Essais littéraire |
- Toujours prisé par le public, moins méprisé par la critique - Peut-on s'essayer à un panorama du roman contemporain français sans s'intéresser à celui qui rallie encore le plus vaste public, à savoir le roman populaire ? Non, bien sûr. Difficile d'ignorer tous ces auteurs qui incitent tant de gens à franchir le seuil d'une librairie et qui, il faut bien le dire, dopent le marché de la fiction française, assurant aux éditeurs une manne financière indispensable pour aller de l'avant. En effet, n'est-ce pas grâce aux best-sellers de Bernard Werber, Jean d'Ormesson, Max Gallo, Didier Van Cauwelaert, Amélie Nothomb, Jean-Christophe Rufin, Anna Gavalda, Philippe Claudel, Eric-Emmanuel Schmitt, Romain Sardou, Fred Vargas, Christian Signol ou encore Nicolas Fargues, pour ne citer qu'eux, que des romans plus expérimentaux et, partant, moins rentables peuvent aussi être publiés? Difficile surtout d'ignorer ces auteurs que le public plébiscite de façon bien moins exclusive qu'il n'y paraît et qui peuvent justement s'avérer prescripteurs d'une littérature plus exigeante. Un premier constat s'impose : le roman populaire français - terme certes un peu « fourre-tout » sur lequel nous reviendrons -, se porte bien, économiquement parlant. Qu'on en juge par le classement 2005 des dix auteurs qui vendent le plus en France, toutes éditions cumulées: en ordre d'importance, il s'agit de Dan Brown, Marc Lévy, Bernard Werber, Mary Higgins Clark, Amélie Nothomb, Anna Gavalda, Paolo Coelho, Harlan Coben, Éric-Emmanuel Schmitt et Fred Vargas.1 Six de nos compatriotes figurent dans ce palmarès, c'est bien la preuve que les auteurs français de fictions grand public sont actifs, performants, sans beaucoup à envier à leurs homologues anglo-saxons. Prisés par un grand nombre de lecteurs, leurs ouvrages sont aussi de moins en moins méprisés par une certaine critique, jusqu'alors peu encline à leur reconnaître des qualités proprement littéraires. «Depuis que les livres ont rencontré un public fraîchement alphabétisé, dans les années 1840, les élites ont fait de la littérature une sorte de ghetto et multiplié les critiques sans appel contre les fictions populaires jouissant d'un fort capital d'empathie et de divertissement. C'est le credo du canon culturel qui existe encore de nos jours, selon lequel il n'est de littérature qu'exigeante, originale et avant-gardiste », explique Jacques Migozzi, professeur à l'université de Limoges et auteur de Boulevards du populaire.2 «Or il est fallacieux d'instituer une frontière étanche entre la littérature majuscule et les fictions de grande consommation car l'individu, face à un texte, active les mêmes réflexes de lecture que ce soit pour un grand classique ou pour un texte de plaisir. »3 Toujours selon Jacques Migozzi, les best-sellers font rarement entrer les lecteurs dans «l'ère du soupçon», pour reprendre la formule de Nathalie Sarraute. «Ils convient les lecteurs à un partage immédiat du sens, leur écriture se conforme en général à une forme de classicisme qui leur donne ce caractère passe-partout. C'est en ce sens que le best-seller s'écarte du parangon de l'écriture artiste par laquelle l'écrivain marque sa différence. D'où l'accusation de non-littérarité du best-seller dont l'écriture paraît interchangeable et ne fait pas entendre, justement, cette fameuse petite musique. »4 Si une telle accusation a toujours cours, si Max Gallo n'a jamais reçu d'autre distinction littéraire que le Prix des lectrices de Elle en 1975, si un autre auteur de romans historiques à succès et nonobstant très bien écrits (cf. Les Dames du faubourgT) comme Jean Diwo fait toujours les frais d'un ostracisme notable de la part de la presse généraliste, cette dernière a quand même révisé sensiblement ses a priori vis-à-vis du roman populaire. À commencer par les suppléments littraires des grands quotidiens, ceux