Essais littéraire |
Longtemps, j'ai été fasciné par la description des carafes plongées dans la Vivonne. Il me semblait que ces quelques lignes ne nous proposaient pas seulement l'harmonieuse réalisation d'un fantasme baroque, mais que le texte avait une fonction allégorique, et qu'il parlait moins de la fuite d'une rivière que de celle du langage. Une métaphore mystérieuse, celle de l'allitération, lance l'imagination de ce côté-là : Je m'amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière où elles sont à leur tour encloses, à la fois « contenant » aux flancs transparents comme une eau durcie et « contenu » plongé dans un grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l'image de la fraîcheur d'une façon plus délicieuse et plus irritante qu'elles n'eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu'en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l'eau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. J'ai essayé de voir clair dans mon ravissement. C'est cette recherche que je vais retracer ici. D'autres lecteurs de Proust, Gérard Genette et Jean-Pierre Richard en particu-lier, avaient déjà été arrêtés par cette description. Je repasserai fatalement dans les voies qu'ils ont ouvertes, et l'on verra tout ce que je leur dois. D'autre part la publication et l'étude des brouillons proustiens faites par Claudine Quémar sont venues, en cours de travail, donner à ma recherche de nouvelles directions '. J'ai voulu, sur un fragment très réduit, pousser aussi loin que possible l'analyse, pour comprendre comment ce texte s'y prenait pour me faire si bien désirer son sens. 1. LES CARAFES Comme la plupart des épisodes de cette remontée de la Vivonne, celui-ci est raconté de manière itérative : arrêt rituel où, de promenade en promenade, le même spectacle offre à l'enfant une occasion d'amusement et le désir de revenir « plus tard » pour passer à l'action en péchant lui-même. Un certain décalage apparaît entre les intérêts attribués à l'enfant, qui sont liés de près ou de loin à la pêche, et ceux que manifeste le narrateur par des descriptions où la « physique amusante » cède vite la place à une phénoménologie poétique de l'imagination de la matière : l'expression raffinée éclaircit (ou plutôt rend transparentE) la sensation sans doute confuse ou opaque de l'enfant. Mais ce que le narrateur et l'enfant ont en commun par rapport à la scène, c'est la distance : distance définitive de l'écriture par rapport au monde sensible, pour le narrateur,, à laquelle répond ici, comme en un certain nombre d'autres passages de la Recherche, la distance d'un héros qui en est réduit à appréhender par le seul regard une expérience sensible qui met en jeu des qualités (température, consistance, etc.) ordinairement perçues d'abord par le toucher ou le goût, même si elles peuvent être imaginées à partir des autres sens. Si le spectacle des carafes plongées dans la rivière est suggestif, c'est d'abord à cause du renversement paradoxal des rapports spatiaux. C'est la carafe qui est dans l'eau, tandis que, sur une table, c'est plutôt l'inverse. Mais il y a une autre différence : sur la table, on peut non seulement voir la carafe, mais toucher le verre et goûter l'eau, on peut appréhender les différentes qualités par les différents sens. La fraîcheur, qualité ici dominante, est immédiatement donnée à la main et au palais. Les différentes sensations se confirment et d'une certaine manière s'annulent : supposons du moins pour commencer cette platitude de l'expérience ordinaire, pour lui opposer une appréhension uniquement visuelle (« je m'amusais à regarder », « Y image de la fraîcheur », « en ne la montrant... »). Le spectacle évoque à l'imagination la fraîcheur qui se dérobe aux sens, et une sorte d'équilibre et de compensation s'établit entre la jouissance de l'esprit et la frustration des sens. Cette tension entre la saisie métaphorique de l'essence et la frustration des sens semble inscrite d'abord dans la construction de la phrase, ou plutôt de la relative consacrée à cette description. Elle se développe en trois temps : 1 ) une série d'appositions au sujet, qui retardent longuement l'arrivée du verbe, sont consacrées à la description des aspects visuels et réalisent par des jeux de vocabulaire tous les croisements positifs possibles entre les deux objets; 2) le groupe_ verbal énonce enfin l'objet de l'expérience (la fraîcheuR) et la forme de l'expérience, la tension entre le délice (ceci renvoyant à ce qui précèdE) et l'irritation (renvoyant à ce qui suiT); 3) une nouvelle série d'appositions au groupe verbal réalise cette fois tous les croisements négatifs possibles entre les deux objets, de manière à s'opposer terme à terme à la première série. L'expérience des carafes articule de manière parfaite deux expériences à la fois antagonistes et inséparables : la plénitude de la métaphore et l'angoisse du désir. J'analyserai donc les deux extrêmes, le premier et le troisième temps, avant de méditer sur le jeu de mots qui les unit. Premier temps. Les carafes plongées dans l'eau frappent l'enfant parce qu'elles offrent une réalisation partielle d'un désir, celui de 'a métonymie généralisée. Les objets contigus ou associés doivent se refléter l'un dans l'autre réciproquement : et la chose est d'autant plus ardemment souhaitée que les deux °bjets ou réalités sont différents ou même opposés. La fusion métonymique permet d'opérer non un dépassement mais une coexistence des contraires dans une même appréhension, de vivre ainsi une expérience de la totalité. Ou du moins de la rêver. Un verre d'eau ou une carafe d'eau posés sur une table éveillent en chacun de nous cette soif métonymique : la nature, ou plutôt l'industrie humaine, a rapproché deux réalités qui ont déjà en commun des traits sensibles identiques, et s'opposent au contraire totalement par d'autres traits. Mais entre eux, rien d'indifférent. En commun ils ont, sur le plan visuel, la transparence. Ils s'opposent essentiellement par deux traits (l'opposition n'étant pas accidentelle et donc dépassable, mais nécessaire à leur coexistencE) : A) le rapport spatial d'inclusion (contenant/contenU); B) la phase physique (solide/liquidE) de deux matières au demeurant « chimiquement » différentes, le verre et l'eau. Enfin ils se rapprochent, ici, par leur température, la « fraîcheur », perceptible au toucher et au goût. La soif métonymique se trouve stimulée par cette expérience de l'immersion de la carafe qui, brutalement, annule l'une des oppositions constitutives, ou plutôt rend l'opposition réciproque, chaque objet jouant maintenant à la fois les deux rôles par rapport à l'autre. Dans la mesure où l'opposition (A) était fonctionnellement liée à l'opposition (B), le désir a vite fait de généraliser l'analogie, et de réaliser la permutation spatiale (énoncée dans la première incisE) sous la forme de la métamorphose physique (énoncée dans la secondE). La transparence commune, qui permet de voir le double rapport d'inclusion, sert aussi à enclencher l'échange des phases auquel elle sert d'alibi. Celui-ci est réalisé par une permutation de substantif, chaque « contenant » étant désigné par le nom de matière de l'autre tout en gardant ses propres adjectifs de phase (carafe = eau durcie; rivière = cristal liquide et couranT) '. Ainsi se trouve réalisée, sur le plan du fantasme, la coexistence du solide et du liquide, de l'immobile et du fuyant : expérience voluptueuse de la totalité puisque chaque qualité garde ses aspects positifs et perd ce qui faisait sa limite, l'absence de la qualité contraire. Cette multiplication des aspects positifs des contraires l'un par l'autre est obtenue par une sorte d'accélération progressive du mouvement métonymique (comme dans ces jeux d'optique où des couleurs ou motifs inscrits sur un disque sont d'abord perçus séparément puis se fondent dès que la rotation s'accélèrE) : on passe du « tour à tour » analytique au « à la fois » synthétique, qui lui-même s'étend par contagion du rapport spatial à la phase physique; et dans la description des deux phases physiques on passe, nouvelle accélération, d'une comparaison motivée à une pure métaphore. « Eau durcie, cristal liquide et courant » : notre analyse, comme le texte de Proust lui-même, pourrait fort bien s'arrêter là. Dans la mesure où le fantasme est produit par une situation exclusivement visuelle, la description que le narrateur fait des carafes peut être considérée comme l'équivalent textuel d'une nature morte peinte par Elstir selon son esthétique de la « métaphore réciproque » '. Mais, comme les toiles d'Elstir, le texte proustien tend à produire, à partir de données apparemment visuelles, des effets indirects, mais d'autant plus puissants, dans des domaines propres aux autres sens. Dans la description, quelques mots renvoient directement à des impressions qui sont du domaine du toucher : la consistance (durci/couranT) et la forme (les flancs, dont je montrerai tout à l'heure la valeur erotiquE). C'est que l'immobilité, le mouvement, les contours sont aussi des choses qui se voient. En revanche sont totalement absentes de l'énoncé, comme de l'analyse que je viens d'en faire, les notations que l'on pourrait attendre sur ce qui est donné ensuite comme l'objet principal de l'expérience : la fraîcheur. C'est ici que le texte semble construit pour produire, mutatis mutandis, les mêmes effets que la réalité dont il parle. La fraîcheur est absente de la dénotation, comme elle est absente dans la réalité au niveau de la sensation puisqu'il s'agit uniquement d'un spectacle vu; mais elle est omniprésente au niveau de la connotation, comme elle est présente dans l'imagination du spectateur, et cela par un jeu stylistique très simple et très efficace : Y omission du seul mot qui d'une part contienne la plus grande partie des traits communs aux mots employés (qu'est-ce qui est lié à la fois aux idées de transparence, cristal, verre, eau, dureté et de changement d'état?), et d'autre part soit inéluctablement porteur aussi de l'idée de fraîcheur. Il s'agit du mot glace, dont la très riche polysémie a pour foyer les échanges possibles entre le verre et l'eau, et que Proust, dans la version définitive de son texte, s'est bien gardé d'employer, pour mieux nous le faire imaginer. Le lecteur ne perçoit pas ce manque comme tel, au contraire il est comblé par cette chose absente que le texte le force à imaginer sans qu'il puisse la nommer, expérience délicieuse et irritante du mot que l'on a sur le bout de la langue, à dire vrai plus délicieuse qu'irritante puisqu'elle donne à l'élément manquant une intensité qu'il n'aurait sans doute pas eue s'il avait été livré immédiatement. Si le mot glace est au cour de ces échanges rêvés entre le verre et l'eau, c'est sans doute l'objet glace (au sens plus limité et plus précis de morceau de glace ou de glaçoN) qui pourrait satisfaire le désir doublement frustré mis en scène dans le troisième temps de cette proposition : un morceau de glace, n'est-ce pas justement une eau consistante que les mains peuvent capter, un verre fluide dont le palais peut jouir? Le lecteur de Proust peut s'abandonner un instant à continuer la rêverie à son propre compte : n'existe-t-il pas une autre expérience dans laquelle la répétition du rapport d'inclusion spatiale a l'air de se réaliser dans l'autre sens? Posée sur une table, une carafe remplie d'une eau dans laquelle flottent des glaçons. Ce que cette rêverie inverse et complémentaire révèle, c'est une autre direction du désir métonymique, qui n'apparaît pas explicitement dans le texte, mais que l'on doit « restituer » : le désir d'un échange non plus entre les phases, mais les matières des deux corps; échange à vrai dire cette fois à sens unique, et qui ne peut avoir d'intérêt que dans le domaine du goût : il serait plaisant qu'on vous serve une eau fraîche dans une carafe de glace, et cela permettrait pour une fois de redonner son sens propre à l'expression communément donnée par les grammaires comme le type de la métonymie : « boire un verre ». Cette rêverie a ses limites, qui justement peuvent nous instruire sur ce qu'a de fascinant le spectacle des carafes plongées dans la rivière. Il manque ici l'image du mouvement, du courant, de la fuite. L'eau servie dans la carafe ou dans un verre, fût-elle à son tour « contenant » de glaçons, est irrémédiablement statique, immobilisée : et l'écho que se renvoient le verre et les glaçons, phases solides de deux corps différents, n'arrange rien sur ce plan-là. Le désir du rêveur d'eau fraîche, c'est de saisir l'insaisissable, de tenir le mouvement, de boire à même le courant, de faire de sa main ou de sa gorge le lit même d'une rivière. Au fantasme du glaçon, il faudrait opposer et substituer le geste de mettre ses mains en coupe pour boire à la fontaine, où l'eau à la fois passe et reste dans le creux de la main, où l'on boit l'eau en fuite tout en la tenant. C'est ce rêve que nous faisons en buvant un verre d'eau servi sur une table : c'est lui que réalise le spectacle de la carafe plongée dans la rivère. La carafe transparente n'est plus que l'idéale surface de contact où se caressent une eau tenue et une eau fuyante, qui sont visiblement la même eau. Si la fraîcheur est évoquée de manière délicieuse par une description principalement visuelle, c'est que l'échange des attributs visibles des deux corps a pour effet d'articuler de manière très serrée, même si elle est indirecte, les données (elles-mêmes délicieusement contradictoireS) de deux expériences types de la fraîcheur : le morceau de glace et l'eau bue à la fontaine '. Dans les deux cas, le toucher et le goût se trouvent également comblés de fraîcheur par le même objet, dans une expérience qui annule les oppositions habituelles entre la soif et les corps solides, pour la glace, et entre la capture et la fuite, pour la fontaine. Ces deux expériences voluptueuses de la fraîcheur sont certes accessibles dans la réalité, mais elles sont elles-mêmes, comme toutes les sensations, fugitives, et surtout elles sont, au mieux, successives, d'autant plus qu'elles donnent de la fraîcheur deux versions différentes, puisque l'une met l'accent sur la prise et l'autre sur la fuite. Le spectacle des carafes plongées dans la rivière permet, lui, sur le plan du fantasme, de réunir dans la même appréhension ces deux modèles de la fraîcheur, de les faire se multiplier l'un par l'autre, donnant ainsi pour l'imagination une expérience totale de la fraîcheur inaccessible dans la réalité. Troisième temps. Si j'ai pu expliciter ainsi le non-dit de ce premier temps, c'est bien sûr en analysant l'énoncé au niveau de ses connotations, mais aussi en suivant les indications données par le narrateur dans le troisième temps : il explicite alors, mais en le donnant sous l'aspect d'un « comble » négatif au niveau de la sensation (tactile et gustativE), ce qui est en réalité la logique du « comble » positif implicite vécu au niveau du fantasme. Ce comble négatif, assez artificieuse-ment composé, essaie de suggérer une sorte de déception totale en fait aussi imaginaire que l'expérience totale de la fraîcheur que nous a fait indirectement vivre la description visuelle des carafes. Tout se passe comme si le fantasme qui nous livre l'essence de la fraîcheur ne pouvait être produit qu'indirectement, ou plutôt par le rapport de deux expressions indirectes, la connotation et l'inversion '. J'ai parlé d'artifice : il réside en ceci que le comble positif du premier temps (que nous le prenions au niveau, visuel, de la dénotation, ou tactile et gustatif, de la connotatioN) est clairement avoué comme fantasme par un jeu affiché de comparaison et de métaphore, tandis que le comble négatif du troisième temps est lui affiché comme réel par la confrontation avec une autre expérience plus ordinaire, celle des carafes «sur une table servie». Or l'expérience de frustration