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Les ailleurs du récit






Oralités écrites : la littérature antillaise

Le roman se vivifie d'ouvrir son imaginaire à la richesse du monde et de renouveler la texture de ses voix. Les romanciers antillais ont, à cet égard, considérablement enrichi, ces dernières années, la polyphonie romanesque. On se méprendrait en effet à ne voir dans leurs ouvres que la simple expression d'une « communauté » particulière. Les enclore dans la «littérature postcoloniale», au risque de déformer la réalité politique, serait méconnaître les qualités éminemment littéraires d'une production qui ne se réduit ni au «travail de mémoire» qu'elle produit effectivement sur sa propre histoire, ni aux revendications indépendantistes que certains écrivains sont parfois enclins à soutenir. Si de tels thèmes interviennent effectivement dans leurs romans, force est de reconnaître d'abord la prodigieuse invention d'écriture sur laquelle le prix Concourt attribué à Texaco, de Patrick Chamoiseau en 1992, a eu le mérite d'attirer l'attention.



De la négritude à la créolité

Inaugurée après-guerre autour du concept de «négritude» forgé par Aimé Césaire, Léopold Sedar Senghor et Léon-Gontran Damas pour revendiquer leur propre univers imaginaire, social et linguistique face à la domination de la culture occidentale, la littérature antillaise rompt aujourd'hui avec la référence africaine. Edouard Glissant, dont l'ouvre poétique fut en ses débuts assez proche de Césaire, élabore dans ses essais le concept d'antillanité (Le Discours antillais, 1981) : la relation des îles antillaises francophones avec le reste de la Caraïbe devient le principe fondateur d'une identité nouvelle. Dans Hérémakhonon et Une saison à Rihata (1981), Maryse Condé, qui peint les difficiles contacts d'une Antillaise actuelle avec la société africaine traditionnelle, montre que cette dernière ne saurait être mythifiée et que le retour au continent originel est loin d'avoir la séduction d'une utopie. Attentive à la diaspora antillaise et africaine (en Afrique du Sud, aux États-UniS), elle dresse dans Ségou (1984-1985) un tableau sans complaisance de l'empire africain du Mali aux temps de la traite des esclaves et suit ses personnages jusqu'à l'arrivée aux Antilles.

Radicalisant les idées de Glissant sous le terme de créolité, toute une génération veut porter au jour la « mémoire vraie » du peuple antillais et donner naissance à une « littérature créole d'expression française » (Confiant, Chamoiseau et Bernabé, Eloge de la créolité, 1990). Elle s'affronte au paradoxe d'écrire une langue créole, purement orale : « Mon langage tente de se construire à la limite de l'écrire et du parler» (Glissant, MalemorI). D'autant que le créole, à l'origine langue des esclaves, est menacé par le français appris à l'école et les modèles linguistiques qu'imposent radio et télévision. Aussi s'agit-il de faire du français une langue autre, qui puisse respecter cet enracinement oral. La question de la langue n'est donc pas seulement celle d'un choix alternatif: Raphaël Confiant écrit d'abord en créole des nouvelles (Jik Déyé Bondyé, 1979) puis une série de romans qu'il traduit ou fait traduire en français {Kod Yamm, 1986 trad. : Le Gouverneur des dés, 1995; Bikako-a, 1985, trad. par J.-P. Arsaye, Chimères d'En-Ville, 1997, retraduit par Confiant lui-même: Morne-Pichevin, 2002) puis, simultanément, en créole et en français. Dans Une enfance créole, Chamoiseau énumère en créole les santons de la crèche d'Anas-tasie: «des philimènes-gros-pieds,/des zizines-voleurs-poules,/ des koilus-coulirous,/des chinois-graines-de-riz,/ [...] des dorlis,/ des kala-zaza, / des chabins-à-poil-sûr, / des diablesses à talons, / des suceurs-de-souskay,/des doussineurs, [...]», puis fait réciter La Fontaine à un cordonnier ivrogne qui «sait le pouvoir de la langue française, et, quelquefois, maîtrise une ire de Man Ninottc avec un bout de Corneille, un décret de La Bruyère». Dans Texaco, le français de Marie-Sophie Laborieux est émaillé d'expressions créoles faciles à élucider. Au-delà du choix linguistique, on touche de façon plus essentielle à la nature même de l'écriture antillaise : «... pour l'écrivain antillais, il se pose un problème linguistique au niveau du créole et un problème sémiotique au niveau du français. Aucune de ces deux langues ne parvient à satisfaire son désir de dire le réel antillais, les roches, les mornes, les travaux et les jours », dit Confiant. Un personnage de Morne-Pichevin exprime cette difficulté à sa façon : « Le français était certes grandiose, mais, au plus profond de moi, je sentais qu'il y avait quelque doucine dans le créole [...] N'était-ce pas le seul idiome dans lequel nous exprimions nos joie, nos soufTrances ou nos rêves ? »



La créolisation du roman historique

Car le créole n'est pas simplement une langue, c'est aussi une conception du monde, un mode d'être-ensemble. Glissant, qui oppose le « tout-monde » du « divers » à l'univers occidental synthétique et rationnel, préfère parler du « chaos » : non pas le désordre, mais tout à la fois l'affrontement et l'harmonie, la conciliation et l'opposition. Or cet « être-ensemble » s'est édifié au cours d'une brève et violente histoire. Le roman antillais contemporain sera donc, dans une large mesure, d'abord un roman historique. Il rompt ainsi avec le rpman de mours, illustré par Joseph Zobel [La Rue Cases-Nègres, 1955), qui décrivait avec pittoresque la fin des grandes plantations et le passage à la ville « moderne ». Zobel s'en tenait au passé immédiat, Glissant, Confiant et Chamoiseau, mais aussi Maryse Condé (qui ne revendique pas de « crédité ») font tésonner dans le présent l'origine obscure, la déportation, la traversée d'Afrique en Amérique: «Cela se passait au début de la Traite négrière, dont nous avons peine à rassembler les origines calamiteuses » (Glissant, Sartorius, 1999). Ils disent l'envers de l'histoire coloniale, écrivent depuis la position de l'esclave.

