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LEOPARDI - Zibaldone






Pour aborder Leopardi il y a deux routes qu'on peut suivre. L'une est celle de sa poésie, l'autre, celle de sa prose, et, en particulier, de son journal intime, le Zibaldone, c'est-à-dire en français Le livre de la confusion. Ces deux routes passent peut-être par les mêmes pays, mais révèlent deux mondes entièrement différents. La première nous mène en des lieux qui nous paraissent d'une grande beauté; la seconde nous fait repasser par les mêmes endroits, mais en nous mettant cette fois en présence d'une réalité toute différente, celle du néant ou du rien.

Empruntons la première de ces deux routes. Il sera toujours temps d'emprunter la seconde, lorsque le charme de la première se sera dissipé.



La première ne révèle pas ses beautés tout de suite. Que voyons-nous au début du poème destiné à nous décrire la plus émouvante expérience vécue par le poète ? D'abord presque rien. Une colline, bordée sur tout son cours par une haie qui la longe, et qui ne permet pas au promeneur de porter le regard au-delà. Le regard est confronté par une barrière, semble-t-il, continue, qui lui cache précisément ce qu'il voudrait contempler. Or, voici que le paysage change, à moins que ce ne soit l'état d'esprit de celui qui cherche à le voir. Sans doute le paysage ne cesse pas d'être sévèrement borné. Mais le fait même que des limites matérielles soient imposées au spectateur suggère à celui-ci que, derrière ces limites, il y a un au-delà. Cet au-delà est nécessairement situé du côté invisible, celui qui est de l'autre côté de la muraille de verdure. La vue reste interrompue. Pourtant, justement en raison de l'obstacle qu'elle offre au regard, elle incite celui qui longe la haie à croire que, par-delà, existe un autre paysage. On ne le perçoit pas sans doute, mais on peut le deviner, le rêver. Il y a donc dans le paysage qui s'offre au promeneur un ensemble d'éléments dont certains sont ouverts au regard, et dont d'autres, au contraire, sont réservés et, pour le moment, inaccessibles, sauf en pensée. Au premier plan, rien n'empêche que le promeneur ne prenne directement possession du paysage restreint, et, par conséquent, sévèrement déterminé, qui se présente à sa vue. Mais là-bas, derrière la haie, il y a l'autre plan, l'autre pays, 1' « arri'ere-pays », comme dirait Yves Bonnefoy, ou le « dernier horizon », comme dit Leopardi lui-même; dernier pays, plus désirable que tous les autres, mais qui est aussi, précisément, celui qu'il n'est pas permis de connaître, celui dont le regard du promeneur est exclu : « Dell'ltimo oriente il guardo esclude. »



Tout tourne donc autour de cette exclusion. Par-delà le fini, le perçu, il y a quelque chose, quelque pays, quelque réalité nécessairement inconnue dont nous ne savons rien, pas même si elle a aussi des limites, mais qui, justement du fait que nous ne pouvons lui reconnaître, en son fond, de limites, devient, pour nous, illimitée. Dès lors que nous reconnaissons ce grand changement, nous nous trouvons, nous-mêmes aussi, transportés dans cet autre univers : univers où nous imaginons qu'il n'y a plus de haies, de barrières, de limites déterminées, ni, à l'intérieur de ces limites, de formes, de gestes, de sons, d'actions précises, d'occupations définies : bref, un univers où rien n'est plus soumis à des limitations et à des déterminations. Soudain, dans la pensée du promeneur un grand silence se fait, tandis qu'il découvre, est-ce encore au-dehors, ou n'est-ce pas, cette fois, à l'intérieur de lui-même, un vaste espace libre qui s'étend à perte de vue et que rien ne définit.