totale ainsi montée est elle-même un fantasme destiné à faire se multiplier des expériences négatives que nous ne vivons jamais que successivement et séparément. Notre appréhension de la fraîcheur est toujours partielle et morcelée, mais partielle également la déception qu'elle nous fait éprouver. Le délice et l'irritation, qui sont l'endroit et l'envers de la même chose, l'inépuisable dialectique du désir, sont toujours relatifs et proportionnels l'un à l'autre : imaginer que le délice arrive à sa plénitude, ce n'est pas supprimer l'irritation, mais au contraire la porter elle-même à son maximum, et rêver le fantasme d'un supplice de Tantale généralisé, d'une sorte de soif absolue. Qu'il y ait ici un glissement qui remplisse une fonction analogue à la contagion métonymique dans le premier temps, une légère dissymétrie dans l'utilisation du verbe pouvoir (pouvaient/pourraiT) nous le fait soupçonner. Pour î'éclaircir et le confirmer, il faut reprendre à la base, comme je l'avais fait pour le premier temps, l'ensemble du système. Mais ce sera, comme le texte m'y invite, sous un angle différent : non plus celui de la métonymie, mais celui de l'expérience sensible. Dans ce troisième temps, il n'est plus question du moindre élément visuel : tout se passe dans le domaine du toucher et dans celui du goût (les mains et le palaiS). Quand la carafe est sur la table, chaque organe donne, dans son propre registre, une appréhension de la fraîcheur, la main sur un solide qu'elle tient (la carafE), le palais grâce au liquide qui coule quand on boit. Ces expériences sont positives, mais partielles, et deux éléments peuvent encourager le buveur à désirer généraliser son appréhension de la fraîcheur, en faisant appréhender par chaque organe l'aspect de l'objet où l'autre saisit la fraîcheur. Ce qui l'encourage, c'est, au niveau de l'objet, le fait que les attributs visuels se répondent, et, au niveau des sens, le fait que le toucher et le goût sont en fait deux variantes du même sens (fonctionnant par contact immédiaT), le goût étant lui-même en même temps une forme du toucher. Le sophisme (ou le glissement, comme on voudrA) consiste en ceci : celui qui voit la carafe sur la table est supposé pouvoir avoir aussi une expérience tactile et gusta-tive de sa carafe et de son contenu, expérience qui ne sera qu'à moitié irritante puisque malgré tout il touchera le verre et boira l'eau, même s'il ne peut que rêver boire le verre et saisir l'eau; en revanche, celui qui voit la carafe dans la rivière, et dont la logique du texte veut que son expérience soit totalement irritante, se voit refuser toute appréhension directe tactile ou gustative - ou plutôt il devrait se les voir refuser : or on lui accorde hypothétique-ment malgré tout des appréhensions directes mais qui se trouvent étrangement réduites aux seuls aspects négatifs de l'expérience du premier, que l'on fait se multiplier l'un par l'autre, en supprimant tous les aspects positifs analogues qu'en bonne logique on devrait lui accorder si on comparait des choses comparables. (Le gamin qui tient la carafe dans la rivière a sans doute quelque expérience positive de la fraîcheur...) Cette comparaison truquée est en réalité l'alibi d'un fantasme nécessaire pour exprimer à l'envers la plénitude imaginaire connotée à l'endroit dans la première description. Ce renversement est souligné par la symétrie des jeux de vocabulaire : dans cette « expérience » imaginaire double-ment négative, chaque corps est désigné cette fois par son propre substantif de matière, et qualifié par l'absence de la phase de l'autre : l'eau n'a même plus le charme d'être liquide, elle devient une pure négativité, une pure absence de consistance, tandis que le verre se trouve lui réduit à une totale absence de liquidité. On se trouve ainsi dans une sorte de tourniquet névrotique, où l'aller-retour entre les deux termes d'un couple de réalités ou de situations opposées se solde non par un changement, mais par une répétition inversée du vide que l'on cherchait à fuir. Ce renvoi perpétuel d'un terme négatif à l'autre dans une expérience étrange où les deux positifs ont disparu n'a pas pourtant ici l'aspect d'un cauchemar : la soif absolue dont on monte ici le fantasme a été au préalable étanchée par le fantasme inverse qu'elle sert seulement à mettre délicieusement en relief. La preuve en est que ce va-et-vient, loin d'être présenté sous la forme d'un engrenage vicieux ou d'un supplice infernal, comme ce sera le cas dans le paragraphe suivant pour la manouvre névrotique du nénu-far, se trouve exprimé par une métaphore gracieuse, et mystérieuse, celle de l'allitération. II. L'ALLITERATION Le mot allitération est pour le lecteur du texte le lieu d'une expérience linguistique sans doute aussi « délicieuse et irritante » que le spectacle des carafes pour l'enfant. D'un côté l'expression sonne d'emblée très juste; de l'autre elle est, à première vue, tout à fait injustifiable, c'est-à-dire intraduisible. Le mot sonne un peu comme les mots inventés par Michaux dans. « Le grand combat », où le contexte de la phrase et les différents éléments utilisés pour fabriquer le mot font immédiatement produire un sens au lecteur, mais un sens complexe et implicite qu'il sera incapable de traduire dans sa langue maternelle : chaque équivalent qu'il trouvera fera immédiatement apparaître le manque d'autres traits sémantiques indispensables, ce qui le renverra à d'autres mots qui à leur tour lui donneront la même déception, si bien qu'il reviendra finalement au mot à expliquer, avec le sentiment qu'il est le seul à pouvoir exprimer le signifié dont cette vaine recherche vient de lui faire éprouver la fuite perpétuelle. Chez Michaux, il s'agit d'un néologisme complet, qui apparaît d'emblée comme tel au lecteur et lui donne le sentiment de participer à un jeu; ici, il s'agit apparemment d'un néologisme d'emploi puisque le mot existe et que la plupart des lecteurs croiront déjà en connaître le sens : ils n'en seront que plus délicieusement irrités. A propos du mot glace, j'avais déjà suggéré qu'il pouvait y avoir homologie entre l'effet produit par la chose décrite et l'effet produit par la description : il ne s'agit pas là d'une coquetterie de commentateur, mais d'une indication clairement donnée par le narrateur, qui a choisi d'exprimer le fonctionnement d'une expérience vécue par une métaphore prise dans le domaine des figures de la rhétorique. Et c'est le mot allitération lui-même qui, en même temps qu'il nous donne cet indice, réalise la chose indiquée, en nous procurant une expérience linguistique où nous sommes combles par un signifié en fuite. Ce qui se passe ici est naturellement l'inverse de ce qui se passait pour glace : il manquait alors le mot capable, grâce à sa polysémie, d'exprimer l'unité du fantasme; ici un mot clef nous est donné, sans que nous puissions comprendre comment il assume cette fonction polysémique dont nous faisons pourtant l'expérience dans notre lecture. Cette inversion peut aussi s'exprimer mathématiquement : la probabilité d apparition du mot glace dans le premier temps était très grande (au point que mon lecteur a pu avoir l'impression que je révélais un secret de Polichinelle lorsque je l'ai tout à l'heure explicité), celle du mot allitération dans le troisième temps est au contraire pratiquement nulle. Le mot trop probable a été contourné; un mot improbable, et apparemment injustifiable, nous est proposé. Ce que les deux mots ont en commun, c'est de fonctionner comme noud polysémique; ce qui les.sépare, c'est que cette polysémie est « naturelle » (c'est-à-dire vérifiable dans n'importe quel dictionnairE) pour l'un, tandis que l'autre est à la fois poétique (obtenue en même temps par des jeux sur le signifié et sur le signifianT) et positionnelle (ne fonctionnant que dans ce contextE). Aussi ne doit-on pas s'attendre à ce que, dans les pages qui suivent, je découvre le vrai sens du mot