Glissant rappelle la révolte des nègres marrons, qui fuirent dans les hauteurs des mornes pour échapper au monde de la plantation (La Case du commandeur; Mahagony; OrmeroD). Son enquête en forme de spirale s'oppose à la linéarité univoque de l'histoire occidentale, plonge jusqu'aux origines mythiques de la création de l'Africain. Il imagine dans Sartorius le peuple invisible des Batou-tos, qu'il retrouve partout où survit l'âme de l'Afrique originelle, celle d'il y a 500 ans avant J.-C, jusque dans les dessins de Durer, les tableaux de Ghirlandaio ou de Tiepolo. Les chronologies que Glissant place à la fin de ses romans embrassent toute l'histoire de l'humanité, et, pat extension géographique, ses romans relient la révolte du nègre marron avec celles des autres îles antillaises (la lutte armée de Flora Gaillard dans OrmeroD) ou celle de Lumumba au Congo, illustrant les théories que l'écrivain continue d'élaborer dans Traité du Tout-Monde (1997) sur l'identité-relation qui ouvre les Antilles francophones non seulement aux autres îles de la Caraïbe, mais finalement au continent américain et, au-delà, au « Tout-monde».



Nestor, petit fonctionnaire, vient chaque jour sur la plage du Diamant (côte ouest de la Martinique, d'où l'on peut voir GrenadE) ; Apocal est un de ses amis. Le « nous » désigne probablement Batoutos, ce peuple africain invisible inventé par l'auteur.



Et nous, dérivés de tant d'îles et de tant de fonds de mer, et avec nous ce démarcheur benoît accouru sur la plage du Diamant, nous étions d'évidence arrivés trop tard pour prendre notre part de ce bouillon de droits et de croyances, de massacres et d'obstinations sanglantes, d'identités fixes et d'assassinats légitimés qui bornent maintenant les horizons, et nous n'avions fait peuple que pour procurer aux réciteurs de proverbes, qui croient nous insulter, l'occasion de frapper sur nous cette sentence, « Peuple trop tard peuplé... »

Heureusement. Et privilège mérité, par les travers d'intolérance qui courent aujourd'hui. Exterminés avec pas mal de constance pendant un si long temps - et voyez comme ce temps s'éparpille, déjà cinq fois cent ans et plus, et nous en étions restés à ce Quatrième siècle où la conscience a monté comme un soleil - nous n'avions pas planté d'étendards, sinon parfois, à l'individuelle, en errants pour tout dire. ceux du monde indiscerné ou. tout autant, menacé. Nous n'avions rassemblé aucune Parole, et bientôt ce ne fut plus temps pour nous de vivre l'Âge des levées en masse ni l'occasion des Chants vibrants. Le monde avait passé ce passage, il ne nous avait pas attendus.

Mais nous avions persisté. Limailles, éparpillés, usés, insoutenables : désignés pour deviner en ces temps présents inextricables ce que serait un peuple que vous respirez, mais que vous ne voyez pas. Un peuple qui a choisi que tu ne le voies pas. Rappelez-vous Colino qui, aux années 40 de l'occupation vichyste dans les Antilles, hélait à travers les rues de Fort-de-France, Je crie te peuple qui n'est pas ! J'appelle au peuple que vous ne voyez pas!... Et quel peuple sinon les Batoutos serait d'un tel courage sans défaillance?

Et qu'est-ce qu'un peuple ainsi ? Ce fracas de misères tassées au sud, éternellement tassées dans leur invincible souffrance, ou la lame aussi invincible au nord, qui boule d'orient en occident et puissamment se fixe à des corages, ou bien de partout le sang qui coule en caillots et d'un coup se groupe en fougères familles genres, espèce ?

Les amis divagateurs de Nestor, c'est de lui qu'il s'agit, qui se battent fixement contre des misères aussi fixes, qui s'évaporent en grande pose dans des sciences incertaines, mais qui se méfient des silences paralysants d'Apocal, demandent à la volée, « Qu'est-ce qu'un peuple ainsi ?... »

Un peuple a l'intuition de la totalité vivante du monde, il estime ce qu'il peut y porter, il convient que ce n'est pas là une vocation souveraine.

Edouard GLISSANT, Ormerod, © éd. Gallimard, 2003, p. 167-168.



