiquent les formes d'une nouvelle intervention sociale.



Retours sur l'engagement militant



En 1978, Robett Linhart, jeune intellectuel normalien engagé dans le mouvement maoïste de la Gauche prolétarienne, avait donné, dans L'Etabli, le récit de son «établissement» chez Citroën, comme on nommait alors l'embauche volontaire en usine des militants gauchistes. Il s'agissait, pour ces jeunes étudiants, à la fois de découvrir la vie effective des ouvriers afin de ne plus en avoir qu'un savoir abstrait, et d'éveiller les « masses populaires» à l'action révolutionnaire, si possible en fomentant grèves et manifestations. Le ton de l'ouvrage de Linhart, déjà, est empreint de désillusion. Une grève, certes, a réussi à repousser l'aggravation des conditions de travail. Mais pour le reste, le résultat est bien maigre. Ses compagnons ne sont pas plus convaincus que lui, et même souvent moins. Déçus par l'insuccès de leur action, refusant de basculer dans la violence dure comme leurs compagnons d'Italie ou d'Allemagne, peu sûrs finalement de souscrire aux exigences qu'ils s'étaient imposées à eux-mêmes, beaucoup survivent plus ou moins bien à la fin des années 1970, certains se reconvertissent dans telle ou telle activité professionnelle, d'autres entament des carrières, journalistiques ou médicales. Mais ils ne témoignent pas : comment dire cette désillusion sans mener en même temps la critique de la foi politique qui les animait? Il faut attendre la toute fin du XXe siècle pour qu'enfin les langues se délient, et que les textes se publient.



Tous choisissent de le faire sous la forme du « roman », comme si cette forme était plus propice à dire de quel imaginaire s'était nourri l'engagement militant, comme si elle était plus accueillante à l'inévitable déformation de l'Histoire qu'impose le point de vue subjectif, comme si, enfin, elle seule pouvait manifester la réhabilitation de la littérature aux yeux mêmes de qui l'avait proscrite. Jean-Pierre Martin raconte ainsi dans Le Laminoir (1995) la découverte du monde du travail, de son langage, de sa chaleur, en contrepoint à ce que l'entreprise exige de l'ouvrier, de sa résistance, de sa force et de son corps. Le ton, souvent léger, témoigne d'une franche sympathie dont on sent qu'elle a pu façonner le coeur du narrateur au fil d'une expérience qui ne pouvait se prolonger faute d'adéquation à un désir profond. L'évocation de Jean Rolin est moins empathique : non que le narrateur de L'Organisation (1996) se refuse à fraterniser avec les ouvriers des diverses entreprises qu'il fréquente, mais sa perspective est différente. Car l'accent, le titre le dit bien, est mis sur ('«organisation» qui lui impose l'« établissement» en usine, impulse des «actions» et requiert, souvent, la clandestinité. Jean Rolin raconte ces années de la Gauche prolétarienne comme une série d'actions qui tiennent plus des aventures des Pieds Nickelés ou de Tartarin que de la révolution en marche. Le narrateur affiche sa paresse relative, justifiée par l'argument politique de ne pas contribuer à l'enrichissement du Capital, et se dérobe autant que possible aux tâches difficiles. Son ton désabusé, proche de Woody Allen, manifeste la distance prise avec l'idéologie. On sent bien qu'il ne croit guère aux mots d'ordre qui dirigent son action - ou bien a-t-il à ce point cessé d'y croire que cette désaffection imprègne rétrospectivement les événements rapportés ? Loin de produire le récit épique d'une poignée de militants décidés, le livre laisse l'engagement se défaire de lui-même dans une sorte d'indifférence, comme s'effiloche un drapeau au vent qui le bat.

C'est aussi à l'organisation qui a chapeauté des années de son existence que s'en prend François Salvaing dans Parti (2000), mais il s'agit cette fois du parti communiste, et le livre ne se satisfait plus d'un récit relativement bref et distant, voire ironique comme l'est celui de Jean Rolin : c'est une somme. Salvaing entre dans le détail d'une vie véritablement régie par des modes d'être et de comportement, des pratiques ritualisées, des points de vues dogmatiques reçus sans véritable discussion par des militants, tous empreints de générosité et de bonne volonté, et convaincus qu'il fallait en passer par cette rigidité pour faire advenir des jours meilleurs. La phrase se fait plus amère que dans les deux exemples précédents et le poids du livre dit en effet la somme des efforts consentis, jusqu'au moment où il n'est plus possible d'accepter des positions irrecevables, où il faut choisir entre s'exclure soi-même ou l'être par le «Comité» et l'« Appareil », et finalement renoncer dans la douleur à tout ce poutquoi on a vécu si longtemps : « parti », c'est aussi le participe passé du verbe «partir».



