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L'esthétique et ses perspectives nouvelles






Au XVIIIe siècle, l'interrogation traditionnelle sur l'essence du Beau demeure : le père André dans son Essai sur le Beau ( 1741 ) et l'abbé Batteux dans Les Beaux Arts réduits à un même principe (1746) recherchent les principes immuables de la Beauté comme ils pourraient rechercher les principes du Vrai et du Bon.

Cependant, issue des thèses sensualistes, l'idée s'impose que le sentiment de la beauté résulte de l'expérience sensorielle du sujet. Il n'est pas l'idée innée du Beau mais une connaissance sensible déclenchant des plaisirs variés et modulables :



[...] quelles que soient les expressions sublimes dont on se serve pour désigner les notions abstraites d'ordre, de proportion, de rapports, d'harmonie, qu'on les appelle, si l'on veut, éternelles, originales, souveraines, règles essentielles du beau, elles ont passé par nos sens pour arriver dans notre entendement, de même que les notions les plus viles, et ce ne sont que des abstractions de notre esprit.

Diderot, Traité du Beau, 1750.



Il s'agit dès lors de cerner dans l'esprit du sujet les idées et les représentations associées à l'idée de beauté, et de caractériser ces rapports d'association. L'aptitude à développer ces associations et à atteindre le plaisir dépend de l'imagination du sujet et de ses connaissances, tributaires elles-mêmes de son expérience sensorielle :



Je vois une haute montagne couverte d'une obscure, antique et profonde forêt. J'en vois, j'en entends descendre à grand bruit un torrent, dont les eaux vont se briser contre les pointes escarpées d'un rocher. Le soleil penche à son couchant ; il transforme en autant de diamants les gouttes d'eau qui pendent attachées aux extrémités inégales des pierres. Cependant les eaux, après avoir franchi les obstacles qui les retardaient, vont se rassembler dans un vaste et large canal qui les conduit à une certaine distance vers une machine. C'est là que, sous des masses énormes, se broie et se prépare la subsistance la plus générale de l'homme. J'entrevois la machine, j'entrevois ses roues que l'écume des eaux blanchit ; j'entrevois, au travers de quelques saules, le haut de la chaudière du propriétaire : je rentre en moi-même, et je rêve.



Sans doute la forêt qui me ramène à l'origine du monde est une belle chose ; sans doute ce rocher, image de la constance et de la durée, est une belle chose ; sans doute ces gouttes d'eau transformées par les rayons du soleil, brisées et décomposées en autant de diamants étincelants et liquides, sont une belle chose ; sans doute le bruit, le fracas d'un torrent qui brise le vaste silence de la montagne et de sa solitude, et porte à mon âme une secousse violente, une terreur secrète, est une belle chose ! Mais ces saules, cette chaumière, ces animaux qui paissent aux environs ; tout ce spectacle d'utilité n'ajoute-t-il rien à mon plaisir ? Et quelle différence encore de la sensation de l'homme ordinaire à celle du philosophe ! C'est lui qui réfléchit et qui voit, dans l'arbre de la forêt, le mât qui doit un jour opposer sa tête altière à la tempête et aux vents ; dans les entrailles de la montagne, le métal brut qui bouillonnera un jour au fond des fourneaux ardents, et prendra la forme, et des machines qui fécondent la terre, et de celles qui en détruisent les habitants ; dans le rocher, les masses de pierre dont on élèvera des palais aux rois et des temples aux dieux ; dans les eaux du torrent, tantôt la fertilité, tantôt le ravage de la campagne, la formation des rivières, des fleuves, le commerce, les habitants de l'univers lié, leurs trésors portés de rivage en rivage, et de là dispersés dans toute la profondeur des continents ; et son âme mobile passera subitement de la douce et voluptueuse émotion du plaisir au sentiment de la terreur, si son imagination vient à soulever les flots de l'océan.



C'est ainsi que le plaisir s'accroîtra à proportion de l'imagination, de la sensibilité et des connaissances. La nature, ni l'art qui la copie, ne disent rien à l'homme stupide ou froid, peu de chose à l'homme ignorant.