allitération : au contraire, je ne pourrai que découvrir des sens multiples et tous finalement insatisfaisants, fragiles ou partiels qui me pousseront à continuer ma recherche dans une autre direction, croyant à chaque fois saisir une chose qui m'échappe dans une allitération perpétuelle entre les multiples échos que le signifiant éveille dans le contexte et l'insaisissable pertinence métaphorique du signifié. Le mot est à prendre, c'est le cas de le dire, « littéralement et dans tous les sens ». Et loin que ce soit ici la rhétorique qui fournisse une habile comparaison pour exprimer le charme d'une expérience sensible, il est fort possible que ce soit en sens inverse le spectacle des carafes qui fonctionne comme une allégorie sensible de la poésie. L'un et l'autre sans doute, puisque les carafes ne nous apparaissent déjà que sous la forme d'un texte. Trois méthodes s'offrent à nous dans cette poursuite d un sens élusif. La première consiste à s'attacher au signifié, et à reconstituer le sens probable en voyant quels sont ceux des traits du sens propre du mot allitération qui peuvent ici avoir servi à une utilisation métaphorique. On se servira pour cela du dictionnaire, et on reconstituera un sens probable de l'emploi du mot, en se comportant comme si on avait pour tâche de le justifier et de le ramener à une clarté monosémique. Démarche indispensable, mais, si on s'arrête là, réductrice et frustrante : d'une part la justification risque de paraître tirée par les cheveux, d'autre part elle ne rend pas compte de l'effet produit. Cet effet ne résulte pas du seul jeu métaphorique, mais des associations induites par le contexte, et des échos qu'éveille le signifiant. La seconde méthode consiste donc à déterminer quels sont les traits qui sont rendus nécessaires par le contexte que le mot allitération, qu'il en soit capable ou non, doit fatalement assumer ici pour que la phrase ait un sens. C'est bien évidemment en fonction de ces traits qu'aura été effectuée instinctivement la justification de la métaphore évoquée ci-dessus. Pour déterminer objectivement ces traits, la méthode que j'ai employée est de transformer la phrase de Proust en un exercice à trous : j'ai laissé un blanc à la place du mot allitération, et j'ai soumis le passage à des personnes qui ne le connaissaient pas en leur demandant de fournir trois mots qui pourraient occuper cette place. Il est évident que ce sont ces traits-là que nous comprenons, que nous comprendrions même si le mot choisi était encore plus «improbable» et injustifiable qu'allitération. Tout mot d'un énoncé reflète fatalement son contexte, même si c'est dans un miroir déformant. Mais peut-être accepte-t-on plus facilement cette déformation au niveau du signifié si elle se trouve compensée, et au-delà, par un autre type de reflet engendré par le signifiant. La troisième démarche consiste à déterminer les significations produites à partir du signifiant et des échos (ou refletS) qu'il produit dans le contexte. Gardons le jeu Métaphorique, et substituons simplement au mot allitération son homologue grec, dont Fontanier nous dit qu'il s'emploie dans le même sens : parachrèse. On s'aperçoit tout de suite qu'un certain nombre d'idées que le mot allitération éveillait dans ce contexte s'évanouissent, pour etre remplacées par d'autres, moins séduisantes, plus sèches, plus grinçantes. En effet quand un mot oppose, comme c'est le cas ici, une résistance à l'interprétation, le lecteur a automatiquement recours à une lecture poétique du signifiant et devient sensible à ses multiples harmoniques. Celles-ci, lorsque je les expliciterai, apparaîtront sans doute comme des jeux de mots peu convaincants, et elles ne sont, pas plus que la métaphore, la clef qui explique cet emploi. Mais elles contribuent à faire que cette acception aberrante du mot allitération sonne tout à fait juste. Exposant longuement ma méthode de recherche sans en citer aucun résultat, j'ai sans doute, mais à dessein, impatienté mon lecteur : qu'il arrête donc là sa lecture et pratique lui-même la petite recherche ainsi proposée. Il obtiendra peut-être des résultats un peu différents des miens, surtout dans les associations partant du signifiant. Mais il aura fait, comme moi, l'expérience de la fuite voluptueuse du signifié, il aura éprouvé la forme de l'expérience linguistique que procure l'emploi de ce mot. Pour moi, j'exposerai maintenant l'itinéraire de mon enquête en articulant les différentes méthodes, et d'abord en croisant la méthode du dictionnaire et celle du contexte. L'allitération est une figure qui joue sur le signifiant : « répétition plus ou moins exacte d'un ou de plusieurs phonèmes (surtout consonantiqueS) à l'initiale de syllabes d'un même mot, au commencement ou à l'intérieur de mots voisins dans une même phrase ' ». Cette répétition de phonèmes entre des mots voisins peut avoir différentes fonctions sur le plan de la signification, soit établir une liaison entre deux ou plusieurs éléments de l'énoncé en suggérant que l'analogie des traits du signifiant indique une analogie de traits sémiques (cratylisme secondairE), soit établir globalement l'impression d'une ressemblance entre l'énoncé et ce à quoi il renvoie (« harmonie imitative » souvent liée à l'idée d'allitération, et correspondant au cratylisme primaire ')■ Ces deux fonctions peuvent d'ailleurs être associées. De toute façon, l'allitération est un procédé apparemment délicieux qui induit l'impression d'une ressemblance. Quel est le trait sémique qui peut servir à un emploi métaphorique? Le trait minimum est celui que donne'le Trésor : « distribution plus ou moins régulière d'éléments qui se répondent », en citant, en même temps que notre texte, une phrase d'André Lhote qui admire chez Braque « la permanence des motifs, le jeu tout classique des équilibres et des allitérations, le dosage précautionneux des éléments les plus subtils ». La transposition se fait ici du linguistique au visuel (du littéraire au picturaL). Dans l'expérience des carafes, les éléments qui « allitèrent » seraient donc la transparence et le rapport d'inclusion. Et la généralisation analogique qu'induit l'allitération serait l'échange des autres attributs (liquide/solide, toucher/ goûT) nécessaire à une appréhension totale et simultanée de la fraîcheur. Mais le contexte immédiat de cette fin de phrase impose des traits sémantiques à la fois complémentaires et diamétralement opposés à ceux-là. Simplifiant l'exercice à trous que j'ai proposé, je pourrai supprimer le trou lui-même et ressouder les deux membres de phrases sans que cette opération laisse de cicatrice : « en ne la montrant que dans cette fuite perpétuelle entre... et... ». Je trouverai alors les principaux éléments que mes sujets de l'expérience à trous ont proposés pour combler la lacune : va-et-vient, trajet, poursuite, hésitation, dilemme, jeu, passage, auxquels ils ajoutaient souvent d'autres mots qui reflétaient le contexte aquatique : glissement (mot le plus souvent proposé), ou l'idée très juste du remous. L'idée de répétition s'y inverse en celle de disjonction, celle de convergence ou de rencontre en divergence et en passage (on reconnaît là les échos de « entre », et de « fuite »), en même temps que l'adjectif « perpétuel » introduit des connotations négatives : dans ce contexte de fuite, il évoque plutôt le mécanisme des supplices infernaux que le miracle scientifique du mouvement perpétuel ou la béatitude mystique de l'adoration perpétuelle avec laquelle, pourtant, notre expression rime. Le contexte impose donc plutôt l'idée négative d'un va-et-vient (souvent associé à perpétueL) ou d'un renvoi, c'est-à-dire de l'échec d'une répétition amorcée. Notre compréhension du mot allitération va donc se trouver placée au confluent de deux « trains d'ondes sémantiques » qui se contrarient et se superposent, exprimant l'un le croisement positif (la métaphore renvoyant aux échanges positifs du premier