Essais littéraire |
L'âge du Roman On a souvent défini le roman comme la forme littéraire où s'exprimaient le mieux les tensions et les valeurs d'une société, son rapport à l'Histoire, au temps comme à l'espace. En l'occurrence, le roman de cette époque est bien souvent une sorte d'épopée bourgeoise qui, comme chez Balzac, permet à un personnage symbolique de connaître et de maîtriser ce qui l'entoure, de se situer dans un monde qu'il explore et domine. Un livre exprime peut-être de la façon la plus claire, mais aussi la plus naïve, cette maîtrise, cette possession heureuse : le Tour de France par deux enfants (1877) de G. Bruno (pseudonyme de Mme A. FouilléE) est bien sûr un ouvrage d'instruction civique destiné aux enfants, au même titre que les livres de Jules Verne, et permettant de découvrir le monde comme les deux jeunes Lorrains découvrent leur patrie amputée par les Prussiens ; mais, en profondeur, cet ouvrage moral est aussi un parcours didactique et encyclopédique qui fait comprendre certains aspects de la production destinée aux adultes. Tel est en effet l'enjeu du roman réaliste et naturaliste, d'Ernest Feydeau (Fanny, 1858) et de Champ-fleury jusqu'à Zola et à ses disciples : montrer une réalité plus complète, avec, nous dit-on souvent, la franchise du médecin et l'impartialité du juge d'instruction. Chez Flaubert, chez les Goncourt et chez Vallès, chez Zola, Huysmans, Mirbeau, peut-être même, avec toutes les différences que l'on devine, chez Jules Renard et Anatole France, il y a- des vérités a dire, des psychologies et des classes à explorer, un savoir à diffuser. Il faut prendre au sérieux cet élargissement des sujets : il peut certes apparaître comme une occasion de se libéier du contenu pour mettre en_yaleur le contenant, le « style », mais il a aussi une valeur politique dans la mesure où l'on « étudie » désormais, où l'on accorde en tout cas une dignité esthétique à ce qui en était jusqu'ici dépourvu : le peuple, la province, la physiologie... Ce « savoir » n'est donc pas neutre et il se conjugue souvent à des formes variées de revendication : quelques-uns des romans les plus célèbres de cette époque sont aussi des scandales qui remettent en cause l'institution, de Madame Bovary aux livres les plus vendus de Zola : l'Assommoir, Nana, Germinal ou la Débâcle. On pense aussi à Descaves (Sous-offs, 1889) et à Darien (Biribi, 1889) ; autant de preuves que le réalisme ne conduit pas au compte rendu passif : les ouvres qu'il inspire ont un vrai retentissement social, en-dehors même de leur force littéraire. On pourrait dire que le roman exotique révèle lui aussi un appétit de science et qu'il y a chez Loti, dans certains textes de Fromentin (Un été dans le Sahara, 1857, et Une année dans le Sa/tel, 1859) ou de Gobineau (Souvenirs de voyage, nouvelles, 1872, et Nouvelles asiatiques, 1876) un côté Jules Verne. Il semble au contraire qu'il faille interpréter le succès du genre comme une sorte de contrepartie au roman réaliste ou naturaliste (que Loti n'aimait paS) : Aziyadé (1879), Pêcheur d'Islande (1886), Madame Chrysanthème (1887) ou Ramuntcho (1897) de Loti, un peu comme Dominique (1862-63) de Fromentin ou les Pléiades (1874) de Gobineau cherchent surtout à montrer les inflexions d'une âme, le travail subtil d'un esprit. En fait l'exotisme est essentiellement un prétexte au lyrisme psychologisant ou au débat intime, comme chez Barrés. Chez ces écrivains, on Ut d'abord l'héritage de la sensibilité romantique : leur vraie filiation les rattache moins à Balzac qu'à Stendhal, et surtout à Lamartine ou Musset ; peut-être aussi à une littérature autobiographique dont les meilleurs représentants à cette époque sont certainement Amiel (1821-1881, premiers fragments publiés en 1883) et Marie Bashkirtseff (Journal, 1887). Au niveau inférieur, le roman, bourgeois ou mondain, s'affadit encore avec des auteurs comme Octave Feuillet (le Roman d'un jeune homme pauvre, 1858), Victor Cherbuliez (le Comte Kostia, 1863) ou Georges Ohnet (Serge Panine, 1881). Pour comprendre dans quel paysage littéraire s'inscrivent ceux que nous considérons aujourd'hui comme les grands romanciers, il faut connaître cette production romanesque assez terne, bien ennuyeuse même si elle est « ohnète », pour reprendre un calembour du temps ; scénarios déjà trop usés, reconnaissances touchantes, « croix de ma mère », luttes de l'amour et de l'argent, mariages impossibles entre l'aristocratie et la bourgeoisie, exotismes de pacotille, cas psychologiques comme en traite, après des débuts de poète et de critique para-symboliste, Paul Bourget (le Disciple, 1889) : ces romanciers présentent en définitive une société très réduite, et