Essais littéraire |
Les sociologues soulignent le repli individualiste de notre époque. L'écriture, dialogue de soi à soi où s'élabore un rapport au monde, n'est pas seulement le reflet de ce rencentrement : elle est aussi l'espace où il se pense et se met en ouvre. D'où l'intérêt proprement littéraire de telles démarches : dans le meilleur des cas, le texte n'est pas le simple compte rendu d'une expérience du sujet mais incarne véritablement sa façon d'être. Cette manière d'« être dans son ouvre» donne lieu à des poétiques très marquées, illustrant la réflexion de Sartre : « Une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier. » Si l'on a pu avoir recours, pour tenter de décrire semblables pratiques, à des catégories qui paraîtront peu « littéraires », c'est qu'elles désignent d'abord des attitudes, des modes d'être, ce que l'on appelle des ethos. Nombre de ces écritures, parce qu'elles sont liées à l'époque et à ses questionnements, recoupent ainsi des postures où passe l'air du temps: effort pour réenchanter le monde contemporain, mise à profit de sa tolérance au bénéfice d'une quête hédoniste, vigoureuse protestation contre sa déréliction. En littérature, ces ethos se mesurent dans les textes, non ailleurs, et c'est là que nous avons tenté de les saisir, indépendamment de la vie effective des écrivains: nous ne débattons ni de psychologie, ni de philosophie de la vie, ni de sociologie quand bien même nous en croisons les domaines. Nouveaux mystiques André Malraux aurait dit que le XXIe siècle connaîtrait un retour du religieux. La montée des intégrismes de tout bord semble lui donner raison. La littérature contemporaine connaît aussi ce type de tentation, mais de manière plus subtile et diversifiée. Elle ne cherche pas à illustrer un dogme ni à en promouvoir l'autorité, mais plutôt à renouer avec une dimension perdue de l'être. Pour Christian Bobin, dont les courts récits rencontrent un certain écho, il s'agit « d'ouvrir notre regard sur ce qui est». Cette attitude pourrait a priori rappeler l'invitation de Hôlderlin à « habitet poétiquement » le monde, gente que Bobin pratique à ses heures (La Vie passante, 1990). Elle s'en distingue cependant en ce que le regard sensible ne se suffit pas à lui-même mais postule une transcendance, que l'écrivain choisit de nommer, selon les cas, l'Ame, l'Invisible, le Seigneur, le Très-Haut, Dieu. Le « genre » littéraire importe peu : c'est une voie qu'il s'agit de suivre, que ce soit dans la fiction biographique, Le Très-bas (sur François d'Assise, 1992), le poème (L'Enchantement simple, 1986), le roman (Isabelle Bruges, 1992; La Folle Allure, 1995), le récit (La Femme à venir, 1990), le recueil de notes (La Part manquante, 1989 ; Une petite robe de fête, 1991). Ou même le journal (Autoportrait au radiateur, 1997), propice au mysticisme en ce que la joie, thème récurrent de Bobin, s'y conquiert sur les décombres provoqués par la mort de l'être aimé. Le réel immédiat devant lequel on s'émerveille est donné comme voie vers Tailleurs, révélation à laquelle il convient de se préparer. Ni l'église ni la religion officielles ne sont les plus sûrs moyens d'entendre cette parole qui peut, paradoxalement, prendre la forme du silence. Bobin s'élève contre toutes les élabo-rations de la pensée, qu'elle soit religieuse, philosophique, intellectuelle... Aussi une série de figures simples, naïves, peuplent-elles son monde : le Saint, l'enfant, l'Ange. Et finalement, l'écrivain, tel que se le représente Bobin : naïf lui-même, qui a renoncé aux prestiges du monde et se contente de le célébrer : « La sainteté est partout dans la vie et un peu dans les couvents. Voilà ce qu'est pour moi la sainteté: la vie même. Se défaire de tous vêtements, de tous masques. Se glisser en riant dans les dtaps d'une parole fraîche, d'un bon silence. » (La Merveille et l'Obscur, 1999.) L'écriture est à l'avenant: elle se prémunit contre toute complexité de la phrase, toute richesse du vocabulaire: «Je ne cherche jamais l'écriture. C'est elle qui me vient » (L'Epuisement, 1994) écrit Bobin en accréditant l'idée d'une «inspiration» illuminée. C'est, suivant l'exemple de François d'Assise, par le simple que l'on atteint au Simple, par le dénuement à la Crâce : « C'est du tout petit ce que je fais. C'est de l'ordre du minuscule, de l'infinitésimal» (Autoportrait au radiateur, 1997). Bien des titres affichent cette position sans ambages: Un livre inutile. Éloge du rien, L'Enchantement simple. Souveraineté du vide. D'autres ouvres plus complexes, moins faciles d'accès, manifestent cependant une même aspiration à un au-delà du réel, par exemple celles de Sylvie Germain ou de Christiane Singer. Ou encore, à certains égards, celle de Charles Juliet qui considère Bobin comme un grand poète, parmi ceux que «ronge la soif d'absolu » (Trouver la source, 