Dans L'Isolé Soleil (1981), Daniel Maximin étend l'histoire de la Guadeloupe depuis la lutte de Delgrès, défenseur de la liberté contre les troupes de Bonaparte venues rétablir l'esclavage, jusqu'aux combats politiques contemporains. Raphaël Confiant traite, dans Le Nègre et l'Amiral (1988), des résistants qui rejoignirent, durant la Seconde Guerre mondiale, les forces françaises libres. Sa trilogie, commencée avec Commandeur du sucre, poursuivie avec Régisseur du rhum et La Dissidence, peint la Martinique au temps de la fin des plantations. Nuée ardente (2002), qui évoque la ville de Saint-Pierre au moment de l'éruption du 8 mai 1902, annonce « le début du déclin de la race blanche sur cette île où elle régnait sans partage depuis trois bons siècles ». Prenant prétexte du seul survivant du drame, un « nègre mince et sans âge», voleur à la tire sauvé par les murs de sa prison, Confiant évoque à la fois une « révolte-gaoulé » du sud de la Martinique, la défaite de la France à Sedan, l'exemple des Haïtiens Toussaint-Louverture et Dessalines, etc. Chacun de ses personnages représente une partie de la communauté multiraciale : békés, noirs, mulâtres, Chinois, coulis (les coolies hindouS), que les circonstances ont rassemblés en ce coin du monde et que le volcan confond dans la destruction. Dans ce creuset de destins ainsi historicisés, la voix de Lafriquc-Guinée, sorti de l'asile des fous, dit la mémoire de la traite et de l'esclavage : « Quand je dérive sur la trace de mes générations, il n'y a que bruit de chaînes, claquements de fouet sur les dos nus, cris et sang et c'est pourquoi la peur du volcan qui s'apprête à cracher sa lave n'habite pas mon âme. [...] que pèse tout cela devant cette fièvre-frisson terrible qui m'a toujours réveillée dans mes rêves depuis le plus jeune de mon âge et qui m'a fait entendre le roulis du bateau charroyeur de nègres esclaves ? Qui m'a fait voir les cales où s'entassaient mes pères, allongés entre leurs chaînes, leurs vomissures et leurs excréments, mes pères qui se débattaient depuis la terre de Guinée, qui enrageaient dans les langues rauques de la savane, qui fomentaient d'impossibles révoltes et riaient de folie douce après un mois de traversée. »



Le premier roman de Patrick Chamoiseau, Chronique des sept misères (1986), évocation truculente des «djobeurs» du Marché de Fort-de-France, conduit le personnage principal sur la tombe d'un ancien esclave, dont le zombi (le fantômE) raconte l'histoire de la traite et de l'esclavage en dix-huit « paroles rêvées » : la chronique se fait roman historique. Dans L'Esclave vieil homme et le Molosse (1997), roman sur les premiers temps de l'esclavage et du marron-nage, écrit « entre les lignes » de Glissant, Chamoiseau remonte jusqu'au peuple caraïbe qui habitait les Antilles avant l'arrivée des Européens: «Une roche volcanique. L'imaginer étonnante. Couverte de signes amérindiens. Guapoïdes. Saladoïdes. » De même Texaco, qui narre la naissance d'un des quartiers populaires de Fort-de-France dans les années 1950, s'ouvre sur une chronologie qui débute en -3000 : «Galibis, Arawaks, Caraïbes occupent les îles antillaises. » La première partie conduit les personnages depuis les premiers temps de l'esclavage jusqu'à l'éruption qui force Ester-nome, le père de l'héroïne, à quitter la ville détruite pour s'en aller à Foyal (Fort-de-FrancE). La seconde embrasse presque tout le siècle, jusqu'à l'élection de Césaire à la mairie. L'Histoire défile encore dans Biblique des derniers gestes (2002), livre démesuré dont le héros Balthazar Bodule-Jules, né «il y a quinze milliards d'années», a connu l'évolution des Antilles et du monde, tous les conflits et toutes les guerres, toutes les révoltes... Comme chez Glissant, l'Histoire confine au mythe et offre les Antilles en « modèle » d'évolution de l'humanité vers le métissage et la créolisation.



A Saint-Pierre, après l'éruption de la montagne Pelée: Ninon à moitié sorcière, a quitté Esternome pour un musicien, avant de disparaître dans la catastrophe.



Il fut le premier à construire dans Saint-Pierre. Avec des planches, avec des pierres, sur une ruine quelque part, il leva sa cabane. D'autres échoués bientôt firent de même. Une existence-misère fleurit sur le désastre. Saint-Pierre recommençait une vie. Le monde entier venait se faire photographier devant cet incroyable. Pour manger, mon Esternome allait en mer avec d'autres affamés. Là, il péchait à la pique de gros requins qui s'étaient mis à estimer les lieux. Des machins impossibles fermentaient dans leur ventre, mais leur chair était bonne. Les pécheurs la mangeaient ou l'échangeaient contre de bons légumes. I.'En-ville ne renaissait pas. Les revenants avaient perdu une moitié de leur tête. Ixur présence ne ranimait rien : elle semblait uniquement trembloter d'une chimie des chagrins. Les marins n'autorisaient aucune installation au mitan de l'En-ville. Les cabanes remplirent les alentours : ajoupas1 recouverts jusqu'au sol avec du latanier. Esternome aurait pu rester là, sur place, et mourir à manger des requins mangeurs d'hommes, à suivre le reflux des mulâtres et békés qui bâtissaient de somptueux héritages en déplaçant des bornes, à voir les ruines bondir sous les hoquets de la montagne. Mais il se produisit quelque chose de pas bon. Ninon revint le voir, - mais en zombi et pour le tourmenter. Il s'était dit la nuit propice à cette retrouvaille. Sous les effets de lune, plein de bagailles2 se levaient tout partout, un grouillement fugace, des éclairées, des boufs blancs, des Poules-pailles à deux becs, des personnes, flottantes qui cherchaient on ne sait quoi avec une grande stupeur.