du Figaro et du Monde notamment, qui ne rechignent plus autant que par le passé à rendre compte de son actualité avec un minimum de bienveillance. Arbitre réputée, voire redoutée, des élégances littéraires, la journaliste du Monde des livres Josyane Savigneau n'a-t-elle pas réservé le meilleur accueil au dernier opus de Christian Signol et à celui de Philippe Djian, respectivement Les Dames de La Ferrière** et Doggy BagT*, précisément sous le titre «Deux générations de roman populaire», en novembre 2006 ?5 Une concession impensable il y a une dizaine d'années. L'Express et Le Nouvel Observateur n'ont-ils pas instauré dans leurs pages culturelles une rubrique «Succès», qui revient, par exemple, sur la bonne fortune d'un Jean d'Ormesson ou d'un Didier Van Cauwelaert? Le Magazine littéraire ne consent-il pas désormais à évoquer les thrillers de Jean-Christophe Grange (en estropiant son prénom, certes...)?6 Sans parler de Lire, autre mensuel spécialisé (auquel collabore l'auteure de ces ligneS), engagé depuis plusieurs années dans la reconnaissance des fictions populaires de qualité. «D'une certaine manière, la partition abrupte entre littérature majuscule, consacrée, et littérature populaire, commence à être mise à mal. Les hiérarchies symboliques sur lesquelles notre culture classique repose sont en train de vaciller. Certains diront peut-être que c'est au bénéfice d'une littérature moyenne et d'un certain relativisme culturel, analyse Jacques Migozzi. On assiste en tout cas à une réhabilitation du récit traditionnel.» En somme, l'époque est au brouillage et au vacillement de ces hiérarchies symboliques. L'institution littéraire et ses différentes instances qui reconnaissent, consacrent et promeuvent les auteurs, prennent de plus en plus acte de l'« éclectisme» des pratiques culturelles, pour reprendre le terme du sociologue Olivier Donnât, auteur d'une enquête de référence en 1997.8 Si la majorité des lecteurs s'est toujours dirigée vers ce type de fictions, on peut constater aujourd'hui que son succès transcende les frontières socioculturelles et relève davantage d'un «zapping» individuel qui favorise le mélange des genres - on peut apprécier à la fois les romans de Jean Echenoz et ceux d'Anna Gavalda -, comme le rapporte également le sociologue Bernard Lahire dans son essai sur La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi.9 Pareil virage est à souligner, car il en dit long, aussi, sur la notion même de roman populaire, qui renvoie à une production de plus en plus hétérogène. «C'est la littérature que nous lisons tous. Il est grand temps que les universitaires et les intellectuels acceptent de s'inclure dans le grand public, beaucoup plus divers et complexe que l'a longtemps postulé le regard savant, qui le voyait toujours comme un lectorat homogène», insiste Jacques Migozzi. - Histoire, terroir, polar... - Qu'est-ce donc qu'un «roman populaire» aujourd'hui en France? Un livre qui parle des classes populaires? Non, évidemment. Impossible de définir cette «popularité» en terme de contenu. Si La Maison du peuple"", de Louis Guilloux, évoque précisément le peuple, ce n'est pas pour autant un roman populaire. En revanche, ceux de Madeleine Chapsal, qui dévoilent les coulisses d'une bourgeoisie aux prises avec son lot d'adultères et de préoccupations matérialistes à cent lieues de celles d'un ouvrier, fascinent précisément ceux qui n'en sont pas. Au même titre que la presse people fait rêver les lecteurs modestes, leur rapportant les faits et gestes de célébrités dont ils sont loin de partager le quotidien. «Le qualificatif de "populaire" est un piège car il ne qualifie pas ce dont on parle, note Jacques Migozzi. Plutôt que de parler des romans populaires, il faudrait parler de romans qui visent le grand public ou, en tout cas, dont la visibilité immédiate n'est pas dissuasive pour le grand public. En ce