Du côté des militants d'extrême gauche, on n'était pas tendre envers le «Parti». Jean-Pierre Le Dantec, membre des Etudiants communistes jusqu'en 1965, devenu en 1968 l'un des responsables de l'Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes puis de la Gauche prolétarienne, s'en souvient dans Étourdissements (2003) : le narrateur, issu d'un milieu communiste et demeuré fidèle à l'idéologie familiale, se fait tancer par une camarade, étudiante en architecture «établie» en usine: «les stals, apprends-le, c'est comme l'Inquisition. Une machine qui te tue pour ton bien». Mais ces différences marquées, le constat de cette jeune femme est le même que celui de Salvaing, amertume et désillusion: «Cette année-là, ta vie était en loques. Espoirs défaits, Gauche prolétarienne dissoute, amours en ruines et pas même un métier, une occupation auxquels te raccrocher. Comme si les trente années que tu avais déjà vécues [...] n'avaient été qu'une friche, a waste land, une terre vaine, pourrie par une semence immonde, catastrophique [...] et puis surtout l'usine, Mai 68, la Gauche prolétarienne et puis rien au bout du compte, le vide, la réalisation brutale qu'on a fait fausse route, qu'on s'est trompé. »

Le roman rapporte les espoirs et les errements d'un petit groupe surnommé le «Davidsbund» parce qu'il se réunit autour d'un peintre prénommé David et le lecteur découvre combien cette vie militante reposait surtout sur le besoin de se retrouver, de partager des croyances et des actions, de se rassembler et de se ressembler. C'est justement l'abandon de cette foi, certes juvénile mais exigeante, que condamne à sa manière, plus virulente, Natacha Michel dans Circulaire à toute ma vie humaine (2005). Un diplomate, bien installé dans la «carrière», retrouve ses compagnons de «lutte» maoïstes lors d'un colloque. Mais cet ancien fondateur des «comités Vietnam de base» en 1967, organisateur de «comités de quartiers» en 1968, établi à Renault pour mobiliser les ouvriers en 1970, ne reconnaît plus ceux qui voulaient changer le monde: tous consentent désormais à son état, y trouvent même leur compte et certains prônent l'avènement d'une nouvelle spiritualité. S'ouvre alors un jeu de massacre farcesque et dramatique qui voudrait garder ouvertes les portes de l'utopie politique.



Critique de l'idéologie



Que les retrouvailles soient fraternelles chez Le Dantec ou violentes chez Natacha Michel, l'heure semble à la nostalgie d'une époque qui a cru en ses rêves. Or les choses sont plus complexes : ces rêves, pouvait-on vraiment y croire? La question est posée par le roman d'Olivier Rolin, Tigre en papier (2002), sans complaisance rétrospective : « L'idéologie, c'est la passion du faux témoignage, et c'est une passion très impérieuse. » 11 dresse les portraits de Mao en Minotaure concupiscent, dont le «petit livre rouge» est un recueil de «versets obtus» de «style prudhommesque», de Benny Levy - « Grand Dirigeant » de cette Gauche prolétarienne (dont Olivier Rolin dirigeait la branche « armée ») - en « Gédéon » suave et hypnotique, des jeunes gens de «La Cause» en adolescents «très durs et très infantiles » et de « La Cause » elle-même en « nef des fous ». Mais la réponse est complexe, difficile à mettre au point. Embarqué dans le « vaisseau Remember », une valeureuse DS Citroën, le narrateur raconte à la fille de son ami Treize mort depuis (lequel condense dans le roman deux anciens compagnons de Rolin dans la réalité historiquE), ce que furent ces années militantes. Non pour se complaire à des souvenirs d'«ancien combattant», mais pour comprendre ce qui motivait cet engagement, les erreurs qui le minaient, ce qu'il en reste ou ce qu'il aurait fallu en sauver. Ce bilan, mené tout au long d'ironiques « révolutions » autour du boulevard périphérique parisien, traversé de multiples digressions, est un texte adressé: adressé au narrateur lui-même dans l'indistinction d'une seconde personne qui supplée souvent au « je » inspirée par l'interpellation de soi-même que déploie Apollinaire dans Zone; adressé aussi à la jeune fille, représentant les nouvelles générations, ignorantes de ces années, mais aussi, et c'est plus grave, de l'Histoire et de ce qu'elle aide à conjurer:



Parmi ces choses, il y a ça: il doit y avoir un rapport entre votre culte naïf du bonheur individuel, à vous autres les ultra-modernes, et le fait que vous soyez si foutrement ignorant de ce que c'est que l'Histoire. Parce qu'il y a du tragique là-dedans, Prométhée et toute la suite, désolé, ça ne marche pas qu'à l'épanouissement individuel. Mais vos modèles à vous, vous les trouvez dans la pub, cette espèce d'éternité de pacotille qui est le contraire de l'Histoire. Alors là, évidemment, c'est le bonheur à tous les étages. Mais ça ne matche pas comme ça, l'humanité, merde, on n'est pas des top modèles... Les saints, les héros, les révolutionnaires, ce ne sont pas forcément des petits mecs bien équilibrés... pétant de santé... levés de bonne heure, cheveu souple et menton bien rasé... Tu commences à devenir pontifiant, te fait-elle agacée, secouant au bout de sa clope une trompe de cendre. Elle a peut-être raison. Fais gaffe à ne pas tourner vieux con. Vas-y mollo, comme on disait dans les films d'autrefois, les polars où il y avait Gabin et Lino Ventura, où on perçait des coffres-forts avec le chapeau incliné sur la clope... On bien encore : « Doucement les basses. » Ton oncle disant ça, levant l'index, levant sa dextre du volant de faux ivoire de la Frégate Renault en route cahin-caha vers la côte d'Éme-raude, ta mère assise à ses côtés, entre Avranches et Pontorson, le mont Saint-Michel en ligne de mire, au-dessus des prés salés, lorsque vous commencez à faire trop de raffut derrière, toi et ton frère. Sièges en plastique jaune et noir (on dit «paille et noir», ça fait plus chiC). Ta mère assise à la «place du mort» (mais c'est l'oncle qui est plus véridiquement à la place du Mort, du Mort majusculE), fumant sans discontinuer des cigarettes anglaises. Les botnes-glace à la fraise défilant, d'ailleurs assez lentement, sur la «route de la Libération». Sur le tableau de bord, pour retenir les paquets de Players de ta mère, une sorte de petite barrière en plastique ondulé. « Matière plastique»: ce mot-là veut dire «modernité». Ta mère est contre. Pense que ça donne le cancer. La « modernité », pour elle, c'est plus ou moins tout ce qui est advenu depuis la mort du lieutenant. La modernité est un torrent impétueux dans le fil duquel elle a depuis longtemps perdu pied. Fais gaffe à ne pas te noyer comme elle dans le courant du temps, penses-tu aujourd'hui. Ta vie à peine commencée et déjà marquée, comme les viandes de boucherie, à l'encre violette de la mort, en un lieu que tu ne connais pas, dont tu ne connais même pas le nom, un fleuve d'Extrême-Orient dont on te cache le nom, dont le nom semble honteux parce qu'il veut dite « guerre coloniale» et qu'une guerre coloniale est déjà, dès cette époque, une chose dont on ne se vante pas, une chose pas prévue au programme de la vie et de la mort «pour la France», dans certaines familles tout au moins, un fleuve d'Extrême-Orient sur le delta duquel, vingt-cinq ans plus tard, pleuvront des voiles obliques de défoliants et des essaims de bombes à billes, sans que tu oses dire à Treize, dans la Citroën blanche volée, qu'à certains égards tu étais né là-bas, né à une vie bizarre que sa fille, penses-tu aujourd'hui, un jour aussi lointain dans le futur que l'était alors celui de la mort de ton pète dans le passé, ne comprendrait plus. Mort pour la France... Mort pour des prunes, oui. Ou pour des piastres. Tué par son propre obus, en plus. Mais ça tu ne le sais pas à l'époque, évidemment. Ta mère fume, silencieuse, nerveuse, à jamais détruite: ayant absolument, rigoureusement décidé qu'elle le serait, sans doute. Ta vie à peine commencée et déjà marquée...