Mon Esternome voyait cela à gauche et la même chose à droite. Il avait peur mais il allait, espérant le fantôme de Ninon. Quand il le rencontra ce ne fut pas très bon, du moins pas aussi doux qu'en ses rêves bien usés. Ninon avait changé. Elle avait grossi de manière madafa-. Sa peau s'était flétrie. Mon Esternome crut même lui voir les lèvres rosies des buveuses de tafia, et, autour de la bouche, les plis vulgaires des gens qui maudissent dans les rues. Il avait conservé de Ninon l'image douce primordiale. Invoqué sans savoir l'aimée des premiers jours. là, ondulait vers lui une sorte de madigouane exsudée de Saint-Pierre. Elle lui dit Esternome, Oh Esternome... Lui, entendit un grincement de bambou. Elle fit un geste doux. Lui, crut voir une menace dessous le tremblement. Alors il recula.

Patrick CHAMOISIiAU, Texaco, © éd. Gallimard, 1994, p. 201-202.

1. ajoupa: pecite hutte. 2. bagailles: créatures mystérieuses. 3. madafa: énorme et d'origine incertaine. 4. madigouane : reptile mi-iguane, mi-crocodile.



Mais ces romans historiques n'en sont pas vraiment : il n'existe pas d'atchives et l'écrivain doit reconstituer l'Histoire à partir des técits collectifs et des légendes non écrites. Le roman historique traditionnel gatantit sa fiction d'un savoir constitué, celui-ci se construit avec les bribes d'une mémoire diffuse, fabuleuse autant qu'historique. La figure du conteur, auquel souvent la narration est déléguée, est ainsi primordiale. Le métissage des sources et des savoirs innove un roman hybride aux confins de la fable et de l'Histoire, du récit et du conte, porté par des voix multiples, qui préserve I'oralité : « Le chroniqueur avait enroulé le premier fil de l'histoire sans pour autant suffire à la trame: d'autres paroles devaient y concoutir [...] dans ce pays de Martinique, ceux qui cherchent relaient ceux qui disent, lesquels les ont nommés sans les reconnaître», écrit Glissant dans Mahagony. La Case du commandeur multiplie les contes et légendes transmis par les porteurs de « la Trace du Temps d'Avant ». L'énonciation se brouille :«[...] nous nous sentons submergés par ce noud de mémoires qui nous acre d'oublis et de présences hurlantes. À chaque fois, quand elle veut se construire, notre parole se tourne de ce côté-là, comme dans l'axe d'une source dont le jaillissement encore irrésolu manque à cette soif qui nous habite, irrémédiable. Ainsi, m'est parvenue l'histoire de cet esclave vieil homme. Une histoire à grands sillons d'histoires variantes, en chants de langue créole, en jeux de langue française. Seules de proliférantes mémoires pourraient en suivre les emmêlements. Ici, soucieux de ma parole, je ne saurais aller qu'en un rythme léger flottant sur leurs musiques », écrit Chamoiseau dans L'Esclave vieil homme. Le statut même de la parole en est changé et le genre romanesque métamorphosé dans sa forme et ses modalités énonciatives. Chamoiseau, qui dans Texaco se fait appeler « Oiseau de Cham » (Cham est, dans la Bible, ce fils de Noë que « l'Eternel » condamne à être noir pour avoir ri devant son père dénudé), ou le «Marqueur de paroles », invente des stratégies pour « opacifier » le discours : « les fractures de phrases, le concassage du récit, le jeu tourbillonnant des images, l'utilisation ambiguë de l'humour, les effets permanents de distanciation, l'économie générale de la description, le traitement particulier du temps et de l'espace ». Car le créole n'est pas qu'un lexique, c'est aussi une syntaxe qui change le dire du monde, même lorsqu'il fait appel à Faulkner ou Saint-John Perse (Un dimanche au cachot, 2007).



Le « réalisme magique »

Transformations de la syntaxe, hybridation des formes, polyphonie des voix, abandon de la linéarité narrative, confusion de la fable et de l'Histoire rapprochent cette littérature du «réalisme magique» développé à partir des années 1970 dans l'Amérique latine toute proche (Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de soli' tudE). Pour les conteurs antillais, la séparation entre le monde des vivants et celui des morts est extrêmement poreuse ; les « zombis » font partie du quotidien, les animaux ont des pouvoirs extraordinaires, les humains recourent à des rituels chamaniques. Cette fusion prélogique des espèces et des catégories perdure chez des écrivains plus jeunes, comme Gisèle Pineau (née en 1956, à PariS), dont le premier roman, La Grande Drive des esprits (1993), affirme dès son titre, la prégnance du surnaturel. À chaque instant, le monde réel peut prendre des allures fantastiques: Eau de café (1991) de Raphaël Confiant procède sans explication logique à la mort et à la résurrection d'une jeune fille. Au-delà des rites chrétiens (baptême, enterremenT), le pouvoir des « quimboiseurs » (sorciers, guérisseurs et voyantS) se retrouve dans presque tous les romans antillais dont l'imaginaire accueille avec la même bienveillance esprits venus des temps lointains et figures du culte occidental, images du rêve et de la télévision. Dans Chair Piment (2002), Gisèle Pineau réintroduit ainsi le «gadèzafè» qui a pouvoir de «voir ce que les communs des mortels ne pouvaient voir» et, tel un psychanalyste, fait retrouver au personnage un souvenir de son enfance afin de le libérer de ses angoisses.