sens, c'est une littérature qui se distingue sur le plan stylistique d'écritures plus exigeantes comme celle d'un Richard Millet ou d'un Pierre Bergougnioux. Ces écritures-là proposent au lecteur de bonne volonté mais peu armé culturelle-ment une épreuve probatoire sur le plan syntaxique et lexical.»11 Va donc, dans l'immédiat, pour une définition «par défaut», excluant les écritures exigeantes. Mais conservons aussi du terme « populaire» sa dimension touchant le plus grand nombre à l'aune d'une diffusion massive, autrement dit de ventes dépassant chaque fois les cinquante mille exemplaires. On verra à quel point ce dénominateur commun est petit, et s'apparente en quelque sorte à l'arbre qui cache la forêt, c'est-à-dire une grande diversité littéraire justement. Inévitablement se pose la question ardue de la «qualité». Nous tenterons d'y répondre en dernier lieu, après un survol des différentes catégories du roman populaire - historique, régionaliste, policier - qui ont connu chacune une telle évolution que, là encore, les frontières ne sont plus aussi hermétiques qu'autrefois. À noter que le récit sentimental, entré dans l'ère de la mondialisation voilà bien longtemps, ne compte pratiquement plus désormais de déclinaison française. En perte de vitesse, il représente i % des ventes en grand format, 10 % des ventes en livres de poche, et ce sont les fameuses éditions Harlequin qui assurent 80% de la production. «Ce genre est passé de longue date avec armes et bagages du côté de la sérialité anglo-saxonne» résume Jacques Migozzi.12 Quid alors du cas d'Anna Gavalda, révélée à l'âge de vingt-neuf ans, par son recueil de nouvelles Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part'T, qui s'est écoulé à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires, mais toujours moins que son indéboulonnable best-seller Ensemble, c'est tout*"? Selon Jacques Migozzi, «son succès tient largement des emprunts massifs aux codes du récit sentimental dont elle propose une version moins stéréotypée, plus subtile, plus joueuse, plus en prise avec certaines problématiques contemporaines, avec une interrogation sur l'identité et les rapports amoureux. Anna Gavalda capte un lectorat qui ne satisfera pas de la répétition très codée des récits sentimentaux sériels».13 Un lectorat qui ne se contente pas non plus des romances très (trop?) basiques d'un Marc Lévy, dont tous les livres pourtant - de son premier. Et si c'était vrai...T" à son plus récent, Mes amis, mes amoursT - se classent invariablement en tête des meilleures ventes. Sans doute parce que ses livres abordent des thèmes qui parlent au plus grand nombre - l'amour, l'amitié, la mort, la séparation -, dans un style extrêmement accessible et avec une sincérité mâtinée de candeur. Ils ont d'ailleurs fait des émules auprès de jeunes écrivains comme Guillaume Musso, né en 1974, devenu lui aussi un auteur à succès, notamment avec Sauve-moi"". Mais ces fictions pétries de bons sentiments et saupoudrées de surnaturel inciteraient rarement ceux qui les lisent avec assiduité à s'aventurer ensuite sur d'autres terrains littéraires. En revanche, les romans de Bernard Werber, à commencer par sa fameuse trilogie Les Fourmis, pourraient se targuer d'un effet plus prescripteur. «Ses récits, dont la force est de promettre la révélation d'une sorte de sacré de substitution, se construisent sur une masse de références et séduisent en agitant toute une intertextualité en arrière-plan, analyse Jacques Migozzi. Le lecteur qui se passionne un peu pour cette sagesse new âge se mettra donc volontiers à lire les ouvrages dont Bernard Werber déclare s'inspirer, assez loyalement du reste.»14 Auteur à l'imagination fertile, il a d'ailleurs connu ses premiers grands succès en s'appuyant sur ses compétences de vulgarisateur après avoir été journaliste scientifique au Nouvel Observateur. Lui aussi vulgarisateur