Qu'est-ce donc que le goût ? Une facilité acquise par des expériences réitérées, à saisir le vrai ou le bon, avec la circonstance qui le rend beau, et d'en être promptement et vivement touché.

Diderol. Essai sur la peinture, 1765.



Pour l'homme de savoir, contemporain de VEncyclopédie, la nature et la machine peuvent être également sources de beauté. La connaissance de l'univers et des arts ne fait qu'accroître le plaisir de l'homme sensible. Le sublime, qui produit un effet de « terreur » (Burke, Recherches philosophiques sur l'origine des idées que nous avons du beau et du sublime, 1757 ; Mendels-sohn, Du sublime et du naïf dans les beaux arts, 1761), se nourrit d'une prescience ou, mieux encore, d'une connaissance de l'illimité, spatial ou temporel. De Leibnitz à Buffon et Diderot, la nature est pensée comme mouvement, changement constant, introducteur d'une imprévisible diversité. L'appréhension nouvelle d'une histoire de la nature, la dilatation de la temporalité qu'elle implique, ne font que conforter le plaisir esthétique : « [...] la forêt qui me ramène à l'origine du monde est une belle chose [...] » (Diderot, Essai sur la peinture, 1765). La diffusion des thèses de Newton sur la gravitation universelle et l'attraction retentit également sur l'esthétique nouvelle. Dès lors puisque le sublime se fonde sur la perception de l'illimité et rompt avec la lînitude de la beauté, l'harmonie classique et ses canons ne peuvent continuer de régenter la création artistique et sa perception. Pour l'artiste comme pour le simple amateur, l'heure est à la quête des mouvements étranges et imprévisibles de la nature.



La critique d'art se propose dès lors de traduire par une écriture subtile, souple et mouvante le jeu complexe des perceptions visuelles, les interférences de la sensibilité, de l'imagination et de la mémoire. Dans ses Salons (1759-1771, 1775-1781), Diderot restitue ses sentiments et ses émotions face aux tableaux exposés. Le tableau du paysagiste Hubert Robert, Grande Galerie éclairée du fond, permet à Diderot enthousiaste de développer un monologue où, avant même qu'il ne décrive la toile, son admiration pour le sujet et la technique du peintre se conjuguent à l'expression d'un vif désir d'appropriation ; l'analyse des émotions successives fait place à la méditation sur l'histoire et à la déploration de la vieillesse :



Ô les belles, les sublimes ruines ! Quelle fermeté, et en même temps quelle légèreté, sûreté, facilité de pinceau ! Quel effet ! quelle grandeur ! quelle noblesse ! Qu'on me dise à qui ces ruines appartiennent, afin que je les vole : le seul moyen d'acquérir quand on est indigent. Hélas ! elles font peut-être si peu de bonheur au riche stupide qui les possède ; et elles me rendraient si heureux ! Propriétaire indolent ! Quel tort te fais-je, lorsque je m'approprie des charmes que tu ignores ou que tu négliges ! Avec quel étonnement, quelle surprise je regarde cette voûte brisée, les masses surimposées à cette voûte ! les peuples qui ont élevé ce monument, où sont-ils ? que sont-ils devenus ? Dans quelle énorme profondeur obscure et muette mon oil va-t-il s'égarer ? À quelle prodigieuse distance est renvoyée la portion du ciel que j'aperçois à cette ouverture ! L'étonnante dégradation de lumière ! comme elle s'affaiblit en descendant du haut de cette voûte, sur la longueur de ces colonnes ! comme ces ténèbres sont pressées par le jour de l'entrée et le jour du fond ! on ne se lasse point de regarder. Le temps s'arrête pour celui qui admire. Que j'ai peu vécu ! que ma jeunesse a peu duré !

Diderot, Salon de 1767.



L'ouvre contemplée peut même devenir prétexte à une création nouvelle : dans le Salon de 1767, Diderot remplace la description des tableaux de Vernet par celles de paysages que ces tableaux le conduisent à imaginer. Tout comme le peintre lui-même, mais avec des moyens strictement verbaux, le critique d'art réinvente la nature. Avec les Salons de Diderot, la critique d'art se constitue ainsi en un genre autonome qui triomphera au XIXe siècle avec Gautier, Baudelaire et Huysmans.

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