Essais littéraire |
Dans le dernier volume de son journal, L'expatrié, qui vient de paraître (mai 90), Julien Green nous confie qu'il se sent mal à l'aise dans un pays où la littérature disparaît et où la langue française périclite. Il se rappelle ce qu'était Paris dans les années 20 et 30 : « Ce Paris s'éteint. La ville lumière est en veilleuse ». C'est pour contester une telle affirmation que nous avons établi une sélection de trois cents romans parus depuis trente ans. Ce qui se trouve en déclin dans notre pays, ce n'est pas la qualité de notre littérature, c'est l'attention que l'on porte aux ouvres de l'esprit. Green n'est pas le premier grand écrivain à se lamenter de l'affaiblissement de notre vie littéraire. Au cours des années soixante, François Mauriac estimait que nous vivions une « très pauvre période littéraire ». La preuve qu'il en donnait était curieuse : aucune ouvre, depuis celle de Sartre, n'apparaissait nettement au-dessus du flot de la production courante. Mauriac n'avait pas supposé un instant que des ouvres de premier ordre pouvaient avoir vu le jour sans avoir été suffisamment remarquées. Il oubliait que les conditions de la vie littéraire n'étaient plus celles qui existaient quand il avait connu la célébrité. Il ne voyait pas que plusieurs écrivains de l'époque méritaient un succès comparable à celui qu'il avait lui-même obtenu. Si ces nouveaux écrivains avaient débuté dans l'entre-deux-guerres, ils auraient joui d'une situation bien supérieure à celle qui était la leur. Veut-on des exemples ? Eh bien, José Cabanis mériterait une célébrité comparable à celle de Mauriac, et Jean-Louis Curtis, une audience semblable à celle que connut Martin du Gard. Dès la publication de sa Lettre à un ami perdu, Patrick Besson aurait dû être salué comme le fut Radiguet. Qu'est-ce qui a disparu en France ? C'est une société littéraire capable d'assurer une grande notoriété à de nouveaux talents et d'assurer ainsi une continuité entre les générations. Comment se présentait cette société ? Les écrivains se retrouvaient dans les bureaux des revues littéraires, dans les cafés, dans les salons. Tout cela peut paraître frivole et ne l'était pas. A la mort de Gide, Mauriac écrivit : « Tant qu'il a vécu, il y a eu encore en France, une vie littéraire, une vie d'échanges, une dispute toujours ouverte entre des écrivains qui n'étaient pas des philosophes de profession, qui parlaient le langage des honnêtes gens ». Cette question du langage est de première importance. Julien Gracq l'avait posée dans son pamphlet La littérature à l'estomac alors que triomphait l'école existentialiste. Il dénonçait « une formidable manouvre d'intimidation du non-littéraire à l'encontre de la littérature ». Car, en littérature, on doit se garder de tout vocabulaire technique, qu'il soit emprunté à la sociologie, au marxisme, à la psychanalyse ou à la linguistique. Hélas, les spécialistes des diverses « sciences humaines » allaient prendre une place de plus en plus importante dans le domaine réservé autrefois aux écrivains. On parla de « nouvelle critique » dans les années 60 pour désigner des recherches qui se voulaient « scientifiques » (et non littéraireS). Des personnages tels que Barthes, Foucault et Lacan attirèrent à leurs cours et à leurs conférences de très nombreux étudiants, qu'ils dévoyèrent. Barthes se trouvait à l'origine de l'école du Nouveau Roman : c'est en lisant ses articles que le facétieux Robbe-Grillet s'était découvert une vocation de théoricien. Et ce sont les disciples de Barthes qui assurèrent le succès de la nouvelle école. Julien Gracq eut tout à fait raison de parler d'une « avant-garde imposée par des pions ». Avec le Nouveau Roman et la nouvelle critique, la littérature sembla devoir perdre son ancien prestige et malheureusement le perdit aux yeux de nombreux jeunes gens, qui ne pouvaient s'intéresser qu'intellectuellement à d'ingénieux intellectuels. Or, en littérature, la sensibilité compte plus que l'intellect. Tout récemment, J. M. G. Le Clézio, qui jouit actuellement d'une grande réputation, a évoqué les années 60. Il dit : « Les écoles littéraires, le Nouveau Roman, imposaient leurs lois. C'étaient des années très dures pour les écrivains. On croyait que la littérature allait s'arrêter. C'était une période de dessèchement ». (Figaro Littéraire du 17 avril 1989). Le Clézio a débuté à vingt-trois ans, en 1963, avec Le Procès-Verbal. Son témoignage permet de prendre conscience de l'influence qu'exercèrent Roland Barthes et ses amis : ils