tempS), l'autre le croisement négatif (le reflet du contexte immédiat renvoyant au va-et-vient entre les deux termes négatifS). En somme notre compréhension est produite par une interférence sémantique entre la série délicieuse et la série irritante : et ce que nous comprenons, c'est l'idée même d'interférence, c'est-à-dire d'une conjonction contradictoire, que le signifiant lui-même vient illustrer puisque allitération commence en évoquant plutôt le mot délices et se continue et se termine comme une anagramme d'irritation. Me voici arrivé au signifiant : c'est lui qui rend possible cette fusion des contraires. Si le contexte peut ainsi contrarier le jeu métaphorique et faire que le mot reflète des sens qui lui sont apparemment étrangers, c'est qu'il trouve un allié puissant dans le signifiant (et aussi dans certaines connotations du signifié). Le mot fuite a préparé ce jeu, en nous amenant à rapprocher la forme de l'expérience du spectateur de celle d'un des aspects du spectacle. La fuite de l'image cherchée évoque fatalement celle de l'eau liquide et courante, et « perpétuelle » le passage indéfini de la rivière. Pour la même raison, les aspects liquides du mot « allitération » et différentes connotations vont estomper le sens figuré parce que ce mot accroche des reflets non seulement de l'idée d'élusion (ou d'allusioN) perpétuelle mais aussi de tout le contexte aquatique dans lequel elle se mire. Ce que la rocailleuse parachrèse eût fait moins aisément. Je suivrai librement les associations ainsi créées qui ont plusieurs effets : celui d'inverser le sens d'allitération, mais aussi celui de compléter le fantasme de la fraîcheur en introduisant certains aspects jusqu'alors négligés. L'allitération est une figure qui fonctionne moins pour l'oil que pour l'oreille, surtout si on lui confère une fonction d'harmonie imitative. Or dans l'expression de l'image de la fraîcheur donnée par les carafes plongées dans la rivière manquait jusqu'à présent tout élément auditif, le murmure (exemple classique d'allitération imitativE), le bruissement de l'eau qui s'écoule le long des carafes en évoquant à la fois le glissement et la fraîcheur. Allitération nous suggère ce que Bachelard appelle « la parole de l'eau ' » et en même temps nous la fait entendre dans la mesure où, comme le dit G. Genette, l'expression est auto-illustrative : une suite de consonnes (où figurent des « liquides ») est prise d'abord dans un sens puis dans l'autre, si bien que chaque mot a l'air d'être le reflet de l'autre : allitération perpétuelle2. Le bruit ainsi évoqué, et les exigences du contexte, amènent aussi à concevoir l'allitération comme un mode de contact physique entre deux corps : on pense alors à des mots voisins comme attrition (« frottement de deux corps durs qui se meuvent l'un contre l'autre et qui s'usent mutuellement3 »). Naturellement, attrition veut dire exactement le contraire de ce que nous comprenons ici dans allitération : au lieu d'un contact entre deux solides qui se frottent et s'usent, on aurait ici l'idée d'un contact entre un solide et un liquide (ou même entre deux liquideS) qui se caressent, se frôlent et s'éludent. L'allitération serait une version liquide de l'attrition, aussi bien pour le signifiant que pour le signifié. Et ses connotations seraient certainement erotiques : j'ai évoqué l'image de la caresse, contact superficiel et glissant indéfiniment répété comme substitut d'une prise impossible, mais en même temps possession métonymique et métaphorique du corps caressé, à la fois mirage et délice, allusion et illusion. Le mot flanc employé à propos des carafes évoquait déjà la caresse de l'eau sur le corps lisse de quelque naïade elle-même tout aquatique, l'image d'un corps ruisselant. L'image de la caresse à laquelle je suis arrivé n'est pas le dernier terme de cette recherche à partir du signifiant. De nombreuses autres indications, plus indirectes, plus fragiles, pourraient être suivies : l'idée d'hésitation entre deux termes (en écho à alternance ou à alternativE), de répétition (en écho avec itératioN), et peut-être surtout l'idée de soif (en écho avec le couple altérer /désaltéreR). Si je privilégie cette image de la caresse, c'est qu'elle réunit le délice et l'irritation, la jouissance et la déception, c'est aussi qu'elle manifeste la liaison profonde qui existe entre le problème de ce que Proust appelle globalement la métaphore et celui du désir, entre la fuite du signifié et celle de l'objet désiré. J'arrête ici cette recherche sur le « sens » du mot allitération : mon lecteur pensera peut-être que j'accorde trop d'importance à ce qui n'est à ses yeux qu'une impropriété de vocabulaire; ou que mon interprétation met abusivement l'accent sur les connotations erotiques à partir d'indices bien ténus. Au milieu de cette fuite perpétuelle du signifié, j'ai pu moi-même éprouver ces doutes : ils ont été levés lorsque Claudine Quémar a publié le texte de deux versions anciennes des « côtés » de Combray, grâce auxquelles on peut suivre le travail de Proust. III. BROUILLONS Nous connaissons actuellement trois brouillons successifs de ce qui est devenu Du côté de chez Swann, dans lesquels s'élabore la phrase ici commentée. Le premier brouillon, prologue au Sainte-Beuve, avait été édité en 1954 par Bernard de Fallois; les deux autres viennent d'être à la fois minutieusement établis et très pertinemment étudiés par Claudine Quémar, et ils constituent un instrument de travail inappréciable non seulement pour les spécialistes de Proust, mais pour quiconque veut comprendre comment s'écrit un texte '. Le narrateur de l'ouvre passait sa vie au seuil de l'écriture, pour construire in extremis une théorie de l'écriture fondée essentiellement sur ce qu'il appelle la métaphore. Mais la pratique de la métaphore, c'est l'écrivain qui en a fait l'expérience tâtonnante et inlassable, non point en interrogeant directement la sensation pour lui faire livrer ce qu'elle cache, mais bien évidemment en travaillant les mots. Sur un exemple très réduit, je voudrais suivre ce travail qui est à la fois « stylistique » et « structurel » : la composition du texte définitif est le résultat d'une réorganisation incessante d'un grand nombre d'éléments, où Proust, jusque dans le détail, fait se rapprocher les choses qui se ressemblent, mais aussi se ressembler les choses qui, pour une autre raison, se rapprochent : il s'agirait donc d'étudier, comme le suggère G. Genette, les effets de place '. Quel rapport établir entre l'étude des brouillons, à laquelle je vais procéder, et l'explication de texte par laquelle j'ai commencé? Vais-je chercher dans les brouillons la « confirmation » de ma lecture? Ce serait se placer naïvement dans une perspective d'autorité, à la recherche d'une « garantie » du sens trouvé. Or d'une part je n'ai pas trouvé un sens, mais une structure qui arrive à faire jouer indirectement mais simultanément une pluralité de sens, d'autre part cette structure est justement absente, puis seulement partiellement réalisée dans les brouillons, si bien que c'est le texte définitif qui garantit les brouillons rétrospectivement plutôt que le contraire. La seule garantie de ma lecture est plutôt à chercher dans l'adhésion qu'elle trouvera chez d'autres sujets lisants. Il vaudrait mieux envisager simplement la suite de textes ici rassemblés (brouillons, texte définitif, commentaireS) comme le développement d'un même processus, fatalement inachevé (le texte dit « définitif » doit, pour exister, engendrer indéfiniment des lectureS). Pas plus que le commentaire ne peut prendre autorité en s'appuyant sur les brouillons, on ne peut le considérer comme le simple décodage d'un encodage réalisé par le passage du brouillon au texte définitif, puisque justement ma lecture me fait produire des choses qui ne sont pas dans les brouillons, et à la limite qui ne sont pas « dans » le texte définitif. L'avant-texte, pour employer l'expression de