1992). Mais à la différence de Bobin, que la grâce semble habiter en toutes circonstances, on sent chez Juliet une angoisse, une difficulté à adopter la posture lénifiante du mystique en dévotion. «Rongé», c'est Juliet qui l'est le plus, d'une inquiétude permanente jamais apaisée que ses livres mettent en évidence. Une autre tendance particulière au mysticisme contemporain est de renouer avec l'Histoire, au lieu de s'en affranchir au profit d'une intemporalité contemplative. La quête n'est plus alors celle d'un absolu plus ou moins accessible ici-bas, mais un effort pour comprendre le sens métaphysique des tourments humains. Dans le roman Rastenberg (1996) de Christiane Singer, la narratrice revient habiter la maison de ses propres ancêtres, proche du village natal d'Hitler, pour obéir au « serment que s'est fait une enfant de douze ou treize ans - en apprenant tardivement le sort de sa famille paternelle sous le Troisième Reich - de retourner dans le pays persécuteur». Cette motivation installe la quête sur un plan métaphysique qui affronte le paradoxe: «Le lieu où j'habite est celui où j'entends le mieux respirer Dieu. Non pas, je le sais, que Dieu ne soit pas présent partout ailleurs aussi. Mais c'est ici que je l'entends le mieux. » Rêvant des histoires à partir des tableaux de la maison, revivant les affres de ses passions amoureuses, dans un va-et-vient constant entre passé et présent, du Moyen Age à la bataille de Stalingrad, interrogeant un vieux rabbin sur le sens de la souffrance, la narratrice retrouve les accents des mystiques pout dépasser les fausses consolations que l'Eros procure à la souffrance « Car le Dieu de la faim et de la soif, le Dieu de la brûlure et de la blessure ne tolère pas que ta faim soit apaisée, que ta soif soit étan-chée, que ta btûlure et ta blessure soient pansées par un autre que Lui. » 11 faut avoir « aimé comme fous » pour accéder à la sérénité et «affronter la solennité de l'instant. [...] La splendeur de l'instant déployée dans ses saveurs, ses odeurs, ses nuances, ses sensations, ses contours, ses textures est-elle insoutenable par essence à une âme non préparée à la recevoir ? » Notre époque retrouve ainsi des préoccupations que la seconde moitié du XXe siècle avait à peu près complètement occultées. Depuis Bernanos (La JoiE), l'Histoire et ses cataclysmes avaient pu faire penser que cette posture n'était plus de saison. Il s'agit, pour Christiane Singer, de réaffirmer que, même au milieu de l'horreur, la joie et la foi sont encore possibles. La référence majeure d'un tel coûtant est le Livre de Job et sa traversée de la déprise. Sylvie Germain choisit, dans son roman Immensités (1993), un autre épisode de l'histoire contemporaine, l'invasion de la Tchécoslovaquie par la Russie soviétique en 1968. Le héros Prokop Poupa, professeur d'université destitué, est devenu balayeur. Le regard que ce nouveau Job porte sur le monde est plein de compassion, et il finit pat accepter le «vide» de son existence, même lorsqu'une situation politique redevenue favorable lui permettrait d'en changer. Son renoncement tire leçon de la vision d'une veille femme « tout à fait ordinaire que l'âge avait désencombrée d'elle-même, dépouillée des plus lourdes vanités » : « Il est des visions, aussi fugaces soient-elles, qui laissent des traces ineffaçables dans la mémoire. Des traces autour desquelles la pensée n'en finit plus ensuite de rôder, auprès desquelles le cour n'en finit plus d'attendre. D'attendre et d'espérer, sans même savoir quoi. » Le traitement de l'Histoire par Sylvie Germain donne lieu à transfigurations, comme si le réenchantement du monde passait par les voies d'une mythologie nouvelle, archaïque et contemporaine à la fois. Réinventant les univers du conte ou du légendaire, elle bâtit sur cinq générations, dans Le Livre des nuits (1985) et sa suite Nuit d'ambre (1987), le trajet initiatique d'un personnage confronté à des événements fabuleux et à des réalités historiques : la guerre de 1870 laisse le père du héros défiguré par un coup de sabre, son fils aîné est fauché par un obus en 1914, sa quatrième épouse et ses enfants sont déportés dans les camps nazis, tel autre personnage est plongé dans la folie par la guerre d'Algérie. Chacun de ces épisodes est l'objet d'une attention expressionniste, avec des exagérations proches des visions de William Blake ou des graveurs allemands du début du siècle. Seule la démesure mythologique et la puissance exacerbée d'une écriture baroque peuvent rendre compte de notre monde ravagé par les guerres et les génocides. Comme dans les mythes, les pères couchent avec leurs filles, les fotus restent enfermés dans des croûtes de sel, et la mort n'est qu'une façon de rejoindre un cosmos dont la naissance avait séparé. Si plusieurs autres livres s'inscrivent dans une Europe centrale plus ou