Cette littérature, qui se ressource dans la tradition des conteurs et cultive le « réalisme magique», n'ignore rien des recherches formelles contemporaines et offre ainsi un prodigieux renouvellement narratif, dont l'efficacité excède les seuls univers antillais puisqu'on en retrouve les traces jusque chez des écrivains « métropolitains», comme dans les Nuits légendaires et lyriques de Sylvie Germain.



Littératures voyageuses

Fécondé par la créolité antillaise, le récit connaît d'autres extensions, quoique moins novatrices, avec les écrits de voyages. De Montaigne à Chateaubriand, de Stendhal à Morand, cinq siècles de textes ont scandé la découverte d'un monde aujourd'hui réduit par la facilité des déplacements. Les tropiques en deviennent plus tristes, mais on n'a jamais publié autant de récits de voyage. Des collections (« Terre d'aventures » chez Actes Sud, « Voyageurs » chez Payot, «Étonnants voyageurs» chez Hoëbeke...) et de nouveaux éditeurs (Phébus, les Indes savantes, les éditions des EquateurS) s'y consacrent et rééditent ceux des siècles passés. Ces récits deviennent, à l'image du « travel writing» anglo-saxon illustré par l'anglais Bruce Chatwin (En Patagonie, 1977 ; Le Vice-roi de Ouidah, 1980 ; Le Chant des pistes, 1987), un genre littéraire à part entière.



Ecrivains voyageurs

La figure tutélaire de ce nouveau genre est l'écrivain suisse Nicolas Bouvier qui, à partir de 1963 (L'Usage du mondE), a publié sur le Japon (Japon, 1967; Chronique japonaise, 1975), Ceylan (Le Poisson-scorpion, 1979), l'Irlande, la Corée, la Chine {Journal d'Aran et autres lieux, 1990) ainsi que des poèmes {Le Dehors et le Dedans, 1982-1997). Après sa mort en 1998, paraissent: Histoires d'une image (2001), Le Vide et le Plein: Carnets du Japon (2004), puis, en 2004, une réédition de l'ensemble de son ouvre. Michaux cultivait l'insolite {Ecuador, 1928 ; Un Barbare en Asie, 1933) : Bouvier, plus proche de Segalen, porte l'attention sur le commun, le familier. L'exotisme n'est plus de saison, et il peut écrire à la fin de son voyage au Japon : « Me voilà bien Japonais ! » avant d'en tirer la conclusion : « 11 est temps que je reprenne mon sac pour aller vivre ailleurs. » Rupture avec une culture d'origine, le récit de voyage ne s'abstrait pas des textes qui l'ont précédé ; le regard n'est jamais absolument neuf. Sur le théâtre Nô, par exemple, Bouvier cite dans une même page Claudel et Zeami, écrivain japonais du XVe siècle. Mais l'érudition lui importe moins qu'« une connaissance empirique du bouddhisme japonais, acquise sans le vouloir en traînant dans les hôpitaux de nuit, les gares de province, les petits temples campagnards où le bonze somnole sur sa bouteille de bière, bref, dans tous ces lieux un peu déshérités qui rappellent ce que ce monde a de transitoire et de douloureux».



Autour de Nicolas Bouvier, convergent sans véritablement constituer un mouvement littéraire, nombre de journalistes et d'écrivains: Gilles Lapouge, Jacques Lacarrière, Jean et Olivier Rolin, Daniel Rondeau, Alain Borer, Jean-Paul Kauffmann, Jean-Luc Coatalem, Olivier Frébourg... Avec L'Homme aux semelles de vent (1977), Michel Le Bris fait figure de « théoricien ». Très actif, il fait rééditer L'Usage du monde de Bouvier, fonde des collections chez différents éditeurs, crée la revue Gulliver dont une anthologie paraît en 1999 sous le titre Etonnants voyageurs et, en 1990, le festival du même nom qui célèbre à Saint-Malo les grands ancêtres anglo-saxons (Conrad, StevensoN) et accueille les littérarures du monde entier. En 2007, il publie avec Jean Rouaud un manifeste « Pour une littérature monde en français» signé par une cinquantaine d'écrivains français et francophones. Sous l'égide de Stevenson, dont il cite trois phrases programmatiques : « Le Dehors guérit ; tout grand livre est quelque part un récit de voyage ; tout récit de voyage est un fragment d'autobiographie», Le Bris explique que le mouvement, né au moment de l'adieu au gauchisme et au marxisme, est resté fidèle à l'esprit de mai 68. Refusant d'opposer une esthétique du « Dehors » à celle du « Dedans » qu'incarnerait « le supposé courant de l'autofiction», il définit une littérature du «regard décalé», ethnologie «de l'anodin et de l'éphémère», «d'un moi mis à l'épreuve de l'autre ». L'expression convient parfaitement aux livres de Jean Rolin qui explorent un ailleurs plus lointain que celui des boulevards de ceinture (cf. p. 228) : l'cx-Yougoslavie {Campagnes, 2000), la Palestine {Chrétiens, 2003) ou encore l'Afrique qu'il a connue adolescent {L'Explosion de la durite, 2007). L'écrivain, qu'il se fasse reporter, enquêteur ou convoyeur de voitures d'occasion, porte un regard détaché mais jamais cruel sur ce monde absurde que déchirent des guerres fratricides, interethniques. Conrad et Proust l'accompagnent dans ses récits de voyages dont la syntaxe à la logique implacable affiche la folie d'un monde cabossé.