persuadèrent beaucoup de gens, qui auraient aimé lire des romans lisibles, que le Nouveau Roman était le dernier mot de la littérature française. Un autre témoignage mérite cependant d'être à côté de celui de Le Clézio. C'est celui de Patrick Modiano (dans le magazine Lire au mois de maI). Modiano parle de son entrée, en 1967, dans la maison Gallimard où il allait publier La place de l'Etoile, Il se souvient de son émerveillement. « Les nouveaux livres de Céline, Malraux, Aragon venaient de paraître. Cette queue de cyclone, c'était la génération d'avant-guerre qui lançait ses derniers feux ». Modiano connaissait la littérature française mieux que Le Clézio. Les années soixante sont en effet celles où parurent les derniers ouvrages de grands écrivains incontestables. Dans la sélection d'ouvrages que nous présentons, nous avons retenu en premier lieu des chefs-d'ouvre tels que La mise à mort d'Aragon, Le Grand Pardon de Marcel Arland, Les tiroirs de l'inconnu de Marcel Aymé, Rigodon de Céline, Demi-jour de Chardonne, Deux cavaliers de l'orage de Giono, Les Batailles perdues de Guilloux, Le chaos et la nuit de Montherlant, Tais-toi de Morand, Les fleurs bleues de Queneau, Les Anneaux de Bicêtre de Simenon, L'Ouvre au Noir de Yourcenar. Suivant son tempérament, on préférera tel ou tel de ces livres. Objectivement, ce sont là, dès maintenant, des classiques de la littérature française du XXe siècle. Nous remarquerons qu'ils ne relèvent d'aucune école. Les écoles sont des inventions commodes d'historiens de la littérature ou bien des farces publicitaires comme le fut le Nouveau Roman : car quoi de commun entre les ouvres de Nathalie Sarraute, Robert Pinget et Claude Simon ? (Nous citons nos préférés dans la prétendue « école »). Ils avaient seulement le désir d'être « nouveaux », ce qui est l'ambition de la plupart des écrivains (sauf les fabricants d'ouvrages commerciauX). On parle souvent d'une « école des hussards ». Ici les élèves furent enrôlés malgré eux. En fait, ils avaient tous en horreur les écoles et les théoriciens. Ils avaient en commun leur opposition aux oukases de Sartre. Les « Chemins de la liberté », ils les avaient découverts chez Marcel Aymé, chez Morand, chez Larbaud et chez Chardonne. Dans notre sélection, nous avons retenu des ouvrages de Roger Nimier, Antoine Blondin, Jacques Laurent, Michel Déon, Félicien Marceau, Michel Mohrt. Pour eux tous la littérature est une fête du langage et l'abandon aux fantaisies de l'imagination. S'ils racontent parfois des histoires noires et tragiques, ils évitent le misérabilisme. Lorsque débutèrent Le Clézio et Modiano, les critiques crurent pouvoir saluer la naissance d'une nouvelle école. Ils la baptisèrent « la nouvelle fable ». Ce n'était pas mal trouvé. Cependant, comme les hussards, les nouveaux fabulistes se moquaient des théories. Le langage était pour eux une arme pour transformer le monde réel et l'accorder à leur sensibilité. Ils allaient jusqu'à inventer de séduisantes mythologies, comme Michel Tournier dont le premier roman s'intitule Vendredi ou les limbes du Pacifique. Notre sélection fait une belle place à la nouvelle fable. Nous avons notamment retenu Les matins du nouveau monde d'Yves Berger, Porporino de Dominique Fernandez, Contretemps de Didier Martin et Les roses de Pline d'Angelo Rinaldi. Le Clézio raconte : « Lorsque j'ai adressé le manuscrit de mon premier roman à Gallimard, j'ai pris soin de mentionner que je n'avais rien à voir avec le nouveau roman. » Toutefois il n'échappait pas tout à fait au terrorisme instauré par Roland Barthes et les siens. On s'en aperçoit en lisant le texte qui sert d'introduction à son second ouvrage, La Fièvre : « Les romans, les nouvelles sont de singulières antiquités qui ne trompent plus personne ou presque. L'écriture, il ne reste plus que l'écriture, l'écriture seule. » De telles déclarations lui valurent un brevet de modernité, qu'il méritait d'ailleurs pour d'autres raisons, bien meilleures : nous pensons précisément à sa mise en accusation de la société moderne, des livres comme La guerre et Les géants. Il dénonçait les retombées maléfiques du progrès scientifique et l'absurdité d'une épuisante course au rendement et à la possession des biens de consommation. Il s'agissait là de thèmes que développaient écologistes et apparentés, mais il les traitait à sa manière propre, qui devait plus à Lautréamont qu'à Zola. Le Clézio échappa aux condamnations des critiques influencés par Barthes et qui tinrent un moment le haut du pavé. Il n'en fut pas de