moins libérée du communisme {La Pleurante des rues de Prague, 1992 ; Eclats de sel, 1996) et marquée par ses écrivains (on note une influence certaine de Bohumil HrabaL), les livres postérieurs de Sylvie Germain accentuent la dimension proprement religieuse d'une quête ouverte par L'Enfant méduse (1991) dont les cinq parties - Enfance, Lumière, Vigiles, Appels, Patience - scandent l'itinéraire de deux enfants. Références bibliques et évangéliques sont tout aussi claires dans Tobie des marais (1998) qui transpose librement le Livre de Tobie dans le marais poitevin, et dans Chanson des mal aimants (2002). Ces deux récits disent la misère et le mal qui habitent l'univers (dans Tobie, c'est l'histoire d'un Juif immigré ; dans Chanson, l'itinéraire d'une enfant trouvée, albinos, ballottée d'homme en homme, de chambre misérable en hôtel miteuX). Chaque fois, une illumina tion donne sens aux souffrances et aux humiliations : « Une vision si nue, si magnifiquement pauvre, que ce fut plutôt comme une caresse de l'invisible. Un sourire [...]. Le sourire de la grâce, beau à en pleurer de gratitude. » {ChansoN). On n'est pas loin des épi-phanies de Christian Bobin, d'autant que Sylvie Germain a peu à peu tempéré le baroque fulgurant de ses premiers livres au profit d'une simplicité presque franciscaine, sans toutefois renoncer au lyrisme qui fait résonner la mémoire des temps. Vient alors le temps de la prière, dite par le Seigneur lui-même : « Il me demandera de rester avec lui, discrètement, patiemment, dans le soir puant les larmes et le sang échoué sur la terre ; de rester avec lui, avec d'autres veilleurs d'aubes dispersés un peu partout. » Pour accompagner ces fictions emportées de mythes et de légendes, Sylvie Germain ouvre sa plume à la méditation. Auteur d'un essai sur Etty Hillesum (1999), elle interroge, dans Echos du silence (1996), le silence de Dieu aux questions égarées de Job, et médite dans Céphalophores (1997) l'exemple d'existences édifiantes: Dernières pages d'une brève fiction biographique du poète Georg Trakl « Qui vint à nous en étranger ? » ici identifié à Orphée, alors que sa sour, Gretl, l'est à Eurydice. C'est vers nous désormais qu'il vient en étranger, en frère mendiant, en enchanteur. Il marche à pas de lune, au creux de ses poèmes, tenant sa sour par la main. Il ne demande rien, - il donne. Il donne à voir et à entendre, il donne à rêver au plus obscur et plus profond de nous, du côté de ces paysages en friche, blanchoyant de poussières d'étoiles, qui s'étendent immensément à l'horizon de nos pensées. Il glisse, il glisse sur les eaux lentes et grises de son chant, tenant son Eurydice par la main. Parfois, peut-être, leur est-il doux de reposer un instant leurs têtes d'ombre et de cristal dans les paumes d'un vivant, d'en recevoir écho et gratitude, - bénédiction enfin. D'ailleurs, nous-même, sommes-nous si pleinement vivants que nous nous plaisons à le croire, ne sommes-nous pas plutôt, comme Trakl le disait de lui-même, « qu'à moitié nés » ? Et donc en perpétuelle attente de complétude, laquelle ne peut lentement s'accomplir que par la grâce des autres, les vivants aussi bien que les morts, les engendrés que les immatériels. Alors, lorsqu'un être, vif ou défunt, s'en vient à nous à pas de brunie et de silence, et penche son front en fièvre contre notre épaule, sa bouche tendre vers nos mains, il nous faut nous arrêter, écouter le murmure qu'il sème en notre sang. Et tant pis si nous ne savons pas capter le moment où il se retire, s'en va ailleurs, il n'en reste pas moins que nous avons à continuer à porrer le poids impondérable de sa réte subtilement chantante, et à demander à voix basse: - Bénédiction, bénédiction sur celles et ceux qui sont passés et dont le chant tinte et luit encore longtemps après qu'ils se sonr tus. Sylvie GtRMAlN, Céphalophores, © éd. Gallimard, 1997, p. 72-74. Nouveaux hédonistes Alors que le mystique célèbre le réel pour mieux le dépasser, l'hédoniste, ayant fait le deuil définitif d'un hypothétique au-delà, entend bien en tirer ici et maintenant tout le plaisir possible. Mais, « littérairement», on pourrait parfois s'y tromper. Entre certaines pages de Christian Bobin et de Philippe Delerm, difficile parfois de faire la différence : il peut y avoir une « mystique naïve » du «petit bonheur». Dans Les Amoureux de l'Hôtel de Ville (1993), Delerm avoue lire « quelques pages de Christian Bobin » ; la critique, attentive à regrouper écrivains et textes sous des étiquettes rapidement décernées, a rassemblé quelques-uns de ces chantres du plaisir simple : Pierre Autin-Grenier, Eric Holder, Jean-Pierre Ostende, Cil Jouanard..., sous la bannière ambiguë des «Moins que rien», leur a même trouvé quelques aînés: Cingria, Réda, Follain... (Bertrand Visage, NRF, janvier 1998). Leur commune préférence va à des proses brèves, entre