J. Bellemin-Noël ', le texte et cet après-texte qu'est le commentaire forment une chaîne de transformations continues : il n'y a de brouillons que par rapport à un texte, et de texte que dans une lecture. Il est fatal que j'analyse l'élaboration du texte à la lumière des sens qu'il m'a fait produire, et des mécanismes de production de sens que j'y ai discernés : prenant ainsi le relais du texte, c'est finalement plutôt moi qui vais «garantir» le sens des brouillons. Chacun pourra en faire autant à son tour. Premier bouillon. Il s'agit des morceaux rédigés en vue d'une version narrative du Sainte-Beuve, plus précisément de l'ensemble « Sommeils », qui parcourt successivement les endormissements, les scènes de première masturbation, puis, par l'intermédiaire des lilas, les promenades le long de la rivière, avec trois spectacles : les bouteilles plongées dans l'eau, la nébuleuse de têtards, et le pêcheur inconnu : (...) l'odeur des lilas venait au-devant de nous nous souhaiter la bienvenue sur le petit sentier qui longe en contre-haut la rivière, là où des bouteilles sont mises par les gamins dans le courant pour prendre le poisson, donnant une double idée de fraîcheur, parce qu'elles ne contiennent pas seulement de l'eau, comme sur une table où elles lui donnent l'air d'un cristal, mais sont contenues par elle, et en recevant une sorte de liquidité (...) Dans les trois brouillons, comme dans le texte définitif, un seul « effet de place » restera constant : l'épisode des carafes est toujours immédiatement suivi par celui des têtards qui s'agglomèrent brusquement autour des miettes de pain. La raison de cette contiguïté textuelle n'est pas à chercher du côté d'une contiguïté réelle des épisodes dans l'expérience de Proust ', mais bien évidemment dans le fait que, dans les deux cas, il s'agit d'un « changement de phase » miraculeux, le passage contre nature, mais conforme aux lois de l'imaginaire, d'un corps solide à l'état liquide ou l'inverse : bouteilles liquides, eau qui devient du cristal, « solution de têtards » (analogue au « poisson soluble » de BretoN) qu'un phénomène de sursaturation fait «cristalliser». Les deux miracles se répondent, mais ne sont pas traités de la même manière : le premier va être, au fil des brouillons, élaboré de manière à créer un effet poétique mystérieux; pour le second, la métaphore « scientifique », développée assez sérieusement dans les brouillons, est utilisée dans le texte définitif pour créer une sorte de suspens humoristiquement résolu par « l'explication » enfin donnée. Dans le texte définitif, poésie et humour s'équilibrent dans ces deux variations sur un thème unique. Ce thème de la dissolution et de la cristallisation d'un corps dans l'eau guide l'élaboration des images, et il faut sans doute le prendre au sérieux en explorant toutes ses harmoniques; en particulier, le corps imaginé n'est peut-être pas seulement carafe ou têtard, mais plus fondamentalement corps féminin : je renvoie aux analyses, elles aussi poétiques et humoristiques, de Bachelard. Explorant l'imagination matérielle à l'ouvre dans une expression employée par Renan, il conclut ainsi : Les flots reçoivent la blancheur et la limpidité par une matière interne. Cette matière c'est de la jeune fille dissoute. L'eau a pris la propriété de la substance féminine dissoute. Si vous voulez une eau immaculée, faites-y fondre des vierges. Si vous voulez les mers de la Mélanésie, faites-y dissoudre des négresses. Et si l'eau se resolidifie, il en sortira des fantômes de naïades. On verra par la suite l'importance de ce fantasme qui n'émergera fugitivement que dans le troisième brouillon pour être gommé du texte définitif. Un coup d'oil jeté sur cette première rédaction des carafes et des têtards fait apparaître un trait commun : Proust commence toujours par essayer de nommer l'effet produit, puis se met à l'analyser : ses phrases de brouillon sont des phrases de débrouillage analytique et explicite, écrites pour lui, sans souci dominant de l'effet à produire. D'où le côté parfois laborieux ou didactique, et l'incertitude sur le mouvement général d'une phrase qui ne sait pas comment elle va se clore, et qui reste ouverte à des ajouts ou développements ultérieurs. A partir de ce « déballage », se construit ensuite au fil des brouillons la phrase définitive qui, elle, est fondée sur une économie inverse : elle tend toujours à produire l'effet avant de le nommer (et quelquefois au lieu de le nommeR), et son mouvement est dicté par une sûre conscience de sa fin. Ici Proust trouve d'emblée l'essentiel qu'il s'efforce ensuite de justifier, « donnant une double idée de fraîcheur ». Dans le texte définitif, la fraîcheur sera au contraire mise en réserve et nommée seulement quand elle aura été évoquée; et « double » disparaîtra, étant seulement suggéré par les croisements positifs du premier temps et la manière dont ils sont qualifiés par « plus délicieuse ». Je trouve naturellement dans ce « double » la confirmation de mon analyse du premier temps (ci-dessus, p. 169). Quant aux croisements positifs des éléments visuels, ils sont réalisés d'une manière disjonctive et prudente. Disjonctive : le « non seulement, mais encore» additionne plutôt qu'il ne multiplie (ou juxtapose plutôt qu'il ne superposE) l'échange de place et la « contagion » de consistance; d'autre part le fantasme des contagions n'est pas poussé réellement jusqu'au bout : il manque l'idée que l'eau extérieure à la carafe reçoit une sorte de consistance du seul fait qu'elle se mue en contenant; ce manque se voit dans la disjonction que la phrase opère entre les deux mots, cristal et liquidité, que le texte final réussit au contraire à fondre en une seule clausule métaphorique. Prudente: le narrateur explique l'illusion au lieu de la recréer; aussi n'en arrive-t-il jamais à la métaphore et se contente-t-il de comparaisons qui présentent trop honnêtement le fantasme comme illusion (« donnent l'air ») ou comme approximation (« une sorte de ») Enfin la transparence, qui est avec la fraîcheur le seul trait commun réel entre l'eau et la carafe, n'est pas nommée. Deux autres différences, l'une minime, l'autre capitale, attirent l'attention. D'abord les carafes ne sont ici que de vulgaires bouteilles, ce qui, entre les mains de « gamins », paraît plus vraisemblable... Elles ne deviendront carafes qu'à partir du second brouillon. Pourquoi ce changement? Il faut y voir une première « métamorphose » qui est l'analogue, à l'intérieur du texte, des échanges imaginés dans le spectacle dont parle le texte. Si la bouteille donne à l'eau « l'air du cristal », il faut croire que la chose est réciproque! Pour donner l'air du cristal, ne faut-il pas l'avoir soi-même?... Par un double reflet, les bouteilles se voient attribuer l'air de cristal qu'elles donnent à l'eau, et se métamorphosent magiquement en précieuses carafes. La carafe est en effet plus fortement associée à l'idée de cristal que la bouteille, au point que, dans les second et troisième brouillons, elles sont au sens propre « en cristal » (ce qui est bien imprudent de la part des parents des gaminS); dans le texte définitif, Proust leur laisse le prestige et les connotations cristallines liées au mot carafe, mais a prudemment renoncé à en faire des objets de cristal : le cristal devient métaphore de la rivière, et les carafes avouent, à la fin, pour notre déception, leur nature triviale d'objet de verre. La seconde différence est bien sûr que nous ne trouvons ici que la description correspondant au premier temps du texte définitif (les croisements positifS) et absolument rien qui corresponde au troisième temps (l'irritation des croisements négatifS). L'idée d'un double délice est là, mais non celle qui lui fait équilibre d'une double frustration. Si nous ne possédions que le premier brouillon et le texte définitif (comme cela a été le cas jusqu'en 1975), il nous serait fort difficile de deviner comment on passe