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Les combats de George Sand






Au début de 1848, George Sand a pris ses distances vis-à-vis de Pierre Leroux. Elle reste fidèle à ses idées, mais l'homme l'a beaucoup déçue. Il y a « son indigence volontaire », pour ne pas dire son parasitisme, il y a son attitude en général : « C'est un génie admirable dans la vie idéale, écrit-elle le 14 décembre 1847 à Charles Poney, mais qui patauge toujours dans la vie réelle38. » Le 22 janvier 1848, elle écrit à Mazzini, le patriote italien : « Cette admirable cervelle a touché, je le crains, la limite que l'humanité peut atteindre. Entre le génie et l'aberration, il y a souvent l'épaisseur d'un cheveu. » Néanmoins, George Sand est fermement républicaine et socialiste (elle s'est rapprochée de Louis Blanc et collabore à La RéformE), et la nouvelle qui lui arrive à Nohant de l'instauration de la République ne peut que l'emplir de joie. Dès le 1er mars, elle se rend à Paris. Elle y reste jusqu'au 7 mars, et ses premières impressions sont d'enthousiasme : « Vive la République ! écrit-elle le 9 mars à Charles Poney. Et en même temps quelle tenue, quel ordre à Paris ! J'en arrive, j'y ai couru, j'ai vu s'ouvrir les dernières barricades sous mes pieds... J'ai vu le peuple français réuni au cour de la France, au cour du monde, le plus admirable peuple de l'univers. On est fou, on est ivre, on est heureux de s'être endormi dans la fange et de se réveiller dans les cieux. »

Sans attendre, Sand se met au service de la République et de son gouvernement où siègent ses amis Blanc, Ledru-Rollin, Arago. Partageant la grande fraternisation, elle veut en diffuser l'esprit à la province. Elle donne au Journal du Loiret, qui le publie le 8 mars, un article adressé « à la classe moyenne » : « Le peuple, investi d'une puissance dont il n'a jamais fait usage et dont il ne comprendra la portée que dans quelques jours, est disposé à accorder toute sa confiance à la bourgeoisie39.» Union, fraternité, réconciliation des classes ! L'écrivain se fait l'intermédiaire entre les bourgeois et le peuple. Le 5 mars, elle s'adresse aux riches : « Le communisme ne vous menace point. Il vient de donner des preuves signalées de sa soumission légale à l'ordre établi, en proclamant son adhésion à la jeune République. » Dans les mêmes jours, elle rédige ses « Lettres au Peuple ». Mais, de l'une à l'autre, l'euphorie s'émousse, les lendemains de Février commencent à déchanter : « J'ai vu la méfiance et l'affreux scepticisme, funeste héritage des mours monarchiques, s'insinuer dans le cour des riches et y étouffer l'étincelle prête à se ranimer ; j'ai vu l'ambition et la fraude prendre le masque de Y adhésion, la peur s'emparer d'une foule d'âmes égoïstes... »



De nouveau à Nohant entre le 8 et le 21 mars, attentive aux élections qui se préparent, elle reprend derechef la parole sous son ancien pseudonyme de Biaise Bonnin, pour expliquer aux campagnards que leur sort, leur avenir, la promesse de leur bonheur, sont dans la République, le régime de la fraternité. De retour à Paris, elle déménage dans un logis dix fois moins coûteux et fonde un hebdomadaire, qu'elle intitule La Cause du peuple, afin d'exposer les grandes lignes du socialisme selon Pierre Leroux : « Peu à peu, nous passerons de la pauvreté à l'aisance et de l'aisance à la richesse sociale sans nous heurter violemment aux obstacles que le devoir nous ordonne de tourner. »

Consciente du retard des esprits de province sur ceux de Paris, elle suggère à Ledru-Rollin d'y envoyer des ouvriers pour enseigner la république aux paysans avant les élections. Elle lui envoie Leneveux, rédacteur de L'Atelier, lequel entraîne une dizaine de compagnons. Revenue à Paris le 21 mars, se mettant pleinement à la disposition du gouvernement, elle collabore, sur le conseil d'Etienne Arago (frère de l'astronomE), au Bulletin de la République, sans signature. En tout, 9 contributions, jusqu'au 29 avril. Dans le numéro 7 du 25 mars, elle s'emploie à convaincre les « habitants des campagnes » de la nécessité de payer l'impôt très impopulaire des 45 centimes, décrété pour éviter la banqueroute. Le n° 15, du 13 avril, est un ardent manifeste en faveur des bons candidats aux élections, désintéressés et résolus : « Pour conserver intact et glorieux le dépôt des libertés publiques, cette Assemblée doit incessamment travailler à fonder solidement l'édifice de la société démocratique. Elle doit porter une main hardie sur les institutions oppressives et condamnées, ne reculer devant aucune des conséquences de la révolution, entraîner le pays par la grandeur de ses résolutions, et, s'il le faut, briser sans ménagement toutes les résistances. » Inquiétant, pour beaucoup, cet avant-goût de terreur républicaine ! Mais le numéro suivant, le 16, paru le 15 avril, fait carrément scandale. L'auteur y explique que, en cas de victoire de la réaction, le peuple comme en Février aurait le droit et le devoir de s'insurger : « Il n'y aurait alors qu'une voie de salut pour le peuple qui a fait les barricades, ce serait de manifester une seconde fois sa volonté et d'ajourner les décisions d'une fausse représentation nationale. Ce remède extrême, déplorable, la France voudrait-elle forcer Paris à y recourir ? A Dieu ne plaise ! »