note et nouvelle, vouées à la célébration d'un objet souvent insignifiant, première gorgée de bière ou vase de tulipes sur le coin d'une table, écureuil qui sautille ou radiateur qui reste froid... Loin du roman, de ses intrigues er de ses personnages complexes, ces écrivains traduisent des instants, des impressions, des souvenirs, des expériences familières que l'histoire de la littérature avait jusqu'alors négligées. La simplicité qui enchante les hédonistes est proche de celle des mysriques : splendeur des choses, enfance présente ou retrouvée, bonté, bonheur sans passion de l'amitié et de l'amour. Proche aussi de celle que louaient autrefois les «leçons de morale» de l'école élémentaire dont on chante à nouveau les vertus (André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertuS). Le temps se réduit à un instant dont il s'agit d'extraire toute la saveur en autant de btèves épiphanies. Le passé néanmoins est une dimension capitale dont le présent retrouve avec nostalgie les bonheurs premiers: « L'odeur des pommes est une déferlante. Comment avait-on pu se passer si longtemps de cette enfance âpre et suctée ? » (Delerm, La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, 1997). La nostalgie imprègne ces textes d'un sentiment de dépossession. La fameuse « première gorgée de bière» est d'abotd éprouvée comme un « bien-être immédiat », puis comme « la sensation trompeuse d'un plaisir qui s'ouvre à l'infini... », mais le « bonheur est amer », l'hédoniste sait bien que, s'il continue de boire, c'est pour «oublier la première gorgée». Aussi l'écriture a-t-elle pour fonction de prolonger par les mots l'émerveillement qui ne saurait durer : « L'odeur des pommes est douloureuse. C'est celle d'une vie plus forte, d'une lenteur qu'on ne mérite plus. » Le monde a perdu son humanité: il s'agit de la retrouver au fond d'une province préservée (Jean-Pierre Ostende, La Province éternelle, 1996 ; Guy Goffette, Eloge pour une cuisine de province, 1988) ou dans quelques « bonheurs sages», comme de déguster le loukoum de l'Arabe « comme ça, sur le trottoir, en douce, dans la fraîcheur du soir - tant pis pout la poudre qui s'éparpille sur les manches». De telles épiphanies favorisent une écriture qui se complaît à son propre mouvement, comme si le «simple» plaisir des mots se faisait mimétique du « bonheur doux» (Guy GoffettE) que l'on éprouve. La phrase suit le cours d'une têverie sensible et déplie son allant d'image en image, avec une sutenchère d'adjectifs censés fixer les saveurs du monde : « On est un homme soudain rendu à son silence, à sa pesanteur, au calme de son ombte, et l'Indien qu'on fut dans une autre vie peut sans peine temonter le cours du temps sous la paupière, reprendre possession de ses terres au bord de l'eau, qui glissent dans le soleil couchant. [...] C'est l'heure des souvenirs qu'on tait et qui montent tout seuls dans l'air comme un nuage léger, acre un peu, parfumé, vers les clignotantes lumières du fond des âges. » (Partance et autres lieux, 2000). Paradoxalement, face à la simplicité des choses, ces textes convoquent un vocabulaire abstrait (ici : silence, pesanteur, calme...): derrière les sensations, c'est l'essence des choses que l'on cherche, et, peut-être, le sens même de la vie. C'est dire que l'hédonisme se déploie sur fond de mélancolie, voire de détresse, dans la nostalgie d'un passé qui ne se saisit plus que par instants fugitifs. Pierre Autin-Grenier a su en prendre la mesure, teintant ses propres épiphanies d'ironie douce-amère. Le titre Toute une vie bien ratée (1997) dit l'horizon sur lequel se conquièrent de rares moments salvateurs. Le mouvement du monde menace toujours de vous arracher à la vie « inutile et tranquille» du presque-rien. Entre ses illusions révolutionnaires passées et les grâces imprévues d'un matin réussi, le «je» oscille constamment du recours à la solitude à la recherche d'affection. Chacun de ces courts textes esquisse une solution : comme d'aller voir «les bégonias de Nasbinals» plutôt que de renoncer tout à fait, ainsi que la fin ambiguë du livre le laisser supposer. Extrait du texte « Les bégonias de Nasbinals, Thomas Bernbard et les écureuils », ou Comment échapper à la mouise du quotidien. Je veux dire: voilà tout à fait une journée assez ordinaire au cours de laquelle il va falloir se montrer avide de vivre, avide des gens et des choses; seulement parce que nous sommes nés, que nous allons mourir et qu'entre les deux il n'existe pas d'autre solution qu'être un minimum combatif et utopiste. Je vais donc essayer de faire comme ça: trouver quelques petites ficelles pour parvenir en relative bonne forme à l'apéro du soir et je vous tiendrai ultérieurement au courant de l'évolution possible de toutes ces sortes de choses vers un monde meilleur. En fait, ne soyons pas menteur, j'ai fait encore