de l'un à l'autre. Les deuxième et troisième brouillons, publiés par Claudine Quémar, lèvent le voile sur les mécanismes de la métamorphose. Ils nous incitent à lire plus attentivement le premier brouillon pour y retrouver un autre passage, que nous n'aurions sans doute pas pensé à rapprocher du nôtre - mais Proust, lui, a fait le rapprochement. Il s'agit d'une description de verres à cidre qui se trouve dans l'ensemble « Journées », à la suite de « Sommeils », dans l'édition du Contre Sainte-Beuve de B. de Fallois. J'extrais de cette longue description le passage qui nous concerne : (...) l'office obscure (...) où rafraîchit dans des auges pleines d'eau le cidre, que tout à l'heure - si « frais » en effet qu'il appuiera au passage sur toutes les parois de la gorge en une adhérence entière, glaciale et embaumée - on boira dans de jolis verres troubles et trop épais, qui comme certaines chairs de femme donnent envie de pousser jusqu'à la morsure l'insuffisance du baiser (...) . Dans les premiers brouillons, aucun rapprochement n'existe entre le cidre ainsi décrit et les bouteilles de la rivière. Le travail du second brouillon sera d'effectuer le rapprochement : il va se produire une sorte de mariage, ou plutôt de fécondation réciproque de chaque description par l'autre; une fois cette fécondation réalisée, les deux épisodes vont se reséparer et avoir chacun leur destinée propre : à partir du troisième brouillon, les carafes redevenues solitaires travailleront à s'assimiler ce qui leur a été ajouté par la fréquentation trop intime des verres à cidre. Quant à ceux-ci, ils retournent chercher aventure dans le maquis du texte proustien, où l'état actuel de publication des brouillons nous permet mal de suivre leur trajet2. Dès le premier brouillon, les deux descriptions entrent en résonance ne serait-ce que parce qu'elles affichent toutes deux dès leur début leur thème central, la « fraîcheur » au degré superlatif. Mais le verre à cidre comporte toute une série de traits que les bouteilles ignorent encore : A) l'accent est mis sur le toucher et sur le goût, et non sur la vue; B) la première incise réalise un croisement positif parfait entre les deux sens, puisque la même expérience les comble simultanément tous les deux (la gorge goûte et touche la fraîcheuR); C) le second temps, lui, entame le processus de déception. Le croisement positif était réalisé grâce au seul liquide. L'analogie visuelle du liquide et du solide qui le contient (ici à peine indiquée, alors qu'elle est explicitée dans le cas des bouteilleS) amène à désirer boire le contenant, ce qui entraîne une déception et une frustration. Cette déception rappelle au narrateur celle du baiser. La phrase du premier brouillon sur les verres de cidre est construite sur un schéma qui émigrera finalement dans la description des carafes : opposition d'un comble de satisfaction à un comble de déception. D'autre part elle développe de manière explicite tous les problèmes de goût et de toucher totalement absents dans le cas des bouteilles. Un engrenage des deux textes s'imposait pour produire cette fois une image totale de la fraîcheur. Second brouillon. Dans le second brouillon (cahier iV), les carafes sont évoquées au début de la description du second « côté » de promenade, le côté de Villebon, où on longe le Loir. Elles sont précédées du pêcheur inconnu, et suivies des cristallisations de têtards. Surtout, elles sont associées avec les verres à cidre : Nous nous arrêtions toujours à regarder dans la rivière ces carafes que les gamins mettent pour prendre les petits poissons; le cristal contient de l'eau, comme sur une table, mais donne une bien plus grande // impression [de] // fraîcheur, parce qu'il est lui-même contenu par de l'eau; on ne sait plus si c'est la rivière qui est carafe de cristal, et si c'est la carafe qui est liquide glacé. Il se fait entre les deux cette espèce d'allitération qu'il y avait à Guermantes dans certains verres à cidre, dont la matière trouble, rose et comme humectée de gouttelettes de cristal semblait une boisson elle-même, avivait le désir de boire cependant qu'elle interposait entre lui et nos lèvres un obstacle trop compact où les dents auraient voulu mordre comme dans les [chairs] peaux de femme trop épaisses, où il semble que sans la morsure on ne pourra aller jusqu'au bout du baiser. La première phrase semble analogue à celle du brouillon précédent : mais une série de différences minimes témoignent d'un travail d'élaboration. Les bouteilles sont devenues des carafes (de cristaL). L'idée de fraîcheur n'est plus énoncée dès le début, la « double » idée cède la place à une comparaison de degré par rapport à la carafe sur la table. Si l'idée de transparence est toujours absente, on observe un essai de redistribution des croisements qui aboutit cette fois à une forme de superposition (à la place de la simple juxtapositioN) et à une généralisation de l'analogie qui donne enfin à la rivière (eau contenant la carafE) le statut cristallin réservé dans le premier brouillon à l'eau contenue dans la carafe. Rejetée au début de la dernière proposition, et mise en facteur commun, la prudence du narrateur devient hésitation du spectateur (« on ne sait plus si... ») et contribue à accréditer l'illusion au lieu de la dénoncer. Apparaît fugitivement l'adjectif « glacé » (qui n'a pas toutes les connotations du substantif dont l'absence m'a frappé dans le texte définitiF). Malgré la raideur des équivalences établies par le verbe être, tous ces changements témoignent à la fois d'une recherche plus poussée de la cause de l'impression et d'un souci naissant d'en trouver l'équivalent dans la description qu'on en fait. Mais surtout une seconde phrase réalise l'engrenage avec une nouvelle version des verres à cidre : et ce qui réalise l'engrenage, c'est le mot allitération. Le trait commun qui engendre le rapprochement est que, dans les deux cas, la ressemblance d'aspect du contenant et du contenu engendre l'idée d'une identité de consistance, liquide, et donc buvable. A la différence du texte définitif, la première phrase (qui correspond à ce que j'ai appelé le premier tempS) se termine ici non sur la métamorphose de la rivière, mais sur celle de la carafe, devenue « liquide glacé ». Dans la seconde phrase apparaît symétriquement un aspect des verres à cidre que le premier brouillon n'indiquait qu'allusivement, et que la proximité des carafes fait saillir (le verre à cidre est fait d'une matière qui ressemble au cidrE), tandis qu'un autre aspect de l'expérience du cidre disparaît totalement : il n'est plus question de l'expérience très satisfaisante procurée par le seul liquide lorsqu'il émeut dans la gorge où il coule à la fois le goût et le toucher. Ce croisement positif (il est vrai partieL) s'élide, et nous ne le retrouverons plus qu'ar-chéologiquement comme connoté indirect des croisements positifs des éléments visuels dans la description des carafes. Le mot allitération, dans ce premier contexte, semble moins mystérieux que dans le texte définitif, moins ambigu, mais aussi moins séduisant et irritant. C'est d'abord qu'il n'est lié ni au mol fuite, ni au mot perpétuelle, si bien qu'il n'évoque guère les différents aspects de la rivière (murmure, glissement, etc.) comme il le fera ensuite. Aucune notation directe de mouvement n'est d'ailleurs jusqu'ici intervenue dans la description des carafes (l'idée du courant est absentE). En pratiquant sur cette phrase la méthode de l'exercice à trous, on s'aperçoit que le lecteur fournit pour occuper cette place des mots abstraits aux connotations positives et non ambiguës finalement assez proches d'allitération, dont la probabilité d'emploi est donc beaucoup plus forte que dans le texte définitif. Le contexte immédiat de la phrase impose des mots comme correspondance, accord, union, reflet, etc., si bien que l'emploi métaphorique d'allitération est pleinement justifié même si le registre dans