d'un savoir, cette fois conjugué au passé, le roman historique continue pour sa part de constituer un fonds de commerce très rentable et connaît toujours une belle stabilité. Pour ne pas dire un certain regain, après avoir véritablement eu le vent en poupe il y a une vingtaine d'années. Le «phénomène» Jonathan Littell, auteur américain mais qui a rédigé en français son roman désormais célèbre, Les Bienveillantes1»*, se situant à l'époque de la Seconde Guerre mondiale, témoigne notamment de cet intérêt renouvelé du public pour les fictions historiques. En témoignent aussi, à un niveau littéraire bien moindre, pour ne pas dire sans comparaison, les succès répétés d'un Christian Jacq avec ses romans sur l'Egypte ancienne et d'une Mireille Calmel sur le Moyen Age ou sur la piraterie. Tous deux sont d'ailleurs publiés chez XO éditions, la maison fondée en 2000 par Bernard Fixot, ancien directeur général des éditions Robert Laffont, d'où il a débauché cette «locomotive» qu'est justement Christian Jacq, ainsi que l'historien Max Gallo. De fait, XO éditions occupe désormais le créneau historique de manière très offensive, ouvrant son catalogue aux nouvelles générations, tel Romain Sardou, né en 1974, dont le premier roman, une enquête politico-religieuse au xmc siècle, intitulée Pardonnez nos offenses***, a immédiatement fait un tabac. Il est intéressant de constater la diversité qualitative des livres que l'on a coutume de ranger sous la bannière du roman historique, dont on peut se demander du coup si, désormais, elle ne s'avère pas exagérément restrictive : quel rapport entre les fictions faciles de Juliette Benzoni et les romans autrement plus consistants de Patrick Rambaud, sur Napoléon par exemple? Quel rapport entre les clones du Da Vinci Code, prompts à exploiter le filon ésotérico-mystico-historique, et la prose élégante, érudite, d'Erik Orsenna ou celle de Pierre Combescot? Souvent conjugué au passé lui aussi, mais un passé plus intime, le roman régiona-liste, dit également «de terroir», compte toujours un public de fidèles. «Le genre semble perdurer mais néanmoins décliner en termes d'importance symbolique», estime Jacques Migozzi.15 Encore fortement représenté par la collection «Terres de France» aux Presses de la Cité, ce type de fiction s'est peu renouvelé et donne aujourd'hui l'impression de s'essouffler. Surtout à en juger par le déclin de l'école de Brive, regroupement d'écrivains constitué au début des années 1980, de Michel Peyramaure à Christian Signol en passant par Gilbert Bordes, Colette Laussac, Claude Michelet, Denis Tillinac, ou encore Jean-Guy Soumy. Elle avait connu son heure de gloire jusqu'au mitan des années 1990, les éditions Robert Laffont l'ayant promue de manière très active en publiant pendant plusieurs années consécutives de petits recueils collectifs à visée « manifestaire », qui pariaient sur le besoin de réenracinement identitaire d'un lectorat vieillissant, essentiellement composé de quinqua- et de sexagénaires. Mais cet engouement régionaliste semble refluer, d'autant que l'école de Brive a été prise de doutes sur son identité même. À telle enseigne qu'après avoir été déposée comme «AOC» en 1994, à l'initiative de Bernard Fixot, la mention «École de Brive» a été délibérément effacée des livres que ses anciens adhérents continuent de publier chez Robert Laffont - Claude Michelet, Gilbert Bordes, Michel Peyramaure, etc. Le logo, un arbre de la sagesse, ne figure plus sur la jaquette, et la quatrième de couverture ne fait plus mention de leur appartenance passée à l'école de Brive -celle-ci s'était pourtant présentée comme un bloc inébranlable il y a quelques années. «Même la Foire du livre de Brive n'a plus pour pivot symbolique cette apparition triomphale de l'école du même nom, ajoute Jacques Migozzi. C'est complexe: je crois que Robert Laffont s'est échiné à faire apparaître