Ecrivains promeneurs

Le goût du voyage n'implique pas nécessairement la distance: l'autre est au coin de la rue - ou du chemin : le Voyage dans les Cévennes de Stevenson offre un modèle fertile en variations qu'illustre Chemin faisant de Jacques Lacarrière, traversant la France à pieds. Infatigable promeneur (à pied, en vélo, en traiN), digne émule de Léon-Paul Fargue et Charles-Albert Cingria, Jacques Réda parcourt les rues d'un Paris changeant qui réserve son mystère à qui sait voir la ville si familière comme le lieu de tous les lointains {Ruines de Paris, 1977). La campagne française reculée, plus rarement le vaste monde, retiennent aussi Réda, en ces moments rares où la lumière éclaire un instant miraculeux. La déambulation s'affiche dans les titres de la plupart de ses livres : L'Herbe des talus, Recommandations aux promeneurs. Le Sens de la marche, La Liberté des rues, La Course, Ponts flottants. Sa prose, lyrique, est l'une des plus évocatoires. Deux textes autobiographiques {Aller aux mirabelles, 1991 ; Aller à Elisabethville, 1993) sur l'enfance et l'adolescence exposent, sur le motif de la randonnée en vélo, sa double vocation, poétique et déambulatoire.



À la fin du texte « Savoir partir (et puis reveniR) », l'auteur s'adresse à « quelques âmes endolories » que le retour effraie.

On reviendra donc de nuit, et de préférence par voie ferrée, avec le dernier omnibus aux paupières lourdes, aux reins craquants, dans une de ces haltes champêtres où l'homme de quart somnambulique se met en quatre pour vous enregistrer. C'est un autre voyage qui commence, quand le voyage est pourtant fini, à travers un pays brouillé par la fatigue et la poussière des vitres. Il annonce les sursauts flous du rêve où l'on glisse sous le bâillement gigantesque et bloqué du terminus, puis le long des rues qu'une torpeur profonde a saisies, couchées et mêlées de telle façon qu'on les reconnaît seulement au rytlime ou à la chaleur de leur souffle, à la courbe d'un bras qui va se perdre sous les feuillages, à cette main dépliée comme un lis au bout de la tige brillante des ponts.

De réverbère en fleur et d'immeuble en massif.

Tandis que la ville sommeille

Un seul moteur grêle et poussif Circule en bourdonnant comme une grosse abeille-Dans chaque rue, au loin, bougent une forêt,

Des reflets d'étang sous des cygnes;

Rouges, verts, les feux font des signes Réglés sur le trafic des astres. On dirait Que l'univers se rêve et partout communique

Avec toutes ses profondeurs,

Recomposant sa mécanique Pour ouvrir une route infinie aux rôdeurs Qui n'ont jamais visé l'équateur ou les pôles:

L'Oise, la Meuse, l'Eure-et-Loir

Suffisent à leur nonchaloir; Le ciel entier passe en tremblant sur leurs épaules.

Jacques R£DA, Recommandations aux promeneurs. © éd. Gallimard, 1988, p. 33-34.



Les promenades dans Paris, le long d'itinéraires plus ou moins programmés se multiplient de livre en livre: Boulevards des Maréchaux (Denis Tillinac, 2000), Le Méridien de Paris (Jacques Réda, 1997), Zones (Jean Rolin, 1995). L'esprit oulipien préside parfois à ces déplacements, même si le « programme» définit plus les modalités du voyage que celles de l'écriture: la publication posthume d'Espèces d'espaces (1985) et de L'Infra-ordinaire (1989) de Georges Perec n'y est pas étrangère. En atteste le livre de Jacques Roubaud, au titre baudelairien, La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cour des humains (1999) : cent cinquante poèmes sur Paris et ses rues, placés sous le patronage de Raymond Queneau, en hommage à Courir les rues (1967) qui en comprenait cent cinquante-quatre. Entre nostalgie et jeux textuels (le Bottin et la rue Sébastien-Bottin...), la savante virtuosité poétique de Roubaud explore l'onomastique de la capitale. Oulipien voyageur, Paul Fournel décrit Le Caire en cinq cents lettres envoyées à divers correspondants dans «une sorte de portrait-puzzle» dicté «par cette ville énorme, bruyante, animée, qui entasse ses millions d'habitants dans un espace extrêmement réduit» (Poils de Cairote, 2004).

Dans la préface au Journal d'un voyage en France (1981), Renaud Camus imagine que son livre « s'inscrirait entre les classiques journaux de voyage, celui de Stendhal ou celui de Flaubert, les guides touristiques, les guides des hôtels et des restaurants, pourquoi pas, la chronique, le tableau des mours de ce temps, Amiel, les Mytho-logies, les Essais, que sais-je, les Nuits attiques». Les ouvrages qu'il consacre à plusieurs départements (Lozère, 1996 ; Gers, 1998 ; Hérault, 1999) sont proches du document touristique «avec un Index des noms de lieux et des personnages cités», que le lecteur apprend à savourer, car «ces histoires de nom, c'est toujours un roman par en dessous. Rien n'empêche qu'un roman, cela dit, soit très scrupuleusement un guide, avec son index des noms, même », quand, inversement, les lieux peuvent s'épanouir en autant d'élégies (Le Bord des larmes, 1990 ; Le Lac de Caresse, 1991). Moins de ruse mais autant de romans potentiels, de rêverie sur les noms, les lieux et les époques dans La France fugitive de Michel Chaillou (1998). Muni de guides anciens et de vieux livres de voyages, l'auteur s'emploie à une « inspection déréglée des choses » assez proche de Réda, mais dans un style plus foisonnant, déréglé, lui aussi.