ce jour-là ce que toujours je fais lorsque je m'interroge trop fort sur le sens de l'existence et que je n'ai nul salami de Milan à me mettre sous ta dent : je saute dans l'automobile et fonce comme un fou vers Nasbinals. Grimpé le col de la Chavade, passé Langogne et Grandrieu (je casse-croûte bien sûr chez Simone et Ghristian LaurèS), je fais une courte halte au Malzieu-Ville pour un verre ou deux chez Vidal et, traversé l'Aubrac, me voici à Nasbinals. Là, après le Café du Progrès (chez BatifoL), derrière la Maison Bastide, Bar de la Route d'Argent, juste en face de la petite porte marquée « école » en blanc sur une plaque émaillce bleue, je retrouve toujours avec bonheur au cour de la belle saison les bégonias de Madame Souchon, renommée bien au-delà du canton pour l'excellence de sa charcuterie mais que je vénère, moi, pour ses bégonias. De ses rebords de fenêtres donnant sur la route qui mène à Saint-Urcize, éclatent et débordent les plus beaux bégonias du monde. Ce sont ces bégonias extraordinaires, bien plus que tout autres, qui offrent, je ne sais pourquoi, la particularité, dès que je les vois, d'aussitôt me rendre optimiste et heureux de vivre. Madame Souchon, elle les bichonne, ses bégonias ! Elle conserve les bulbes d'une année l'autre, m'a-t-elle expliqué un jour, et entreprend de les faire germer, comme en serre, bien avant que ne soit propice la saison. Est-ce cet amour presque insensé dont elle est capable pour ses bégonias qui rejaillit sur ceux qui les voient et, dans l'instant, les rend plus radieux? Peut-être... Pierre AuTiN-GRENIF.R, Toute une vie bien ratée, © éd. Gallimard, p. 49-51. L'hédonisme libertin D'une autre trempe, et avec des exigences plus solides, sont les hédonistes libertins, loin des postures de modestie d'un Delerm ou d'un Autin-Grenier. Vie brillante, voyages, amours, goût des femmes, sexualité libertine : on ne saurait imaginer contraste plus violent entre ces deux univers. L'amour est la grande affaire de ces livres. Les héros d'Eric Orsenna comme ceux de Philippe Sollers inventent leurs propres codes, régis par le plaisir et le désir. «Je n'arrive pas à sentir la faute qu'il y aurait à satisfaire ses passions », écrit Sollers dans Femmes. Leurs « romans autofictifs » mettent en scène des narrateurs qui leur ressemblent (Gabriel dans Grand amour, 1993 ; Gabriel O. ou M. Orsenna dans Longtemps, 1998 ; le «journaliste américain» de Femmes, 1983, et tous les narrateurs de Sollers, de Folies françaises, 1988, à Passion fixe, 2001, en passant par Portrait du joueur, 1984 ou Le Lys d'or, 1989), emportés par le mouvement du monde et les grâces des femmes. Les deux écrivains revisitent une tradition de la littérature française: du côté de Giraudoux pour Orsenna, de Roger Vailland et du libertinage du XVIIIe siècle pour Sollers : celui de Vivant Denon (auquel l'écrivain consacre un Cavalier du Louvre, 1995), de Casanova {Casanova l'admirable, 1998) et surtout de Sade sur lequel le «premier» Sollers avait beaucoup écrit et auquel il consacre un nouvel ouvrage {Sade contre l'être suprême, 1992). La recherche du plaisir relève de l'assouvissement d'une faim (« Il faut entendre femme comme famé, en italien... La Faim... II faut savoir transformer une femme en faim... En véritable appétit de luxe... Luxure... »). Le texte se fait virevoltant, complaisant à lui-même comme à ce qu'il énonce. Monologue du narrateur, un journaliste américain ; Deb est son épouse, les autres femmes quelques-unes de ses maîtresses. Je file à Barcelone... Le cirque de Pékin y donne deux représentations, vous m'avez deviné... Je connais Barcelone comme ma poche... Vieux truc de jeunesse... Disparaître là-bas est pour moi un jeu d'enfant. .. Trois jours avec Ysia... Je ne vous dis pas l'hôtel... On va dîner dehors à Montjuich, sur la colline... Printemps déjà... Lauriers-roses. La ville scintille au-dessous de nous... J'ai des souvenirs ici, ce sera pour une autre fois... Pourvu que Flora ne soit pas en Espagne en ce moment... Elle serait hors d'elle de savoir que je suis sur son territoire. .. Mais non, elle est encore en Hollande pour une rournée de conférences... Sur la Paix... Que la vie peut être amusante en chasses-croisés, sauts, raccourcis, mascarades, vaudeville, comédie sans fin... C'est ce que Deb appelle, avec une ironie mi-amusée, mi-amère, mes « batifolages »... « Tu as oublié ? C'était encore pendant un de tes batifolages. » Batifolages, fariboles... Faribole, c'est dans Alice au pays des merveilles, que Stephen est en train de lire... Le chat du Chester!... Celui qui n'a qu'un sourire... «Je lui permets de me baiser la main, dit la Reine... - J'aime mieux pas, dit le Chat... - Qu'on le décapite ! dit la Reine... - Mais on ne peut pas le décapiter, dit Alice, vous voyez bien qu'il n'a qu'un sourire !... - Tout ce qui a une tête peut être décapité! dit la Reine. Le reste n'est que fariboles.»