Olivier ROLIN, Tigre en papier, © éd. du Seuil, 2002.



Rolin ne fait pas le procès de cette époque : il en recherche les véritables motivations. Enthousiasme et aveuglement (l'« étourdis-sement» de Le DanteC) sont au cour du livre. Le narrateur y voit la manifestation d'une « pensée masochiste » et d'une « sorte d'assez dégoûtante sacralisation du malheur» qu'il rapporte à sa propre situation d'orphelin d'un père lieutenant de la France Libre, ayant combattu la pieuvre nazie avant de se faire tuer en Indochine, dans une guerre coloniale. Un « récit de filiation » fictif (le père réel de Rolin, médecin militaire, n'a pas eu ce destin-là) livre ainsi une clef, parmi d'autres, de la dérive militante dont les raisons profondes relèveraient peut-être plus de la psyché collective que de la politique : « Vous ne saviez pas encore combien les hommes sont tout tramés de nuit et couturés d'effroi, la littérature aurait pu vous l'apprendre mais vous aviez rejeté la littérature. »

Le présent n'est pas épargné par le livre. Rolin stigmatise les renoncements, le consentement au « spectacle » et à la publicité : « La Révolution, à ptésent c'est devenu un gadget, une pacotille bourgeoise [...] La bourgeoisie moderne est devenue "révolutionnaire", elle a inventé ce formidable trompe-l'oil pour dissimuler ses privilèges. Mais avant que ça devienne un style prisé par les pages "tendances" des magazines chics, la Révolution c'était le dernier avatar du vieux rêve d'héroïsme. » Aussi, pour le narrateut, l'engagement est-il devenu une pratique impossible. D'une patt parce que le sentiment collectif s'est dissout, il n'y a plus de « nous » déplore le narrateur ; d'autre part parce que tout ce militantisme ignorait finalement la réalité, et s'en était fabriqué une, imaginaire et simpliste : « Notre histoire, quand on était un «"nous", s'était déroulée assez largement hors des contraintes du réel: atterrir là-dedans, les deux pieds dans le plat du réel, parachuté depuis la région des chimères, certains en ont été capables, la plupart, mais moi non [...] la dose d'irréalisme avait été trop forte. »



Un engagement d'une autre forme



Même critique, le désenchantement ne dispose guère à l'engagement: on comprend que ce ne soit pas de ce côté-là que sont venues les nouvelles formes d'intervention sociale de la littérature. Ces interventions littéraires se font selon plusieurs voies, suivant que sont privilégiées la fiction, l'investigation, l'intervention ou la réflexion. Du côté de la fiction, il faudrait mentionner ici un écrivain dont nous avons déjà parlé: Antoine Volodine. D'une certaine façon, en effet, quelques-uns de ses romans font diptyque avec ceux que l'on vient d'évoquer. Dans Lisbonne dernière marge, notamment, il met en scène un personnage issu de la mouvance terroriste allemande, et plus généralement, emprunte à la vulgate politique du XXe siècle, surtout à ses années noires. De tels livres sont autant de « fictions politiques », qui durcissent et noircissent le trait pour mieux en accuser les contours. Pour Volodine, « lire signifie aussi qu'il faut choisir son camp». Contrairement à ceux que l'on vient d'évoquer, ses romans ne s'inscrivent cependant pas dans une mémoire historique précise, mais ils accentuent, en les portant à leurs plus extrêmes limites, les pratiques et les rhétoriques que les idéologies ont pu mettre en ouvre ou préfigurer. Une telle forme d'écriture demeure néanmoins assez rare dans la production littéraire française actuelle et ne dessine pas encore du moins une voie majeure des renouveaux de «l'engagement».