même pour des auteurs de premier ordre qui furent accusés de n'être pas « modernes ». Tout ce qui, dans la jeune littérature, relevait ou paraissait relever du roman traditionnel était qualifié de vieillerie (« singulières antiquités » comme nous venons de voir que disait Le CléziO). Nous disons nous-même « dans la jeune littérature » parce que, lorsque paraissait un nouveau roman de Giono ou d'Aragon, tout le monde était bien obligé de tirer son chapeau, ou de se taire. Mais, quand il s'agissait d'écrivains révélés depuis la guerre, le puéril snobisme de l'avant-garde jouait à plein, et d'autant mieux que l'on était ignorant des grandes ouvres d'hier. Les techniciens du Nouveau Roman n'ont effectivement rien ajouté à la panoplie du parfait romancier. Ils n'ont fait au contraire que l'appauvrir. Ils ont édicté un certain nombre d'interdictions. On peut parler, dans les années soixante, d'une « crise d'amaigrissement du roman ». Malheureusement, il perdait sa vitalité. Au surplus, les théoriciens avaient mauvaise vue (ou ils condamnaient sans lirE). Par exemple, Jean-Louis Curtis, qualifié de romancier traditionnel n'écrit nullement suivant les techniques d'autrefois. Dans chacun de ses romans, il nous introduit directement dans l'action. Ses personnages se peignent eux-mêmes par leurs gestes et leurs paroles. Le dialogue occupe une grande place sans que soit négligé le courant de pensée qui accompagne toute conversation pour l'alimenter ou la contredire secrètement. Certes, Curtis appartient à une vieille famille littéraire : celle des romanciers qui ont réussi à nous donner de vastes tableaux de leur époque. Autrefois, on recherchait dans les romans une peinture de la société et l'on comparait l'expérience de l'auteur à la sienne propre. Les fresques sont peu nombreuses dans la littérature d'aujourd'hui - ou alors il s'agit de romans historiques et non de romans contemporains. Beaucoup de romanciers choisissent de décrire une crise de société à laquelle ils furent mêlés, mais sans l'inclure dans un panorama. Curtis nous a donné pour sa bart de vastes ensembles qui finissent par couvrir les soixante dernières années. Romain Gary, Pierre Gascar, René-Jean Clôt, Roger Grenier, Jean Freustié nous ont également proposé de beaux romans qui sont de fortes peintures de notre époque. Romain Gary, après s'être fait connaître sous ce nom de Gary, s'est transformé en Emile Ajar pour donner des romans d'un ton tout différent parce qu'il s'y abandonnait à des fantaisies langagières. Sans changer de nom, Béatrix Beck est passée, elle aussi, d'un style classique à ces ouvres d'une langue et d'une syntaxe plus libres. On a pu voir en Beck et en Gary des disciples de Queneau. De son côté José Cabanis a publié une douzaine de romans où la plupart des personnages reparaissent d'un livre à l'autre, et nous avons l'impression de lire une « comédie humaine », située dans une grande ville du sud-ouest et dans ses environs. Georges-Emmanuel Clancier, lui aussi, s'est attaché à faire revivre le monde provincial de sa jeunesse. Jean Dutourd est un grand témoin de notre temps, avec les romans tels que Henri ou l'éducation nationale et Le Séminaire de Bordeaux. Il s'adonne à sa verve satirique, d'un comique irrésistible, et doit être salué comme le meilleur descendant de Marcel Aymé. Parmi les romanciers, certains ont obtenu régulièrement de très gros tirages et sont ainsi devenus des « romanciers populaires », label enviable mais souvent considéré comme péjoratif, comme si le succès continu vous transformait en fabricant de feuilletons commerciaux. Cependant Robert Sabatier, Hervé Bazin et Bernard Clavel ont écrit de très bons romans. Nous parlions de romans historiques. Ils rencontrent souvent aussi la faveur du public. Jeanne Bourin a connu un énorme succès en nous parlant de la condition des femmes au Moyen-Age. Robert Margerit aurait mérité un pareil accueil pour sa série d'ouvrages sur la Révolution française. La littérature française des années soixante à 1990 est si riche qu'il n'est pas question, en quelques pages, d'en dire toutes les richesses. Des écrivains considérés parfois comme marginaux mériteraient peut-être la première place. Tant que durera la littérature, on s'enchantera des vagabondages poétiques et sentimentaux d'André Dhôtel, de Georges Limbour et d'Henri Anger, des contes fantastiques de Marcel Schneider et de Noël Devaulx, des histoires extraordinaires de Pierre Boulle et de Daniel Boulanger. Le terrorisme des années soixante est maintenant un mauvais