l'école de Brive comme un groupe compact, extrêmement soudé mais tout porte à croire qu'il s'agissait d'un agrégat sur la base d'un rassemblement thématique de personnalités sensiblement dissemblables. Ceux du deuxième cercle, arrivés après les pères fondateurs, ont assez rapidement vécu ce label à la fois comme un atout en terme de promotion mais aussi comme un handicap en terme de reconnaissance symbolique. »16 Reste le succès inaltérable, voire croissant, de Christian Signol, surtout depuis qu'il fait cavalier seul: arguant de raisons plus ou moins politiques, il a rompu avec l'école de Brive pour passer chez Albin Michel il y a une dizaine d'années. « Mais en terme de thématique et d'imaginaire ruraliste, Signol est peut-être le plus fidèle à l'esprit initial de l'école de Brive» constate Jacques Migozzi. La partie la plus inventive de ces romans de large consommation auprès du public français reste sans doute le polar. Au sens très large du terme, du roman policier revu par Fred Vargas à la variante du thriller, dont le chef de file pourrait être Jean-Christophe Grange, en passant par les romans noirs de Thierry Jonquet. «En termes de reconnaissance, il est tout à fait évident que le genre du polar est celui que l'Université considère avec le plus d'intérêt, témoigne Jacques Migozzi. Le polar commence à être réhabilité, réévalué positivement par l'Université depuis qu'il est devenu une lecture massive: ce genre représente 21% des ventes en grand format et 23 % des poches. Au-delà de cet engouement, le polar est une lecture souvent plébiscitée par les milieux intellectuels, ou du moins détenteurs d'un capital culturel relativement fort, comme lecture de divertissement et de détente.»18 Il fait même l'objet aujourd'hui de grandes études sociologiques à l'instar de Lire le noir, enquête menée en tandem par Erik Neveu, professeur de science politique à l'Institut d'études politiques de Rennes, et la sociologue Annie Collovald.19 Un véritable ouvrage de référence qui éclaire d'un jour nouveau le rapport intime et passionné qui lie les grands amateurs de polars à leur littérature de prédilection. Si la part d'auteurs étrangers reste forte dans ce genre, les Français semblent avoir repris du poil de la bête après un certain passage à vide qui a suivi la disparition, en 1995, de Jean-Patrick Manchette, père (et papE) du «néo polar» et qui a vu tourner court l'expérience du Poulpe, aux éditions de La Baleine (aujourd'hui disparueS): série avec un héros récurrent, Gabriel Lecouvreur, alias Le Poulpe, chacune de ses aventures était contée par un auteur différent. À l'origine de ce projet, Jean-Bernard Pouy, grande figure du polar français s'il en est, n'a pas renoncé pour autant à sa vocation de mouche du coche «polardeux» et sévit toujours aux côtés de ses compères issus de la génération de Mai 68, les Marc Villard, Patrick Raynal, Didier Daeninckx et consorts. La transformation de la mythique Série Noire, créée en 1945 par Marcel Duhamel chez Gallimard et qui a adopté le grand format début 2006, augmentant ses prix d'autant, a été perçue par la plupart d'entre eux comme un renoncement à son caractère éminemment populaire. En réaction, Jean-Bernard Pouy, lui-même signature célèbre de la Série Noire, s'est à son tour lancé dans l'aventure éditoriale en créant Suite Noire, aux Editions de La Branche : un clin d'oil que l'on retrouve dans son catalogue, qui se fait fort de proposer des livres à seulement 10 euros et dont les titres pastichent ceux des classiques du genre - Le Petit Bluff de l'alcootest"**, du même Pouy, Quand la ville mord***, de Marc Villar, Ze Big Slip"**, d'Hervé Prudhon, etc. Sauf qu'à ce prix-là, Suite Noire propose des livres très courts, d'une centaine de pages à peine, qui laissent souvent le lecteur sur sa faim. Reste à savoir si cette collection trouvera son public... Ancien collaborateur du