qui plus est, une société de convention, fictive, où les personnages s'enferment dans un caractère schématique, s'organisent en un jeu prévisible dont on trouverait l'équivalent théâtral chez Emile Augier ou Dumas fils. Ces romans ne posent pas de questions, ne montrent de la société bourgeoise que les débats stéréotypés où elle se complaît : de ce point de vue, ils restent essentiellement des documents sur ceux qui les ont lus ! On doit cependant faire ici une place particulière à Alphonse Daudet dont les succès ne sont pas dus à la reprise de quelques vieilles formules : de lui, on connaît surtout les contes (Lettres de mon moulin, 1869, Contes du lundi, 1873), mais il faudrait peut-être redécouvrir le Petit Chose (1867), le cycle de Tartarin (1872, 1885, 1890), Jack (1876) aussi, plus que Fromont jeune et Risler aîné (1874) ou Numa Roumestan (1881). Daudet n'est pas le naturaliste que Zola voulait voir en lui, il n'est pas non plus un artisan limité, à la Cherbuliez ou à la Ohnet : on trouvera dans les meilleurs de ses textes une qualité d'atmosphère, parfois de merveilleux, qui le rapprocherait plutôt des poètes... Mais le roman réaliste subit une autre concurrence que celle de ces romanciers trop à l'aise avec leur public, il doit se battre sur un autre front. Avec le symbolisme, en effet, avec aussi, peut-être, le roman russe que la France apprend à connaître, une autre sensibilité se fait jour qui fait évoluer le genre. L'âge d'or du roman ne prend pas vraiment fin : disons plutôt qu'un certain type de romans, de récits à la fois linéaires et encyclopédiques, laisse la place à des formes qui interrogent le genre romanesque au lieu de le reprendre tel quel, à des formes (apparemmenT) moins organisées, plus brèves, plus proches parfois du poème en prose ou de la poésie - que favorisent justement les symbolistes ; il s'agit moins de décrire que d'évoquer, et on le voit bien dans ces ouvrages techniquement très novateurs que sont Les lauriers sont coupés (1887) de Dujardin, - qui y invente le monologue intérieur -, peut-être aussi dans les Cahiers d'André Walter (1891) et dans Paludes (1895) de Gide. On trouverait également certains traits nouveaux dans tous les contes, dans toutes les nouvelles que l'on publie à cette époque, dans les journaux, dans les revues ou en recueils. Ces formes courtes ou moins courtes, d'ailleurs fréquentées par les « réalistes » comme Zola ou Maupassant (cf. son texte théorique sur le roman, Préface de Pierre et Jean, 1888), offrent à des romanciers plus artistes et stylistes que témoins, l'occasion d'une échappée : échappée poétique comme chez Schwob (le Livre de Monelle, 1894), chez Rodenbach (Bruges-la-Morte, 1892) et même, malgré les apparences, chez Jules Renard parfois ; échappée libertine (Jean Lorrain, Pierre LouyS) ou même fantastique : avec les derniers textes de Mérimée (Lokis, 1869), mais aussi avec Barbey d'Aurevilly, redécouvert à la fin du siècle, avec Villiers de l'Isle-Adam et bien sûr Maupassant que son étiquette de naturaliste définit mal. Cette crise du roman n'est pas qu'une crise littéraire : elle tient aussi à une crise idéologique en liaison avec cette faillite de la science dont on commence à parler dans les années 1880 ; sur un plan strictement scientifique, l'idée est fausse, mais elle a eu cours et elle permet d'expliquer le grand retour du spirituel et du religieux (Villiers, Huysmans, BloY), le culte de la singularité littéraire et les changements constatés dans l'écriture romanesque : l'idée du romancier n'est plus d'être Cuvier ou Claude Bernard, mais de réunir les charmes du poème à ceux de la confession voilée et du récit de fiction. Le roman de ce temps n'est plus un livre solidement charpenté, plein de savoir, plutôt Tune forme multiple et changeante se mettant elle-même en question : la voie est ouverte aux miroitements de la Recherche du Temps perdu. Pour être complet, on devrait ajouter à ce tableau un certain nombre de romans populaires ou destinés à la jeunesse et qu'étudient aujourd'hui les sociologues et les amateurs de littératures marginales à réhabiliter. Le travail est fait pour la comtesse de Ségur (Les Petites Filles modèles, 1858), pour Rosny Aîné et ses romans préhistoriques ou de science-fiction, pour Christophe (pseudonyme de Georges ColomB), l'auteur de quelques-unes des premières bandes dessinées : il reste peut-être à redécouvrir les romans historiques de Paul Féval, les romans « western » de Gustave Aimard, les livres de Ponson du Terrail, le créateur de Rocambole, les « mélos » d'Hector Malot (Sans famille, 1878) et les policiers d'Emile Gaboriau. |
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