L'article provoque l'indignation : on venait de consacrer le suffrage universel. La démocratie consiste-t-elle à en révoquer les résultats s'ils ne sont pas au goût d'une minorité ? La radicalisation de Sand est éclatante. Elle en donne d'autres preuves dans La Vraie République, journal de Théophile Thoré - un avocat socialiste -, auquel elle prête son concours après l'échec de La Cause du peuple et après son retrait du Bulletin de la République. Les journées du 16 avril et du 15 mai l'éloignent en effet du Gouvernement provisoire puis de l'Assemblée nationale.

Au lendemain du 16 avril, elle écrit à son fils Maurice : « Mon pauvre Bouli, j'ai bien dans l'idée que la république a été tuée dans son principe et dans son avenir42. » Elle ne supporte pas le spectacle de cette « bourgeoisie armée » qui crie « Vive la République ! » pour mieux hurler « Mort aux communistes », « Mort à Cabet ». « Et ce cri est sorti de deux cent mille bouches dont les 19 vingtièmes le répétaient sans savoir ce que c'est que le communisme ; aujourd'hui Paris s'est conduit comme La Châtre. » Elle ne ménage plus Lamartine, « jésuite naïf, espèce de Lafayette qui veut être président de la République, et qui en viendra à bout, parce qu'il ménage toutes les idées et tous les hommes, sans croire à aucune idée et sans aimer aucun homme. Il a eu les honneurs et le triomphe de la journée sans avoir rien fait. »

Après la journée du 15 mai, elle devient franchement pessimiste. Elle écrit à un cousin cinq jours plus tard : « La France eût pu préserver Paris, qui est son cour et sa tête, des convulsions sociales qui s'y préparent. Mais la France n'a pas compris le caractère de la révolution que Paris lui a imposée, et là est le mal. On l'a dit, on le dit tous les jours : ce n'est pas une révolution politique, c'est une révolution sociale [...] Malheureusement, les meneurs de la véritable idée sociale ne sont guère plus éclairés que ceux qu'ils combattent et jouent trop la partie à leur profit. Somme toute, le peuple sent son mal et n'en connaît pas le remède. manque de guides à la hauteur de leur mission [...] Un beau matin, au moment où les apôtres du statu quo social croiront pouvoir dormir sur les deux oreilles, une épouvantable secousse les éclairera trop tard sur la réalité et la profondeur du mal social *3. » Paroles prémonitoires, confirmées par les journées de Juin, qui remettent à jamais le « beau rôve de république fraternelle ».

Apprenant l'insurrection des ouvriers et la répression féroce qui s'ensuit, elle écrit à son éditeur Hetzel : « 11 n'y a qu'à pleurer, et je vois l'avenir si noir que j'ai grande envie et grand besoin de me brûler la cervelle. » Et lorsque Lamennais fait publier le dernier numéro de son Peuple constituant encadré de noir, elle le soutient : « Ah généreux cour, que vous avez dû souffrir dans ces fatales journées, et comme j'ai pensé à vous ! Vous seul avez compris le sens et la portée de cette effroyable lutte, vous seul avez eu le courage, au milieu du grand péril, de dire la vérité tout entière... » Lamennais, touché, répond le 23 juillet : « Je vous rends grâce, mon amie, de vos bonnes et encourageantes paroles. Vous avez toujours été pour moi le bon Samaritain qui panse les plaies du pauvre blessé et verse sur elles le vin et l'huile. Aussi mon cour est-il bien à vous : croyez-le, je vous en prie, et n'en doutez jamais, quelle que puisse être d'ailleurs la diversité de nos points de vue sur certaines questions. »



A Hetzel, à qui elle envoie le manuscrit de sa Petite Fadette, elle écrira, le 7 octobre 1848, faisant allusion aux événements, à l'impuissance de la gauche, à la dictature qui se profile : « Mon pauvre cerveau est amoureux de logique et je n'en vois nulle part. » La Seconde République aura été pour George Sand (« elle qui résume dans sa personne l'idée révolutionnaire de la France », Herzen dixiT), comme pour Lamennais, la plus cruelle des déceptions.