Poulpe, l'écrivain Jean-Jacques Reboux a lui aussi étrenné en mars 2006 sa maison d'édition, Après la lune, au sein de laquelle une collection, Lunes blafardes, est spécifiquement consacrée à la «littérature criminelle». Autrement dit, des romans s'émancipant des étiquettes «polar», «roman noir» et «roman policier» pour «explorer les champs de l'imaginaire avec des textes durs, des histoires violentes qui mettent au premier plan la part d'ombre de la nature humaine».20 Illustration avec La Colère des enfants déchus*"-, de Catherine Pradier, un roman extrêmement éprouvant sur le thème de la pédophilie, qui a obtenu le Grand Prix de littérature policière. Il faut du reste souligner la percée des femmes dans ce genre, longtemps réservé à des auteurs masculins. Elles s'appellent Estelle Montbrun, Dominique Sylvain, Hannelore Cayre. D'autres, à l'instar de Fred Vargas, ont opté pour un pseudonyme andro-gyne, et des écrivains de talent comme Dominique Manotti ou Claude Amoz n'ont pas manqué de redonner un souffle intéressant au roman noir français, s'atta-quant elles aussi à des thématiques sociétales en prise directe avec les maux de l'époque. D'où la persistance d'un polar comme littérature de dénonciation, voire d'interventionnisme. Si on retrouve en partie cette préoccupation chez les plus jeunes, ceux-ci semblent moins s'en tenir à une ligne précise et puisent leur inspiration à toutes les sources, l'intrigue n'étant pas en reste. C'est le cas par exemple de Caryl Férey, Prix du polar Sncf pour Hutu***. Quant à Frank Thilliez, révélé par La Chambre des mortsT, il ne cache pas sa fascination pour les méthodes d'investigation modernes, les pratiques de la police scientifique et la criminologie la plus sophistiquée que Jean-Christophe Grange fut l'un des premiers à mettre en scène dans ses thrillers. C'est peu dire que ce dernier a fait des émules, à commencer par le jeune Maxime Chattam, qui prise lui aussi les intrigues morbides à souhait, aux lisières de l'occulte, pleines de rebondissements et d'autopsies scrupuleusement détaillées. Un modus operandi très américain, à l'image de sa trilogie L'Âme du mal*T. In tenebris**" et Maléfices*»1, où un jeune inspecteur, ex-profiler du Fbi, se retrouve aux prises avec un sériai killer revenu d'outre-tombe. Romain Sardou s'est lui aussi engouffré dans cette brèche avec son roman Personne n'y échappera***, dont l'intrigue se déroule également aux Etats-Unis. Mais pas sûr que ces thrillers-là, aux ventes vertigineuses, soient justement les plus créatifs. - De la consolation À l'inquiétude - Comment faire la part du roman populaire limité à la fiction de grande consommation et de celui qui incarne une littérature de qualité tout en restant accessible? Vaste débat! Selon une idée répandue, « le roman populaire fonctionnerait comme un rêve éveillé et dispenserait l'espoir et la consolation».21 Un propos détourné et repris à leur compte par les détracteurs du roman populaire, qui, selon eux, décervelle, abrutit et détourne le lecteur de l'essentiel. Mais le roman populaire n'est pas, plus, uniquement cela. Il ne se cantonne pas, plus, à ces livres qui dispensent «l'espoir et la consolation». Peut-on encore mettre sur le même plan les bluettes onirico-sentimentales de Marc Lévy et les drames existentiels de Philippe Besson? Peut-on comparer Christian Jacq et Pierre Combescot dans le registre du roman historique? En quoi les livres de Jean d'Ormesson, de Jean-Christophe Rufin, de Didier Van Cauwelaert, de Philippe Claudel, de Yasmina Khadra, d'Amélie Nothomb, mais aussi de Michel Houellebecq ou encore de Nicolas Fargues, sont-ils «populaires» au-delà du fait qu'ils sont achetés et lus en masse? «Je ne sais pas si l'étiquette "populaire", avec ce qu'elle véhicule d'ambiguïté et de passif est encore tout à fait adéquate pour qualifier ces romans qui relèvent d'une sorte d'entre-deux, avec la