souvenir et les lettres françaises refleurissent. Roland Barthes nous a quittés en 1980, la même année que Sartre, et tous les journalistes qui ont rendu compte de son livre posthume, Incidents, ont cité cette phrase : « Et si les modernes se trompaient ? ». Interrogation saisissante puisque Barthes était le grand maître de ceux qu'il appelle « les modernes ». Il faut savoir qu'à la fin de sa vie, il s'ennuyait en lisant ses disciples et leur préférait Chateaubriand. Les écrivains des nouvelles générations - les moins de quarante ans - lisent-ils eux-mêmes Chateaubriand ? En tout cas, ils ne lisent pas les théoriciens de la littérature, ils échappent aux différentes formes de terrorisme qui empoisonnèrent la vie littéraire de leurs aînés. Ils savent qu'ils sont modernes par le simple fait qu'ils vivent aujourd'hui. L'idée leur paraîtrait loufoque d'obéir à des règles édictées par de prétendus novateurs. Ils utilisent toutes les techniques de narration, mais c'est le sujet traité qui commande l'emploi de tel ou tel procédé, et non le désir d'être dans le vent. Ou plutôt forme et fond leur paraissent inséparables. Ce qui a toujours été le cas pour les meilleurs auteurs. La jeune littérature est en excellente forme. Il faut saluer l'indépendance des nouveaux venus. Naturellement, cela ne fait pas l'affaire des critiques et des historiens qu'il n'y ait plus d'écoles. Il est plus facile de discuter des théories que d'apprécier des ouvres. Mais l'important, c'est que des ouvres existent. Si nos jeunes écrivains revendiquent une entière liberté, ils n'en ont pas moins subi des influences. Il y a une part d'imitation dans tout écrit. Est-il utile de remarquer que, pour écrire, on utilise d'ailleurs une langue que l'on n'a pas soi-même inventée ? Malraux disait que tout artiste commence par le pastiche (volontaire ou noN). Un débutant désire situer ses ouvrages dans la lignée des livres qu'il a le plus admirés, ou plutôt qui correspondent le mieux à sa sensibilité. Il existe des familles d'esprit en littérature et il est intéressant d'étudier les filiations. II faut être très prétentieux pour se prétendre « fils de personne ». Tout auteur a été un lecteur avant de devenir un écrivain. Quelles ont été les lectures marquantes pour les écrivains qui ont eu vingt ans dans les années soixante à quatre-vingts ? Patrick Besson a certainement beaucoup aimé Nimier. Quelques critiques l'ont qualifié de « nouveau hussard » ? A trente-trois ans, il a déjà écrit une douzaine d'ouvrages dont deux au moins sont des chefs-d'ouvre : Lettre à un ami perdu, portrait sentimental de sa génération, et Dura, vie d'une femme et fresque historique. Gérard Guégan a un tempérament de bourlingueur et d'aventurier à la Biaise Cendrars. Il a donné un saisissant tableau des actions sociales et politiques, des espoirs et des désillusions de ceux que l'on a appelé les « soixante-hui-tards ». Le livre s'appelle Pour toujours. Jean-Marie Rouart a beaucoup rêvé sur le destin de Drieu La Rochelle. Il a fait revivre dans Avant-guerre une époque qu'il n'a pas lui-même connue. Eric Neuhoff se situe plutôt du côté de chez Morand, mais c'est sa propre jeunesse provinciale qu'il évoque dans Les hanches de Laetitia. Walter Prévost nous apparaît dans la descendance d'Eugène Dabit. Il nous a donné de très bons tableaux de milieux populaires et d'excellents portraits de jeunes prolétaires, dans Tristes banlieues et dans Café Terminus. D'autres nouveaux auteurs peuvent être qualifiés de proustiens. On pourrait les appeler les chercheurs du temps perdu, comme on parle de chercheurs d'or. Le narrateur du Salon de Wurtemberg de Pascal Quignard ressuscite sa jeunesse, ses amitiés et ses amours. Evoquant ses souvenirs, il parvient à raviver les nôtres. Proustien également, François-Olivier Rousseau, l'auteur de L'enfant d'Edouard. Les bons exercices littéraires ne manquent pas dans la jeune littérature. Leurs auteurs ont le goût de l'étrange et se situent souvent aux frontières de la littérature fantastique. Emmanuel Carrère a écrit La Moustache où le canular finit par se transformer en drame. La littérature fantastique ose dire son nom avec Georges-Olivier Châteaureynaud, que l'on peut déjà considérer comme un maître du genre avec des ouvres comme Les Messagers et La Faculté des Songes. Ah ! il faudrait citer bien d'autres jeunes auteurs de talent. Ceux que nous avons nommés ont dépassé le stade des promesses. Nous vivons une très belle époque littéraire. |
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