A l'avant-garde du mouvement républicain, enthousiaste, disponible, opiniâtre, Sand reste en retrait dans la bataille féministe qui s'affirme à la faveur des événements de 184844. Ainsi, lorsque Eugénie Niboyet45, ancienne saint-simonienne, lui demande, au club de la rue de Taranne et dans La Voix des femmes du 6 avril 1848, de se présenter aux prochaines élections, et cela en termes choisis (« le représentant qui réunit nos sympathies, c'est le type un et une, être mâle par la virilité, femme par l'intuition divine, la poésie : nous avons nommé Sand »), le grand écrivain fait une mise au point outragée, en choisissant de la faire paraître dans La Réforme et La Vraie République : « Un journal rédigé par des dames a proclamé ma candidature à l'Assemblée nationale. Si cette plaisanterie ne blessait que mon amour-propre, en m'attribuant une prétention ridicule, je la laisserais passer... Mais mon silence pourrait faire croire que j'adhère aux principes dont ce journal voudrait se faire l'organe. [...] Je ne puis permettre que, sans mon aveu, on me prenne pour l'enseigne d'un cénacle féminin avec lequel je n'ai jamais eu la moindre relation agréable ou fâcheuse46. » C'est que George Sand n'est pas une suffragette. Si elle réclame pour elle-même d'être traitée comme un homme, au point d'adopter parfois le pantalon et le cigare, elle ne considère pas le droit de vote comme une priorité. A ses yeux, les tentatives saint-simoniennes et fou-riéristes en direction des femmes sont entachées d'aristocratisme, d'éli-tisme. Sand pense le peuple en entier, les femmes dans leur totalité. Or, dit-elle en substance, il ne faut pas mettre la charrue devant les boufs. Pour le sixième Bulletin de la République (6 avriL), elle écrit :



« Dans ces derniers temps, plusieurs femmes, encouragées par l'esprit de secte, ont élevé la voix pour réclamer, au nom de l'intelligence, les privilèges de l'intelligence. La question était mal posée. En admettant que la société eût beaucoup gagné à l'admission de quelques capacités du sexe dans l'administration des affaires publiques, la masse des femmes pauvres et privées d'éducation n'y eût rien gagné. [Ce qu'il faut combattre, c'est] le manque d'instruction, l'abandon, la dépravation, la misère, qui pèsent sur la femme, en général, encore plus que sur l'homme. »

Lorsque le Comité démocratique et socialiste inscrit son nom sur les listes d'une quarantaine de départements, elle réplique encore. Oui, elle veut, elle professe, elle revendique, l'égalité entre l'homme et la femme, mais l'égalité n'est pas la similitude. «Les femmes doivent-elles participer un jour à la vie politique ? Oui, un jour, je le crois avec vous. Mais ce jour est-il proche ? Non, je ne le crois pas. Et pour que la condition des femmes soit ainsi transformée, il faut que la société soit transformée radicalement. Dans la situation actuelle, les femmes sont incapables de remplir des fonctions politiques. »



C'est que, pour elle, le combat des femmes doit se livrer d'abord sur un autre terrain, celui des droits civils. 11 faut en finir avec l'inégalité de la femme là d'abord où elle n'est qu'une éternelle mineure. L'écrivain retrouve une de ses idées les plus chères, un de ses plus inlassables combats, mené depuis ses premiers romans, contre la prison du mariage. Il faut rétablir le divorce : « Oui, l'égalité civile, l'égalité dans le mariage, l'égalité dans la famille, voilà ce que vous pouvez, ce que vous devez demander, réclamer. Mais que ce soit avec le profond sentiment de la sainteté du mariage, de la fidélité conjugale et de l'amour de la famille. »



Dans le grand débat entre socialisme et féminisme, George Sand a choisi son camp : priorité à l'émancipation ouvrière, tous sexes confondus. Et, pour les femmes, la liberté d'être elles-mêmes.

En décembre 1848, Louis Napoléon Bonaparte est élu président de la République haut la main (5 434 226 voiX) devant Cavaignac (1 448 107 voiX) qui précède Ledru-Rollin (370 119), Raspail (36 920), Lamartine (17 940) et Changarnier (4 790). Les Français ont-ils répudié la République ? George Sand s'interroge et refuse de tomber dans le désespoir. L'analyse à laquelle elle se livre, dans un article de La Réforme du 22 décembre 1848, est une conclusion sur l'année 1848 : « Le peuple n'est pas politique » ; il a voté avec ses émotions. Il a rejeté Cavaignac, parce que ce général a massacré les insurgés de Juin. Mais le peuple tend au socialisme : « Pour avoir été politique et non socialiste, la république modérée est arrivée à mécontenter le peuple. Pour être socialiste et non politique, le peuple arrive à compromettre par un choix imprudent le principe même de sa souveraineté. Mais un peu de patience. Dans peu de temps, le peuple sera socialiste et politique, et il faudra bien que la république soit à son tour l'un et l'autre48. »

La révolution de 1848 apparaît à tous ces lettrés comme un immense échec. Certes, quelques mesures capitales demeurent, et notamment le suffrage universel (mais il sera bientôt remis en questioN) et l'abolition de l'esclavage. Mais modérés comme Lamartine ou radicaux comme George Sand, tous s'accordent sur le gâchis de ces journées enflammées. Et tous restent cependant marqués. Et, peut-être, plus que personne Victor Hugo, dont la vie va s'en trouver bouleversée...

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