Le roman d'investigation



Une autre de ces voies nouvelles, en revanche, et même la première en date sans doute, est celle du «polar». Moins lié que la littérature des années 1970 par les positions théoriques qui les excluaient, le roman policier s'est en effet autorisé des incursions dans le domaine politique. Apparaissait alors un « néopolar» à la française, attentif à l'actualité du moment: militanccs d'extrême gauche, répressions policières, reconversion des nervis de l'OAS, dissimulations des anciens nazis. Jean-Patrick Manchette donne l'exemple avec des romans comme Nada, Fatale, ou La Position du tireur couché, bientôt suivi par d'autres qui étendent leurs enquêtes à l'Histoire récente. Frédéric H. Fajardie (Des lendemains enchanteurs, 1986) et Thierry Jonquet {Du Passé faisons table rase, 1993) font ainsi le procès du Parti communiste et de son fonctionnement. Mais c'est Didier Daeninckx qui s'installe le plus systématiquement dans cette voie. Avant Le Der des ders dont il a été question plus haut, il ouvre dans Meurtres pour mémoire (1985) le dossier trop soigneusement refermé de la répression des manifestations de 1961 en faveur de l'Indépendance algérienne et du massacre de Charonne et, s'inspirant de la carrière du préfet Papon, superpose la répression contre les Algériens aux crimes de guerre de la Collaboration.



Elle ne pouvait quitter des yeux cet être effroyable qui allait la tuer. La main s'abattit brusquement mais Saïd, au prix d'un effort terrible se porta devant elle, la protégeant de son corps. La brutalité du choc les renversa tous deux. Le policier n'en continuait pas moins de frapper Saïd. Il finit par se lasser. Kaïrat craignait de faire le moindre geste pouvant laisser croire à leur agresseur qu'elle vivait encore. Saïd, au-dessus, faisait de même, pensait-elle, jusqu'à l'instant où elle identifia le liquide poisseux et acre qui s'étalait sur son manteau. Sa peur était douce en comparaison de l'immense douleur qui s'empara des moindres atomes de son être. Elle releva le cadavre de son ami en hurlant.

- Assassins ! Assassins !

Deux policiers s'emparèrent d'elle, la dirigèrent vets un des autobus de la R.A.T.P. réquisitionnés pour assurer le transfert des manifestants appréhendés, vers le Palais des Sports et le Parc des Expositions de la Porte de Versailles.

Seul Lounès était indemne, il tentait de disperser la foule dans les petites rues qui jalonnent les boulevards. De nombreux passants prêtaient main-forte aux C.R.S. et leur désignaient les porches, les recoins où se cachaient des hommes, des femmes rendues stupides par l'horreur.

Il était près de huit heures. Sur les quais situés en contrebas du pont de Neuilly, deux immenses colonnes formées par les habitants des bidonvilles de Nanterre, Argenteuil, Bezons, Courbcvoie, se mirent en mouvement. Des responsables du F.L.N. les encadraient et canalisaient les groupes qui ne cessaient de se joindre a eux. Ils étaient au moins six mille ; les quatre voies du pont ne semblaient pas assez larges pour assurer l'écoulement du cortège. Ils dépassèrent la pointe de l'Ile de Puteaux, sous leurs pieds, et pénétrèrent dans Neuilly. Pas un ne portait d'arme, le moindre couteau, la plus petite piètre dans la poche. Kémal et ses hommes contrôlaient les individus suspects; ils avaient expulsé une demi-douzaine de gars qui rêvaient d'en découdre. Le but de la démonstration était clair: obtenir la levée du couvre-feu imposé depuis une semaine aux seuls Français musulmans et du même coup prouver la représentativité du F.L.N. en métropole.

La voie était libre ; ils purent distinguer, au loin, l'Arc de Triomphe illuminé à l'occasion de la visite officielle du Shah d'Iran et de Farah Dibah. Comme à leur habitude, les femmes prirent la tête. On voyait même des landaus entourés d'enfants. Qui pouvait se douter que trois cents mètres plus bas. masqués par la nuit, les attendait une escouade de Gendarmes Mobiles épaulée par une centaine de Harkis. À cinquante mètres, sans sommations, les mitraillettes lâchèrent leur pluie de balles. Omar, un jeune garçon de quinze ans, tomba le premier. La fusillade se poursuivit trois quarts d'heure.

Didier DaENINCKX, Meurtres pour mémoire, © éd. Gallimard, 1996.



Suivront bien d'autres livres, attachés à dénoncer les menées révisionnistes (Éthique en toc, Nazis dans le métro...), les malversations politiques ou financières de tous ordres, et le mépris dans lequel les institutions tiennent immigrés, étrangers et classes populaires. Cette forme d'enquête policière qui fait fiction d'événements réels et révèle ainsi des pratiques criminelles dissimulées connaît depuis le début des années 1980 un succès certain que sont venus alimenter les romans de Jean-Claude Izzo ( Total Khéops, Chourmo, SoleA), de Jean-François Vilar (Bastille tangO) et d'autres (cf. infrA).