littérature sérielle lourde de stéréotypes d'un côté et l'ex-littérature d'avant-garde très exigeante et adoptant volontiers une posture de distinction aristocratique de l'autre», souligne Jacques Migozzi. Avec des auteurs comme ceux que l'on a cités, «on est dans la littérature improprement appelée moyenne par Pierre Bourdieu, qui est une littérature de qualité, à propos de laquelle l'étiquette populaire paraît quelque peu incongrue», renchérit-il.22 Surtout s'il faut justement la partager avec un Marc Lévy, par exemple, dont les livres sont relayés par un puissant marketing avec pour objectif de vendre du rêve avant tout. C'est que, à l'instar du Brésilien Paolo Coelho, l'auteur de Sept Jours pour une éternité200' s'inscrit dans une veine que l'on se risquera à qualifier d'«onirothérapie». Soit des romans qui ne demandent aucun talent d'écriture ni d'inspiration particulier, juste une aptitude certaine au travail, et qui ne font justement que dispenser «l'espoir et la consolation», à la façon d'un anesthésiant. Au moins Bernard Werber fait-il montre d'une vraie capacité à créer des mondes inédits, fascinants, prompts eux aussi à favoriser l'évasion mais non sans susciter un minimum de réflexion. Alors, qu'est-ce qui fait que le roman populaire français actuel relève, ou non, de la littérature? À condition de déranger, sommes-nous tentés de répondre, et non de consoler. C'est précisément ce qu'Alain déclarait à propos de Stendhal: «Cet auteur ne cesse d'offenser.»23 Évidemment, rares sont les écrivains qui ont su comme l'auteur de La Chartreuse de Parme porter au sommet cette vocation de la littérature, bousculant non seulement les opinions convenues mais aussi les modèles reçus de la représentation, allant jusqu'à mettre en jeu le roman dans sa forme même. Mais en restituant les sombres heures de l'histoire, en ressuscitant ses acteurs les plus inquiétants, Max Gallo non plus ne cesse, à sa façon, d'offenser. Ne gratte-t-il pas là où ça fait mal en évoquant, même de façon simple (et non simplistE), un passé qui ne passe pas, une mémoire brouillée? Assurément, la littérature, la vraie, n'a pas vocation à consoler. On attend d'elle qu'elle emporte, qu'elle dérange. Les romans puissants de Yasmina Khadra, qui plongent comme nul autre au cour de la poudrière proche-orientale, y excellent particulièrement. De même que les romans saisissants de Thierry Jonquet, et surtout le plus récent, Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte1"*, qui n'a pas son pareil pour mettre le doigt, ou plutôt la plume, sur la déroute de notre société rongée par le racisme, l'antisémitisme, le fanatisme et le désarroi de tous les laissés-pour-compte. Intéressant aussi le succès du roman de Philippe Grimbert Un secret"", bâti autour d'une histoire familiale lourde et complexe, où l'émotion n'est jamais gratuite. Elle ne l'est pas davantage dans les fictions de Philippe Claudel, que le grand public a découvert avec Les Âmes grises"'. Difficile de refermer ces livres-là l'esprit apaisé et le cour joyeux. C'est bien la preuve que le roman populaire peut y arriver sans renoncer à ce qui le caractérise en premier lieu : raconter une histoire. À force de réécrire le même roman tout en le déclinant habilement sous des formes variées, Jean d'Ormesson, lui, incarnerait une sorte d'inquiétude jouissi-ve: si nous sommes sûrs de mourir un jour, profitons aussi de la vie, y compris en cherchant à en trouver le sens. Pour sa part, Eric-Emmanuel Schmitt sait tour à tour inquiéter, comme avec Les Variations énigmatiquesT, et consoler, comme c'est le cas avec son recueil de nouvelles Odette Toutlemonde et autres histoires***. En revanche, on pourrait reprocher à Christian Signol ainsi qu'à d'autres tenants du roman régionaliste de verser à l'excès dans la consolation, in fine. D'où vient justement ce fossé entre ses livres et ceux de Bernard Clavel ou