... Ou encore Kate, quand je rentre d'un de mes voyages : « Alors, toujours papillonnant?»... Toute la tactique de Kate, maintenant, est de me présenter comme un personnage aimable mais toujours changeant, un superficiel agité, une feuille emportée par le moindre vent, un bouchon à la surface des eaux, un ludion, un sablier qui n'arrête pas de se renverser... Pas sérieux... Sans profondeur... Puisqu'elles le disent... Ça plaît bien aux hommes qu'on dise ça de moi... C'est commode... Ah, celui-là, encore un de ses jeux du moment, une de ses lubies, aucune importance!... Ces Américains, d'ailleurs... D'accord... Qu'on me foute la paix... Je ne compte pas... On ne peut pas compter sur moi... OK!... OK!... Le prix à payer pour qu'on vous pardonne de vivre... Je batifole, je faribole, je papillonne, je retourne ma veste et mon sablier de plus en plus, j'oscille, je zigzague, je m'envole, je ne suis pas là, je n'existe pas... Girouette... Pas de pensée, rassurez-vous ; pas de conséquences... Laissez-passer... L'hédonisme, parce qu'il multiplie les occasions de plaisir, se veut ainsi le chant de leur multitude. Cela peut donner lieu à de longues collections de rencontres dont il semble au lecteur qui les lit que l'intensité se perd dans le nombre: que l'on songe à La Vie sexuelle de Catherine M. de Catherine Millet oxxzLa Mécanique des femmes de Calaferte (1992). Mais que le narrateur se prenne à réfléchir la redondance et la répétitivité de ses élans, qu'il y mêle les livres, et cela offre de subtiles variations sur l'érotisme et la littérature (Raymond Jean, La Lectrice, 1986), où l'on revisite ce xvni'-' siècle emblématique comme Patrick Wald-Lasowski, dans le Traité des mouches secrètes (2003). Cela donne aussi de belles «notes sur le désir», comme dans L'Amour mendiant (1996) de Richard Millet, où l'écrivain alterne anecdotes et réflexions impromptues, toutes greffées sur des expériences qui ne trouvent pas leur fin en elles-mêmes mais interrogent, dans le regard que chacun porte sur l'autre, la séduction qui s'opère, l'émotion et le sentiment de défaillance qui, souvent, l'habitent. Aucune « leçon » cependant, dans ce livre, au contraire de Sollers qui semble vouloir édifier l'hédonisme libertin en modèle de vie (sa recherche du plaisir établit une liste de préceptes : si l'on veut être heureux comme moi je suis heureux, « Il faut... »). L'hédonisme est un narcissisme : l'écriture devient le miroir où l'écrivain aime à se contempler. Cyniques, pamphlétaires et imprécateurs La recherche frénétique du plaisir a un envers : devenue loi d'un monde qui ne cesse de la promouvoir dans ses représentations, ses publicités, ses films, elle abandonne à la frustration ceux qui ne parviennent pas à y trouver leur place. Comment célébrer un tel univers ? Aux antipodes des mystiques en quête de réconciliation et des hédonistes indifférents à l'état réel du monde, des écrivains ont entrepris d'en sonder les noirceurs. Ils pratiquent aussi bien le pamphlet que le roman, mais souvent avec une ambiguïté dans leur propre position dont les valeurs demeurent latentes, tant l'emporte surtout la négativité de ce qu'ils dénoncent. Le pessimisme domine ainsi l'ouvre de Michel Houellebecq, face à une civilisation occidentale dont il ausculte les névroses obsessionnelles et les pathologies. Extension du domaine de la lutte (1994) déplace sur le plan sexuel la phraséologie révolutionnaire de son titre - lequel renvoie en fait à l'élargissement des zones d'activités du capitalisme néolibéral et non à quelque diffusion de la sédition. Le narrateur, observateur désabusé d'un monde dominé par le matérialisme économique et régi par des rapports de consommation, constate que le sexe a pris la place du sentiment. Mais lui-même, peu conforme aux modèles de séduction prônés par la publicité, ne trouve pas à s'y satisfaire, comme le livre le dit avec un ton corrosif et désespéré à la fois. Or cette frustration sexuelle n'est que la partie la plus visible d'une difficulté plus vaste, que Michel Houellebecq exprimait dès 1995 dans la revue Art Press : «La dissolution progressive, au fil de siècles, des structures sociales et familiales, la tendance croissante des individus à se percevoir comme des particules isolées, soumises à la loi des chocs, agrégats provisoires de particules plus petites... Tout cela rend bien sûr inapplicable la moindre solution politique. » Le lexique utilisé annonce explicitement le titre de son second roman, Les Particules élémentaires (1998), et l'écrivain donne ici l'essentiel de sa réflexion : la poursuite effrénée du plaisir a détruit les liens humains et suscité des frustrations insurmontables, incarnées par le personnage de Bruno dans le roman. Son frère Michel, généticien, a découvert le moyen de produire le