lequel la métaphore est choisie peut surprendre : surprise atténuée par le narrateur qui s'excuse de l'approximation par une formule prudente : « cette espèce d'allitération ». Pour obtenir l'idée de ressemblance trompeuse ou de mirage qui est celle du texte définitif, il faut ici mobiliser un contexte plus large avec lequel le mot « allitération » ne communique qu'indirectement. En remontant, il faudrait mettre l'accent sur « on ne sait plus si... » : l'allitération pourrait alors accrocher un reflet de l'idée d'hésitation; en descendant, il faudrait aller jusqu'au second verbe juxtaposé, « avivait le désir de boire cependant qu'elle interposait, etc. » : alors l'idée de frustration (d'altératioN) et de mirage se lèverait. Mais tous ces éléments sont trop éloignés (et entre eux disjointS) pour avoir réellement une influence sur la compréhension du mot allitération : celui-ci se trouve au contraire placé à une articulation rhétorique très forte où c'est l'idée de ressemblance qui s'impose et l'emporte, d'autant plus qu'elle est conforme au sens propre du mot. Le coup de génie de l'écrivain, ou du moins son coup d'audace, sera, dans les remaniements ultérieurs de la phrase, de placer ce mot dans les éléments du contexte qui lui sont hostiles. Au lieu de servir à l'engrenage assez banal de deux expériences analogues, il va être utilisé pour servir d'engrenage aux deux contraires, la ressemblance et la dissemblance. Mais le mot ne reflétera pas seulement un nouveau contexte : il est fort probable que c'est lui qui a suscité une partie du contexte qui n'apparaîtra qu'après lui, dans le troisième brouillon : toute la liquidité courante, fuyante de la rivière, l'insaisissable ruissellement qui vient donner ses harmoniques à la recherche de la fraîcheur et à la dérobade incessante du signifié... L'intrusion du verre à cidre dans la description des carafes a pour fonction d'inverser le mécanisme de multiplication et d'enclencher les croisements négatifs, et en même temps il met en évidence la dimension erotique de l'expérience. J'avais déjà été amené à rêver, à partir d' « allitération », à la caresse : le verre à cidre pose, lui, le problème du baiser, et il le pose en des termes violents et frustrés qui peuvent surprendre le lecteur : des « femmes » à la peau « trop épaisse », un baiser qui rêve la morsure '. Mon propos n'est pas d'explorer ce fantasme du baiser dans l'imaginaire proustien, du baiser maternel aux baisers d'Al-bertine. Reste qu'on ne peut sans doute rien comprendre à l'artificieux croisement de toutes les expériences négatives dans le troisième temps du texte définitif si l'on ne voit qu'il est inspiré par l'expérience décevante d'une possession par les sens du corps de l'autre. Le modèle d'une expérience totalement vide et frustrante, c'est celui du premier baiser à Albertine (II, 363-365) : le héros ne voit plus rien, ne sent plus rien, et ses lèvres ne peuvent saisir une saveur que la joue est incapable de livrer. Cette perte totale du corps d'autrui dans la possession réelle ne peut être équilibrée et réparée que par une mise à distance : la seule perception visuelle, réduite à elle-même, peut au contraire, stimulée par le désir, arriver à l'impression d'une possession. Elle agira comme déléguée des autres sens qui, par son intermédiaire, iront chercher l'une derrière l'autre les diverses qualités odorantes, tactiles, savoureuses, qu'ils goûteront ainsi même dans le secours des mains et des lèvres (et même mieux que par leur secours...). Et cela, grâce aux arts de transposition, au génie de synthèse auquel excelle le désir. Cette brève analyse, que j'emprunte à Proust (I, p. 892-893), si on l'oppose à l'analyse du baiser à Albertine, permet de restituer le modèle de la relation qui oppose, dans notre texte définitif, les croisements positifs du premier temps (où c'est par l'intermédiaire de la vue, et des connotations de la description, que le goût et le toucher réconciliés voient se réaliser l'expérience d'une fraîcheur totalE) aux croisements négatifs du troisième temps, où la perception erre entre des expériences vides. J'en conclurai que seule la métaphore peut satisfaire le désir, ou que les problèmes de la métaphore et celui du désir sont en réalité une seule et même chose. Troisième brouillon. Dans le troisième brouillon (cahier xN), nos carafes se trouvent dans une suite qui énumère les spectacles rencontrés au bord de la rivière. Elles sont toujours suivies des têtards, mais maintenant les verres à cidre ont disparu, laissant pour trace de leur passage l'allitération et le croisement négatif des expériences du goût et du toucher. Ce brouillon comprend lui-même deux éléments : une rédaction de l'ensemble de la phrase, pleine de biffures et de ratures faites en cours de rédaction et qui témoignent des hésitations et des recherches au fur et à mesure de la progression de la phrase. Et, dans la marge, une seconde rédaction du « premier temps », faite sans doute postérieurement, à la relecture. Comment éditer un tel emmêlement? Claudine Quémar a choisi la solution la plus raisonnable, celle d'établir le texte du « brouillon définitif », si je puis dire, en ne retenant que quelques significatives ratures '. Éditer réellement le « brouillon du brouillon », c'était s'exposer à la fois à produire un texte illisible, et un texte fictif, puisqu'on serait amené, en dépliant le réseau de biffures et de reprises, à expliciter et à juxtaposer des énoncés qui se sont en réalité substitués les uns aux autres par un jeu de suppressions et de superpositions. Le travail, sans doute rapide, de l'écrivain apparaîtrait alors comme un laborieux piétinement. J'ai choisi néanmoins de donner, pour cette phrase, une transcription « au ralenti », qui sera adaptée au rythme de mon commentaire. Je transcrirai et commenterai séparément la première et la seconde partie de la phrase. Dans la première partie, Proust prend, tourne et retourne la description jusqu'à ce qu'il ait trouvé une disposition syntaxique et un engrenage sémantique qui produise dans le texte lui-même la fusion des deux termes : Nous longions un moment la rivière sur le petit sentier de halage, regardant ces [bouteilles] carafes que les gamins mettent dans l'eau pour prendre des petits poissons, et qui, [1] enfermant l'eau liquide dans leur cristal, mais à leur tour enfermées dans l'eau de la rivière comme dans une plus grande carafe liquide (2] contenant l'eau de la rivière dans leur cristal, mais contenues à leur tour dans la rivière, tour à tour [a] « contenant » glacé d'un cristal liquide, et contenu [b] « contenant », carafe aux flancs d'eau glacée et durcie, et « contenu gelé » dans une carafe de cristal liquide et courant. Dans la marge, sans doute à la relecture, Proust a rédigé une version plus condensée qui rassemble l'acquis « métaphorique » obtenu au terme de ce travail (« eau glacée et durcie, cristal liquide et courant ») et l'articule avec le rapport contenant/contenu, mais sans retenir la « substanti-vation » de ces deux mots et leur mise entre guillemets : [3] contenant dans leurs flancs [transparents] clairs comme une eau glacée et durcie son cristal liquide et courant où elles sont à leur tour contenues . La condensation excessive de cette mise au point la rend tendue, presque obscure : dans le texte définitif de Swann, Proust choisira une solution moyenne, faisant passer progressivement son lecteur de la permutation spatiale à la fusion métaphorique. En même temps qu'il travaille cet engrenage, il est amené à expliciter un certain nombre de traits nouveaux : le dur s'oppose au courant; le glacé et le gelé se font écho, avant de disparaître dans le texte définitif '; et surtout, la mise au point marginale introduit l'idée de transparence et de clarté. Enfin, pour la première fois des guillemets isolent « contenant » et « contenu » : il s'agit bien sûr de signaler ainsi |
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