Alors, dit le poète, héros et victime de cette aventure, « au milieu de cette immensité se noie ma pensée ». Or, si le poète emploie, pour caractériser cette transformation, un terme si manifestement négatif, impliquant, comme il le fait, sa propre disparition finale, c'est qu'à ses yeux ce phénomène est bien tragiquement négatif, impliquant, comme il le fait, non seulement la fin de l'aventure, mais la disparition de l'être qui l'avait vécue. Noyade où disparaît l'être défini que celui-ci avait été plus ou moins longuement dans un monde qui semblait, lui aussi, défini, perte de soi actuelle dans l'indéfinissable.

La tentative d'épanouissement de la pensée par-delà les limites qui lui étaient assignées ne peut donc avoir, pour Leopardi, qu'une seule issue : c'est la disparition de l'être, le vide absolu, le néant.



Le poème se termine donc, comme il devait se terminer, par une catastrophe spirituelle. Celle-ci n'est pas moins complète pour n'être exprimée que par un mot, prononcé dans le silence. Se soustrayant à toutes les limites, le poème nous fait entrer silencieusement dans cette contrée indéfinissable que le poète appelle l'infini.

Pourtant est-ce bien là l'infini, tel qu'en d'autres passages des Zibaldone, le poète lui-même l'entend. C'est en effet un sujet sur lequel, dans son journal, il revient fréquemment. Les Anciens, y dit-il, ne doutaient pas de l'existence de l'infini, ne considérant même toutes choses et eux-mêmes que dans le rapport qu'ils établissaient entre eux et lui. Sans doute, eux aussi, comme nous, laissaient leur imagination errer dans le vague et l'indéterminé. Mais cet indéterminé n'était qu'un moyen pour eux d'approcher en pensée un infini réel, authentique, proprement divin, qu'ils distinguaient soigneusement de Yindéfini ou de Y indéterminé. Les Modernes, au contraire, se donnent l'illusion d'atteindre l'infini proprement dit, mais ils n'accèdent réellement à rien, sinon au sentiment du rien lui-même, du vide, de la nullité de toute chose, de la négation de l'être. Ainsi confondent-ils, dit le poète, deux choses profondément dissemblables, l'infini authentique, le divin, et son contraire, le néant.



C'est de cette confusion que naît toujours, au dire du poète, le besoin > qu'éprouvent les Modernes, par une vanité à peine dissimulée, de donner à leurs rêveries l'apparente assise de pensées qui exprimeraient réellement, substantiellement, l'infini. Or, dit Leopardi, il n'y a pas de saisie de l'infini. L'infini est inconnaissable. La pensée humaine ne saurait même en concevoir la nature. Toutefois, ce qu'elle peut faire, et ce qu'elle ne fait d'ailleurs que trop souvent, c'est se donner des formes de penser et de sentir dans lesquelles le déterminé se trouve associé à l'indéterminé, le précis au vague, le fini à l'indéfini. Tantôt cette complexité confuse de la pensée existe dès le départ, comme un mélange impur de réalité et de vide, tantôt elle se présente comme une sorte d'écran semi-transparent qui donne à l'imagination le sentiment d'atteindre à travers un voile ce dont elle rêve; et tantôt encore elle se conçoit comme un mouvement de l'esprit, composé de degrés successifs, grâce auxquels elle croit s'élever dans des zones de plus en plus indéterminées. Ainsi l'espérance, toujours trompeuse, nous entraîne, ou croit nous entraîner, en haut. Mais, de toute façon, le désir de l'infini ne peut nous conduire que dans des régions troubles. D'où la préférence que nous avouons pour les lieux imparfaitement éclairés, le clair-obscur, le vague sous toutes ses formes et jusque dans l'informe. Ce ne sont là en réalité que de vaines tentatives pour atteindre ce que nous imaginons être un infini positif. Que celui-ci existe ou non, nous ne pouvons jamais nous approcher en imagination que d'un infini négatif, un infini trompeur, dont le vrai nom est l'indéfini ou l'indéterminé. Et même cet indéterminé, nous ne pouvons, non plus, l'atteindre, que derrière les formes illusoires qu'il emprunte. Ce qui se dissimule, c'est l'indéterminé pur, c'est-à-dire tout simplement le néant.

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