Dans la section «Jamais au-delà de la rue d'Andigné ». L'auteur vient de parler des « Clichés jaunis (et pas seulement par l'automnE) à ressusciter, développer, romancer... »



Vivons-nous dans l'étonnement ? entourés de signes, signaux à peine éclaircis? juste ce qu'il faut pour mener une existence benoîte? Descendre mes cinq étages, consoler notre Twingo qui couche dehors, à la dure en toutes saisons. N'importe quoi alors peut suggérer la mise en place d'un immense rébus, par exemple ce geste soudain d'un square qui semble prendre une direction, ou le haut-le-cour perceptible, une fois en Bretagne, d'une jetée de granit abrutie par les marchandages infinis du flux et du reflux. Comment discerner, apercevoir, retenir la traîne robe de mariée de ce qui s'attarde dans un décor trop ouvertement actuel ? N'existe-t-il pas des coins recoins plus fictifs que d'autres ? des lieux où le lieu se songe davantage, un dédale d'imaginaires à explorer, la souche sur quoi on bute qui restiturait l'arbre d'événements passés ? Devant ma fenêtre, les pies qui s'envolent hors de nous finissent-elles par battre des ailes dans des caches métaphysiques ?

À Bayeux, Normandie, les deux portes en vis-à-vis perpétuellement ouvertes de l'hôtel de ville, ancien évêché du XVIIIe siècle où s'infiltre une nuée de passants de la ville haute et basse, dans le Cotentin, à Va-lognes, canton mythique de Barbey d'Aurevilly, le génial auteur du Chevalier des Touches, des Diaboliques, de L'Ensorcelée, la tragique rue Leopold-Delisle s'enténébrant trop le soir derrière le blanc palais de justice. À Anet où coule l'Eure, la promenade naguère à la mode de la Friche ombragée de tilleuls. Des tas de paysages s'éternisent, s'ahurissent ainsi en moi pas seulement des villages, hameaux, lieux-dits aussitôt sabordés qu'abordés, mais aussi de pauvres raccords de chemins, un simple linge qui sèche (drapeau de couleurs d'un jardin, son hymne nationaL), une maison jetée là, un paysan en sort occupé par sa tête, un hangar, des clôtures, le pré qui s'en fout et du ruisseau qui l'inonde et du bétail catastrophique qui le bouffe, une affiche que le vent décolle du doigt (ah une bonne fois serrer les mains du venT), tous ces graffiti de l'instant à épcler, réciter par cour, le dos d'une France passagère, furtive, impossible à fixer, qui parfois se retourne, dévisage.

Michel CHAIU.OU, lo France fugitive, © éd. Fayard, 1998, p. 150.



S'il est un écrivain chez qui le «sentiment géographique» est présent, c'est bien Julien Gracq, qui intitule Carnets du grand chemin un recueil critique, donne à son livre sur Rome un titre topographique : Autour des sept collines (1988) et informe ses descriptions d'une connaissance presque scientifique du territoire. Tard venu à Rome, avec une vision trop éduquée, il cherche ce qui peut le surprendre, la brique rouge, par exemple : « Briques aussi du mur d'Aurélien, non pas, lui, une Grande Muraille, mais plutôt mince comme un mur d'octroi qu'on aurait crénelé, et dont j'aimais retrouver tout à coup au tournant d'une rue le rouge fil d'Ariane faufilé entre les maisons, tout comme il est figuré sur le plan de la ville. » Mais, loin des sites défigutés par les touristes et les « alluvions de mots qui recouvrent Rome comme une palissade se recouvre d'affiches...», Gracq préfère familiariser la ville: tel quartier ressemble « à quelque labyrinthe du Jardin des Plantes, à la ville close de Loches, ouvrant au-dessus de la rivière son silence ensoleillé », tel autre aux « ruelles pleines de douves et de tonneaux du Saint-Florent de mon enfance, aux anciens garages qui vendaient l'essence en bidons ». Ce tableau de Rome est tout autant un portrait de ses affinités littéraires : « La promenade dans Rome (le titre du guide, plein de digressions et de parenthèses, écrit par Stendhal, est on ne peut mieux choisI) a quelque chose à voir, et c'est son charme, avec la promenade au hasard des rues où les surréalistes prenaient le vent de l'éventuel. » Rome, encore, est l'occasion, pour Gérard Macé, de parcourir les livres autant que la ville elle-même, comme il le fait de bien des pays du monde, soulignant avec humour que « Partir c'est mourir un peu. Un peu seulement, et c'est pourquoi nous aimons tant voyaget » (Illusions sur mesure, 2004). Historien d'art, il déploie dans Rome ou le firmament (1983), une flânerie érudite autour de Borromini, du Bernin et de Piranese. Des lieux moins charmeurs retiennent l'attention de Jean-Claude Pirotte, dont les voyages ont tout de la bordée sinon de la cavale. Poète avant tout, sorte de Mac Orlan des cafés et des villes, il dit le charme de lieux sans pittoresque : « Hier, à Rocroy, c'était la neige et le brouillard. Il y avait le plateau déshérité, les masures aux pignons d'ardoise sale, et le tremblement feutré de la solitude. Une lune inespérée est apparue ensuite, et tu m'as dit : "Regarde, c'est Lépton-les-Vallées, ce village lépreux sous la lune." Mais tu n'aimes pas les jeux de mots. [...] Ce jour-ci n'est rien, c'est une existence téduite à si peu de chose : une fleur sombre dans ton regard. Or, le café froid se décolore au fond des tasses, et Rethel immobile, pluvieuse, immatcescible, fredonne sourdement à mon oreille la rengaine des jeunesses perdues» (La Pluie à Rethel, 2002).