plaisir sans relation sexuelle et donc de délivrer l'humanité de sa quête dissolvante, générant ainsi une nouvelle civilisation. C'est depuis cette nouvelle civilisation, située en 2079, qu'est évoqué rétrospectivement notre temps, période noire de l'humanité finissante. L'hédonisme y est une plaie dont il faut s'affranchir. Pour en démonter la vanité, Houellebecq élabore une forme d'écriture volontairement déceptive, qui interrompt brutalement, par l'insertion de collages scientifiques ou philosophiques, les scènes pathétiques ou erotiques à la gratification desquelles il soustrait ainsi son lecteur, lui faisant à son tour éprouver cette frustration, cause de tous les maux. L'été 76 fut probablement la période la plus atroce de sa vie ; il venait d'avoir vingt ans. La chaleur était caniculaire, même les nuits n'apportaient aucune fraîcheur; de ce point de vue, l'été 76 devait rester historique. Les jeunes filles portaient des robes courtes et transparentes, que la sueur collait à leur peau. Il marcha des journées entières, les yeux exorbités par le désir. Il se relevait la nuit, traversait Paris à pied, s'arrêtait aux terrasses des cafés, guettait devant l'entrée des discothèques. Il ne savait pas danser. Il bandait en permanence. Il avait l'impression d'avoir entre les jambes un bout de viande suintant et putréfié, dévoré par les vers. À plusieurs reprises il essaya de parler à des jeunes filles dans la rue, n'obtint en réponse que des humiliations. La nuit, il se regardait dans la glace. Ses cheveux collés à son crâne par la sueur commençaient à se dégarnir sur le devant ; les plis de son ventre se voyaient sous la chemisette. Il commença à fréquenter les sex-shops et les peep-shows, sans obtenir d'autre résultat qu'une exacerbation de ses souffrances. Pour la première fois, il eut recours à la prostitution. Un basculement subtil et définitif s'était produit dans la société occidentale en 1974-1975, se dit Bruno. Il était toujours allongé sur la pente herbeuse du canal ; son blouson de toile, roulé sous la tête, lui servait d'oreiller. Il arracha une touffe d'herbe, éprouva sa rugosité humide. Ces mêmes années où il tentait sans succès d'accéder à la vie, les sociétés occidentales basculaient vers quelque chose de sombre. En cet été 1976, il était déjà évident que tout cela allait très mal finir. La violence physique, manifestation la plus parfaite de l'individuation, allait réapparaître en Occident à la suite du désir. Michel HOUF.I.I.F.BF.CQ, Les Particules élémentaires, © éd. Flammarion, 1998, p. 153-154. Michel Houellebecq offre une étonnante synthèse des pensées dominantes à la fin du XIXe siècle, transposée dans notre époque : le positivisme y rejoint le naturalisme dans son intérêt pour les sciences - de l'économie à la physique quantique - censées rendre compte de l'état de l'humanité. Dans Plateforme, troisième roman, moins travaillé que les précédents et plus complaisant à sa propre facilité, un personnage lit Auguste Comte, auquel Houel-lebecq emprunte sa théorie des sociétés. Il se réclame aussi de Zola et du «roman expérimental», ajoutant des références contemporaines à celle de Claude Bernard, mis en avant par l'auteur des Rougon-Macquart comme par le narrateur à'Extension. Son goût pour le morbide, la souillure, la dénonciation lui font retrouver bien des thématiques chères à Huysmans, à Bloy et à une certaine écriture « fin de siècle ». Mais sa position personnelle n'est jamais claire, car toutes les théories que ses livres énoncent, souvent provocantes (staliniennes, eugénistes, racistes, misogynes...) le sont par des voix narratives incertaines ou discutables : nouvel androïde du futur, savant fou ou pervers obsessionnel. Lui-même, dans ses entretiens, paraît plutôt incarner ses personnages qu'en rendre compte. Et l'on ne sait à lire les Particules si l'utopie scientiste qu'elles annoncent est à craindre ou à espérer. Le constat d'une faillite de la civilisation est partagé par Nicolas Bourriaud qui dresse, dans L'Ere tertiaire (1997), le portrait d'une société en voie de disparition au terme d'un développement technologique qui en glace les dimensions humaines. La revue Perpendiculaire, qu'il dirige avec Christophe Duchatelet de 1995 à 1998 (date à laquelle le différend avec Michel Houellebecq stoppe sa publicatioN), a pendant un temps rassemblé ces sombres prédicateurs d'un avenir en forme d'impasse : Houellebecq, Lamarche-Vadel, Dominique Noguez et Maurice G. Dantec. Tous pensent, mais chacun à sa façon, le «déclin de l'Occident», les uns avec humour (Noguez, Les Derniers Jours du monde, 1990 ; LEmbaumeur, 2004), les autres avec un sérieux tout métaphysique (Dantec, Le Théâtre des opérations, 2000-2001). Nombre d'entre eux écrivent le présent depuis le futur. C'est le cas des Particules élémentaires de Houellebecq, des Derniers jours