de Michel Ragon, eux aussi touchant pourtant aux mêmes thèmes de la vie à la campagne et des traditions rurales, de la perte de ces traditions et du désespoir qu'elle engendre? Justement parce que ces derniers ne craignent pas de mettre en avant des événements, des comportements durs, sans appel, sans happy end. Idem avec le polar, d'où sans doute sa qualité plus grandement partagée par la majorité des auteurs qui s'y adonnent. Comme le dit très bien Jean-Bernard Pouy : « Le roman noir est un roman qui doit respecter au moins une chose : c'est la douleur du monde. »24 À croire qu'André Gide avait vraiment raison lorsqu'il soutenait qu'on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments... Mais ce qui distingue le roman populaire d'une littérature plus difficile, c'est aussi sa propension à faire passer une certaine générosité, à tenter l'universel en évitant de théoriser, en refusant de poser et de peser stylistique-ment parlant. Enfin, si les grands auteurs français actuels de romans populaires vendent beaucoup de livres, c'est auprès d'un public sociologiquement varié. La donne a changé de ce côté-là, parce que la société a changé. Les jurés des prix littéraires l'auraient-ils bien compris, qui n'hésitent plus à récompenser un Didier Van Cauwelaert, prix Goncourt pour Un aller simpleT, un Jean-Christophe Rufin, prix Goncourt pour Rouge Brésil"1, ou encore un Laurent Gaudé, prix Goncourt pour Le Soleil des ScortaT! Entre l'académicien Jean d'Ormesson, quatre-vingts-deux ans, et Philippe Claudel, quarante-quatre ans, prof agrégé dans une fac de province, entre le jeune Romain Sardou et le vénérable Jean Diwo, né en 1914, il serait vain de prétendre esquisser un portrait type du grand écrivain populaire. D'âge et d'origine variés, moyennant toutefois une surreprésentation masculine -mais qui vaut pour la plupart des écrivains français -, ces auteurs vont généralement en priorité vers ce qui intéresse le public: des romans à énigme et des romans historiques. Ils sont avant tout des story tellers, des raconteurs d'histoires. Et quand on les interroge sur leur démarche, ils répondent en général qu'ils n'ont pas de message à faire passer. En réalité, ce sont leurs histoires en soi qui font office de message. Toutes proportions gardées, ces écrivains s'inscrivent finalement dans la lignée de Gustave Flaubert, de Guy de Maupassant, de Stendhal. Tous ont aussi une histoire personnelle forte, ce qui ne signifie pas forcément une histoire haute en douleurs mais des trajectoires sinueuses, pleines d'obstacles et de questionnements, de rencontres et d'expériences peu ordinaires. Tous ont su transformer leur souffrance et/ou leurs épreuves en action. N'est-ce pas cela, vivre, en fin de compte? À l'opposé de ceux qui ressassent, les auteurs de romans populaires transforment, et suivent l'injonction d'Oscar Wilde pour qui l'élégance est de ne pas s'épancher. Le public apprécie de ces écrivains leur capacité non seulement à raconter des histoires, mais aussi à dire le monde, contrairement à une littérature soucieuse avant tout de dire le moi. Cette dernière compte certes de grands auteurs passés, Marcel Proust, Jean Genêt, André Gide, pour ne citer que ceux-là. Mais ce qui heurte sans doute encore une partie de la critique littéraire actuelle, c'est qu'elle fournit elle-même son content de romanciers eux aussi orientés vers cette littérature du moi, donc ne se reconnaissant pas dans une littérature du monde. On voit bien là le hiatus, certes se dissipant, entre une critique par trop sélective, centrée sur ses propres goûts, et un lectorat séduit par ces fictions qui lui parlent. Quel est le rôle de la littérature finalement? Faire part de ses blessures intimes ou dire quelque chose qui puisse interpeller le plus grand nombre? La réponse ne va évidemment pas de soi... |
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