Deux ouvres nomades

L'ouvre de Michel Butor compte parmi les plus originales des écritures voyageuses. Fidèle à l'esprit du Génie du lieu (1958), il publie en 2003 une Anthologie nomade puis un Horticulteur itinérant (2004). Entre-temps, quatre autres « Génies du lieu» (de Où en 1978 à Gyroscope en 1996) et d'inclassables montages de textes divers (notes, citations, lettreS) sont allés explorer l'Amérique (Mobile, 1962), les chutes du Niagara (618000 litres d'eau par secondé), ou l'Australie (Boomerang 1979). Hanté par l'idée du livre comme construction et fasciné par les ailleurs du monde, Butor offre au mystère renouvelé des lieux l'adéquation d'une forme toujours différente, faite de variations, d'échos et d'explorations. Moins nomade dans sa forme, l'ouvre de J.-M.G. Le Clézio n'est pas moins voyageuse. Depuis Désert (1980) l'écrivain se détourne des villes où s'installaient ses premiers ouvrages. Après l'Amérique centrale, où il découvre les civilisations indiennes (Haï, 1971 ; une version des Prophéties de Chilam Balam, 1976; Le Rêve mexicain, 1988), il part à la recherche de ses ancêtres dans l'océan Indien (La Quarantaine, 1995), de son enfance africaine dans le roman Onitsha (1991), d'un monde utopique au Mexique (OuraniA), et du continent dispersé de l'Océanie dans Raga (2006). Sa langue épurée donne à ces livres l'évidence de quêtes mystiques : il s'agit d'atteindre « l'autre côté du monde ». De rupture en dépouillement, Laïla, héroïne de Poisson d'or (1997), traverse toutes sortes d'épreuves avant de revenir dans son village natal du Sud marocain. En 2003, Révolutions rassemble les fils de cette inspiration dans un gros roman autobiographique inscrit dans les affres de l'Histoire. Le Clézio y livre sa conception de l'écriture et de l'existence : « Être à la fois ici et ailleurs, appartenir à plusieurs histoires.» Aussi écrire le voyage lui sert-il «non pas à décrire mais à comprendre ce qu'on voyait, à entrer en soi ce qu'on voyait». Le refus du pittoresque vise à saisir l'essentiel, à atteindre « l'extase matérielle » : dire la beauté des choses avec des mots simples, mais traversés d'une vibration permanente, comme pour insuffler dans sa langue les qualités qu'il attribue à la langue anglaise découverte chez Dickens, Kipling ou Conrad: «ces mots allitératifs, son rythme, son chant».



À bord du Surabaya, Fintan et sa mère, Maou, vont retrouver leur pire et mari, médecin en Afrique.

Alors, un peu avant l'aube, le mouvement très doux et très lent avait recommencé. Fintan n'avait pas compris tout de suite que c'était le Surabaya qui s'en allait. Il glissait le long des quais, il allait vers la passe, vers Cape Coast, Accra, Keta, Lomé, Petit Popo, on allait vers l'estuaire du grand fleuve Volta, vers Cotonou, Lagos, vers l'eau boueuse du fleuve Ogun, vers les bouches qui laissaient couler un océan de boue, à l'estuaire du fleuve Niger.

C'était le matin, déjà. La coque du Surabaya vibrait sous la pulsion des bielles, le vent chaud rebattait la fumée sur la poupe, Fintan avait les yeux brûlants de sommeil. Sur le pont, penché sur la lisse, il essayait de voir la mer grise, la mer couleur de cendres, la côte noire qui fuyait en arrière, enveloppée de nuées d'oiseaux hurleurs. À l'avant, sur le pont de charge, les Krous, les Ghans, les Yorubas, les Ibos, les Doualas étaient encore enroulés dans leurs couvertures, la tête appuyée sur leurs ballots. Déjà les femmes étaient réveillées, assises sur leurs talons, elles faisaient téter les nourrissons. Il y avait des pleurni-chements d'enfants. Encore un instant, et les hommes allaient prendre leurs petits marteaux" pointus, et les membrures de fer, les panneaux des écoutilles, éternellement rouilles allaient commencer à résonner comme si le navire était un gigantesque tambour, un gigantesque corps palpitant sous les coups désordonnés de son cour multiple. Et Maou allait se retourner sur sa couchette mouillée de sueur, elle pousserait un soupir, peut-être qu'elle appellerait Fintan pour qu'il lui donne un verre d'eau de la carafe posée sur la tablette d'acajou. Tout était si long, si lent, avançant le long de son sillon sur la mer sans fin, à la fois différent et toujours le même.

Jean-Marie Gustave LE CLÉZIO, Onitsha, © éd. Gallimard, 1991, p. 47.



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