de Noguez, situés en 2010, des fictions cybernétiques de Dantec... Ou encore de On, de Yves Laplace, qui se déroule en 2500 dans une société enfin débarrassée de l'Histoire. Depuis cette lointaine époque, le narrateur se penche sur la nôtre (ici sur l'année 1984, clin d'ceil rétrospectif à OrwelL). A chaque fois, la civilisation a basculé au tournant du XXe et du XXIe siècle vers autre chose. Dans On, une société dominée par un principe démiurgique règne sur la secte mondiale du « lien univetsel » fabriquée par des télévangélistes : toutes ces fictions sont virulentes comte l'idéologie du bonheur obligatoire qui obsède nos existences. Philippe Muray tient une sorte de chronique du désastre dans ses journaux-pamphlets (Exorcismes spirituels I, II et III, resp. 1997, 1998 et 2002), le journal, détourné de l'intime, semblant devenu pour plusieurs l'observatoire idéal d'un monde décadent (Dantec, Muray, R. CamuS). L'essentiel des livres de Muray, essais et romans confondus, tend à dénoncer la transformation du monde en vaste «disneyland», que l'auteur nomme «Empire du bien» (titre d'un essai de 1991), habité par un « Homo festivus » heureux de son sort, reclus dans une société « hyperfestive » vidée de tout sens et de toute différenciation individuelle {On ferme, 1997; Désaccord parfait, 2000). Benoît Duteurtre, auteur d'un essai-pamphlet (Requiem pour une avant-garde, 1995), agence, dans de courtes fables qui contrastent avec les forts volumes de Muray et Dantec, des anecdotes sur le principe de P« arroseur arrosé ». Ces ironiques petites histoires, croquées à la hâte plus que véritablement exploitées (un militant de l'intégration se fait tabasser par des Beurs, une jeune xénophobe tombe amoureuse d'un Rachid... dans Les Malentendus, 1999), stigmatisent l'installation de la « société du spectacle » et de l'artifice, de la même façon que, dans 99 francs (2000), Frédéric Beigbeder s'en prend à la publicité et au marketing. Toutes ces dénonciations ne sont pas indemnes d'ambiguïtés politiques, éthiques et esthétiques. Sur le plan esthétique, la plu-patt veulent en finir avec « cette idée stupide que la littérature est un travail sur la langue ayant pour objet de produire une écriture » (Houellebecq, Interventions, 1998). La platitude du style ou sa crudité prétendent être en prise directe sur une époque qui renonce à toute élégance. Au mieux platitude et crudité s'affirment «cliniques», sans voir qu'elles contribuent à leur tour à dégrader le tableau qu'elles dressent. D'autant qu'une certaine complaisance descriptive mine parfois la condamnation morale que ces tableaux sont censés porter. Cantique de la racaille ( 1994) de Vincent Ravalée, par exemple, se divertit autant qu'il s'alarme de la misère sexuelle, des ravages de la drogue et autres expédients des marginalités délinquantes. Inversement, les excès de langue de Muray, loin de la platitude des autres, se complaisent à leur propre verve, ce qui arase les effets de sa critique : la démocratie serait un totalitarisme mou et rampant qu'on a du mal à associer, comme le fait l'auteur, aux dictatures historiques effectives, autrement plus sanglantes. Sur le plan de la réflexion, les choses ne sont en effet pas moins ambiguës : ces écrivains dénoncent une mise à mal des relations humaines mais radicalisent leur propre posture de cyniques plus ou moins dandys, c'est-à-dire incarnent finalement aux yeux du lectorat cela même qu'ils dénoncent. Héritiers de Léon Daudet moquant le « stupide XIXe siècle », de Léon Bloy vitupérant son époque et des Hussards persiflant la leur, ces pamphlétaires se retrouvent dans une position paradoxale qui à la fois regrette la perte des valeurs humaines et stigmatise la démocratie qui les favorise. Ces ambiguïtés politiques entraînent entre ces écrivains d'irréductibles tensions : les uns acceptant de fréquenter revues xénophobes et officines d'extrême droite, quand d'autres s'y refusent absolument. C'est dire qu'on ne saurait les identifier les uns aux autres, pas plus pour leur style, qui va du plus « céli-nien » (MuraY) au plus plat, que par leurs positions respectives. Si ces écrivains s'entre-lisent, et se soutiennent parfois lorsqu'ils sont ensemble contestés (Lindenberg, Le Rappel à l'ordre - Enquête sur les nouveaux réactionnaires, 2002), ils n'hésitent pas à afficher leurs divergences. Le cynisme connaît ainsi depuis quelques années un relatif succès (on pourrait y associer d'autres noms, de François Taillandier à Régis Jauffret, cf. infra, p. 429), qui se mesure autant aux polémiques récurrentes qu'aux chiffres de vente, lesquels bien sûr ont pu éveiller des vocations. Mais revêtir les habits rénovés du cynisme ne suffit pas toujours à garantir le talent littéraire et ceux qui l'ont (HouellebecQ) le perdent parfois. |
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