Les traumatismes de l'Algérie : engagement ou creusement de la mémoire ?



Cette pratique ne déborde cependant quasiment pas sur la littérature « non policière». Il est frappant par exemple de constater que, s'agissant de la guerre d'Algérie et des affrontements qu'elle a suscités jusque sur le territoire métropolitain, on ne trouve guère d'écrivains qui s'attachent vraiment à en traiter. C'est assez tardivement que, dans Le Dehors ou la migration des truites, en 2001, soit plus de quinze ans après Meurtres pour mémoire, Arno Bertina tresse deux histoires, celle de Kateb, un immigré kabyle marié à une Française, pris dans les émeutes de la fin 1961 à Paris, et celle de Malo, un médecin français «émigré» en Algérie pour fuir une famille bourgeoise provinciale, qui revienr lorsque l'Indépendance est proclamée, deux destins juxtaposés pour dire une tragédie qui dépasse les individus. Car ce sont plutôt les questions du traumatisme de la guerre d'indépendance et de l'impossible retour qui intéressent les écrivains : la difficulté de la réintégration était aussi présente dans la pièce de Koltès, Le Retour au désert (1988), même si elle n'en constituait pas le sujet principal. Ainsi que le déclare Mathilde, qui revient d'Algérie: «Quelle patrie ai-je, moi? Ma terre, à moi, où est-elle ? [... j En Algérie, je suis une étrangère et je rêve de la France ; en France, je suis encore plus étrangère, et je rêve d'Alger. Est-ce que la patrie, c'est l'endroit où l'on n'est pas ?» Le personnage de Bertina, comme celui de François Bourgeat (La Nuit Algérie, 2004), tente un retour en Algérie, soldé par un échec. Le romancier dénonce toutes les illusions de la coopération, et montre les débuts de la violence « civile », qui ne fait que prolonger les violences de la guerre.

Alors que les romanciers algériens, de Rachid Boudjedra, Mohammed Dib et d'Assia Djebar à Nabile Farès, Rachid Mimouni, Habib Tengour ou Yasmina Khadra, n'ont jamais remis en question la vocation politique d'une littérature dont ils Revendiquent la portée «subversive» (BoudjedrA), les écrivains français d'origine algérienne se préoccupent finalement plus de leur identité divisée que d'implication politique. Il est vrai que, de l'autre côté de la Méditerranée, quatre décennies après l'Indépendance, la violence continue de ne pas épargner le pays, et les urgences, y compris littéraires, ne sont pas les mêmes. Les conditions dans lesquelles écrire non plus, quand s'exerce la censure, quand les écrivains, comme Tahar Djaout, meurent assassinés. Dans La Malédiction (1993), dédié à la mémoire de Tahar Djaout, Rachid Mimouni met en relation directe les crimes de la guerre précédente et cette violence des années 1990, pour tenter de démêler les racines profondes du mal qui ronge la société algérienne. Dans Le Blanc de l'Algérie, Assia Djebar élargit le propos à tous les écrivains de l'Algérie, arabes et français, morts dans les trente dernières années. À partir des trois intellectuels assassinés en 1993, auxquels le livre est dédié (Boucebci, Boukhobza et AlloulA), elle convoque des morts illustres (Camus, FanoN) dont certains (FeraouN) furent tués par l'OAS dans les années 1960. Ecrivains confirmés et nouveaux venus utilisent une langue plus accessible, des formes moins hermétiques pour témoigner et dénoncer, souvent au péril même de leur vie.



De ce côté-ci, en revanche, domine la question de l'incertitude identitaire. Leila Sebbar (née en Algérie de mère française et de père algérien, est-elle algérienne ? française ? beur ? écrit-elle une littérature française ou francophone?) se définit comme «en exil d'un pays de mémoire » et présente ses livres comme le signe de son histoire «de métisse obsédée par sa route et les chemins de traverse ». Elle se dit « croisée », terme qui signifie pour elle « métisse » et reprend dans une acception plus positive celui que les intégristes musulmans utilisent à l'encontre des chrétiens. Dans/

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